Logos 3e.Éd,

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Logos 3e édition

La raison en quête de vérité

Diane Brière Avec la collaboration de François Doyon


Caractéristiques du manuel et des chapitres TROIS PARTIES La première partie, « Les différents types de discours : religieux, scientifique et philosophique » (chapitres 1 à 3), situe le discours philosophique par rapport aux autres discours sur la réalité. Elle présente également la naissance de la pensée rationnelle et philosophique à l’époque de la Grèce antique. La deuxième partie, « Réflexions de philosophes : de l’art de convaincre à l’art de vivre », expose la pensée des sophistes, de Socrate, de Platon et d’Aristote (chapitres 4 à 7) ainsi que celle des stoïciens, des épicuriens et des cyniques (chapitre 8). La troisième partie, « La logique de l’argumentation » porte sur les composantes des raisonnements, sur les règles permettant de déterminer avec rigueur si les raisonnements sont justes, sur les critères de vérité des jugements (chapitre 9) ainsi que sur la planification et la rédaction d’un texte argumentatif (chapitre 10).

OBJECTIFS DES DIX CHAPITRES Les objectifs de chacun des dix chapitres sont clairement posés.

QUÊTE Chaque chapitre commence par une quête : une question ou un ensemble de questions qui ont un caractère actuel, mais auxquelles les philosophes vont permettre de répondre. Ces questions sont autant de portes d’entrée vers une compréhension rationnelle du monde.

CONTEXTE Dans les chapitres 1 à 8, une mise en contexte historique décrit la période au cours de laquelle les philosophes étudiés se sont exprimés.

VIE La biographie du philosophe qui fait l’objet d’un chapitre est brièvement présentée (chapitres 5 à 7). Elle est esquissée dans la section « Philosophie » des chapitres dans lesquels plusieurs philosophes sont traités (chapitres 4 et 8).

PHILOSOPHIE Les divers éléments de la réponse des philosophes étudiés à la quête sont ensuite analysés (chapitres 1 à 8).

IV


POSITIONS SUR LA CONNAISSANCE Sont résumées au fil du texte les positions à la base de cette réponse, laquelle repose sur une vision particulière de ce qu’est la connaissance (chapitres 1 à 8).

DIALOGUE

Des réflexions actuelles sur les questionnements soulevés sont également proposées. Ces réflexions touchent aussi bien la philosophie, la science que l’opinion.

DANS LES MOTS DE… et TEXTES À L’ÉTUDE Des extraits de textes significatifs donnent l’occasion d’appréhender directement la pensée des philosophes à l’étude et fournissent un contexte d’apprentissage.

EXERCICES Enfin, des exercices de divers types servent à vérifier l’assimilation de la matière, à faciliter l’analyse d’un texte philosophique, la maîtrise de l’argumentation, la rédaction d’un texte argumentatif et la réflexion critique.

RUBRIQUES INFORMATIVES Diverses rubriques fournissent des informations complémentaires sur des personnages illustres, des penseurs, et font état de leur contribution à la philosophie ou encore apportent des compléments d’information sur des traditions ou des courants de pensée.

ANNEXES L’annexe 1 a pour objet les principes de base de l’analyse d’un texte philosophique. Les lignes de temps des annexes 2, 3 et 4 complètent la situation des philosophes étudiés dans leur réalité.

La version numérique du manuel, accessible en ligne et hors ligne, permettra aux enseignants de projeter, d’annoter et de partager des notes avec les étudiants, qui pourront, eux aussi, annoter leur propre version numérique. Elle comprend des ressources complémentaires du manuel telles que des hyperliens, des activités interactives, une banque de questions d’examen ainsi que le corrigé des exercices du manuel.

V


TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE

LES DIFFÉRENTS TYPES DE DISCOURS : RELIGIEUX, SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE

1

Chapitre

LES MYTHES ET LE DISCOURS RELIGIEUX...... 3 Quête......................................................................................... 4 Contexte. ................................................................................. 4 Premier discours sur le monde : le mythe................. 5 Les caractéristiques du mythe.............................................. 5 Les fonctions du mythe.......................................................... 6 Quelques thèmes des mythes grecs.................................... 7 L’âge d’or............................................................................... 7 La démesure : la volonté d’échapper à sa condition et à son destin........................................... 7 La punition des dieux........................................................ 8 Les mythes dans les épopées et les tragédies................... 8 L’épopée................................................................................ 8 La tragédie.......................................................................... 10

Les religions et les mythes. ........................................... 10 Les mystères : des rituels à caractère religieux. ............. 10 Les mystères d’Éleusis..................................................... 10 Les mystères d’Orphée.................................................... 11 La religion dans la Grèce antique...................................... 11 Le discours religieux aujourd’hui...................................... 11

Dialogue................................................................................ 12 Textes à l’étude.................................................................. 15 Exercices............................................................................... 18

Chapitre

2

LES PRÉSOCRATIQUES : L’AUBE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE LE DISCOURS SCIENTIFIQUE. ................................. 21 Quête...................................................................................... 22 Contexte. .............................................................................. 22 Une volonté de connaissance...................................... 23 En quête d’un principe ou d’un élément premier avec l’école de Milet............................................................. 24

VI

Table des matières

Le problème du changement.............................................. 25 Héraclite............................................................................. 25 Parménide......................................................................... 26 Zénon d’Élée..................................................................... 28 Aux racines de la matière avec Empédocle..................... 29 La mécanique de la nature chez Démocrite.................... 30 Les nombres de l’univers avec Pythagore........................ 31

L’autonomie du discours scientifique moderne.. 32 L’objet de la science.............................................................. La méthode scientifique...................................................... L’importance de l’observation en science........................ L’importance de la méthode hypothético-déductive...... L’utilisation du langage mathématique............................

32 32 32 33 33

Dialogue................................................................................ 34 Textes à l’étude.................................................................. 36 Exercices............................................................................... 39

Chapitre

3

LA GRANDE QUÊTE DE LA RATIONALITÉ LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE . ......................... 41 Quête...................................................................................... Contexte. .............................................................................. Une première définition de la philosophie............ Au cœur de la quête, la raison................................... Une quête de vérité.............................................................. La méthode philosophique.................................................. L’étonnement.................................................................... Le doute............................................................................. La recherche d’universalité........................................... La recherche d’un jugement critique et autonome... Une quête de sens.................................................................

42 42 44 45 45 45 46 46 46 46 47

Les grands domaines de la philosophie.................. 48 Dialogue................................................................................ 49 Textes à l’étude................................................................... 51 Exercices............................................................................... 54


DEUXIÈME PARTIE

RÉFLEXIONS DE PHILOSOPHES : DE L’ART DE CONVAINCRE À L’ART DE VIVRE

Chapitre

4

LES SOPHISTES L’ART DE DISCOURIR. ................................................. 57 Quête...................................................................................... 58 Contexte. .............................................................................. 58 La démocratie athénienne au ~5e siècle.......................... 58 Athènes en guerre................................................................ 60 Les guerres médiques...................................................... 61 La guerre du Péloponnèse.............................................. 61

Philosophie.......................................................................... 62 L’art oratoire ou l’art de la persuasion.............................. 62 La rhétorique.................................................................... 62 Le discours commémoratif....................................... 63 Le discours délibératif............................................... 63 Les sophismes.................................................................. 64 L’éristique.......................................................................... 64 De nouvelles réflexions philosophiques.......................... 65 La mesure des choses chez Protagoras............................ 66 Le relativisme empirique de Protagoras..................... 66 Le relativisme éthique de Protagoras.......................... 67 Un adepte des antilogies et de la persuasion non rationnelle.................................. 67 L’avantageux, la cohésion sociale et le relativisme culturel................................................ 68 La possibilité de communiquer chez Gorgias.................. 70 Le relativisme contemporain............................................... 71

Dialogue................................................................................ 72 Textes à l’étude.................................................................. 74 Exercices............................................................................... 77

Chapitre

5

SOCRATE L’INVITATION À PENSER PAR SOI-MÊME .. 79 Quête...................................................................................... Contexte. .............................................................................. Vie............................................................................................ Philosophie..........................................................................

80 80 80 82

La raison : un guide dans la quête de vérité.................... La sagesse : reconnaître son ignorance............................ Le dialogue comme méthode de connaissance............... La définition des concepts............................................. La réfutation...................................................................... L’ironie................................................................................ La maïeutique................................................................... La dialectique................................................................... La recherche du bien ou de la vertu..................................

83 84 84 84 87 88 88 89 89

Dialogue................................................................................. 91 Textes à l’étude.................................................................. 93 Exercices............................................................................... 97

Chapitre

6

PLATON LA CONTEMPLATION DES IDÉES........................ 99 Quête.................................................................................... Contexte. ............................................................................ Vie.......................................................................................... Philosophie........................................................................

100 100 100

102 La théorie de la connaissance de Platon........................ 102 La réalité sensible.......................................................... 102 La réalité intelligible..................................................... 103 Les Idées de la réalité intelligible : source et modèle des idées de la réalité sensible................ 103 La distinction platonicienne entre opinion et science............................................... 104 La non-fiabilité de nos sens......................................... 104 Des mathématiques à la réalité intelligible............. 105 La dialectique en quête de la vérité........................... 105 L’âme : immortelle et source des connaissances vraies.................................................. 106 Les trois facultés de l’âme............................................ 107 La réminiscence des connaissances de l’âme.......... 107 La poursuite du bien dans une cité idéale..................... 108

Dialogue............................................................................... 110 Textes à l’étude................................................................. 112 Exercices.............................................................................. 117 Table des matières

VII


Chapitre

7

Chapitre

ARISTOTE LE POUVOIR DE LA CONNAISSANCE.............. 119 Quête.................................................................................... Contexte. ............................................................................ Vie.......................................................................................... Philosophie........................................................................ La découverte de la réalité................................................ La région supralunaire................................................. La région sublunaire..................................................... La matière et la forme des êtres...................................... De la matière à la forme : de la puissance à l’acte.. La puissance, principe du changement.................... La substance des êtres....................................................... La substance première des êtres................................ La substance seconde des êtres.................................. La connaissance des êtres par leurs causes.................. Les causes internes....................................................... Les causes externes....................................................... Un fondement de la science........................................ La cause première : l’être immuable.......................... L’accomplissement de l’être humain : le bonheur........ L’âme : intuitive, sensitive, rationnelle...................... L’âme heureuse.............................................................. Un animal politique.......................................................

120 120 121 122 123 123 124 124 124 124 125 125 125 125 125 125 126 126 127 127 127 129

Dialogue.............................................................................. 130 Textes à l’étude................................................................ 133 Exercices............................................................................. 137

VIII

Table des matières

8

LES STOÏCIENS, LES ÉPICURIENS ET LES CYNIQUES LA QUÊTE DE SÉRÉNITÉ......................................... 139 Quête.................................................................................... 140 Contexte. ............................................................................ 140 Philosophie........................................................................ 141 Le stoïcisme : le bonheur malgré les infortunes........... Les limites de notre volonté........................................ L’acceptation des malheurs......................................... Le consentement à l’ordre rationnel du cosmos..... La maîtrise de nos émotions........................................ Les principaux états d’esprit................................. Les sentiments et les passions.............................. Une école de sagesse.................................................... L’épicurisme : une vie paisible, heureuse et sage........ Un univers régi par le hasard..................................... Des dieux indifférents à ne pas craindre................. Une mort à ne pas craindre......................................... Une « vie bonne » : facile à atteindre........................... Les plaisirs naturels et nécessaires..................... Les plaisirs simplement naturels.......................... Les plaisirs vains ou inutiles................................. L’amitié et l’amour : des plaisirs naturels et nécessaires ?............................................................... Une sagesse accessible................................................. Le cynisme : le retour subversif à la nature..................

141 142 143 143 145 145 145 146 147 148 148 149 149 150 150 150 151 152 152

Dialogue.............................................................................. 154 Textes à l’étude................................................................ 156 Exercices............................................................................. 159


TROISIÈME PARTIE

LA LOGIQUE DE L’ARGUMENTATION

Chapitre

9

INTRODUCTION À LA LOGIQUE INFORMELLE.................................... 163 Quête.................................................................................... 164 Qu’est-ce que la logique ?.......................................... 165 L’histoire de la logique........................................................ 165

Les concepts...................................................................... 166 La définition des concepts.................................................. 166 Les qualités essentielles de la définition.................. 167 Les défauts à éviter........................................................ 167 Le concept et les limites du langage............................... 167

Les types de jugements et leurs critères de vérité............................................ 168 Qu’est-ce qu’un jugement ?................................................ 168 Les jugements empiriques........................................... 169 Les jugements évaluatifs.............................................. 169 Les jugements normatifs.............................................. 170 Les conditions d’acceptabilité d’un jugement empirique......................................................................... 171 La condition d’acceptabilité d’un jugement évaluatif........................................................................... 174 La condition d’acceptabilité d’un jugement normatif........................................................................... 174

Le raisonnement.............................................................. 177 Les raisonnements déductifs (déduction)....................... 177 Les raisonnements inductifs (induction)........................ 178

L’analyse des raisonnements...................................... 179 L’évaluation des raisonnements............................... 181 La probabilité des prémisses (acceptabilité)...................181 La force du lien entre les prémisses et la conclusion (suffisance)................................................... 182 Les sophismes....................................................................... 183

L’éthique de la discussion rationnelle................... 185 Justifier ses croyances......................................................... 185 Reconnaître les faits............................................................ 185 Ne pas se contredire............................................................ 186 Respecter son interlocuteur............................................... 186 apprendre de ses erreurs................................................... 186

Dialogue.............................................................................. 186 Textes à l’étude................................................................ 188 Exercices............................................................................. 195

10

Chapitre

LE TEXTE ARGUMENTATIF.................................... 201 Quête.................................................................................... 202 Le texte argumentatif................................................... 202 La structure du texte argumentatif................................. L’introduction.................................................................. Le développement.......................................................... Les arguments........................................................... L’objection.................................................................. La réfutation.............................................................. La conclusion.................................................................. Les étapes de la rédaction du texte argumentatif........

204 204 205 205 205 205 205 206

L’art de la citation.......................................................... 208 Comment citer Platon......................................................... 209 Comment citer Aristote...................................................... 209 Comment adapter une citation......................................... 209 Citation avec parties non pertinentes........................ 209 Citation dont le sujet est implicite dans le texte d’origine............................................................ 209 Citation longue................................................................ 210 Comment introduire une citation..................................... 210 La citation directe........................................................... 210 La citation indirecte........................................................ 211

Le plagiat............................................................................. 211 Dialogue.............................................................................. 213 Textes à l’étude................................................................ 215 Exercices............................................................................. 219 Annexe 1 Des outils pour la rédaction : l’analyse d’un texte philosophique.......................... 221 Annexe 2 Ligne de temps : la période présocratique.............. 224 Annexe 3 Ligne de temps : la période classique...................... 225 Annexe 4 Ligne de temps : la période postclassique.............. 226 Glossaire........................................................................ 227 Index............................................................................... 230

Table des matières

IX


PREMIÈRE PARTIE LES DIFFÉRENTS TYPES DE DISCOURS : RELIGIEUX, SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE

Pris dans leur généralité, les discours religieux, scientifique et philosophique sont des tentatives d’explication du réel. Nous verrons que le discours religieux, présent très tôt dans l’histoire de l’humanité, sous la forme de mythes, se caractérise par la croyance ou la foi en un ou des êtres supérieurs. Le discours scientifique repose sur la rationalité afin de comprendre l’univers et le monde au moyen d’observations, d’expérimentations et de théories ; à l’exception de quelques sciences humaines, il s’appuie sur le langage mathématique ainsi que sur des faits observables et mesurables. Quant au discours philosophique, son principal outil est aussi la rationalité, qui lui permet de comprendre et d’interpréter le monde pour que l’être humain y trouve sa place et découvre un sens à la vie. En constante interaction avec le discours scientifique, il débouche sur un art de vivre.


Chapitre

3

LA GRANDE QUÊTE DE LA RATIONALITÉ LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE

OBJECTIFS • Proposer une définition de la philosophie • Reconnaître les principales caractéristiques de la méthode philosophique • Connaître les principaux champs philosophiques • Identifier et formuler une question philosophique

41


Quête Pourquoi sommes-nous sur la terre ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi la mort ? Pourquoi l’être humain doit-il vivre la maladie, la souffrance, la finitude ? De quoi est composé le monde ? Que vient faire l’être humain dans ce cosmos qui le dépasse infiniment ? Y a-t-il d’autres mondes ?

Comment ne pas nous questionner sur notre place dans l’univers ?

Qu’est-ce qu’être juste ? Est-ce obéir aux lois ? Est-ce suivre notre conscience ? Et si les lois et notre conscience se contredisent, qui faut-il écouter ? Le soldat, par exemple, à qui on ordonne d’accomplir une action qui lui semble injuste, doit-il respecter sa conscience et refuser de faire cette action, même si les conséquences de sa désobéissance risquent d’être dramatiques pour lui ? Si la réponse s’impose assez facilement quand on ne vit pas de l’intérieur une telle situation, lorsqu’on la vit et qu’on doit lui donner une réponse urgente, ce n’est pas si facile. C’est ainsi que les êtres humains se posent des questions fondamentales, existentielles, depuis les débuts de l’humanité. Ce sont à proprement parler des questions philo­ sophiques, lesquelles ne trouvent pas de réponses satisfaisantes dans un discours religieux rassurant, pas plus que dans des théories scientifiques. Considérons d’abord comment est née la philosophie chez les Grecs.

Contexte Xénophane

La philosophie occidentale apparaît dans le monde grec antique en continuité avec une toile de fond culturelle préexistante, mais également dans un bouillonnement social et politique remarquable. Il faut dire que les Grecs prennent progressivement leur distance du mythe, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2. Cette mise à distance est attribuable à deux grands facteurs : la colonisation grecque et l’usage accru de l’écriture. La colonisation grecque des côtes de la Méditerranée fait en sorte que des peuples différents se rencontrent, ce qui permet la prise de conscience qu’il existe différentes représentations du monde pour chacun des peuples et que ceux-ci ont souvent projeté sur leurs dieux leurs caractéristiques propres. Par exemple, Xénophane (v.~570), un philosophe grec qui a beaucoup voyagé, notamment en Italie, en Sicile puis à travers toute la Grèce, relève le caractère anthropomorphique et, d’après lui, immoral de la représentation que les Grecs se faisaient des dieux. Il estime particulièrement déshonorant que des poètes comme Homère et Hésiode (page 8) aient pu imaginer que les dieux puissent se livrer à des actes comme le vol, l’adultère ou la trahison. Selon lui, les hommes auraient créé les dieux à leur image : ils les imaginent avec des caractéristiques et un corps humains. Il ajoute que si les animaux avaient été en mesure de peindre, ils auraient aussi représenté les dieux à leur image !

Xénophane (~6e siècle) est né à Colophon, en Lydie, qui est aujourd’hui un territoire turc. Homme particulièrement rebelle et véritable polémiste, il est le premier à avoir déclaré que les humains créaient des dieux à leur image. Il a aussi opposé le monothéisme au polythéisme grec.

42

Le deuxième facteur qui explique la mise à distance du mythe est l’utilisation accrue de l’écriture vers le ~7e siècle. À partir de cette époque, l’écriture prend une dimension sociale : elle ne sert plus seulement à conserver les secrets, elle n’est pas le privilège d’une caste, comme c’était le cas par exemple en Égypte, mais elle se répand dans le peuple et est utilisée pour faire connaître les idées. L’écriture force de plus l’être humain à systématiser sa pensée et à mettre de l’ordre dans la réalité. Elle suscite en effet une distance de l’être humain par rapport à son objet de réflexion. Plusieurs philosophes grecs ont également mis leurs réflexions par écrit. Les premiers grands philosophes de la civilisation grecque, les présocratiques (chapitre 2), ont vu le jour dans les cités florissantes de Milet et d’Éphèse, en Ionie, et d’Élée, dans la Grande Grèce. À cette époque d’importantes transformations culturelles, la raison devient primordiale pour comprendre et expliquer l’univers : c’est ce qui a

PREMIÈRE PARTIE | Les différents types de discours


été appelé l’avènement de la rationalité. Les philosophes présocratiques ont remis en question les visions et les explications du monde fournies jusque-là et posé les jalons de l’investigation philosophique.

La Grèce antique.

Tenter de répondre aux questions fondamentales de l’existence humaine ou de réfléchir à des conditions d’une vie meilleure ne sont pas pour autant des phénomènes limités à la Grèce du ~6e siècle ou aux peuples de la Méditerranée. À peu près à la même époque, l’Asie a également fait ses premiers pas dans la quête de la raison, notamment à travers les réflexions de deux personnages influents : Bouddha (v.~536-v.~480) en Inde et Confucius (v.~551-v.~479) en Chine. Antérieurement, la pensée de l’Égypte ancienne, vers le ~10e siècle, est considérée comme préphilosophique au sens où certaines questions philosophiques telles que l’origine et la nature de l’univers sont déjà posées par les Égyptiens. Cependant, elles ne font pas encore l’objet de spéculation, d’étude abstraite : au contraire, elles sont liées à des rites religieux ou elles font partie de codes transmis à des fonctionnaires ou à des prêtres afin de conserver les traditions. La Grèce du ~6e siècle abrite tant de mouvements nouveaux, comme l’arrivée des philo­sophes de la nature (page 23), qu’elle se distingue des autres civilisations. Une telle abondance de questionnements surgis en même temps donnera naissance à des inventions scientifiques, de même qu’à des recherches philosophiques et artistiques. Des discussions et des polémiques, du grec polemikos (« relatif à la guerre »), naissent entre philosophes, comme chez les philosophes de la nature. L’être humain se sent capable désormais d’explorer la nature et d’argumenter à propos de l’explication du monde la plus satisfaisante. La vérité peut naître du dialogue, à partir duquel chacune et chacun peut construire sa représentation du monde. Sur le plan politique, la formation de la démocratie athénienne (chapitre 4) sera pratiquement indissociable de la philosophie naissante. En effet, en recherchant une constitution politique favorable, les Grecs ont mis l’accent sur l’usage de la parole. Aussi la philosophie se détachera-t-elle progressivement des autres manifestations culturelles ou religieuses pour s’imposer comme recherche rationnelle : c’est l’avènement du logos.

CHAPITRE 3 | La grande quête de la rationalité / Le discours philosophique

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La philosophie occidentale naît donc au ~6e siècle en Ionie, et, à partir de ~546 alors que celle-ci est soumise par les Perses, le centre de la vie intellectuelle se déplace vers la Grande Grèce, c’est-à-dire l’Italie du Sud et la Sicile actuelles. Par la suite, c’est à Athènes que la vie intellectuelle sera la plus intense (voir la carte, page 43).

Une première définition de la philosophie Le mot logos est dérivé du mot grec legein, qui veut initialement dire « rassembler », « compter », puis « dire », « raconter ». Très tôt chez les Grecs, il prend deux significations indissociables : discours et raison. À la fois discours, capacité de parler, d’entrer en contact avec quelqu’un d’autre et discours argumentatif, par opposition au mythe qui met en scène un récit explicatif du monde ; dans ce premier sens de « parole », le logos est avant tout expression et communication. Mais logos signifie aussi raison, capacité de réfléchir de manière logique et rationnelle. Le logos se présente de plus comme un principe organisateur et unificateur, comme nous l’avons vu par exemple chez Héraclite. La philosophie qui se développe prend donc appui sur cette notion multiple du logos, se dissociant progressivement des discours mythique et religieux afin de placer la rationalité au premier plan. L’être humain a la faculté de penser, de faire des liens entre des concepts, de réfléchir, de juger et de prendre des distances critiques par rapport à son vécu ou à des conceptions.

Ce qui différencie, dès l’origine, la philosophie d’autres formes de transmission des connaissances ou de transmission d’un savoir comme le mythe et l’épopée, c’est l’exercice de la rationalité : c’est-à-dire la capacité de se servir de sa raison en s’appuyant sur le raisonnement, la logique, l’analyse attentive et lucide, et non seulement sur les connaissances que peuvent apporter aussi les sens, l’expérience, les impressions ou les émotions. La raison est une caractéristique spécifique de l’être humain, car il détient en propre la faculté de penser, de faire des liens entre des concepts, de réfléchir, de juger et de prendre des distances critiques par rapport à son vécu ou à des conceptions. C’est ici que la philosophie prend toute son utilité : elle peut accompagner sa quête de sens en lui proposant différents points de vue et différentes notions afin de lui fournir des outils d’analyse et de compréhension du monde qui lui permettent de ne pas suivre aveuglément une théorie, une croyance ou un groupe. La philosophie se définit comme un discours rationnel et critique ayant comme point de départ des questions fondamentales. Il s’agit d’une démarche réflexive qui se communique et se transmet. C’est pourquoi nous sommes encore susceptibles d’être touchés ou rejoints par les grands philosophes : ils traitent de questions qui font partie de notre réalité. Ces questions portent notamment sur les causes des choses et sur les manifestations de notre environnement ou encore sur les valeurs des conduites considérées d’un point de vue général. Ces questions traversent l’histoire de l’humanité et n’ont pas encore reçu de réponses absolues aujourd’hui. La philosophie ne se présente pas comme une science, ni comme un ensemble de données certaines et de vérités définitives. La philosophie – des termes grecs philo, « aimer », et sophia, « sagesse », « savoir », ce qui donne littéralement « amour de la sagesse » ou « amour du savoir » – n’est pas la description d’une sagesse acquise ou d’un savoir constitué. Au contraire, il s’agit d’une quête rationnelle mue par une véritable passion de savoir, d’une recherche sans fin de connaissances en vue d’une meilleure compréhension des problèmes qui se posent à nous et d’un art de vivre.

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PREMIÈRE PARTIE | Les différents types de discours


Au cœur de la quête, la raison La philosophie s’interroge sur le sens de l’existence, des phénomènes, elle pose la question du pourquoi. Elle veut aussi comprendre les finalités d’une action ou d’une décision, les visées poursuivies : Dans quel but décidons-nous de faire telle chose plutôt que telle autre ? Finalement, elle examine les valeurs des actions ou des décisions ainsi que leurs implications pour l’humain ou la société. Le cheminement philosophique vers la connaissance est, de plus, intimement lié à un questionnement fondamental : Comment accomplir le bien, comment être heureux ? Philosopher ne procède pas simplement de la curiosité pour l’inconnu, mais également d’un désir de changer des choses, d’améliorer la vie en lui donnant un sens. La connaissance est envisagée différemment selon les philosophes, et les diverses conceptions concernant ce qu’il est possible de connaître et la manière d’y arriver déterminent grandement l’aboutissement de leurs quêtes philosophiques. Mais malgré ces différences, ce qui rassemble les philosophes, c’est l’adhésion à un idéal de vérité et à une méthode de questionnement rationnelle et critique.

Une quête de vérité Comment pouvons-nous savoir quelque chose sur l’humain et le monde ? À quoi bon nous interroger si nous ne pouvons pas avoir confiance en nos réponses ? Que pouvonsnous connaître ? Quelles sont les limites de notre connaissance ? Comment s’effectuent les processus de la connaissance ? Et lorsque nous cherchons à nous représenter par exemple un objet, comment pouvons-nous être assurés que la connaissance de cet objet est bien fondée, qu’elle est vraie ? La vérité est ce que recherche l’esprit qui veut connaître et comprendre le monde. Une première définition de la vérité est la correspondance ou la concordance de la pensée avec le réel : est vraie la représentation ou la conception d’une chose dans la mesure où cette chose est représentée telle qu’elle est dans la réalité. Cette définition n’épuise pas, comme nous le verrons, toutes les dimensions de la vérité. Quand nous portons un jugement sur quelque chose, comment pouvons-nous savoir s’il est vrai ? Peut-être estil faux, mais étayé par une argumentation valide, c’est-à-dire correctement formulée ? Si une personne raisonne, par exemple, à propos d’objets ou d’êtres qui n’existent pas, comme les Martiens, il est possible que ses arguments se tiennent, qu’ils aient une apparence logique ; mais même cohérents, ses arguments ne donneront pas pour autant l’existence aux Martiens. Par ailleurs, lorsqu’un jugement moral semble vrai, tel Il est mal de mentir, pouvonsnous vraiment parler de vérité ? En effet, ce jugement concorde-t-il avec une réalité extérieure à l’individu ? Pouvons-nous dire qu’en réalité le mensonge est effectivement mauvais, si bien que ce jugement décrit correctement les faits ? D’ailleurs, comment prouver qu’un acte comme le mensonge ne puisse jamais être acceptable ? Ce sont des questions philosophiques redoutables qui portent sur la connaissance morale. Nous pouvons donc anticiper les nombreux problèmes que pose la question de la détermination de la vérité. Ce qui caractérise la quête de vérité en philosophie, c’est qu’elle est basée sur la rationalité et l’attitude critique.

La méthode philosophique La méthode philosophique met en valeur le questionnement plutôt que des réponses toutes faites qui n’ont pas été examinées à la lumière de la raison. D’où l’exigence philosophique de l’étonnement, du doute, de la recherche de réponses universelles aux questions qu’elle soulève. Qu’est-ce qui distingue une question philosophique d’autres types de questionnement ? La question philosophique : • porte sur des problèmes fondamentaux (signification des phénomènes, de la finalité des actions et de la valeur d’une situation ou d’un phénomène pour l’être humain) ; • concerne tout être humain (elle est universelle) ; CHAPITRE 3 | La grande quête de la rationalité / Le discours philosophique

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DEUXIÈME PARTIE RÉFLEXIONS DE PHILOSOPHES DE L’ART DE CONVAINCRE À L’ART DE VIVRE

Les philosophes de la nature ont inauguré un nouveau type de discours, la philosophie, en s’intéressant à l’origine de l’univers et à sa constitution. Nous verrons que les sophistes prennent le relais en centrant plus spécifiquement leurs réflexions sur l’être humain et sur le rôle du discours au sein de la démocratie athénienne. Socrate, quant à lui, s’interroge sur le sens de l’existence humaine, au cœur de laquelle il place la raison et une façon de vivre en accord avec la vertu. Pour Platon, son disciple, c’est en exerçant sa raison, en libérant son âme, que l’être humain sera en mesure d’accomplir le bien. Aristote, pour sa part, tente d’expliquer les phénomènes; sa quête le mène à la recherche d’une vie bonne et accomplie. Enfin, stoïciens et épicuriens proposent un art de vivre qui invite l’être humain à accepter son destin dans la recherche du bonheur.


Chapitre

4

LES SOPHISTES L’ART DE DISCOURIR

OBJECTIFS • Situer la naissance de la démocratie à Athènes • Décrire sommairement les principales institutions démocratiques athéniennes • Montrer les effets des différentes guerres de l’époque sur Athènes • Cerner les caractéristiques des sophistes • Exposer les ressemblances et les différences entre philosophes de la nature et sophistes • Analyser un texte portant sur la possibilité d’enseigner la vertu • Analyser un texte portant sur la contribution des sophistes à la vie philosophique • Analyser un texte portant sur le relativisme 57


Philosophie La majeure partie des sophistes se retrouvent à Athènes entre la fin du ~5e et le premier quart du ~4e siècle, mais leur place a été prépondérante surtout dans la seconde moitié du ~5e siècle. Ils n’étaient pas athéniens ; ils arrivaient des colonies grecques et venaient à Athènes parce qu’il y régnait une intense activité intellectuelle à laquelle ils ont eux-mêmes contribué. Ils sont appelés sophistès, c’est-à-dire « savants », et ils voulaient dispenser un enseignement utile et pratique. Les sophistes enseignaient à des groupes restreints et contre rétribution, lors de rencontres qui avaient parfois lieu dans les demeures de riches Athéniens. Ces philosophes s’inscrivent dans la tradition orale de la Grèce de l’époque. En effet, l’éducation et l’instruction morale se transmettaient surtout de vive voix ; les poèmes d’Homère (chapitre 1), par exemple, étaient étudiés par les jeunes Grecs et servaient d’outil de transmission du savoir. L’enseignement des sophistes était très diversifié : art oratoire, grammaire, art militaire, mathématiques, astronomie, architecture, musique, danse, cuisine, hygiène. Avec le temps et à cause du jugement porté sur eux, le terme sophiste est devenu synonyme de « manipulateur », de « possesseur d’un faux savoir visant à tromper ses interlocuteurs en utilisant des arguments douteux ». Mais nous sommes plus en mesure aujourd’hui de comprendre l’apport des sophistes, même s’ils ne forment pas une école unique et s’ils sont en rivalité les uns contre les autres. Ils sont en effet à l’origine d’un mouvement philosophique majeur parce qu’ils se sont penchés sur les questions humaines et sociales et qu’ils ont fait valoir l’importance du discours, accentuant ainsi la réflexion sur la capacité de l’être humain à connaître véritablement le monde.

L’art oratoire ou l’art de la persuasion Les sophistes enseignaient l’art de la persuasion étant donné que la maîtrise de l’art oratoire était la clé du succès en politique et que leur objectif était de former politiquement les citoyens qui étudiaient auprès d’eux. L’auditoire des sophistes était d’ailleurs souvent composé de jeunes aristocrates, attirés par leurs prestations et leurs capacités, qui voulaient comprendre comment utiliser le discours à leurs propres fins. Dans la démocratie athénienne, être capable d’exprimer son point de vue à l’Assemblée du peuple et de faire accepter sa position était devenu primordial. Les sophistes, passés maîtres dans l’art de la persuasion, se font forts de l’enseigner et d’amener les citoyens à jouer un rôle au sein de l’Assemblée. Les sophistes avaient ainsi un rôle influent dans la vie publique. Ils modifiaient également la tradition orale de la Grèce en dispensant un savoir pratique, notamment en ayant recours à des techniques qui les ont rendus célèbres : la rhétorique, les sophismes et l’éristique, trois outils de persuasion que nous allons examiner brièvement.

La rhétorique

Démosthène s’exerçant à la parole (1870) par Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ (1842-1923). Homme politique et orateur athénien célèbre pour son éloquence, Démosthène aurait surmonté des difficultés d’élocution en s’entraînant à parler avec des cailloux dans la bouche.

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La rhétorique est l’art de faire de beaux discours émouvants et convaincants, et de les livrer avec éloquence. Cet art a pris naissance dans un contexte judiciaire où les accusés devaient se défendre eux-mêmes grâce à un plaidoyer écrit par un rhéteur auquel ils faisaient appel. La rhétorique à cette époque fait l’objet de combats verbaux, de concours, de joutes oratoires. Son enseignement, donné par des rhéteurs – des sophistes et d’autres qui n’en sont pas comme Lysias (~440-~380), Démosthène (~384~322), Cicéron (~106-~43) et Quintilien (30-100) –, sert donc à montrer, notamment à des hommes qui se destinaient à des carrières politiques, comment utiliser des arguments opposés et à défendre de cette manière des points de vue radicalement différents. Les rhéteurs enseignaient deux grandes formes de discours, qui servent des fonctions différentes : le discours commémoratif et le discours délibératif.

DEUXIÈME PARTIE | Réflexions de philosophes


Le discours commémoratif Le discours commémoratif est utilisé afin de donner à un évènement une interprétation particulière en mettant en valeur des idées sur la vie humaine, la mort, le destin, le bonheur, le bien, le mal, le beau, par exemple. L’Hommage funèbre prononcé par Périclès lors de la guerre du Péloponnèse, au cours duquel il chante les louanges d’Athènes, est un discours commémoratif des plus magnifiques.

Dans les mots de Périclès La grandeur de la démocratie L’Hommage funèbre prononcé par Périclès au terme de la première année de la guerre du Péloponnèse nous est rapporté par Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse. Dans ce passage, Périclès loue les mérites de la démocratie contre ses détracteurs. La constitution qui nous régit n’a rien à envier à celles de nos voisins. Loin d’imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple. Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d’une minorité, on lui donne le nom de démocratie. Mais si, en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi, c’est en fonction du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu’à tour de rôle. D’un autre côté, quand un homme sans fortune peut rendre quelque service à l’État, l’obscurité de sa condition ne constitue pas pour lui un obstacle. Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette même liberté se retrouve dans nos rapports quotidiens, d’où la méfiance est absente. Notre voisin se passe-t-il quelque fantaisie, nous ne lui en tenons pas rigueur et nous lui épargnons ces marques de réprobation qui, si elles ne causent aucun dommage matériel, sont pourtant fort pénibles à voir. Mais, si nous sommes tolérants dans les relations particulières, dans la vie publique, nous évitons très scrupuleusement d’enfreindre les règles établies. Nous obéissons aux magistrats qui se succèdent à la tête de la cité, comme nous obéissons aux lois, à celles surtout qui assurent la protection des victimes de l’injustice et à ces lois non écrites qui attirent sur ceux qui les transgressent le mépris général. PÉRICLÈS. Dans La guerre du Péloponnèse (II, 37). Paris, Gallimard, 2000. (Traduction de Denis Roussel, 1964.)

Le discours délibératif Quant au discours délibératif, la grande spécialité des sophistes, il sert à présenter une série d’arguments qui ont pour but de persuader l’auditoire d’adopter une opinion, des règles ou une stratégie particulières. Mais comment s’y prendre ? Selon les meilleurs traités de rhétorique, le bon orateur sait modifier la perception qu’ont les gens d’une situation en proposant des arguments qui semblent vraisemblables, même lorsqu’il s’agit en fait d’arguments qui ne tendent pas vers la vérité. Il utilise avec adresse des figures de style, comme la répétition, la métaphore ou l’hyperbole, pour frapper l’imagination de son public et susciter chez lui des émotions vives ; il étudie la psychologie des passions de façon à savoir comment créer les impressions qui donnent naissance à la pitié, à la colère, à l’envie, bref, à toute émotion utile à son propos. Enfin, il apprend à projeter une image favorable de lui-même à travers son discours, de manière à obtenir la sympathie du public.

Les politiciens, tel Emmanuel Macron, se doivent d’être de bons orateurs.

CHAPITRE 4 | Les sophistes / L’art de discourir

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par exemple) ne sont que des normes culturelles qui n’ont pas à être respectées partout dans le monde. Autrement dit, le relativisme pourrait inciter à tolérer l’idée qu’il peut être acceptable que des fillettes n’aient pas accès à l’éducation dans certains pays ou encore que le mariage pour tous ne concerne que les homosexuels de culture occidentale.

Dialogue Serons-nous ainsi amenés à conclure avec Protagoras et Gorgias qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions toutes équivalentes, qui dépendent du point de vue de chaque personne et par conséquent qu’il n’est pas possible d’établir de connaissances objectives et certaines ? « C’est ton opinion ! » C’est souvent par ces quelques mots que se ferme une discussion, ce qui nous évite d’échanger trop longuement des points de vue, de dialoguer, d’argumenter et de nous opposer au relativisme pour affirmer que certaines connaissances peuvent être établies avec certitude et qu’il existe certaines valeurs au fondement d’une société. Le point de vue relativiste de Protagoras et de Gorgias annonce à plusieurs égards des théories éthiques modernes qualifiées de subjectivistes et d’émotivistes, et ce, même si leurs auteurs n’endossent pas nécessairement le relativisme. En effet, d’après certains philosophes « émotivistes » du 20e siècle comme Julius Ayer (1910-1989), les jugements de valeur ne peuvent pas être vrais ou faux et n’ont pas pour fonction de décrire correctement une réalité. Ils servent plutôt à exprimer des sentiments. Le but de l’argumentation éthique n’est donc pas de démontrer la vérité de nos jugements de valeur, mais d’amener nos interlocuteurs à partager nos sentiments, comme notre colère et notre dégoût par rapport à l’esclavagisme.

Simon Blackburn

Cependant, les émotivistes et leurs héritiers, dont les philosophes contemporains Simon Blackburn (1944-) et Allan Gibbard (1942-), avancent qu’il y a des moyens logiques et rationnels de démontrer que certaines valeurs sont préférables à d’autres. En l’occurrence, ils soutiennent tous, comme Blackburn dans le texte qui suit, que les valeurs de liberté et d’égalité entre tous les êtres humains sont les plus sensées pour l’humanité. Pour le démontrer, ils font appel à des arguments logiques inspirés de divers penseurs modernes, comme Hobbes (1588-1679), Hume (1712-1776), Kant (1724-1804) ou Stuart Mill (1806-1873).

Dans les mots de Blackburn Rien que nous Dans l’extrait qui suit, Blackburn situe les notions de différence et de relativisme. Il affirme qu’il est acceptable de prendre position à partir de nos valeurs sur des sujets controversés.

Philosophe d’origine australienne, Simon Blackburn (1944-) est professeur de philosophie à l’Université de la Caroline du Nord. Il a été professeur à l’Université d’Oxford de 1969 à 1990 et il a aussi été l’éditeur du journal Mind de 1984 à 1990. Il est spécialisé en éthique et en philosophie du langage. Ses principaux ouvrages sont Spreading the Word, Essays in Quasi-Realism et Ruling Passions.

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Au bout du compte, n’y a-t-il « rien que nous » ? Nos impératifs moraux et nos valeurs tant vantés se réduisent-ils à un ensemble contingent, situé, peut-être variable de préoccupations, que, de fait, nous attendons les uns des autres ? Eh bien, il y a nous, certes, mais peut-être bien pas « rien que » nous. Le « rien que » laisse entendre que d’autres solutions sont également bonnes, ou également « valables » ou précieuses. Dans des cas particuliers, nous pouvons bien voir les choses ainsi. Les Britanniques roulent à gauche, les Américains à droite. Les uns et les autres ont trouvé une solution tout aussi bonne au problème de la circulation. « Nous seuls » conduisons d’un côté. Mais nous ne sommes pas les seuls à conduire exclusivement d’un côté ou de l’autre. Conduire au hasard ou au milieu n’est pas une solution également bonne – ce n’est pas une solution du tout – au problème de la coordination du trafic.

DEUXIÈME PARTIE | Réflexions de philosophes


Dès qu’une solution nous apparaît comme une solution parmi d’autres, tout aussi bonnes, à un problème, nous voyons bien que c’est « simplement la nôtre ». Et nous ne sommes plus tentés d’infliger des leçons de morale aux autres. Les différentes langues ont des mots différents pour des choses différentes, des grammaires différentes, un ordre des mots différent, mais toutes servent aussi bien les besoins de la communication. Les différences d’usages, de rites, d’observances, d’organisations sociales en tous genres peuvent passer pour des solutions différentes aux problèmes d’expression publique, de coordination et de communication. Nous n’avons pas à instaurer de hiérarchie. À Rome, fais comme les Romains. Et si une société résout ses problèmes de manières qui nous blessent dans nos préoccupations ? Imaginez, comme les talibans en Afghanistan, qu’elle refuse toute éducation aux femmes. Ou imaginez que les siècles ont laissé en héritage un système de castes qui refuse l’égalité des chances en matière de santé, d’éducation ou même d’alimentation à des classes entières de gens du seul fait de leur naissance. Ou un système dans lequel certains en possèdent d’autres corps et âme. Ces systèmes sont une forme de solution aux problèmes de la vie. Mais nous ne sommes pas tenus de les juger également bons (« juste différents ») ni même tolérables. Nous pouvons légitimement estimer qu’ils violent les limites qui nous importent. Ils bafouent les frontières de la sollicitude et du respect qu’il convient pour nous de protéger. Il est ici naturel d’invoquer le langage des « droits » : il est bel et bon que les gens fassent montre de sollicitude et de respect, mais s’ils ne le font pas les parties lésées sont en droit d’en éprouver du ressentiment et d’appeler le monde à redresser leur situation. BLACKBURN, Simon (2003). Penser : Une irrésistible introduction à la philosophie (p. 363-364). Paris, Flammarion. (Traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.)

À Rome, fais comme les Romains. Cet adage ne peut pas, selon Blackburn, s’appliquer à tous les domaines de la vie : certaines valeurs sont au fondement même de la société – le respect, la sollicitude, la compassion, par exemple – et peuvent difficilement être négociables. Il ne s’agit pas de valeurs individuelles, mais plutôt de celles qui permettent à la civilisation d’exister. En s’intéressant à l’humain, les sophistes ont soulevé des questions concernant le rapport entre les lois naturelles et sociales, même s’ils seront contestés dans la tradition philosophique ultérieure – notamment par Socrate, Platon et Aristote, qui leur reprocheront d’accorder trop d’importance à la rhétorique au détriment de la recherche de la vérité et de la sagesse. Toutefois, l’insistance des sophistes sur le pouvoir de la parole, sur la force d’une argumentation qui peut être imparable, leur approche plus pragmatique ouvrent la philosophie à des réflexions nouvelles en mettant l’accent sur l’être humain et sur sa place dans la société.

Enrichir ses connaissances Livres • AMOURETTI, Marie-Claire et Françoise RUZÉ (1990). Le monde grec antique. Paris, Hachette. • BAILLARGEON, Normand (2005). Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Montréal, Lux Éditeur. • DE ROMILLY, Jacqueline (1988). Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès. France, Éditions de Fallois.

Film

Théâtre

• Bulworth de Warren Beatty (1998). Film américain qui met en scène un sénateur qui tente de se faire réélire. Une présentation tragicomique de l’hypocrisie du discours politique qui, dans l’espoir de convaincre, semble toujours être en conflit avec la « vérité ».

• Les nuées d’Aristophane (~4e siècle). Pièce qui parodie les sophistes. • Douze hommes en colère de Reginald Rose (2012). Reprise du film du même nom sorti pour la première fois en 1957. Il s’agit d’un huis clos entre les jurés du procès d’un adolescent accusé d’avoir tué son père. Un seul juré n’est pas convaincu de la culpabilité de l’accusé. Il réussira à ébranler les certitudes des autres jurés.

CHAPITRE 4 | Les sophistes / L’art de discourir

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TEXTES À L’ÉTUDE Le cadeau de la justice Dans Protagoras, Platon met en scène plusieurs sophistes contemporains de Socrate, qui engage le dialogue avec eux. Dans l’extrait qui suit, Protagoras raconte une fable qui situe la naissance de la justice chez les êtres humains ; d’après lui, il s’agit d’un cadeau des dieux, et non d’une tendance naturelle de l’être humain. Protagoras veut de plus démontrer à Socrate que la vertu politique peut être enseignée.

Les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves, toujours plus fortes qu’eux. Les arts mécaniques [cadeau de Prométhée avec le feu] suffisaient à les faire vivre, mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes, car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur : « Dois-je les partager, comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? – Entre tous, répondit Zeus, que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns. Établis en outre en mon nom cette loi : que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. » Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile, autrement il n’y a pas de cité. Voilà, Socrate, la raison de cette différence. Mais pour que tu ne t’imagines pas que je t’abuse, en te disant que tout le monde est réellement persuadé que chacun a part à la justice et aux autres vertus civiles, je vais

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DEUXIÈME PARTIE | Réflexions de philosophes

t’en donner une nouvelle preuve. Pour les autres qualités, c’est ton mot, si quelqu’un par exemple prétend exceller dans l’art de la flûte ou en tout autre art, alors qu’il ne s’y entend pas, on le raille, on le rebute et ses proches viennent le chapitrer sur sa folie. Mais en ce qui concerne la justice et les autres vertus politiques, si l’on connaît quelqu’un pour un homme injuste, et si, témoignant contre lui-même, il avoue la vérité devant le public, cette confession de la vérité qui passait tout à l’heure pour sagesse passe ici pour folie, et l’on est convaincu qu’il faut que tous les hommes se disent justes, qu’ils le soient ou qu’ils ne le soient pas, et que c’est folie de ne pas simuler la justice ; car il est nécessaire que chacun sans exception ait quelque part à la justice ou qu’il disparaisse du milieu des hommes. Qu’on ait raison d’admettre chacun à donner son avis sur cette vertu, parce qu’on est persuadé qu’elle est le partage de chacun, voilà ce que je viens d’établir. Qu’on le regarde, non pas comme un don de la nature ou un effet du hasard, mais comme une chose qui peut s’enseigner ou s’acquérir par l’exercice, voilà ce que je vais essayer maintenant de te démontrer. Et en effet pour les défauts naturels ou accidentels que l’on remarque les uns chez les autres, personne ne se fâche contre ceux qui en sont affligés, personne ne les reprend, ne leur fait la leçon, ne les châtie, afin qu’ils cessent d’être ce qu’ils sont : on a simplement pitié d’eux. Qui serait assez fou, par exemple, pour infliger de tels traitements à des personnes laides, petites ou débiles ? On sait bien, n’est-ce pas, que c’est de la nature du hasard que les hommes tiennent ces qualités de beauté ou de laideur. Mais pour les qualités qu’on regarde comme un effet de l’application, de l’exercice et de l’étude, lorsqu’on ne les a pas et qu’on a les vices contraires, c’est alors que l’indignation, les châtiments, les remontrances trouvent à s’appliquer. Au nombre de ces défauts sont l’injustice, l’impiété et en général tout ce qui est contraire à la vertu politique ; ici chacun s’indigne et s’élève contre le vice, évidemment parce qu’il est persuadé que cette vertu s’acquiert par l’application et l’étude. PLATON. Protagoras (322b-323d). (Traduction d’Émile Chambry, 1937.)


EXERCICES j En quoi consiste la sagesse selon Gorgias ? k Expliquez en quoi le principe de non-contradiction ne

Aide-mémoire 1

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Pourriez-vous répondre facilement par vrai ou faux aux assertions suivantes ? Justifiez brièvement vos réponses. Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Le mot démocratie veut dire « pouvoir du peuple ». b À Athènes, les esclaves ont droit de vote, s’ils sont âgés de plus de dix-huit ans. c Les sophistes sont des savants. d Les sophistes poursuivent la recherche des philosophes de la nature sur l’origine de l’univers. e La rhétorique est bien différente de la philosophie. f Les sophistes ne croient pas qu’il est possible d’atteindre la vérité, donc ils disent n’importe quoi au sujet du monde. g Les sophistes se méfient de l’opinion. h Protagoras est un sceptique. i Protagoras croit qu’il faut se méfier des sens. j Protagoras croit qu’on peut atteindre la vérité absolue si on s’engage dans la recherche de la vérité. k Gorgias croit qu’il n’est jamais possible d’entrer en communication avec les autres. l Gorgias a dit : « L’homme est la mesure de toutes choses ». m Tous les arguments se valent, du moment qu’ils sont présentés avec persuasion. Pouvez-vous donner la réponse aux questions suivantes sur la matière du chapitre ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Expliquez en quoi la démocratie athénienne est directe. b En quoi la participation à l’assemblée du peuple estelle limitée ? c Nommez les catégories de personnes qui sont exclues de la démocratie athénienne. d Expliquez pourquoi la parole devient importante lors de l’établissement de la démocratie athénienne. e Montrez les ressemblances et les différences entre les philosophes de la nature et les sophistes. f Expliquez ce qu’est le relativisme et pourquoi les sophistes peuvent être considérés comme des relativistes. g Pourquoi dit-on de Protagoras qu’il est agnostique ? h Expliquez cette citation de Protagoras : « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-àdire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent. » i Pourquoi les opinions sont-elles importantes d’après Gorgias ?

peut s’appliquer à la doctrine relativiste.

3

Associez chacun des domaines de réflexion suivants chez les sophistes à un domaine de la philosophie, comme nous l’avons vu au chapitre 2 : a La capacité de l’être humain à connaître véritablement le monde b La conception de la vérité c L’importance des sciences pour comprendre le monde d La place de l’être humain dans la société e Une position agnostique f La recherche de sagesse

Analyse de textes 4

À partir de votre lecture du texte « La grandeur de la démocratie » (page 63) de Thucydide, expliquez quels sont les mérites de la démocratie selon Périclès.

5

À partir de votre lecture du texte « La faute de la victime » (page 64), répondez aux questions suivantes. a Expliquez pourquoi l’orateur prétend que son fils n’a commis aucune faute. b Expliquez en quoi la victime a commis une faute selon l’orateur.

6

Dans l’extrait « L’influence du discours » (page 68), Protagoras justifie pourquoi il est impossible selon lui de convaincre un interlocuteur que sa position est fausse. Expliquez cette position et pourquoi Protagoras utilise la comparaison avec le malade et le bien-portant.

7

À partir de votre lecture de l’extrait « L’homme habile à parler » (page 70), expliquez pourquoi Gorgias considère que l’art oratoire est d’une grande efficacité.

8

Après avoir lu « Le cadeau de la justice » (page 74), répondez aux questions suivantes. a Sur quoi repose la science politique ? b Pourquoi les vertus sur lesquelles repose la science politique sont-elles si importantes ? c Expliquez pourquoi, selon Protagoras, tout le monde peut être en mesure de donner son avis lorsqu’il est question de politique. d Expliquez la distinction que fait Protagoras entre des défauts accidentels ou naturels et ceux dont chaque personne serait responsable.

CHAPITRE 4 | Les sophistes / L’art de discourir

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TROISIÈME PARTIE LA LOGIQUE DE L’ARGUMENTATION

L’intérêt précoce des philosophes pour la logique explique la place qui lui est attribuée dans cette troisième partie du manuel. Il explique aussi la double signification qu’a le mot logique aujourd’hui. Au sens courant, la logique renvoie à la cohérence d’un discours, à la liaison correcte des idées ou de leur enchaînement. Nous disons d’un individu ou d’un raisonnement qu’il est logique ou sensé. La logique comme discipline philosophique s’intéresse justement aux composantes des raisonnements ou arguments et aux règles permettant de déterminer avec rigueur si ces raisonnements sont justes ou non. La logique comme discipline concerne aussi les critères de vérité d’un argument ainsi que les formes erronées ou malhonnêtes d’argumentation. Maîtriser les rudiments de la logique de l’argumentation est fondamental, dans la mesure où la réflexion philosophique et scientifique fait constamment appel à des arguments, c’est-à-dire à des raisonnements destinés à justifier les idées proposées. En effet, en philosophie, aucune idée ne doit être avancée gratuitement. Il faut toujours pouvoir soutenir notre point de vue grâce à des arguments et accepter d’approuver les arguments d’autrui s’ils se révèlent meilleurs que les nôtres. C’est aussi en ce sens que la philosophie se propose comme quête de vérité dans tous les domaines de notre vie : il faut être capable de ne pas accepter une opinion basée sur des préjugés, laquelle peut séduire ou convaincre facilement, et n’accepter que des idées étayées par une argumentation rationnelle et rigoureuse.


Chapitre

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INTRODUCTION À LA LOGIQUE INFORMELLE

OBJECTIFS • Connaître l’histoire de la logique • Définir le concept • Identifier et expliquer les critères d’une bonne définition ainsi que les critères de vérité des différents types de jugements • Distinguer les raisonnements inductifs et déductifs • Évaluer les arguments • Identifier et évaluer les principaux types de sophismes

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Quête Est-il vraiment important de justifier ses croyances ? Ne vivons-nous pas dans une société où nous sommes libres de croire tout ce que nous voulons ? La liberté de pensée est certes l’un de nos biens les plus précieux, mais est-ce que cette liberté signifie que nous devrions croire n’importe quoi ? Si toutes les croyances sont permises, vaut-il encore la peine de se soucier de la vérité ? Pourquoi ne pas tout simplement croire ce qui nous plaît et ce qui donne un sens à notre vie ?

Que faut-il croire ?

L’opinion selon laquelle il y a plusieurs vérités toutes aussi dignes de respect, et ce, même si elles se contredisent, est très populaire. Ne pas critiquer les idées des autres est souvent perçu comme une forme de respect et la critique de certaines croyances est parfois considérée comme de l’intolérance. Il est facile de montrer que la plupart des personnes qui disent que toutes les opinions sont également vraies ne sont pas sérieuses, car elles-mêmes accordent parfois beaucoup d’importance au fait que certaines croyances sont mieux justifiées que d’autres. Par exemple, une personne accusée à tort d’un crime va accorder beaucoup d’importance à la solidité de l’argumentation pouvant prouver son innocence, et ce, même si elle croit généralement qu’il ne faut pas critiquer les croyances des autres au nom de la tolérance. Si un test d’ADN peut prouver qu’il n’est pas criminel, l’accusé ne va pas se dire que l’importance qu’il accorde aux résultats du test d’ADN est idolâtrer la science. Il ne va pas dénigrer les arguments qui pourraient lui éviter la condamnation et penser que l’opinion de celui qui l’accuse injustement vaut bien la sienne. Même si l’accusé est une personne qui prétend habituellement que toutes les opinions se valent, il ne dira pas que les arguments qui lui évitent la prison sont sans valeur objective et que critiquer l’opinion de son accusateur est un manque de respect des opinions d’autrui. Nous croyons tous fermement à l’importance de la justification rationnelle des croyances lorsqu’on se fait injustement poursuivre en justice. Devant un juge qui a le pouvoir de nous condamner à une peine, personne n’ira nier l’extrême importance de la solidité des preuves et de la logique de l’argumentation. Si la solidité des preuves est importante lorsqu’on est poursuivi en justice, pourquoi ne le serait-elle pas lorsqu’on adhère à une religion ou à une philosophie ? Notre bonheur en dépend ! La critique des croyances est utile parce qu’il est possible de les améliorer. Grâce aux progrès de sciences, nos connaissances sur le fonctionnement de la nature sont de plus en plus exactes et précises, malgré qu’il reste encore bien des énigmes à résoudre. La médecine moderne fonctionne. Les incantations des magiciens ne fonctionnent pas. C’est la même chose pour les opinions politiques, qui peuvent être améliorées par une meilleure compréhension de l’histoire et de la sociologie. Connaître ce qui s’est passé dans le régime communiste de l’URSS (les massacres de masse au nom de la « purification sociale », notamment) améliore nos opinions concernant l’idéologie communiste. Lorsqu’on prend la peine de chercher des informations avec rigueur et méthode, on parvient à de meilleures croyances, des croyances plus proches de la vérité. Certains jugements ou certaines opinions sont probablement plus proches de la vérité que d’autres. C’est la raison pour laquelle il est préférable de consulter un médecin plutôt qu’un sorcier en cas de maladie. Croire n’importe quoi peut avoir des conséquences néfastes. Mais qu’est-ce qui fait qu’une croyance est plus vraie qu’une autre ? Qu’est-ce qui fait qu’un argument est plus solide qu’un autre ? Ces questions sur la valeur de nos croyances ont toujours préoccupé les philosophes. Platon disait qu’il fallait s’entraîner à argumenter pour être capable de se libérer des fausses opinions et de saisir la vérité. « Oui, l’élan est beau et divin, sache-le bien, qui t’emporte vers l’argumentation. Mais exerce-toi, pendant que tu es jeune encore,

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TROISIÈME PARTIE | La logique de l’argumentation


et entraîne-toi à fond en te livrant à ces exercices qui, aux yeux du grand nombre, paraissent être une perte de temps et qui sont par lui qualifiés de “bavardages”. Sinon, la vérité se dérobera à tes prises. » (Parménide, 135d, trad. Brisson.) C’est pourquoi nous verrons dans le présent chapitre les bases de la logique de l’argumentation.

Qu’est-ce que la logique ? La logique est la discipline philosophique qui étudie les raisonnements. Dans Éléments de logique contemporaine, François Lepage explique que la logique cherche à déterminer ce qu’est une inférence valide. Une inférence est l’acte d’accepter un énoncé sur la base de l’acceptation préalable d’autres énoncés. L’acte d’inférence, en logique, se base uniquement sur des relations qui existent objectivement entre les énoncés. Décrire ces relations est le travail du logicien. Une inférence est valide lorsque la vérité de la conclusion découle nécessairement de la vérité des prémisses. Autrement dit, une inférence est valide lorsqu’il est inconcevable de rejeter la conclusion si on accepte les prémisses. L’étude de la logique dite formelle a pour objet les formes d’inférences à l’aide de symboles purement abstraits. La logique formelle ne s’occupe pas de la vérité des affirmations qui composent un raisonnement (la correspondance de ce qui est affirmé avec la réalité), mais de la validité du lien entre une conclusion et sa justification. Évaluer la validité de la structure logique d’un raisonnement est une première étape essentielle, car un ensemble d’affirmations vraies, mais dont l’enchaînement n’est pas logiquement valide, ne peut soutenir une conclusion. La logique informelle, quant à elle, étudie les inférences dans les langues naturelles. C’est ce que nous aborderons dans le présent chapitre.

L’histoire de la logique La logique n’apparaît qu’assez tardivement dans l’histoire des civilisations humaines, bien qu’on retrouve des formes classiques de raisonnements dans certains textes très anciens, comme les Upanishads, cet ensemble de textes hindous rédigés entre le ~9e et le ~6e siècle. L’étude critique de la logique commence surtout avec le philosophe grec Aristote (chapitre 7). Ses traités de logique seront longtemps considérés comme une référence indépassable et seront commentés durant tout le Moyen Âge, d’abord par les philosophes arabes, puis par les philosophes chrétiens. L’ensemble des traités d’Aristote sur la logique est appelé Organon (du mot grec qui signifie « instrument », « outil »). Alors que les philosophes perses et arabes ont poussé l’étude de la logique plus loin que ne l’avait fait Aristote, il faudra en Occident attendre plusieurs siècles avant qu’Aristote soit remis en question, notamment par Gottfried Leibniz (1646-1716), Gottlob Frege (18481925), Bertrand Russel (1872-1970) ; sans oublier George Boole (1815-1864) et Alan Turing (1912-1954), dont les travaux sur la logique formelle ont contribué à rendre possibles les ordinateurs.

La logique et les ordinateurs L’informatique est l’automatisation des raisonnements logiques. Un programme infor­ matique est un ensemble d’instructions qui font exécuter des opérations algé­briques à une machine. L’algèbre booléenne, qui est à la base du fonctionnement des ordinateurs, est en fait de la logique (avec des 0 pour les faux et des 1 pour les vrais). L’algèbre de Boole est la partie des mathématiques qui s’intéresse à une approche algébrique de la logique. Inventé en 1854, le calcul booléen se base sur les fonctions logiques de conjonction, de disjonction et de négation. Il se retrouve dans de nombreuses applications en informatique et est utilisé dans la conception des circuits électroniques.

CHAPITRE 9 | Introduction à la logique informelle

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parce que leurs prémisses n’ont aucun lien (ou un lien insuffisant) avec la conclusion (prémisses impertinentes), d’autres encore parce qu’il s’agit de raisonnements mal formés (syllogismes invalides).

SOPHISMES AUX PRÉMISSES FAUSSES Sophismes

Descriptions

Exemples

1. Faux dilemme

Présenter seulement deux options comme étant mutuellement exclusives alors qu’elles ne s’opposent pas nécessairement ou ne représentent pas les deux seules possibilités.

Auparavant, les homosexuels étaient discriminés. Aujourd’hui, c’est au tour des trans et des queers de faire reconnaître leur identité. Soit vous appuyez les revendications de tous les LGBTQ, soit vous êtes un religieux intégriste, réactionnaire et patriarcal. (Un exemple d’Annie-Ève Collin.)

2. Pente fatale

Présumer que toutes les conséquences plus ou moins improbables d’un comportement vont nécessairement se réaliser.

Sans cours de philosophie au cégep, les élèves, rendus avides de richesses par leur éducation strictement axée sur le marché du travail, vont contribuer davantage à la croissance économique, et cette croissance va liquider la culture et détruire l’environnement, ce qui anéantira l’espèce humaine. Attention ! Si vous critiquez la pertinence des cours de philosophie au cégep, vous militez pour l’extinction de l’humanité.

3. Fausse analogie

Tirer une conclusion en comparant deux choses qui ne se ressemblent pas suffisamment.

Ceux qui ne connaissent pas la logique sont des analphabètes de la raison, car ils sont tout aussi démunis que ceux qui ne savent ni lire ni écrire.

SOPHISMES AUX PRÉMISSES SANS LIEN AVEC LA CONCLUSION OU AYANT UN LIEN INSUFFISANT AVEC LA CONCLUSION EN RAISON DE LA NON-PERTINENCE DES PRÉMISSES 1. Appel aux sentiments

Susciter une émotion (pitié, dégoût, peur, etc.) chez son interlocuteur au lieu de présenter un argument, afin de lui faire accepter une opinion.

Tu devrais cesser de manger du veau, car c’est du cadavre de bébé vache torturé.

2. Appel à l’autorité (argument d’autorité)

Invoquer l’autorité d’une personne connue, mais qui n’est pas une experte du sujet en question.

J’ai raison de m’opposer à l’exploitation du pétrole, car j’ai une formation en philosophie de l’Université d’Oxford, j’ai donné environ 200 conférences partout sur la planète, j’ai publié 80 articles dans des revues scientifiques et j’ai écrit 9 livres.

3. Appel au troupeau (appel à la popularité)

Utiliser le fait qu’un grand nombre de personnes partagent une opinion en tant qu’argument.

Presque tous les professeurs de philosophie de notre cégep votent pour le Parti Orange, tu devrais voter toi aussi pour le Parti Orange.

4. Appel à la tradition

Invoquer l’ancienneté pour justifier une idée ou une action.

La médecine traditionnelle chinoise a plus de 4000 ans d’expérience, tu devrais essayer cette infusion de carapaces d’insectes pour guérir ton rhume.

5. Appel à la nouveauté

Invoquer la nouveauté ou l’originalité pour justifier une idée ou une action.

On devrait aller à ce restaurant, il a une nouvelle administration.

6. Appel à la nature (passage du descriptif au normatif)

Fonder un jugement normatif ou un jugement de valeur sur un état de fait. L’inférence d’un être à un devoir-être est logiquement impossible.

Notre société est multiculturelle, donc nous devons respecter toutes les cultures.

7. Appel à l’ignorance

Affirmer qu’une opinion est vraie parce qu’elle n’a pas encore été démontrée fausse ou qu’elle ne peut être réfutée.

L’inconscient existe, aucun phénomène psychologique n’a jamais prouvé qu’il n’existe pas.

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TROISIÈME PARTIE | La logique de l’argumentation


8. Attaque contre la personne (attaque personnelle)

Attaquer une personne au lieu de critiquer ses arguments.

La critique de la démocratie que fait Platon n’est pas valable, il est un riche aristocrate.

9. Double faute

Justifier un comportement fautif en invoquant le fait qu’une ou plus d’une personne fait la même chose.

Il est acceptable de fracasser les vitrines des banques, car la violence est là avant que la vitre soit cassée, quand il y a des gens qui perdent leurs emplois, qui sont acculés à la pauvreté et dont la maison est saisie par ces mêmes banques.

10. Caricature

Déformer le discours de son interlocuteur pour le rendre plus facile à réfuter.

– Tu prétends vouloir une meilleure répartition des richesses, mais tu manges du caviar au restaurant ? – À t’écouter parler, on devrait tous manger du sable !

11. Généralisation abusive

Tirer une conclusion générale à partir d’un nombre insuffisant de cas.

Mon chum m’a trompée. Les hommes sont tous obsédés par le sexe.

SOPHISMES AUX PRÉMISSES SANS LIEN AVEC LA CONCLUSION EN RAISON D’UNE FORME INVALIDE DE RAISONNEMENT 1. Affirmation du conséquent

Affirmer le conséquent dans un syllogisme hypothétique. Le syllogisme hypothétique « Si P alors Q ; P est vrai, donc Q est vrai » est valide. Cependant, « Si P alors Q ; Q est vrai, donc P est vrai » est un raisonnement invalide, car il faut que P soit vrai pour que Q soit vrai et non pas l’inverse.

Tous les membres en règle de ce groupe d’extrême droite sont abonnés à la page Facebook publique du groupe. Tu es abonné à la page Facebook publique du groupe. Donc tu es membre en règle de ce groupe d’extrême droite.

2. Pétition de principe (cercle vicieux)

Répéter la conclusion en guise d’argument. Produire un argument qui présume que la conclusion est vraie.

Mon argument est suffisant, car ses prémisses constituent une preuve suffisante de la vérité de la conclusion.

L’éthique de la discussion rationnelle Savoir comment distinguer les bons arguments des mauvais permet d’adopter une attitude d’ouverture à la discussion. Aristote écrit qu’il ne faut pas discuter avec n’importe qui : « Mais il ne faut pas discuter avec tout le monde, ni s’entraîner à le faire avec le premier venu. Nécessairement, en effet, avec certains, les arguments baissent de qualité ; […] c’est pourquoi il faut éviter de s’engager trop facilement avec les premiers venus, car alors, inéluctablement, une discussion malheureuse en découle. » (Aristote, Topiques, 164b, trad. Doyon.) Voici les principes à respecter pour qu’une discussion rationnelle soit fructueuse.

Justifier ses croyances Une personne raisonnable s’impose de respecter un devoir de justification. Nous avons le devoir envers nous-mêmes et envers autrui de justifier nos croyances par de bons arguments.

Reconnaître les faits Certains jugements correspondent davantage à la réalité que d’autres. Les identifier est le but de la discussion rationnelle. Nos intérêts personnels, la défense d’une cause ou d’une idéologie ne doivent pas nous empêcher de voir la réalité telle qu’elle est. Pour discuter rationnellement, la réalité est la première chose qui doit nous intéresser, tout le reste vient après. Par exemple, on ne peut pas discuter avec des gens qui croient que les faits biologiques sont une construction sociale ou pour qui tout est relatif, sinon tout et rien à la fois sera possible. CHAPITRE 9 | Introduction à la logique informelle

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Ne pas se contredire Le respect du principe de non-contradiction est non négociable, car c’est le principe rationnel le plus fondamental. On ne peut pas discuter avec ceux qui disent une chose et son contraire en même temps ou qui refusent de traiter les cas similaires de façon similaire, parce que leur discours est insensé.

Respecter son interlocuteur Dans Intuition Pumps and Other Tools for Thinking, le philosophe états-unien Daniel Dennett nous propose de critiquer les idées des autres en suivant une méthode inspirée du psychologue états-unien Anatol Rapoport (1911-2007) : 1. Présentez les idées de votre opposant si clairement et si objectivement que son auteur pourrait vous dire : « Merci, j’aurais aimé pouvoir exprimer moi-même mes idées de cette façon. » 2. Mentionnez tous les éléments avec lesquels vous êtes en accord, surtout s’il s’agit d’idées peu populaires ou marginales. 3. Mentionnez tout ce que vous avez appris grâce à votre adversaire. Une fois que ces trois choses sont réalisées, vous pouvez vous permettre de faire des critiques négatives. Pas avant.

Apprendre de ses erreurs La capacité de réfléchir sur ses erreurs est une des caractéristiques de l’être humain. Une idée peut nous paraître intéressante, mais sa vérité peut se révéler finalement improbable. D’après Daniel Dennett, il faut savoir faire preuve d’humilité et accepter de remettre en question nos convictions les plus profondes. Lorsqu’on nous présente des positions qui résistent mieux à l’évaluation rationnelle que les nôtres, l’attitude rationnelle consiste à modifier notre position, même si cela nous prive d’une croyance qui donnait un sens à notre vie. Il faut analyser ses erreurs aussi impitoyablement et aussi froidement que possible. Selon Dennett, un véritable philosophe se délecte de ses erreurs en jouissant de la découverte de ce qui l’a fait errer. S’exposer volontairement à faire des erreurs afin de multiplier les occasions d’apprendre, telle est la vertu de la discussion rationnelle. C’est la raison pour laquelle les scientifiques exposent volontairement leurs erreurs au grand jour en publiant les résultats de leurs recherches. Exhiber ses errements est la vertu du chercheur de vérités.

Dialogue La démocratie suppose qu’on échange, qu’on discute, qu’on accepte l’expression d’idées qui nous dérangent, et même d’idées qui nous répugnent, ne serait-ce que pour mieux les confronter et les réfuter. C’est ce que le philosophe québécois Normand Baillargeon (né en 1958) aime appeler la « conversation démocratique ». Un vrai échange, une vraie discussion doit se faire sur la base d’arguments rationnels et tous les interlocuteurs doivent être ouverts à la discussion d’idées avec lesquelles ils ne sont pas nécessairement d’accord. Chacun doit même, dans un dialogue avec lui-même, tenter de détruire ses propres opinions pour échapper à l’ignorance de sa propre ignorance. Les conditions de possibilité de la conversation démocratique ne sont malheureusement pas toujours réunies. Baillargeon est profondément inquiet de certains aspects de l’actuelle conversation démocratique au Québec. Il voit se répandre, dans tous les horizons politiques, des stratégies par lesquelles on refuse le dialogue, comme appliquer des étiquettes infamantes (raciste, islamophobe, nazi, etc.) à ceux qui défendent des idées jugées offensantes afin de les exclure du débat en les rendant infréquentables. Il y a aussi la prolifération des sophismes et des fausses

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nouvelles qui, pour reprendre une métaphore de Sam Harris (op. cit.), nuisent au débat comme de véritables déchets toxiques, et qui trompent de plus en plus le public. Des philosophes, comme Nicolas Tenaillon, nous offrent des antidotes pour nous prémunir des sophistes d’aujourd’hui.

Dans les mots de Tenaillon

Nicolas Tenaillon

Savoir déjouer la nouveauté Dans l’extrait qui suit, Tenaillon présente de façon sarcastique le sophisme de l’appel à la nouveauté et nous suggère ensuite des stratégies pour y répliquer. Une façon humoristique de survivre à la mauvaise foi ! Le neuf plaît toujours. S’y référer vitalisera vos arguments et, par contraste, rendra ringards ceux de votre rival. Évidemment, pour user d’un tel piège, il vous faudra assimiler les expressions à la mode et stigmatiser celles employées par votre interlocuteur. Ainsi pour être « stylé » ou « swag » (à la page) et faire passer votre adversaire pour un « so 2010 » (un ancien), soyez « smart » (habile), dites-lui que son discours est mal « drivé » (dirigé), « bashez » (critiquez) ses « pitchs » (présentations). Demandez-lui avec impatience de « shooter » (envoyer) ses « insights » (conclusions) avec comme « deadline » (limite de délai) : « asap » (le plus tôt possible). Certes un tel langage n’est crédible que si vous êtes jeune et vif. Mais si c’est le cas, en l’utilisant, vous tétaniserez ceux qui le méconnaissent. Dans un monde qui s’accélère, les changements de mœurs suivent de près les mutations technologiques génératrices de nouveaux idiomes. Une personnalité qui les ignore s’exposerait aux sarcasmes. Nommé argumentum ad novitatem depuis Cicéron, ce stratagème est utilisé constamment dans la publicité. On fait croire aux consommateurs qu’un objet neuf a toujours plus de valeur qu’un vieux. Idem pour les idées. Pour vendre la Révolution, Saint-Just disait déjà que « le bonheur est une idée neuve en Europe ». […] Pas si facile de répliquer aux adeptes de la novlangue. Il est déconseillé de reprocher aux jeunes leur vulgarité ou leur insolence : vous passeriez pour un vieux moralisateur. Mais vous pouvez rappeler avec Nietzsche qu’il est bon d’être un inactuel : penser à contretemps, c’est penser par soi-même. Attaquez votre adversaire sur son côté moutonnier. Dites-lui qu’il n’y a rien de plus banal que de suivre la mode et que ses arguments ne sont que des slogans de pub. Houellebecq a bien montré, dans La Carte et le Territoire, que les vieux objets sont souvent plus beaux et plus fiables que les nouveaux. De même pour les idées : les dernières à la mode sont souvent les plus creuses. TENAILLON, Nicolas (2014). L’Art d’avoir toujours raison (sans peine). Quarante stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur (illustrations Nicolas Mahler). Paris, Philo Éditions.

Dans le contexte actuel, la pertinence de l’étude des règles de l’argumentation rationnelle ne devrait plus être remise en doute. Nous verrons dans le prochain chapitre comment prendre concrètement part à la conversation démocratique par la rédaction de textes argumentatifs.

Agrégé de philosophie et professeur en classes préparatoires aux grandes écoles, Nicolas Tenaillon collabore à Philosophie magazine. Il est chargé de cours à l’Université catholique de Lille depuis 2004, où il enseigne notamment la philosophie de la guerre. Il a publié L’Art d’avoir toujours raison (sans peine). Quarante stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur.

Enrichir ses connaissances Livres • BAILLARGEON, Normand (2005). Petit cours d’auto-défense intellectuelle. Montréal, Lux. Un excellent ouvrage pour apprendre à défendre la souveraineté de son esprit. Superbement illustré par le très regretté Charb (1967-2015). • LEPAGE, François (2008). Le dilemme du prisonnier. Montréal, Boréal. Une œuvre romanesque où la logique est au cœur d’une intrigue mettant en scène le célèbre dilemme. • IONESCO, Eugène (1959). Rhinocéros. Paris, Gallimard. Un des personnages de cette pièce de théâtre est un logicien.

Films • They Live de John Carpenter (1988). Un homme ordinaire trouve des lunettes donnant accès à des messages cachés dans son environnement. Voyant le réel et la vérité, il comprend que les médias de masse masquent des commandements exigeant notre obéissance. Le signe OBEY, couramment employé aujourd’hui sur des vêtements, est inspiré de ce film. • Inception de Christopher Nolan (2010). Un film métaphysique qui nous fait douter des apparences et qui incite au scepticisme quant à ce qui est vraiment réel.

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TEXTES À L’ÉTUDE Que signifie la liberté de penser ? Claude Piché (1952-) est professeur émérite au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Il s’intéresse à la philosophie kantienne, à l’idéalisme allemand, au néokantisme et à la phénoménologie. Dans le texte suivant, il explique pourquoi la liberté de penser ne signifie pas penser n’importe comment.

Devant me rendre en voiture à un important rendez-vous, je tourne la clé dans le contact et le moteur refuse de démarrer. Alors je me dis tout de suite que nous sommes un vendredi 13 et que cela explique tout : le vendredi 13 porte malheur ! Mon attitude est ici la même que lorsque je crois que passer sous une échelle porte malchance ou que briser un miroir entraîne sept ans de calamités. Comment appellet-on une telle attitude ? C’est évidemment la superstition. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant donne au paragraphe 40 une intéressante définition de ce qu’est la superstition. C’est cette attitude qui consiste à faire fi des lois de la nature. Au lieu de succomber à la superstition, Kant nous exhorte à nous servir des lois établies par la raison et à penser par nous-mêmes. […] La liberté de pensée ne signifie pas en effet que nous pouvons penser n’importe comment, comme bon nous semble, sans tenir compte des lois de l’entendement. La liberté de pensée correspond au contraire pour Kant à l’« autonomie » de la pensée, ce qui veut dire au sens littéral : obéir aux lois de sa propre raison, cette raison qui est la même chez tous les êtres humains. C’est bien là le sens de la devise des Lumières kantiennes : « Pense par toi-même ! » Cette devise veut dire plus précisément : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » On reconnaît bien sûr ici le mot d’ordre des Lumières énoncé dans le petit texte de 1784 Qu’est-ce que les Lumières ?. […] L’opuscule de Kant Que signifie s’orienter dans la pensée ? (1786) interpelle en effet deux brillants intellectuels, contemporains de Kant : Mendelssohn et Jacobi. Ces deux derniers ont croisé le fer dans un débat demeuré célèbre à propos de l’existence et de la nature de Dieu. Or, Kant leur reproche à tous deux de ne pas être éclairés et de passer outre aux lois de la raison. Le premier, Mendelssohn, continue à développer une métaphysique dogmatique en dépit du travail critique effectué par Kant en vue de montrer les limites étroites des lois de la raison, que Mendelssohn outrepasse allègrement. Il les court-circuite en croyant que l’on peut prouver l’existence de Dieu par une démonstration purement théorique. Certes, la question de l’existence de Dieu est importante aux yeux de Kant, mais elle échappe foncièrement à la faculté humaine de connaître. D’après Kant, un raisonnement qui démontrerait l’existence ou l’inexistence de Dieu ne peut être que fautif, car la raison humaine ne peut rien connaître au-delà du monde naturel. Quant au second, Jacobi, il se dépeint comme un non-philosophe et s’oppose à l’approche

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théorique du métaphysicien Mendelssohn. Il se réclame d’un sentiment spécial qui lui permet, à lui aussi, de faire fi des lois strictes de la raison. Si Mendelssohn se sert mal de la raison, Jacobi, pour sa part, lui tourne carrément le dos pour sombrer dans l’enthousiasme. Il croit qu’une sorte d’intuition surnaturelle, qui ne serait propre qu’à quelques élus, lui procure un accès direct à la divinité. Mendelssohn et Jacobi sont sans conteste des intellectuels, des Gelehrte comme dit Kant en allemand, c’est-à-dire des érudits. C’est eux que veut rappeler à l’ordre le texte de 1786 et aussi, dans une large mesure, celui de 1784. Mais est-ce à dire que Kant prêche les Lumières aux seuls érudits ? Faut-il absolument être instruit pour se servir convenablement de sa propre raison ? Pas du tout. […] Or, comme l’adoption d’une attitude superstitieuse est une tentation à laquelle tout un chacun est exposé, c’est tout être humain, à titre d’être raisonnable, qui est invité à y résister en se servant de sa propre raison. La définition des Lumières de la troisième Critique s’adresse donc au bon sens, à l’entendement commun. Sans doute les lois de la nature dont on doit tenir compte sontelles les lois de la physique. Mais plus fondamentalement, l’entendement de tout un chacun possède en lui-même des principes élémentaires qui guident son rapport au monde et servent de fondement à la physique. Ainsi la loi de la causalité doit-elle servir de guide à son interprétation des événements. Selon les lois de la causalité, tout phénomène naturel s’explique par une cause qui le précède ou, autrement dit, il n’y a jamais d’effet sans cause naturelle. Concrètement, cela revient tout simplement à réaliser par exemple que lorsque les rayons du soleil frappent la pierre, celle-ci devient toujours chaude, dans tous les cas, tout comme l’eau bout invariablement à 100 °C. La causalité ne souffre pas d’exception. Dès lors, si je me demande pourquoi ma voiture refuse de démarrer, c’est tout simplement parce que ma batterie est à plat, ou encore parce que le fil de l’un des deux pôles s’est disloqué. Ce n’est pas en raison du mauvais sort qui est prétendument jeté sur les vendredis 13, mais tout bonnement parce que j’ai négligé de faire vérifier ma batterie. Tout est en principe explicable rationnellement, par la causalité. Votre garagiste le sait très bien. Point n’est besoin de se référer au merveilleux, à la numérologie, au paranormal. Si j’ai pu croire un instant que le vendredi 13 expliquait la panne de ma voiture, j’étais dans l’erreur. En fait, la superstition ne donne rien à comprendre, elle n’explique rien. Elle défie plutôt l’intelligence.


EXERCICES e Ma toux n’est pas due à la grippe aviaire, ce n’est que

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de l’asthme.

f Il ne faut pas que le sage reçoive des ordres. (Aristote) g Les professeurs de philosophie doivent faire de leur

Classez les concepts suivants par ordre décroissant de généralité. a Animal, substance, être vivant, être humain, substance corporelle. b Vin, substance chimique, pinot gris, boisson alcoolisée, drogue, vin blanc. c Pinacée (conifère), végétal, végétal chlorophyllien, sapin baumier, sapin. d Animal vivant en troupeau, animal, être vivant, animal terrestre, animal sans cornes, animal marcheur, animal sans plumes, animal bipède, humain. e Chasseur d’hommes, chasseur, sophiste, chasseur d’animaux terrestres, chasseur de jeunes gens riches.

h i j k l m

Indiquez les défauts des définitions suivantes. a Une plante est une chose vivante verte. b Un homme est un bipède sans plumes à la peau pâle. c Une bague est un bijou doré, rond, épais et orné d’une pierre précieuse. d Un mammifère est un animal qui ne pond pas d’œufs. e La maladie est l’absence de santé. f La nourriture est ce qui nourrit. g Un barman est un employé de bar. h Une glace est un miroir. i Un ouragan est un phénomène météorologique extrême qui cause des millions de dollars de dommages aux États-Unis et fait périr beaucoup de personnes.

n o p q r s t u v w

Les philosophes donnent souvent une définition de leur cru aux concepts. À partir de votre lecture du texte « Une définition du ridicule » (page 190), présentez la définition du ridicule selon Platon en un paragraphe bien construit. À partir de votre lecture du texte « Ce qu’aiment les dieux est-il toujours bon? » (pages 191-192), identifiez et expliquez l’erreur que fait Euthyphron en tentant de définir la piété. De quel type sont les jugements suivants ? a Les entreprises privées ont été considérées comme des personnes légales avant les femmes. b Les femmes représentent environ 20 % des auteurs d’ouvrages pédagogiques destinés à l’enseignement de la philosophie au collégial. c Platon parle trop souvent d’homosexualité pour y être insensible. d L’idée d’enfanter par l’esprit et non par la chair est une sublimation de l’incapacité d’avoir des enfants.

x y z

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classe un espace sécuritaire pour que même les élèves les plus réservés puissent s’exprimer. Le Phédon est le dialogue de Platon le plus radicalement dualiste. La vie est une erreur que nous tentons de corriger. (Jérôme Lafond) Insulter les outardes est une manifestation de barbarie. (Jérôme Lafond) Offer Nissim est un excellent DJ. En cas d’infidélité, l’honnêteté s’impose. Il faut rechercher le plus grand bonheur du plus grand nombre. Toutes les sphères en or de l’univers font moins d’un kilomètre de diamètre. Il ne faut jamais utiliser une personne simplement comme un moyen. On ne devrait jamais faire une action sans pouvoir accepter en sa conscience qu’elle puisse être obligatoire pour tous. Toutes les drogues devraient être légalisées. Des comportements homosexuels s’observent chez presque toutes les espèces animales. Il ne faut pas toujours dire la vérité. Tu calmeras ton désir pour la beauté mortelle. Il faut faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. Nous devons rendre à chacun ce qui lui est dû. Les lois sur la protection des animaux devraient être renforcées. Les fumeurs coûtent moins cher à l’État en soins de santé que les non-fumeurs. Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain. Respecte tes parents.

De quel type sont les jugements suivants ? a Tous les hommes dans la vingtaine ont déjà consommé de la pornographie. b Écrire tout croche est la preuve qu’on est inspiré. c Ce dont l’Histoire ne parle pas est souvent ce qui devrait être le plus connu. d Le timbre de la voix de ceux qui crient détenir la vérité est une sonorité repoussante. e Il ne faut pas confondre plaisir et bonheur. f Les hommes devraient remettre en question leurs privilèges d’hommes.

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g Aristote inscrit sa propre pensée dans la pensée qui

le précède. h Arthur Schopenhauer se couchait toujours avec des pistolets chargés à portée de la main.

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Les raisonnements suivants sont-ils déductifs ou inductifs ? a Tous les fascistes veulent limiter la liberté d’expression. Mathieu est fasciste. Mathieu veut limiter la liberté d’expression. b Tommy est allergique à presque toutes les noix. Il va être malade s’il mange des noix de pin. c J’entends de la musique forte pour la première fois. J’ai de nouveaux voisins. Ce sont les nouveaux voisins qui mettent de la musique forte. d Tous les dimanches, Gilles va souper au St-Hubert. On est dimanche, donc Gilles va souper au St-Hubert. e Jocelyne soupe au St-Hubert depuis 364 dimanches consécutifs. Jocelyne va aller souper au St-Hubert dimanche prochain. f Les bouteilles sont rangées sur la tablette selon l’ordre des couleurs de l’arc-en-ciel. Il manque une bouteille après la bouteille jaune. La bouteille qui va aller à côté de la bouteille jaune va être orange. g Depuis qu’il s’entraîne à ce gym, Philippe prend toujours une boisson protéinée après son entraînement. Philippe s’entraîne demain. Philippe va prendre une boisson protéinée demain. h C’est toujours mal de mentir. Emmanuel vient de mentir. Emmanuel vient de faire le mal.

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Lisez attentivement le texte « La colère, émotion humaine ou animale ? » (pages 192-193) et répondez aux questions suivantes. a Il y a une contradiction dans le texte de Sénèque. Laquelle? b En quoi la définition de la colère d’Aristote, rapportée dans le texte, diffère-t-elle de celle de Sénèque?

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Évaluez la probabilité que les prémisses des raisonnements suivants soient vraies. Sont-elles assez probables pour que vous les acceptiez ? a Les chats noirs portent malheur, donc il faut éviter de croiser le regard d’un chat noir. b La cigarette est très cancérogène, donc arrêter de fumer est bon pour la santé. c Les produits homéopathiques ont un effet supérieur à l’effet placebo, donc les pharmaciens ont raison de vendre ces produits. d Nathalie a vu un fantôme, donc les fantômes existent. e La théorie de la sélection naturelle explique l’évolution des espèces sans avoir recours à une intelligence surnaturelle. Depuis la publication de la théorie de

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la sélection naturelle par Charles Darwin en 1859, aucune observation n’a réfuté la théorie. Il est donc inutile de continuer à débattre à savoir si la vie proviendrait d’une intervention divine plutôt que d’un processus naturel. f Je suis né sous le signe du Sagittaire. Or, les Sagittaire ont un naturel sceptique. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas à l’astrologie. (D’après Arthur C. Clarke.) g Les gars qui ont de gros muscles ne sont pas intelligents, donc si tu veux un chum intelligent, cesse de séduire des gars musclés. h Plusieurs personnes qui ont vécu une expérience de mort imminente ont vu une intense lumière, donc il y a une vie après la mort. i Les livres sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ne disent pas tout, car cette guerre est un complot planifié par ceux qui ont fait la Révolution française. j Le hip hop est une invention du gouvernement des États-Unis. C’est vrai, mon professeur de philosophie l’a dit. k Jusqu’au 20e siècle, la philosophie occidentale a surtout été une affaire d’hommes blancs, voilà pourquoi la tradition philosophique occidentale est sexiste et raciste. l Quand on veut on peut, donc ceux qui restent pauvres toute leur vie manquent de volonté. m Il ne faut pas trop critiquer les produits naturels, car il est important de ne pas nuire aux petits commerces de produits naturels. n La liberté de conscience est un droit fondamental, donc critiquer les croyances d’autrui est un manque de respect. o Ne navigue pas trop loin vers l’horizon, car la terre est plate et tu risques de tomber dans l’abîme. p Roger n’a pas fait de lévitation. Ceux qui ont raconté cette histoire sont soit des menteurs, soit des crédules qui manquent d’esprit critique. q La richesse protège l’environnement, car les riches ont statistiquement tendance à faire moins d’enfants. Or, mettre un enfant au monde est un des gestes qui nuisent le plus à l’environnement. r Les fumeurs meurent généralement bien plus jeunes que les non-fumeurs. Les fumeurs meurent souvent de crises cardiaques ou de cancer du poumon, des pathologies qui entraînent habituellement une mort rapide. Si on tient compte du fait que ce sont les vieillards qui vivent jusqu’à un âge très avancé qui coûtent le plus cher en soins de santé, nous sommes obligés de conclure que les fumeurs font économiser de l’argent à l’État. Le gouvernement doit donc cesser de lutter contre le tabagisme.


Chapitre

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LE TEXTE ARGUMENTATIF

OBJECTIFS • Comprendre l’importance de savoir penser par soi-même • Savoir structurer soi-même son argumentation • Savoir planifier et rédiger un texte argumentatif

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Quête

Comment s’écrit la philosophie ?

Une conversation sur Facebook vire au vinaigre, car une connaissance cherche à vous persuader que les vaccins causent l’autisme. Sur ce média social, ce qu’il sera généralement possible de lire en commentaires se résume à des opinions de deux ou trois phrases. Dès qu’on excède le paragraphe, peu de gens vont poursuivre la lecture et, s’ils le font, l’interprétation tendancieuse risque fort d’être le mot d’ordre et la discussion sera vaine. De nombreuses questions névralgiques suscitent de vives émotions, et c’est pourquoi il ne suffit pas de simplement nier ce que l’autre dit en quelques lignes, au risque que ce dernier se braque et campe sur ses positions. Pour dépasser les réponses défaillantes que peut susciter ce genre de conversations, il est important de déployer sa pensée dans un texte argumentatif plus long et plus étoffé. Argumenter, c’est réfléchir à un problème donné, exposer des idées et proposer un raisonnement à l’appui d’une thèse. Bien souvent, le mot argumenter possède une connotation négative : une personne ergote afin d’en convaincre une autre de son point de vue avec une telle volonté de persuader qu’elle en oublie l’importance de la cohérence ou de la profondeur. Au contraire, l’argumentation en philosophie suppose la recherche de la vérité et implique donc une certaine rigueur. Le texte argumentatif vise à convaincre le lecteur, et ce, de manière rationnelle. Toute personne qui s’engage dans une discussion argumentée ou dans la rédaction d’un texte argumentatif doit le faire de bonne foi : elle doit défendre une thèse qu’elle juge vraie à l’aide de prémisses qu’elle considère comme acceptables et supposer que ses interlocuteurs ou ses lecteurs font de même. Elle évite d’utiliser des moyens de persuasion malhonnêtes, comme les sophismes (chapitre 9), ou de passer sous silence des difficultés réelles que soulève son point de vue. Le présent chapitre aborde le texte argumentatif sous toutes ses coutures et donne les outils nécessaires pour faire pencher la balance en votre faveur.

Le texte argumentatif Un texte argumentatif est un texte où l’auteur défend une idée à propos d’une question faisant l’objet d’un débat. Il a pour but de convaincre le lecteur que cette idée devrait, aux yeux de l’auteur, faire consensus. Il est étayé par des arguments rationnels exempts de dogmatisme. Le dogmatisme est l’attitude de celui qui affirme ses opinions avec autorité, sans admettre qu’elles puissent être imparfaites ou erronées. Le dogmatisme est une forme d’autoritarisme, car une personne dogmatique impose ses opinions en leur donnant la même autorité impérative que peut avoir un décret politique pour les citoyens d’un État. En effet, la signification primitive du mot grec dogma aurait été celle de « décision politique d’un souverain ou d’une assemblée ». Le dogmatisme est une grave entrave au dialogue. Il est en effet crucial de comprendre que le texte argumentatif ne représente pas nécessairement la vérité : il rend compte de ce que la personne qui le rédige considère comme étant le plus près de la vérité, preuves à l’appui. Un texte argumentatif qui détruit une conception de la réalité peut lui-même être détruit à son tour à la lumière de faits nouveaux ou de meilleurs arguments. En philosophie, la vérité peut rarement être tenue pour acquise.

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TROISIÈME PARTIE | La logique de l’argumentation


Dans les mots de Kant

Emmanuel Kant

L’importance de penser par soi-même Apprendre à argumenter, c’est apprendre à penser par soi-même. Dans l’extrait suivant, le philosophe allemand Emmanuel Kant explique l’importance de penser par soi-même et la nécessité de défendre la liberté d’expression. Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à luimême. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des Lumières. La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un directeur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette ennuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s’ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n’est pas sans doute aussi grand qu’ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.

Emmanuel Kant (1724-1804) est un philosophe allemand incontournable. S’opposant au mysticisme, Kant a tenté de concilier les croyances métaphysiques et morales du christianisme avec le rationalisme et la liberté de pensée du mouvement des Lumières. Son œuvre principale est la Critique de la raison pure, publiée en 1781.

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intelligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai. […] Mais que le public s’éclaire lui-même, c’est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu’on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répandront autour d’eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu’il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d’abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite euxmêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d’entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! […] La diffusion des Lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. Mais j’entends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L’officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. […] Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui. Mais pourtant il ne manque pas à son devoir de citoyen en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur CHAPITRE 10 | Le texte argumentatif

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Logos 3e édition

La raison en quête de vérité La philosophie plus accessible que jamais ! Destiné au cours Philosophie et rationalité du collégial, Logos : La raison en quête de vérité est un ouvrage visant à faciliter ce premier contact avec la philosophie. En dix chapitres, les étudiantes et les étudiants s’initieront non seulement à la philosophie et au développement de la pensée rationnelle, mais apprendront aussi à traiter d’une question philosophique. L’organisation du contenu en trois parties facilitera cet apprentissage au fil de leur lecture : ■ première partie : présentation de l’avènement et de l’évolution de la pensée rationnelle et du discours philosophique en le distinguant des discours religieux et scientifique ; ■ deuxième partie : extraits de textes philosophiques présentant la pensée des sophistes, de Socrate, de Platon et d’Aristote, des stoïciens, des épicuriens et des cyniques ; ■ troisième partie : rudiments de la logique de l’argumentation et de la rédaction d’un texte argumentatif. Cette troisième édition met de l’avant : ■ une organisation claire et efficace ; ■ un contenu bien vulgarisé ; ■ des exemples qui touchent les jeunes d’aujourd’hui ; ■ de nouveaux extraits de textes philosophiques d’une grande richesse ; ■ un chapitre sur la logique de l’argumentation encore plus concret pour les étudiantes et étudiants ; ■ un tout nouveau chapitre sur la rédaction d’un texte argumentatif ; ■ un large éventail d’exercices qui permet de vérifier la compréhension des concepts, de stimuler l’esprit critique et philosophique ainsi que d’apprendre progressivement à analyser un texte philosophique et à rédiger un texte argumentatif.

Versions numériques accessibles avec ou sans connexion Internet L’accès 6 mois à la version numérique sur MaZoneCEC est offert gratuitement avec le manuel papier. La version de l’enseignant permet : ■ de projeter, d’annoter et de feuilleter l’ouvrage en entier ; ■ d’accéder au corrigé et à tout le matériel complémentaire ; ■ de partager des notes et des documents avec les étudiants ; ■ d’accéder aux exercices interactifs associés à l’ouvrage.

La version de l’étudiant permet : ■ de feuilleter et d’annoter chaque page ; ■ d’accéder à plus de 350 exercices interactifs.

L’accès 1 an à la version numérique uniquement est aussi disponible pour achat en ligne au www.editionscec.com.

Diane Brière, docteure en philosophie, a enseigné la philosophie au Collège Montmorency jusqu’en 2010. Elle a publié aux Éditions CEC, dans la collection « Philosophies vivantes », le Discours de la méthode de René Descartes et Phédon de Platon. Elle a également participé à l’écriture des cahiers d’apprentissage Acteurs du monde (1er cycle du secondaire) et rédigé les cahiers d’exercices Voir autrement (2e cycle du secondaire) d’Éthique et culture religieuse parus aux Éditions CEC. François Doyon, docteur en philosophie, enseigne la philosophie depuis 2007. Ses recherches portent sur l’herméneutique, la philosophie de la religion et la logique informelle. Il a publié Les philosophes québécois et leur défense des religions (Connaissances et savoirs, 2017). Il est aussi l’un des auteurs de L’art du dialogue et de l’argumentation (Chenelière, 2009) et de La face cachée du cours Éthique et culture religieuse (Leméac, 2016).


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