Lachès et Lysis

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C’est de l’éducation que dépend tout le bonheur des familles qui prospèrent selon que les enfants sont bien ou mal élevés. — PLATON, Lachès, 185a

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Les plus anciens textes complets de la tradition philosophique occidentale sont les dialogues de Platon. Ce sont de petits drames argumentatifs qui, après l’appropriation qu’en ont faite les théologiens chrétiens, sont devenus les pierres angulaires de la culture européenne. Platon, un fils indigné de la guerre sanglante qui opposa Sparte et Athènes, rivalise avec Homère au titre de grand éducateur de la jeunesse grecque. Platon ne parle pas en son nom pour accomplir sa tâche de réformateur de la culture ; il va plutôt donner la parole à un Socrate ressuscité. Il est un maître de sagesse idéalisé, un ami authentique, un amant parfait, l’incarnation du courage qui interroge les jeunes et les moins jeunes pour les tirer de l’ignorance et les convaincre de l’existence de valeurs morales absolues, éternelles et immuables.

Platon

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Platon

Lachès – Lysis

Le Socrate de Platon, qui voit dans le bien la source de toute existence et juge que la justice est une valeur plus importante que la vie, moralise toute la philosophie. Soumettre toute l’existence humaine à des idées fixes définissant les vertus morales comme le courage et l’amitié est une obsession que l’on voit se déployer dans le Lachès et le Lysis. C’est une obsession encore présente à notre époque où un dogmatisme de la vertu aux tendances totalitaires tend à s’imposer partout.

PHILOSOPHIES VIVANTES

François Doyon, docteur en philosophie, enseigne la philosophie depuis 2007. Ses recherches portent sur l’herméneutique, la philosophie de la religion et la logique informelle. Il a publié Les philosophes québécois et leur défense des religions (préface de Normand Baillargeon, Connaissances et savoirs, 2017) et Nietzsche : Généalogie de la morale (CEC, 2019). Il est aussi l’un des auteurs de Logos, 3e édition (CEC, 2018), de L’art du dialogue et de l’argumentation (Chenelière, 2009) et de La face cachée du cours Éthique et culture religieuse (Leméac, 2016).

Lachès Lysis

CODE DE PRODUIT : 220457 ISBN 978-2-7617-9601-9

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TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS ..........................................................................................

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REPÈRES HISTORIQUES ...........................................................................

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PLATON : ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE ................................................. 11 CONTEXTE CULTUREL DU LACHÈS ET DU LYSIS ............................... La pédérastie ............................................................................................. Socrate ....................................................................................................... Les sophistes ............................................................................................. L’ œuvre de Platon ....................................................................................

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LA PHILOSOPHIE DE PLATON ................................................................ Les Idées ................................................................................................... L’ allégorie de la caverne .......................................................................... Les définitions .......................................................................................... L’ âme ......................................................................................................... L’ État ......................................................................................................... L’ influence de Platon ...............................................................................

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ANALYSE DU LACHÈS ................................................................................ 51 ANALYSE DU LYSIS ..................................................................................... 55 LA RÉSONANCE ACTUELLE ................................................................... Le courage à l’ère d’Internet .................................................................... L’ amitié platonique sur Facebook .......................................................... La transgression des définitions .............................................................

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PISTES DE RÉFLEXION ............................................................................. 70 LACHÈS ......................................................................................................... 73 LYSIS

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BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................... 144


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AVANT-PROPOS Platon n’était certes pas borné au point de croire, comme il l’enseignait, que les concepts sont fixes et éternels, mais il voulait qu’on le crût. — FRIEDRICH NIETZSCHE1 Lire Platon, c’est toucher aux plus anciens vestiges encore debout de la philosophie occidentale. Platon est loin d’être le premier philosophe de l’histoire, mais ses œuvres sont les plus anciens textes philosophiques qui aient réussi à traverser des océans de temps pour parvenir jusqu’à nous (il n’y a que deux autres philosophes Statue de Platon située près des vestiges de l’Académie, à Athènes. de l’Antiquité grecque qui n’ont pas vu leur œuvre presque entièrement engloutie : Aristote, l’élève de Platon, et Plotin, un platonicien d’Alexandrie qui a longtemps vécu à Rome). Les œuvres de Platon ont évité le naufrage d’abord parce que son école a pris très au sérieux son travail d’édition des œuvres du maître, mais aussi parce que la philosophie platonicienne, qui accorde plus d’importance à l’intelligence qu’aux sensations et plus de valeur à l’âme qu’au corps, qui rêve du retour de l’âme immortelle dans sa patrie céleste et qui fait de la divinité la mesure de toute chose, avait plus d’affinité avec le christianisme que toute autre philosophie. Certains des premiers théologiens chrétiens ont puisé allègrement dans la philosophie platonicienne pour 1

Fragment posthume, XI, 34 [179], avril-juin 1885.


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Platon – Lachès, Lysis

donner un peu de substance à la doctrine chrétienne naissante2 : le platonisme a ainsi pu survivre, quoiqu’atrocement défiguré, à la fermeture des écoles philosophiques d’Athènes décrétée au nom de Jésus-Christ par l’empereur byzantin Justinien en 529. Nous lisons donc Platon parce qu’il est le premier qui nous ait laissé des œuvres philosophiques complètes, les œuvres antérieures, souvent colossales, étant réduites à l’état de fragments qu’on retrouve cités, sous la plume, notamment, de leurs saints détracteurs chrétiens. Parler de ce qu’on veut faire disparaître possède paradoxalement la vertu d’en allonger l’espérance de vie. Une philosophie qui ne tient pas compte des avancées de la science est une religion qui s’ignore. L’ immortalité de l’âme de même que la réincarnation sont deux doctrines essentielles au platonisme des origines qui sont davantage des croyances religieuses que des thèses philosophiques étant donné l’absence de bonnes raisons d’y croire, absence qu’une honnête personne instruite de l’avancement des sciences de la nature ne peut nier. La philosophie politique de Platon est aussi insoutenable que sa doctrine ésotérique sur l’âme. Il est mal vu de le dire ouvertement, mais Platon déteste la liberté au point de fantasmer une cité idéale tellement purifiée de la liberté que la philosophie y devient absolument impossible.

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L’une des plus importantes croyances chrétiennes vient de Platon. La doctrine de l’immortalité de l’âme provient de la philosophie platonicienne et elle s’amalgama tant bien que mal à la croyance en la résurrection des corps. Les juifs voyaient traditionnellement la mort comme un sommeil éternel et les contemporains de Jésus ne croyaient pas tous en une vie après la mort. Les pharisiens espéraient la résurrection, mais les sadducéens la niaient. C’est la popularité du platonisme et l’hellénisation de la Palestine qui expliquent probablement l’introduction chez les juifs de la croyance selon laquelle après la mort, la vie de la personne humaine continue sous une forme spirituelle. Les premiers penseurs chrétiens qui tentèrent de fusionner le christianisme avec une partie du platonisme, saint Justin et Tatien, croyaient d’ailleurs que l’âme est de nature mortelle, mais que Dieu peut la rendre immortelle s’il décide de lui accorder cette grâce. C’est lorsque l’espérance en l’imminence d’un second avènement du Christ s’affaiblit que la croyance platonicienne en l’immortalité de l’âme supplanta la croyance en la résurrection de la chair, sans toutefois l’éliminer complètement.


−429 : La peste décime la population d’Athènes réfugiée derrière les murs de la ville. Mort de Périclès, victime de la peste.

−431 : Début de la guerre du Péloponnèse, un long et sanglant conflit opposant Athènes et sa rivale Sparte, ainsi que leurs alliés respectifs. La riche et impérialiste Athènes faisait peur aux alliés de Sparte et la considérable puissance militaire de Sparte inquiétait Athènes.

Histoire

−423 : La pièce d’Aristophane intitulée Les Nuées ridiculise Socrate.

−429 : Socrate sauve la vie d’Alcibiade lors d’une bataille à Potidée.

−430 : Socrate est soldat à Samos.

−441-−429 : Il semble que Socrate fréquente l’entourage de Périclès. Liaison présumée avec Alcibiade, le neveu de Périclès.

−470 : Naissance de Socrate.

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REPÈRES HISTORIQUES

−428-−427 : Naissance de Platon.

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−413 : Alcibiade est accusé par les Athéniens d’avoir commis des sacrilèges et on le soupçonne de comploter contre la démocratie. Il est condamné à mort et ses propriétés sont confisquées. Il se réfugie à Sparte et divulgue des informations stratégiques aux Spartiates pour se venger des Athéniens. Mort de Nicias.

−415 : Alcibiade attaque Syracuse. La flotte athénienne est détruite et les soldats d’Alcibiade sont massacrés ou réduits en esclavage.

−417 : Athènes massacre et réduit en esclavage les habitants de l’île de Milos.

−418 : Athènes perd une bataille à Mantinée. Mort de Lachès.

−419 : Athènes brise la trêve.

−420 : Mort de Protagoras. Mort d’Hérodote.

−414 : Socrate sauve la vie d’Alcibiade lors d’une bataille à Délium.

Socrate

Platon

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−421 : Le général athénien Nicias obtient une trêve entre Sparte et Athènes. Les cités alliées poursuivent cependant les hostilités. Alcibiade, neveu de Périclès et élève de Socrate, devient chef du parti démocratique.

Histoire

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PLATON : ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE Cette terre rocailleuse, si gorgée de lumière qu’elle semble l’exsuder, est abreuvée de sang. Là dorment les restes de dizaines de milliers d’hommes, qui ne savaient pas qu’ils étaient tous des Grecs et, encore plus, des humains. Pleurons ces âmes valeureuses et naïves, ces corps beaux et vigoureux, tous sacrifiés à ce monstre hypocrite au masque serein et bienveillant qu’on appelle la Cité, la Polis – non sans avoir été d’abord défigurés de l’intérieur par la haine. — GERALD MESSADIÉ, Madame Socrate Les sources dont nous disposons concernant la naissance de Platon ne concordent pas. On sait seulement qu’il est né au début de la guerre du Péloponnèse, à l’époque de la mort du grand chef d’État athénien Périclès (−429). Platon est mort une dizaine d’années avant la victoire de Philippe, roi de Macédoine, à Chéronée (−338). Les récits sur sa naissance sont auréolés de légendes fantastiques. L’ une d’elles, par exemple, raconte qu’il serait né d’une vierge fécondée par le dieu Apollon. Une naissance virginale : un thème récurrent dans les récits mythiques Platon dans les jardins de l’Académie avec ses disciples. Gravure tirée de La morale en action par l’histoire de Mullet, 1881.


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Platon – Lachès, Lysis

C’est à l’Académie que Platon écrit la majeure partie de son œuvre, composée de dialogues qui sont vraisemblablement les mémoires des conversations qu’il tenait avec ses élèves (Phèdre, 276d). Dans presque tous les dialogues, Socrate mène la discussion avec ses amis. Il y met souvent en scène des personnages de ses connaissances, ses amis, ses frères, des gens célèbres. Écrire, enseigner, discuter longuement avec les élèves les plus avancés, tel fut l’essentiel de la vie de Platon. Mais, du fait qu’il appartenait à une famille d’activistes politiques, le puissant désir de changer concrètement les choses sur le plan politique brûlait toujours en lui. Moraliste en lutte, Platon a fait deux autres voyages à Syracuse, dans l’espoir de réformer le gouvernement de cette cité avec son ami Dion. C’est chaque fois un échec et un péril pour sa vie. Dion finit par se faire assassiner. Syracuse, comme Athènes, semble irrécupérable. Platon, désormais définitivement reclus dans son école, va écrire ses derniers dialogues, où il révise et améliore ses théories. Mais il se voit jusqu’à la fin comme un grand législateur, comme son ancêtre Solon. En effet, il meurt en écrivant les Lois, un très long dialogue (le plus long de tous) sur la philosophie politique dont Socrate est absent et où il n’est plus question de révolutionner une cité déjà existante, mais de fonder une nouvelle colonie basée sur des principes autoritaires.


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CONTEXTE CULTUREL DU L ACHÈS ET DU LYSIS Lorsqu’on se promène parmi les ruines d’un temple de la Grèce antique, il est très difficile d’imaginer la majesté du bâtiment à son époque, car les colonnes sont tout écroulées, les pierres sont usées et l’imagination peine à métamorphoser les ruines en temples colorés étincelant sous le soleil méditerranéen. Il en est de même lorsqu’on lit Platon : le temps a L’Acropole d’Athènes par Friedrich Thiersch, tellement passé, le monde a tel- vers 1880. lement changé qu’il est difficile de se représenter ce que Platon peint dans ses dialogues, même si ses mises en scène sont souvent concrètes et détaillées. Le monde de la philosophie antique est un monde disparu ; nous en sommes les héritiers rendus amnésiques par vingt-trois siècles de distance et deux millénaires de christianisme. Pour bien comprendre le Lachès et le Lysis, il faut prendre le temps de dire quelques mots sur les relations sexuelles entre hommes et adolescents dans la Grèce ancienne, sur l’étrangeté de Socrate et sur le choix d’écrire la philosophie sous forme de dialogue.

LA PÉDÉRASTIE Les dialogues de Platon nous montrent un Socrate profondément troublé par la beauté des jeunes adolescents (voir, par exemple, Charmide, 154a-d ; Charmide, 155d ; Ménon, 76b-c ; Protagoras, 309a-b ; Banquet, 216d). Dans le Lysis, alors que Socrate est invité


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de Platon sont des provocations à penser. Une autre raison qui a probablement motivé le choix de Platon de ne pas écrire en son nom propre est la prudence. Socrate a été mis à mort pour s’être exprimé en public ; écrire clairement ce que l’on pense est dangereux, car un texte écrit ne peut se défendre sans son auteur (risques de citations hors contexte, de déformation des propos, de falsification du texte, etc.). Comment citer Platon ? En 1578, l’humaniste français Henri Estienne (1528-1598), aussi connu sous son nom latinisé Henricus Stephanus (à l’époque, les savants écrivaient en latin et se donnaient en conséquence un nom latin), a publié une édition des œuvres de Platon à partir de laquelle on le cite encore aujourd’hui. Chaque page comporte deux colonnes : l’une est le texte grec, l’autre est la traduction latine. Cinq lettres (a, b, c, d, e) divisent en cinq sections le texte de la page. Une citation de Platon comprend le nom du dialogue (suivi du numéro du livre en chiffres romains, dans le cas de la République et des Lois), le numéro de la page de l’édition Estienne et la lettre de la section contenant le premier mot de la citation, et, s’il y a lieu, la lettre de la section contenant le dernier mot, après un trait d’union. Exemple : Platon, Parménide, 135d. Puisqu’il existe de très nombreuses éditions des œuvres de Platon, les citations de Platon dans un texte peuvent ainsi être vérifiées par les lecteurs sans avoir à utiliser la même édition ou traduction que celle utilisée par l’auteur.


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LA PHILOSOPHIE DE PLATON Il faut toujours garder à l’esprit que Platon n’écrit pas en son nom propre et qu’il n’est pas certain que Socrate exprime ce que Platon pense vraiment. On présume le plus souvent que son personnage de Socrate lui sert de porte-parole. Mais sur plusieurs points le Socrate de Platon se contredit d’un dialogue à l’autre. Il reste donc toujours très spéculatif de parler de « philosophie de Platon ». La pensée de Platon ne semble jamais arrêtée de façon définitive, elle est toujours en train d’évoluer d’un dialogue à l’autre (sauf sur deux points : l’extrême difficulté de connaître la vérité et la supériorité de l’âme sur le corps). Platon n’est jamais présent dans ses dialogues (sauf dans l’Apologie où sa présence au procès de Socrate est mentionnée), il ne parle pas en son nom propre. Il est donc très prétentieux de prétendre pouvoir résumer sa pensée et ce qui suit n’en est qu’une esquisse bien provisoire.

L’école d’Athènes par Raphaël, 1510. Cette fresque, dans laquelle Raphaël a réuni les philosophes majeurs de la Grèce antique, symbolise la philosophie et la recherche du Vrai. Platon y est représenté, au deuxième plan au centre du tableau, pointant le doigt vers le ciel comme pour indiquer un monde supérieur.


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les âmes enlaidies par l’injustice, mythe que Platon sert en guise d’argument à la fin du Gorgias pour défendre la thèse selon laquelle la justice est toujours plus avantageuse que l’injustice, sera repris par les chrétiens dans leur conception d’un enfer comme lieu de torture des damnés. Avant Platon, l’Hadès, lieu de séjour des morts, n’était pas pour toutes les âmes un enfer de punition. Chez les chrétiens, les supplices de l’enfer sont plus une manifestation de l’esprit de vengeance qu’un argument, comme ce l’est chez Platon, pour inciter tous les hommes, même le plus puissant sur Terre, à ne jamais commettre l’injustice.

La chute des anges rebelles de Pieter Brueghel l’Ancien, 1562.


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ANALYSE DU LACHÈS Le Lachès est un dialogue dont la question première porte sur l’éducation qu’il convient de donner à de jeunes hommes pour en faire d’excellents citoyens. Lysimaque, fils du grand homme d’État athénien Aristide le Juste, et Mélésias, fils de l’historien et homme politique Thucydide, ont chacun un fils qu’ils voudraient éduquer afin que les deux avec Athéna et Hermès, garçons soient dignes de Combattants vers – 530. leurs illustres grands-pères. Un maître d’armes vient de donner une démonstration de la maîtrise de son art à laquelle les deux hommes ont assisté en compagnie de deux célèbres militaires, Nicias et Lachès. On requiert l’avis des militaires concernant les vertus éducatives de l’apprentissage du maniement des armes. Si l’on veut faire des hommes les plus parfaits possible de ces adolescents, faut-il leur enseigner le maniement des armes ? Nicias est en faveur de cet enseignement. Selon lui, le maniement des armes est un exercice qui développe le corps plus efficacement que tous les exercices du gymnase et c’est celui qui, avec l’équitation, convient le mieux à un homme libre. De plus, un véritable entraînement à la guerre doit se faire avec les instruments utilisés à la guerre. Le maniement des armes est une science qui permet de se surpasser en courage et en confiance à la guerre, car celui qui possède la science du maniement des armes n’aura rien à craindre à la guerre, même si les rangs sont rompus. Enfin, étudier


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le maniement des armes donne ensuite le désir d’apprendre la tactique, puis la stratégie. L’avis de Lachès va plutôt en sens contraire. Le maniement des armes, dit-il, n’est peut-être pas une science, ou si c’est une science, ce n’est pas une science très utile, car aucun de ceux qui ont pratiqué le maniement des armes ne s’est jamais illustré à la guerre. Profitant de la présence de Socrate, Lysimaque lui demande de trancher. Socrate répond que l’éducation des jeunes est une chose trop importante pour la soumettre à un vote. Il faut plutôt se fier à un expert. Puisqu’on se demande si une science est bonne pour l’âme des jeunes, on a besoin d’un expert dans le soin des âmes. Socrate oriente ainsi la discussion sur le soin de l’âme. Au lieu de chercher un maître compétent, Socrate propose un autre type d’examen, plus fondamental, sur la vertu. Car avant de chercher comment mettre la vertu dans l’âme des jeunes, il faut savoir ce qu’est la vertu. Comme il est trop difficile de définir la vertu en général, contentons-nous d’en définir une partie, le courage, car c’est la partie de la vertu qui semble se rapporter à l’apprentissage du maniement des armes. Le militaire Lachès commence par affirmer que le courage, c’est de faire face à l’ennemi en gardant son rang, sans prendre la fuite. Socrate fait alors remarquer qu’on peut aussi combattre l’ennemi en fuyant. Une bonne définition du courage doit nous dire ce qu’est le courage chez tous les types de combattants, mais aussi chez les hommes exposés aux dangers de la mer et chez tous ceux qui sont courageux contre la maladie, la pauvreté, les périls de la politique, la douleur et la crainte, et chez ceux qui résistent aux passions et aux plaisirs. Autrement dit, Socrate est à la recherche de l’essence du courage, il demande à Lachès d’expliquer ce qu’il y a d’identique dans tous ces cas. Lachès propose donc une définition plus générale. Le courage, dit-il, est une sorte de fermeté d’âme. Mais toute fermeté, rétorque Socrate, n’est pas digne d’être appelée courage. La fermeté jointe à la folie est un entêtement nuisible et malfaisant qu’on ne peut pas appeler courage. Lachès précise alors sa définition en disant que cette fermeté doit être intelligente. Socrate réplique en faisant admettre qu’il arrive que l’on soit ferme avec intelligence sans que ce soit du courage (le médecin qui impose fermement un traitement à son patient). De plus, il


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ANALYSE DU LYSIS Aux abords d’une palestre où s’entraînent, nus, de jeunes adolescents, Socrate discute avec Hyppotalès, un homme follement amoureux de Lysis, le plus joli garçon de l’endroit. Pour le séduire, il chante les louanges de sa famille. Socrate, qui prétend s’y connaître concernant l’amour des jeunes gens, trouve cette façon de faire inefficace et se propose pour lui faire une démonstration Achille et Ajax jouant aux dés, vers – 490. de la façon dont il faut s’y prendre pour séduire un jeune. Quelle est l’identité de ceux entre qui peut se nouer une relation d’amitié, et qu’est-ce qui causera l’amitié ? C’est sur le thème de l’amitié que Socrate va interroger deux jeunes adolescents, Lysis lui-même et Ménexène, pour montrer à Hyppotalès comment on doit rabaisser les adolescents afin de mieux les séduire. Platon donne en germe sa conception de l’amitié dès le début : il faut posséder un savoir qui nous rend utiles pour être aimés. Tout le monde aime celui qui est savant, tout le monde lui est apparenté, car il est utile et bon. Posséder la connaissance est nécessaire pour être un parent digne d’amitié ou d’amour filial. N’oublions pas que Socrate fut accusé de contester l’autorité parentale… Platon commence par réfuter les opinions du sens commun sur l’amitié. Celui qui devient ami n’est pas celui qui aime, car il arrive qu’un homme qui donne de l’amour n’en reçoive pas en retour, et


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il arrive aussi qu’un homme qui donne de l’amour soit haï par celui qui reçoit l’amour. Celui qui devient ami n’est pas celui qui est aimé, car celui à qui on donne de l’amour peut nous donner de la haine. Certains, en effet, aiment leurs ennemis comme d’autres haïssent leurs amis. Enfin, celui qui devient ami n’est pas celui qui aime et qui est aimé, car on peut, par exemple, être ami de la philosophie ou du vin, même si la philosophie ou le vin ne nous aime pas en retour. Une fois les opinions du sens commun ruinées, Platon passe à l’examen des opinions des deux plus grands poètes de la culture grecque antique, dont les fables servent de fondement à l’éducation de la jeunesse, à savoir Homère et Hésiode. Selon un passage d’Homère, ce sont les semblables qui deviennent amis (qui se ressemble s’assemble, dit-on encore aujourd’hui). La conception homérique est absurde. Le méchant ne serait pas l’ami de son semblable, le méchant, mais plutôt son ennemi, car le méchant fait du mal à ceux qui s’approchent de lui. Il est en effet impossible que la victime d’un méchant en soit l’ami. Et le bon ne peut être l’ami du bon, car pourquoi un bon serait-il attiré par un autre bon ? À quoi cela servirait-il ? Être bon, c’est être autosuffisant. Celui qui se suffit à lui-même n’a besoin de personne. Ce ne sont donc pas les semblables qui deviennent amis. Hésiode affirme pour sa part que ce sont les contraires qui sont amis. Cette idée que les contraires s’attirent, reprise par des philosophes qui l’ont appliquée à la nature, est peut-être vraie en physique, mais elle est fausse dans le domaine des relations humaines. Peuton concevoir que celui qui aime sera ami de son contraire, celui qui hait ? Le juste serait ami de l’injuste ? Cette conception de l’amitié mène à des absurdités. Platon propose alors une nouvelle solution. C’est, fait-il dire à un Socrate visité par une inspiration divine, ce qui n’est ni bon ni mauvais qui devient l’ami du bon. Les bons sont ceux qui sont déjà savants (dieux, hommes), les mauvais sont les ignorants qui sont ignorants au point de ne pas savoir qu’ils sont ignorants, les ni bons ni mauvais sont ceux qui savent qu’ils sont ignorants (le démon Éros, Socrate et les philosophes, selon le Banquet). Mais qu’est-ce qui cause l’amitié du ni bon ni mauvais pour le bon ?


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LA RÉSONANCE ACTUELLE LE COURAGE À L’ÈRE D’INTERNET Socrate, dans plusieurs œuvres de Platon, est présenté comme un être des plus courageux, tant à la guerre que lorsqu’il recherche avec vaillance la vérité ou qu’il refuse de commettre l’injustice, même lorsque cela met sa vie en péril. Socrate préfère obéir au dieu plutôt qu’aux hommes, car il sait que l’injustice fait que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le Lachès se termine certes sans qu’une définition acceptable du courage soit donnée, mais Platon prend soin de présenter Socrate comme un exemple d’homme particulièrement courageux. Il fait en effet dire ceci à Lachès : « Je l’ai vu ailleurs, moi, faire honneur non seulement à son père, mais encore à sa patrie. Dans la déroute de Délion, il a fait retraite à mes côtés et je t’assure que, si les autres avaient voulu se comporter comme lui, notre ville aurait gardé la tête haute et n’aurait pas fait une telle chute. » (181a-b) Dans le Banquet, Alcibiade renchérit sur le courage de Socrate à la guerre : Il valait la peine d’observer Socrate, lorsque l’armée, quittant Délion, se repliait en déroute. Je m’y trouvais à ses côtés, moi à cheval, et lui avec son armement d’hoplite. Il se repliait donc, en compagnie de Lachès, au milieu de nos hommes qui déjà se débandaient. Je tombe donc sur eux, et, dès que je les vois, je les encourage à tenir bon, et je leur dis que je ne les abandonnerai point. À cette occasion-là, j’ai pu observer Socrate mieux encore qu’à Potidée, car j’avais moins à craindre, puisque j’étais à cheval. D’abord, Socrate faisait preuve d’un sang-froid plus grand que Lachès, et de beaucoup. Ensuite, j’avais l’impression – et ce sont tes propres termes, Aristophane – que là-bas il déambulait comme il le fait ici, se rengorgeant et regardant de côté, observant d’un œil tranquille amis et ennemis, et faisant savoir à tous, même de fort loin, que si l’on s’avisait de se frotter à cet homme, il


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Platon – Lachès, Lysis

meutes d’activistes de salon qui sévissent sur les médias sociaux ne luttent pas pour la justice en diffusant des informations pertinentes. Ils publient plutôt des informations personnelles sans consentement et appliquent des étiquettes infamantes (raciste, islamophobe, nazi, etc.) à ceux qui ne pensent pas comme eux afin de les exclure du débat en les rendant infréquentables13 ; ils condamnent par association – être ami avec une personne qui ne pense pas comme eux ou aimer une Edward Snowden, 2014. page Facebook d’un groupe qui ne partage pas leurs valeurs, c’est être coupable de crime par la pensée et donc faire partie des méchants. Avec la possibilité de s’exprimer confortablement caché derrière son écran, le « courage » des activistes de salon, des commentateurs sur les médias sociaux et des blogueurs qui interviennent dans le cyberespace à coup de captures d’écran retouchées et de citations hors contexte génère un discours dogmatique émotif et irrationnel. L’injustice prolifère derrière les écrans phosphorescents : c’est la valse des agressions verbales contre des gens qui n’ont pas les « bonnes opinions ». Il n’y a nullement là un modèle de justice inspirée par la vie de Socrate. Mon prochain exemple montrera que, même caché derrière un écran, le courage peut manquer à un individu. À l’été 2018, des personnes ont manifesté devant le théâtre du Nouveau Monde à Montréal pour protester, avec des pancartes écrites en anglais, contre un spectacle de Robert Lepage, SLĀV, qu’elles jugeaient raciste parce qu’un trop petit nombre de personnes à la peau noire faisaient partie de la distribution de cette œuvre mettant en scène des chants d’esclaves. Mais où est le courage, la « fermeté d’âme » pour parler comme Platon, de ces protestataires lorsqu’il s’agit de dénoncer un cas réel de racisme répugnant ? Pensons au cas d’Amadou Gaye, 13 Normand Baillargeon, La liberté surveillée, Montréal, Léméac, 2019.


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La résonance actuelle

un immigrant du Sénégal au Canada qui, comme le rapporte Patrick Lagacé dans La Presse14, « a été la cible de quolibets racistes de la part d’un collègue qui le traitait de singe et de nègre. À répétition. Ces saloperies ont même été captées sur vidéo. […] Les réseaux militants, poursuit Patrick Lagacé, n’ont pas bruyamment déchiré leur chemise sur son sort ». Il est clair que le directeur de SLĀV n’allait pas tabasser les manifestants. Mais si l’on va s’en prendre à des ouvriers sur leur site de travail, ils risquent de répliquer. Et pas gentiment. Il manquait donc aux militants antiracistes cette fermeté d’âme qui permet de continuer de faire ce qui doit être fait même devant le danger. On est très loin du courage dont a fait preuve Socrate à la guerre. Les réseaux sociaux ne se sont pas enflammés comme à l’époque de la controverse sur SLĀV. Un quartier industriel n’est certes pas le meilleur endroit pour prendre des photos qui paraissent bien sur Facebook… Bref, celui qui se veut courageux aujourd’hui a donc des exemples à suivre… et d’autres à éviter !

L’AMITIÉ PLATONIQUE SUR FACEBOOK Comment une œuvre aussi lointaine que le Lysis de Platon trouve-t-elle encore un écho aujourd’hui ? Même si plus de 2 300 ans nous séparent du contexte d’écriture du dialogue, la réalité décrite n’est pas tellement en porte-à-faux avec ce que le XXIe siècle a fait de son thème principal, l’amitié. Revenons justement aux médias sociaux où la définition du concept d’amitié semble retourner, si c’est réellement un retour et non une simple linéarité, plus près de ce que Platon lui donnait comme sens. Voyons ce qu’il en est. Comme nous l’avons déjà mentionné, Platon voit dans l’amitié un côté utilitaire : l’amitié doit servir à deux personnes à atteindre le bien, alors qu’a priori, elles n’ont rien en elles-mêmes pour y parvenir. C’est le rapprochement qui permet 14 Patrick Lagacé, « De SLĀV à Amadou », La Presse, 25 janvier 2019.

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Platon – Lachès, Lysis

PISTES DE RÉFLEXION QUESTIONS D’ANALYSE 1- Pourquoi, selon le Lysis, la parenté biologique n’est-elle pas le meilleur fondement de l’amitié ? 2- Selon le Lysis, que recherchent en commun les véritables amis ? 3- Nommez les différents types d’apparentement entre amis présentés dans le Lysis. Quel est le plus important pour Platon ? Pourquoi ? 4- À quelle condition, selon Platon dans le Lysis, peut-on être fier de soi-même ? 5- D’après Platon, un ami est-il aimé pour lui-même, inconditionnellement ? Justifiez votre réponse en vous basant sur le Lysis. 6- D’après Platon, est-il possible d’être ami avec un animal ? Justifiez votre réponse en vous basant sur le Lysis. 7- D’après Platon, un animal peut-il être courageux ? Justifiez votre réponse en vous basant sur le Lachès. 8- Selon le Lysis de Platon, qu’est-ce qui distingue le courage de la témérité ? 9- Il existe plusieurs types de définitions erronées. La définition négative : Une définition négative est une définition où l’on ne fait que dire ce que la chose à définir n’est pas, sans dire ce qu’elle est. Par exemple, dire que « la perfection est un état d’absence d’imperfection » ne nous apprend en rien en quoi consiste la perfection, car il faut a priori savoir ce qu’est la perfection pour savoir reconnaître une imperfection. La définition trop large : Une définition est trop large lorsque la caractéristique que nous considérons comme spécifique à l’objet à définir ne lui est pas réellement spécifique.


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LACHÈS Traduction de Victor Cousin adaptée en français contemporain par François Doyon17

17 Je dois le choix de certains termes à la traduction du Lachès de LouisAndré Dorion (1997), à laquelle je rends ici hommage. J’ai aussi utilisé la belle traduction d’Émile Chambry.


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Platon – Lachès, Lysis

PERSONNAGES Lysimaque, âgé d’environ soixante-dix ans, était un bon ami de Sophronisque, le père de Socrate. Il est le fils d’Aristide, un célèbre politicien athénien partisan de la résistance contre les Perses. méLésias, âgé d’environ soixante-dix ans, est le fils de Thucydide, le célèbre général démocrate qui s’est opposé à Périclès (à ne pas confondre avec l’historien). Les enfants de Lysimaque et Mélésias, qui sont arrivés à l’âge de recevoir une éducation pour en faire d’excellents hommes. nicias, fin quarantaine ou début cinquantaine, est chef militaire et homme politique athénien. Il est mort à la suite d’une erreur de stratégie causée par sa croyance superstitieuse aux devins qui entraîna son armée dans une humiliante défaite. Lachès est un général athénien plus âgé que Socrate18.

socrate, âgé d’au moins quarante-cinq ans, est un philosophe athénien. La scène se déroule à Athènes, pendant la guerre du Péloponnèse, après l’automne −424 (bataille de Délion19) et avant l’été −418 (date de la mort de Lachès lors de la bataille de Mantinée). 18 19

18 Dans le Lachès, Nicias et Lachès sont présentés comme étant considérablement plus âgés que Socrate, alors que dans les faits ils étaient environ du même âge. Platon n’hésite pas à commettre des anachronismes dans ses dialogues. 19 Délion, située au nord de l’Attique, fut le lieu d’une bataille entre Athènes et Thèbes en novembre −424. Socrate participa à cette bataille aux côtés de Lachès.


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Lachès

Lysimaque. [178a20] Eh bien ! Nicias et Lachès, vous avez vu cet homme qui vient de combattre tout armé. Nous ne vous avons pas dit d’abord pourquoi Mélésias et moi, nous vous demandions de venir assister avec nous à ce spectacle, mais nous allons vous l’apprendre, persuadés que nous pouvons vous parler avec une entière confiance. Bien des gens se moquent de ces sortes d’exercices, et quand [178b] on leur demande conseil, au lieu de dire leur opinion, ils ne cherchent qu’à deviner celle de ceux qui les consultent et parlent contre leur propre opinion. En ce qui vous concerne, nous sommes persuadés que vous joignez la sincérité à la lucidité ; c’est pourquoi nous avons décidé de vous consulter sur un projet dont nous allons vous parler. Sans plus tarder, [179a] j’arrive au fait. Voici nos enfants : celui-là, fils de Mélésias, porte le nom de son grand-père, et s’appelle Thucydide et celui-ci, qui est à moi, porte le nom de mon père, et s’appelle comme lui Aristide. Nous avons résolu de prendre le plus grand soin de leur éducation, et de ne pas faire comme la plupart des pères qui, dès que leurs enfants sont devenus adolescents, les laissent vivre comme ils veulent. Nous croyons au contraire que c’est le moment de redoubler de vigilance auprès d’eux ; comme [179b] vous avez aussi des enfants, nous avons pensé que vous auriez déjà songé aux moyens les plus propres à les éduquer, et si vous n’y avez pas encore réfléchi sérieusement, nous voulons vous faire souvenir que c’est une affaire à ne pas négliger et vous inviter à réfléchir ensemble sur l’éducation que nous devons donner à nos enfants. Quand même je devrais m’étendre un peu trop, il faut que vous compreniez, Nicias et Lachès, ce qui nous a portés à prendre cette décision. Mélésias et moi nous n’avons qu’une même table, et ces enfants mangent avec nous, [179c] mais je vais continuer à vous parler librement, comme je vous l’ai dit au commencement. Nous avons, il est vrai, à raconter à nos enfants les nombreuses actions honorables que nos pères ont faites, soit dans la paix, soit dans la guerre, tandis qu’ils administraient les affaires de la cité et celles de nos alliés, mais nous ne pouvons tous deux leur dire 20 Pagination de l’édition d’Henri Estienne de 1578. Voir l’introduction, page 32.

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Platon – Lachès, Lysis

rien de semblable de nous, ce qui nous fait rougir devant eux et exposer la négligence de nos pères, qui, aussitôt que nous avons été adolescents, nous ont laissé [179d] vivre au gré de nos caprices pendant qu’ils consacraient tout leur temps aux affaires des autres. C’est au moins un exemple que nous montrons à ces enfants, en leur disant que s’ils se négligent eux-mêmes, et s’ils ne veulent pas suivre nos conseils, ils vivront comme nous, sans gloire, mais s’ils veulent travailler, ils se montreront peut-être dignes du nom qu’ils portent. Ils promettent d’obéir et, de notre côté, nous cherchons les études et les exercices auxquels ils doivent se livrer pour devenir des hommes distingués. [179e] Quelqu’un nous a parlé de cet exercice, disant qu’il était bien à un jeune homme d’apprendre le maniement des armes. Il nous a vanté cet homme qui vient de montrer son adresse et nous a invités à l’aller voir. Nous avons donc jugé à propos d’y venir et de vous prendre aussi en passant, non seulement comme spectateurs, mais encore comme conseillers et même comme partenaires, semble-t-il : [180a] voilà ce que nous avions à vous proposer. C’est à vous, présentement, à nous aider de vos conseils, soit que vous approuviez ou que vous condamniez l’exercice des armes, soit que vous ayez d’ailleurs une étude ou un exercice à nous recommander pour un jeune homme ; enfin, puisque vous êtes dans la même situation que nous, vous nous direz ce que vous pensez faire à cet égard. nicias. Pour moi, Lysimaque et Mélésias, j’approuve votre projet. Je suis prêt à me joindre à vous et je pense que Lachès en fera de même lui aussi. [180b] Lachès. Tu as raison, Nicias, tout ce que Lysimaque vient de dire de son père et de celui de Mélésias, me paraît parfaitement juste, et s’applique non seulement à eux, mais aussi à nous et à tous ceux qui se mêlent des affaires publiques. Il nous arrive bien souvent, comme il disait, de négliger l’éducation de nos enfants et nos affaires personnelles. Mais ce qui m’étonne, c’est que tu nous appelles pour nous demander de te conseiller sur l’éducation de ces adolescents, [180c] et que tu n’appelles pas Socrate. Il est du même quartier que toi et, de plus, il passe son temps aux endroits où l’on peut


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LYSIS Traduction de Victor Cousin adaptée en français contemporain par François Doyon83

83 Le choix de certains termes doit beaucoup à la traduction du Lysis de Louis-André Dorion (2004), à laquelle je rends ici hommage. J’ai aussi utilisé la belle traduction d’Émile Chambry.


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Platon – Lachès, Lysis

PERSONNAGES socrate est un philosophe athénien bien connu. Le dialogue ne permet pas de déterminer son âge. hippothaLès est un jeune homme amoureux fou de Lysis, qui ne l’aime pas en retour. ctésippe est un expert en réfutation qui a initié Ménexène à son art de la réfutation. ménexène est un garçon âgé de onze ou douze ans issu d’une grande famille athénienne. Lysis est un garçon d’une grande beauté âgé de onze ou douze ans, fils d’un célèbre et richissime éleveur de chevaux. La scène est un gymnase d’Athènes, le jour des fêtes du dieu Hermès84. Le narrateur est Socrate.

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84 Hermès est au départ une divinité souterraine protectrice des troupeaux et a été l’objet d’un culte phallique. « Bien qu’il apparaisse dans Homère et la plupart des auteurs classiques presque comme le type même de la race grecque, on peut admettre cependant que c’est un survivant de la religion préhellénique. […] parmi ses épithètes, on trouve celle de Ευάγγελος, l’annonciateur de la bonne nouvelle, sans qu’on puisse préciser de quelle nouvelle il s’agit. Cette fonction prend un sens purement moral et très élevé, quand on voit le dieu, ayant mission de transmettre aux hommes la volonté de Zeus dieu suprême, se charger inversement de transmettre à Zeus les prières et les espérances des hommes […]. Surtout il est le dieu, par excellence, de la gymnastique et de l’entraînement athlétique ; c’est lui qu’on honore surtout dans les palestres […]. À Athènes, il y avait, près du Céramique, un gymnase d’Hermès. » (Lavedan, 1931, p. 513-515) Lors des fêtes d’Hermès, « certains règlements étaient suspendus, entre autres celui qui interdisait aux adultes de pénétrer à l’intérieur d’un gymnase où se trouvaient des enfants. La fête religieuse en l’honneur d’Hermès est ainsi l’occasion d’un rapprochement et d’un échange qui auraient autrement été impossibles. La mise en scène apparaît ainsi comme une illustration métaphorique de la leçon du dialogue ; c’est le divin qui est au fondement de la philia entre les hommes » (Dorion, 2004, p. 168).


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Lysis

[203a] J’allais de l’Académie au Lycée85 par le chemin qui longe la muraille qui entoure la ville : arrivé près de la petite porte où est la fontaine de Panops, je rencontrai là Hippothalès, fils d’Hiéronyme, et Ctésippe le Pœanien, entourés d’un groupe de jeunes hommes. Hippothalès me voyant passer : « Hé bien, Socrate, me cria-t-il, d’où viens-tu et [203b] où vas-tu ? — Je vais, lui dis-je, de l’Académie au Lycée. — Par ici, reprit-il, viens avec nous. Consens à te détourner un peu : crois-moi, tu feras bien. — Où donc, lui demandai-je, et avec qui veux-tu me mener ? — Là, dit-il en me montrant, vis-à-vis du mur, un enclos avec une porte ouverte : nous venons y passer le temps, nous et beaucoup d’autres beaux adolescents. [204a] — Mais quel est ce lieu, et qu’y faites-vous ? — C’est, me répond-il, une palestre nouvellement bâtie ; nous y passons le plus clair de notre temps en conversations dont nous aimerions te faire part. — Ce sera très bien fait à vous, mais qui est-ce qui donne ici les leçons ? — Un de tes grands amis et admirateurs, Mikkos86. — Par Zeus87, m’écriai-je, ce n’est point un homme médiocre, mais bien un habile sophiste. — Ainsi, veux-tu nous suivre et venir voir ceux qui sont là-dedans ? [204b] — Tout d’abord, j’aimerais savoir pourquoi tu veux que j’entre là et qui est le plus beau garçon qui s’y trouve88. — Chacun de nous, Socrate, en juge à son goût en faveur de tel ou tel. — Et selon toi, Hippothalès, quel est-il ? Voyons, dis-moi cela. » Ma question le fit rougir. « Ô Hippothalès, fils d’Hiéronyme89, repris-je, il n’est plus nécessaire de me dire si tu es amoureux ou non. Je vois bien que non seulement tu es amoureux, mais que cet amour t’a déjà mené 85 Avant de devenir les sites des deux plus célèbres écoles de philosophie de l’Antiquité, l’Académie et le Lycée étaient deux gymnases en périphérie d’Athènes. 86 Mikkos est impossible à identifier. 87 Zeus, selon la mythologie grecque, est le roi des dieux de l’Olympe. 88 Au début du Charmide, Socrate veut savoir qui sont les plus beaux garçons : « Quand nous en eûmes assez de ce sujet, ce fut à mon tour de les interroger sur les choses d’ici : la philosophie, comment se portait-elle à présent ? Et les jeunes gens, y en avait-il certains parmi eux qui se distinguaient par leur savoir, ou leur beauté, ou par l’un et l’autre ? » (153d) 89 Hiéronyme est le père d’Hippothalès.

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Platon – Lachès, Lysis

loin. Je ne suis pas, si on veut, bon à grand-chose [204c] ni fort habile, mais un don que les dieux m’ont fait, c’est de savoir reconnaître, au premier instant, celui qui aime et celui qui est aimé90. » À ces mots, il se mit à rougir plus encore. Alors Ctésippe lui dit : « En vérité, Hippothalès, cela fait bien ton affaire de rougir de la sorte et de n’oser dire à Socrate le nom qu’il te demande quand, pour peu qu’il restât auprès de toi, il ne pourrait manquer d’en être assommé, à force de te l’entendre répéter ! Pour nous, Socrate, il nous en a [204d] rendus sourds ; il ne nous remplit les oreilles que du nom de Lysis, surtout lorsqu’il est animé par un peu de vin, il nous en étourdit si bien qu’en nous réveillant le lendemain nous croyons entendre encore le nom de Lysis. Passe encore pour ce qu’il nous dit dans la conversation, quoique ce soit déjà beaucoup, mais c’est bien autre chose quand il vient nous inonder d’un déluge de vers et de prose et, ce qui est pire que tout cela, quand il se met à chanter ses amours d’une voix admirable qu’il nous faut entendre patiemment. Et maintenant, le voilà qui rougit à une simple question ! [204e] — Ce Lysis, repris-je, est un tout jeune homme, à ce qu’il paraît ; je le conjecture du moins, car, en te l’entendant nommer, je ne l’ai pas reconnu. — C’est qu’en effet on ne l’appelle guère par son propre nom, mais par celui de son père, qui est un homme qui jouit d’une excellente réputation. Au reste, cet enfant ne t’est pas inconnu, j’en suis sûr, au moins par sa figure : elle suffit pour qu’on le distingue. — Dis-moi, à qui appartient-il ? — C’est le fils aîné de Démocrate d’Aixoné91. — Oh là là, Hippothalès, m’écriai-je, que tu as bien trouvé là de nobles amours qui te font honneur à tous égards ! Voyons donc, explique-toi maintenant [205a] comme tu le fais devant tes camarades ; je veux voir si tu sais parler de tes amours comme doit le faire un amant, soit devant celui qu’il aime, soit devant d’autres personnes. — Mais, Socrate, est-ce que tu accordes de la valeur à ce que t’a dit Ctésippe ? — Toi-même, répondis-je, veux-tu nier que tu aimes celui qu’il a nommé ? — Pour cela non, mais je nie que je fasse des vers et de la 90 Socrate n’est donc pas totalement ignorant des choses importantes de la vie. Il faut remarquer l’origine divine de ce savoir sur l’amour. 91 Démocrate d’Aixoné, père de Lysis, aurait été un des amants d’Alcibiade.


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Lysis

prose en son honneur. — Allons, il a perdu la tête, dit Ctésippe ; en vérité, il divague. » Alors je repris : « Ô Hippothalès, je ne désire [205b] entendre de toi ni vers ni musique, si tu en as composé pour ton jeune ami, mais j’en voudrais seulement savoir le sens, afin de connaître comment tu te comportes vis-à-vis des garçons que tu désires. — Ctésippe est là pour te le dire, Socrate ; il doit le savoir et s’en souvenir à merveille puisqu’à l’en croire, il a les oreilles étourdies à force de m’entendre. — Il n’est que trop vrai, par les dieux, s’écria Ctésippe : aussi bien tout cela est-il fort ridicule, Socrate. Il est en effet assez plaisant qu’un amoureux, qui ne pense qu’à son bien-aimé, [205c] ne trouve rien de plus intéressant à en dire que ce qu’en pourrait conter le premier enfant venu, à savoir ce qui se chante par toute la ville, et sur Démocrate, et sur Lysis, grand-père du jeune homme, et sur tous ses ancêtres : leurs richesses, le nombre de leurs chevaux, les prix remportés par eux aux jeux isthmiques92, néméens93 et pythiques94 et à la course des chars ainsi qu’à la course des chevaux. Voilà ce qu’il nous rebat en prose et en vers, et mainte autre histoire plus vieille encore. L’ autre jour, c’était la visite d’Hercule qu’il nous racontait dans je ne sais quelle tirade poétique, c’est-à-dire comment un de leurs ancêtres [205d] eut l’honneur de recevoir Hercule en qualité de son parent, étant né lui-même de Zeus et de la fille du premier fondateur de son dème95 d’Aexonée, toutes des choses qu’on entend chanter par les vieilles femmes, et cent autres récits de même force. Voilà, Socrate, ce qu’il nous condamne à entendre et en vers et en prose. » Quand Ctésippe eut fini : « Oh, m’écriai-je, Hippothalès, cela n’est pas trop bien avisé à toi de faire toi-même et de chanter ton hymne de triomphe avant d’avoir vaincu ! — Mais, Socrate, me dit-il, ce n’est pas à moi que s’adressent mes vers et mes chants. — Tu ne le crois 92 Les jeux isthmiques sont des compétitions sportives organisées en l’honneur du dieu Poséidon à l’isthme de Corinthe. 93 Les jeux néméens, originellement tenus dans le bois sacré de Némée, avaient pour but d’honorer les guerriers morts pour la patrie. 94 Les jeux pythiques sont des compétitions sportives organisées pour commémorer la victoire du dieu Apollon sur le serpent Python, à Delphes. 95 Un dème est une unité administrative. Le territoire d’Athènes était divisé en 150 dèmes (Aristote, Constitution d’Athènes, XXI).

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C’est de l’éducation que dépend tout le bonheur des familles qui prospèrent selon que les enfants sont bien ou mal élevés. — PLATON, Lachès, 185a

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Les plus anciens textes complets de la tradition philosophique occidentale sont les dialogues de Platon. Ce sont de petits drames argumentatifs qui, après l’appropriation qu’en ont faite les théologiens chrétiens, sont devenus les pierres angulaires de la culture européenne. Platon, un fils indigné de la guerre sanglante qui opposa Sparte et Athènes, rivalise avec Homère au titre de grand éducateur de la jeunesse grecque. Platon ne parle pas en son nom pour accomplir sa tâche de réformateur de la culture ; il va plutôt donner la parole à un Socrate ressuscité. Il est un maître de sagesse idéalisé, un ami authentique, un amant parfait, l’incarnation du courage qui interroge les jeunes et les moins jeunes pour les tirer de l’ignorance et les convaincre de l’existence de valeurs morales absolues, éternelles et immuables.

Platon

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Platon

Lachès – Lysis

Le Socrate de Platon, qui voit dans le bien la source de toute existence et juge que la justice est une valeur plus importante que la vie, moralise toute la philosophie. Soumettre toute l’existence humaine à des idées fixes définissant les vertus morales comme le courage et l’amitié est une obsession que l’on voit se déployer dans le Lachès et le Lysis. C’est une obsession encore présente à notre époque où un dogmatisme de la vertu aux tendances totalitaires tend à s’imposer partout.

PHILOSOPHIES VIVANTES

François Doyon, docteur en philosophie, enseigne la philosophie depuis 2007. Ses recherches portent sur l’herméneutique, la philosophie de la religion et la logique informelle. Il a publié Les philosophes québécois et leur défense des religions (préface de Normand Baillargeon, Connaissances et savoirs, 2017) et Nietzsche : Généalogie de la morale (CEC, 2019). Il est aussi l’un des auteurs de Logos, 3e édition (CEC, 2018), de L’art du dialogue et de l’argumentation (Chenelière, 2009) et de La face cachée du cours Éthique et culture religieuse (Leméac, 2016).

Lachès Lysis

CODE DE PRODUIT : 220457 ISBN 978-2-7617-9601-9

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