Nietzsche

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– Friedrich Nietzsche

Nietzsche

Nietzsche, grandiose médecin de la culture, expose, juge et condamne sans appel cette hideuse conjuration dans une de ses œuvres les plus méticuleusement peaufinées et argumentées.

Généalogie de la morale

La principale préoccupation de Nietzsche est le problème de la santé de l’humanité. Critique à contre-courant de son époque, la superficialité des salons littéraires parisiens, le culte idolâtre de Wagner en Allemagne, les fermentations socialistes et les rêveries démocratiques sont pour lui les symptômes d’une maladie de la volonté d’origine physiologique qu’il nomme nihilisme. Il a rêvé d’être celui qui allait redonner la santé à la culture allemande que des siècles de christianisme ont empoisonnée. Retrouver le grand style aristocratique de l’Empire romain! Le dévoilement de l’origine de la morale chrétienne, création d’une volonté malade, qui règne en Occident est une préparation en vue d’un renversement de toutes les valeurs. Cette morale a pour origine une séculaire conspiration des esclaves. La morale diffame la vie, méprise le corps et la terre. Une horrible puanteur de mensonge émane des moralistes, car ils ont travesti la faiblesse en vertu.

PHILOSOPHIES VIVANTES

Nietzsche

Ici fourmillent les vers de la haine et du ressentiment ; l’air est imprégné de senteurs secrètes et inavouables ; ici se nouent sans relâche les fils d’une conjuration maligne, — la conjuration des souffre-douleurs contre les robustes et les triomphants, ici l’aspect même du triomphateur est abhorré. Et que de mensonges pour ne pas avouer cette haine en tant que haine!

François Doyon, docteur en philosophie, enseigne la philosophie depuis 2007. Ses recherches portent sur l’herméneutique, la philosophie de la religion et la logique informelle. Il a publié Les philosophes québécois et leur défense des religions (Connaissances et savoirs, 2017). Il est aussi l’un des auteurs de la 3e édition de Logos (CEC, 2018), de L’art du dialogue et de l’argumentation (Chenelière, 2009) et de La face cachée du cours Éthique et culture religieuse (Leméac, 2016).

Généalogie de la morale

CODE DE PRODUIT : 219727 ISBN 978-2-7617-9903-4

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TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS ..........................................................................................

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ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE ...................................................................

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REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS .............................................. 15 LES VALEURS EUROPÉENNES DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE ................................................. Le christianisme ....................................................................................... Le puritanisme ......................................................................................... Le socialisme ............................................................................................ La science et la technologie ....................................................................

19 19 20 20 22

QUELQUES IDÉES IMPORTANTES DE NIETZSCHE ............................ La critique du savant allemand .............................................................. La fin de la vérité ..................................................................................... La mort de Dieu ....................................................................................... L’antichristianisme .................................................................................... L’antiplatonisme ........................................................................................ La volonté de puissance .......................................................................... Le Surhumain ........................................................................................... L’éternel retour .......................................................................................... En résumé .................................................................................................

25 25 26 31 35 38 42 47 50 53

LES THÈMES DE LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE ............................. 55 L’origine des valeurs chrétiennes ............................................................ 55 L’origine de la « faute morale » du sentiment de culpabilité ................ 58 LA RÉSONANCE ACTUELLE DE LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE .. 61 PISTES DE RÉFLEXION ............................................................................. 65 Questions d’analyse ................................................................................. 65 Questions de synthèse ............................................................................. 66 LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE ............................................................ 67 BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................... 156


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AVANT-PROPOS « Il n’y a pas d’autre moyen de remettre en honneur la philosophie : il faut d’abord pendre les moralistes1. » On devient philosophe, selon Nietzsche, pour se débarrasser de la vertu2. Est-ce encore un objectif valable aujourd’hui ? Il semble que oui, car la philosophie vit actuellement des heures sombres, malgré l’abondance des cours de philosophie. Le XXIe siècle est le théâtre d’une mascarade de prêcheurs de vertu déguisés en philosophes et en intellectuels qui sévissent dans les médias traditionnels et sociaux et qui pénè- Friedrich Nietzsche en 1882. trent parfois jusqu’au cœur des établissements d’enseignement, mettant la liberté d’expression sous surveillance. En 2014, la Foundation for Individual Rights in Education (FIRE) a calculé que le nombre de conférenciers « désinvités », le plus souvent parce que leurs opinions étaient considérées comme « offensantes », avait plus que triplé au cours des dix dernières années3. En 2015, l’association étudiante de l’Université du Minnesota a voté contre une résolution visant à souligner l’anniversaire 1 2 3

Fragments posthumes XIV, 23 [3], 2. Fragments posthumes XIV, 23 [3], 1. https://www.thefire.org/disinvitation-season-report-2014/.


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ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE Friedrich Wilhelm Nietzsche naît au presbytère de Röcken, en Allemagne, en 1844. Son père, un pasteur luthérien, meurt le 30 juillet 1849, à 36 ans, après deux ans de maladie mentale accompagnée d’aphasie et de troubles de la vision9. Une autopsie révèle un « ramollissement cérébral ». Le 4 janvier 1850, son petit frère Joseph meurt aussi. Il commence très jeune à jouer et à composer de la musique. Élève brillant, Nietzsche obtient une bourse pour aller étudier à l’école de Pforta, réputée pour la qualité de son enseignement des auteurs grecs et latins. Il souhaite devenir compositeur de musique, mais s’inscrit en théologie à l’Université de Bonn pour plaire à sa mère qui veut le voir devenir pasteur comme son père. Il va cependant se réorienter vers la philologie10 et terminer ses études à Liepzig. Ses travaux de philologie, notamment ceux sur les sources du compilateur de doctrines antiques Diogène Laërce, se font Friedrich Nietzsche à l’adolescence remarquer pour leur qualité. en 1861. 9

D. HEMELSOET, K. HEMELSOET, D. DEVEREESE. « The neurological illness of Friedrich Nietzsche », Acta neurol. belg., 108, 2008, 9-16. 10 La philologie est l’étude d’une langue ancienne et de sa littérature à partir de documents écrits ainsi que la science de la recherche de la version la plus authentique d’un texte ancien connu par plusieurs sources.


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Nietzsche – Généalogie de la morale

Durant les années 70, les philosophes français, de Michel Foucault à Gilles Deleuze en passant par Jacques Derrida ou Pierre Klossowski, avaient surtout à cœur de laver Nietzsche de la tache que représentait sa récupération par les nazis. C’est pourquoi ils ont inventé de toutes pièces un Nietzsche de gauche, une sorte de penseur de la déconstruction, qui démonterait toutes les idéologies sans en défendre aucune. Quant au thème de la joie et de l’approbation du monde, pourtant omniprésente dans l’œuvre, ils préféraient le cacher sous le tapis. Car, n’est-ce pas, il y a de la misère dans le monde, des inégalités sociales, des spoliations, des guerres... Approuver ce monde tel qu’il est, louer la réalité, c’est un luxe et un comportement de social-traître. Personnellement, je combats cette manière d’édulcorer Nietzsche — sa pensée, comme celle de Spinoza, est implacable et cruelle. Affirmer le monde, prôner la joie, c’est d’une grande cruauté, puisque cela revient à opposer un front insouciant aux pires catastrophes26. Il est malhonnête de vouloir blanchir Nietzsche. Il détesterait clairement qu’on déforme le sens de ses écrits pour ne pas offenser les moralistes.

26 Extrait de son entretien dans « Nietzsche l’antisystème », hors-série n° 26 de Philosophie magazine, p. 17.


1871 Proclamation du Kaiserreich

1848-1849 Révolution de mars

1830 Révolutions en France et en Allemagne

Histoire et sciences

1871 La naissance de la tragédie

1867-1870 Travaux philologiques

1869 Nomination comme professeur à l’Université de Bâle

1868 Première rencontre avec Richard Wagner

1844 Naissance de Nietzsche

Nietzsche

1859 Darwin, De l’origine des espèces

1857 Baudelaire, Les fleurs du mal

1853-1855 Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines

1849 Wagner, L’art et la révolution

1848 Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste

1844 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, vol. 2

1819 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, vol. 1

1807 Hegel, La phénoménologie de l’esprit

Culture et philosophie

REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS

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1889 Effondrement à Turin

1889 Naissance d’Adolf Hitler

1893 Invention du moteur à huile lourde par Diesel

1892 Découverte des électrons par Lorentz

1888 Le cas Wagner L’Antéchrist Ecce homo

1888 Mise au point de la pellicule photo par Eastman

1887 La généalogie de la morale

1883-1885 Ainsi parla Zarathoustra 1886 Par-delà le bien et le mal

1886 Découverte des ondes hertziennes

1882 Gai savoir

1881 Aurore

1883 Mort de Wagner

1881 Première exposition internationale d’électricité à Paris

1878-1879 Humain trop humain

1874-1876 Considérations inactuelles

Nietzsche

1894 Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres

1887 Fritsch, Catéchisme antisémite

1880 Duhring, La question juive

Culture et philosophie

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1879 Invention de la lampe par Edison

1878-1886 Invention du moteur à explosion par Daimler

Histoire et sciences

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Nietzsche – Généalogie de la morale


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LES VALEURS EUROPÉENNES DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIX e SIÈCLE L’œuvre de Nietzsche est une critique dévastatrice de la culture de l’Europe de son temps. C’est un temps où le christianisme impose ses valeurs, où le puritanisme contrôle les vies, où le socialisme se propage et où la science et la technologie font des progrès spectaculaires.

LE CHRISTIANISME Au XIXe siècle, le christianisme domine l’Europe. Issu d’une famille de pasteurs, Nietzsche a été très marqué par cette religion. Plusieurs de ses écrits critiquent le dualisme, d’origine platonicienne, de la conception chrétienne du monde, l’opposition entre la terre et le ciel, l’ici-bas et l’au-delà, que l’on retrouve par exemple chez l’évangéliste Jean : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour de Dieu n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde — la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse — vient non pas du Père, mais du monde27. » Le christianisme impose aussi un mépris du corps et de la sexualité. Ce mépris est extrêmement fort chez saint Paul : « Laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’Esprit, et l’Esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez28. » La chair se présente littéralement comme la négation de la vie et de Dieu, selon Paul : « Car le désir de la chair, c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, 27 1 Jean 2, 15-16. Voir aussi 1 Jean 4, 5-6 ; 5, 19. 28 Galates 5, 16-17.


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Nietzsche – Généalogie de la morale

Une culture qui méprise le corps et refoule ses instincts, l’égalitarisme et le spectaculaire succès des sciences de la nature sont les principales caractéristiques de la civilisation européenne que Nietzsche va sévèrement critiquer dans ses œuvres philosophiques.

« Qu’adviendra-t-il de lui ? » Bébé Électricité vient de naître et le Roi Charbon et le Roi Vapeur se questionnent. Caricature publiée dans la revue britannique Punch en 1881, l’année de l’Exposition internationale d’Électricité de Paris.


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QUELQUES IDÉES IMPORTANTES DE NIETZSCHE Nietzsche détruit la valeur donnée à la vérité, Dieu, le Christ et Platon à coups d’aphorismes (phrases très courtes résumant une idée plus complexe) et de courts essais regroupés en recueils. Il veut se débarrasser des mensonges et des illusions qui rendent l’être humain malade. Dans les décombres de la civilisation occidentale, qui constituent la phase critique de son œuvre, vont germer les idées annonciatrices d’une nouvelle aurore de l’humanité : les notions de volonté de puissance, de Surhumain et d’éternel retour.

LA CRITIQUE DU SAVANT ALLEMAND À l’époque de Nietzsche, Paris est le centre culturel du monde et le français est la langue de publication internationale. Les Allemands ont vaincu militairement les Français (guerre franco-prussienne), mais la culture française, elle, n’est pas du tout vaincue. Les Allemands dépendent toujours culturellement de Paris37. Dans sa première Considération inactuelle (1873), Nietzsche écrit qu’« il n’y a pas de culture allemande originale » (§1). Car la culture, c’est la possession d’une unité de style dans toutes les activités de la nation: « [L]a véritable culture comporte avant tout l’unité de style », c’est « une diversité fondue dans l’harmonie d’un style unique » (§2). Or, les Allemands vivent dans un « mélange chaotique des styles » (§1). Ce mélange grotesque est considéré comme une grande culture par une certaine élite allemande. Ces gens-là, Nietzsche les nomme « philistins cultivés ». Le philistin cultivé est celui qui se croit cultivé sans l’être. Il est un inculte nuisible à l’élévation de sa nation, incapable de se voir tel qu’il est : 37 Ironie du sort, depuis les premières traductions françaises du philosophe nazi Martin Heidegger (1889-1976), la France, en ce qui concerne la philosophie, est toujours sous occupation allemande.


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Nietzsche – Généalogie de la morale

[N]ul ne lui est plus odieux que celui qui, le traitant de philistin, lui révèle ce qu’il est : un obstacle pour les esprits vigoureux et créateurs, un labyrinthe pour ceux qui doutent et s’égarent, un marécage pour les épuisés, une entrave pour ceux qui courent vers des buts élevés, un brouillard vénéneux pour les germes vivaces, un désert desséchant pour l’esprit allemand, toujours en quête de la vie nouvelle dont il a soif. (§2)

LA FIN DE LA VÉRITÉ Depuis son origine, la philosophie est une quête de vérité, une insatiable passion de savoir. C’est parce qu’il croit fermement en l’importance de la vérité que Platon combat les sophistes et écrit dans La république qu’une cité juste doit chasser les poètes hors de ses murs. Correctement dirigée, l’âme humaine, selon Platon, est capable de contempler la vérité et ne saurait se contenter des simulacres de l’art. La tradition philosophique occidentale cultive depuis le fantasme de soulever le voile des apparences pour voir ce qui se cache derrière. Les philosophes sont persuadés que la réalité

L’École d’Athènes par Raphaël, 1510.


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Quelques idées importantes de Nietzsche

est préférable à l’apparence, que la vérité est préférable à l’erreur et que la connaissance est préférable à l’ignorance. Nietzsche veut dénoncer la prétention des philosophes de pouvoir toucher la vérité, ou du moins s’en approcher. Dans un texte inachevé rédigé en 1873, Vérité et mensonge au sens extramoral, Nietzsche explique pourquoi la vérité est inaccessible. Mais avant de ce faire, il commence par exposer son hypothèse sur l’origine de l’instinct de vérité. L’intellect est un moyen de conservation de l’individu. L’instinct de vérité vient du désir de ne pas être trompé à ses dépens par ses congénères. On ne veut pas vivre avec les tricheurs et les manipulateurs. Valoriser la vérité est un accord de paix pour dépasser la lutte de tous contre tous originelle. La vérité n’est pas désirée pour elle-même, elle n’est qu’un moyen d’obtenir la sécurité. Les hommes ne sont pas contre le mensonge en soi, ils craignent seulement les mensonges qui peuvent leur nuire. Même chose pour la vérité : les hommes aiment seulement les conséquences agréables de la vérité. La connaissance pure et sans conséquence laisse les hommes indifférents, mais ces mêmes hommes seront hostilement disposés face à des vérités qui dérangent. Donc, l’intellect n’a pas pour fonction de connaître le réel, mais d’assurer la survie et la coexistence des hommes entre eux. L’intellect est de toute façon incapable d’avoir une expérience directe de la réalité, ce qui rend l’existence de la vérité (l’adéquation entre ce qu’on pense et ce qui est) impossible. En effet, il n’existe pas de faits purement objectifs, il n’y a que des interprétations, et ce, en raison de la nature même de notre contact avec la réalité, réalité qui demeurera toujours un x absolument indéfinissable. Notre conscience est enfermée dans un corps. Des excitations nerveuses qui sont transformées en représentations mentales dans le cerveau, c’est cela que nous appelons « connaissance ». Ce que nous croyons être la réalité est une construction de notre cerveau à partir de son alimentation en excitations nerveuses produites par la rencontre de nos organes sensoriels avec ce qui est à l’extérieur de la conscience. L’au-delà de la conscience tel qu’il est en soi nous est à jamais inaccessible. Notre cerveau est constamment en train de nous

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Nietzsche – Généalogie de la morale

« mentir » : pensons par exemple à la tache aveugle (scotome) au fond de la rétine de nos yeux. C’est le cerveau qui invente l’image faisant que nous ne voyons pas de tache noire au centre de notre champ de vision. Le cerveau est un inventeur d’images et non pas un découvreur de vérités objectives. Le biologiste québécois LucAlain Giraldeau explique très clairement cette idée de Nietzsche : Il y a tout lieu de croire que le monde perçu par le cerveau du loup ou de l’omble chevalier n’est pas le même que le nôtre. Pourquoi le serait-il ? Nous habitons quelque part dans un cerveau, lui-même bricolé durant des milliers d’années pour assurer notre survie. Les besoins des êtres vivants varient selon qu’ils sont carnassiers ou herbivores, aquatiques ou terrestres, arboricoles ou fouisseurs. Leur cerveau leur donne une image reconstruite du monde, une image qui a été taillée selon les nécessités de leur niche écologique. Chaque espèce vit, ni plus ni moins, dans un monde distinct, étranger et inatteignable, une exoplanète pourtant à portée de main38. Nous sommes prisonniers de nos interprétations. De la même manière que la pensée est prisonnière de ses représentations, le langage n’est pas en mesure d’exprimer la vérité, c’est-à-dire de produire des énoncés qui correspondent aux choses telles qu’elles sont en soi. Le langage exprime seulement une interprétation particulière. Nous pouvons certes avoir l’impression de nous comprendre mutuellement lorsque nous partageons avec autrui des interprétations similaires, mais ce ne sont toujours que des interprétations qui entrent en dialogue : le réel pur de toute interprétation n’est jamais atteint. Par exemple, la couleur désignée par le mot « vert » n’est pas exactement la même pour tous. Le cerveau humain ressemble plus à un artiste qu’à un scientifique. Le cerveau est une génératrice de métaphores. Ce que l’on perçoit, conçoit ou énonce est toujours à côté du réel. « Transposer une excitation nerveuse en image ! Première métaphore. L’image à 38 L.-A. GIRALDEAU, Dans l’œil du pigeon, évolution, hérédité et culture, Montréal, Boréal, 2016, p. 116.


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Quelques idĂŠes importantes de Nietzsche

Friedrich Nietzsche par Edvard Munch, 1906.

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LES THÈMES DE LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE La généalogie de la morale porte sur l’origine et la critique des valeurs issues du christianisme, valeurs qui constituent encore aujourd’hui le socle de l’Occident moderne. Comment l’Occident s’est-il mis à croire à de telles valeurs ? Ses valeurs sont-elles saines, favorisentelles la vie ? Dans La généalogie de la morale, Nietzsche démasque l’origine psychologique de plusieurs phénomènes moraux et il en fait la critique.

L’ORIGINE DES VALEURS CHRÉTIENNES Comment est apparue dans l’histoire la notion de « bon » ? À l’origine, il y a de cela des milliers d’années, ce sont les castes de guerriers qui ont créé la morale et le droit. Était bon ce que les hommes forts valorisaient : la discipline, la maîtrise de soi, la rigueur, la sévérité, la persévérance, la conquête, la domination, le courage. Ce sont les valeurs des hommes doués d’une vitalité et d’une force de caractère hors du commun, comme Ulysse... C’est une morale aristocratique : Tout ce qu’il trouve en soi, il l’honore ; une telle morale consiste dans la glorification de soi-même. Elle met au premier plan le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder, le bien-être d’une tension interne, la conscience d’une richesse désireuse de donner et de se prodiguer ; l’aristocrate aussi vient en aide au malheureux, non par pitié le plus souvent, mais poussé par la profusion de force qu’il sent en lui. L’aristocrate révère en soi l’être humain puissant et maître de soi, qui sait parler et se taire, qui aime exercer sur soi la rigueur et la dureté, et qui respecte tout ce qui est sévère et dur122. 122 Par-delà le bien et le mal [1886], § 260.


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Nietzsche – Généalogie de la morale

Selon la morale aristocratique, le châtiment n’est pas une correction du fautif, mais une réparation des torts faits par le fautif sous forme de représailles, souvent sanglantes, afin d’indemniser l’inconvénient de la personne lésée par le fautif. Le but du châtiment était de dédommager celui qui avait subi un tort, pas de punir le fautif dans la perspective de le rendre meilleur. Au Siècle des Lumières, l’oppression des faibles par les forts s’est retournée contre les forts : les faibles ont fini par développer une réaction contre les forts. En effet, la Révolution française a fait triompher une autre morale, diamétralement opposée à celle des nobles : la morale chrétienne, qui se fonde sur l’idée d’égalité des âmes devant Dieu, et qui valorise l’égalité, la liberté de l’individu, l’émancipation de la femme, la justice sociale, la séparation des pouvoirs, la non-violence, le pardon et l’amour du prochain123. C’est ironiquement au nom de valeurs chrétiennes que la Révolution a voulu se débarrasser de l’Église. Le socialisme et l’anarchisme

La prise de la Bastille, anonyme, vers 1789. 123 Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Paris, Plon, 2007.


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LA RÉSONANCE ACTUELLE DE LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE Dans notre société actuelle, de nombreuses controverses morales font régulièrement la une des journaux. Au Québec, durant l’été 2018, des militants ont réussi à faire annuler des spectacles de Robert Lepage qu’ils jugeaient racistes. Le spectacle « SLĀV » serait raciste parce qu’il s’agit d’une mise en scène de chants d’esclaves qui ne comporte pas assez de personnes à la peau noire dans la distribution. La pièce « Kanata » serait elle aussi raciste parce que Robert Lepage n’aurait pas suffisamment consulté les Autochtones lors de son processus de création. Robert Lepage serait coupable d’appropriation culturelle, cette pratique qui est, selon l’Oxford English Dictionary, l’adoption inappropriée ou désapprouvée des coutumes, des pratiques, des idées et autres d’un peuple ou d’une société par des membres d’un autre peuple ou groupe généralement en position de domination. Cette pratique est considérée par une partie de la population comme une forme de consommation raciste qui affaiblit et caricature les cultures des minorités. Au nom de l’antiracisme, certaines personnes n’acceptent pas qu’un homme blanc puisse produire une œuvre artistique intégrant des éléments provenant d’une culture minoritaire. Robert Lepage n’est pas le seul artiste à avoir été accusé d’appropriation culturelle. En janvier 2016, Justin Bieber l’a été à cause de ses tresses collées à la tête (cornrows). En juin 2017, on a pointé Katy Perry du doigt pour avoir porté des tresses africaines et mangé de la pastèque dans son clip « This Is How We Do ». Les artistes devraient-ils éviter d’offenser ? Devraiton dénoncer les œuvres d’art choquantes et faire pression sur les artistes pour qu’ils tiennent compte de la sensibilité de certaines minorités ? La liberté d’expression de l’artiste s’arrête-t-elle là où le public ou une partie du public commence à être offensé ?


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Nietzsche – Généalogie de la morale

pour le meilleur livre d’un auteur qui écrit au sujet de gens qui n’ont aucun point commun, même lointain, avec lui137. Nietzsche serait en revanche beaucoup moins d’accord avec le fait que l’auteur des lignes qui précèdent se soit excusé et ait remis sa démission au comité éditorial de la revue à la suite de la polémique provoquée par sa prise de position. Il n’est pas un Surhumain, car il n’a pas maintenu ses propos. Le Surhumain n’a rien à faire des doléances de la populace ! L’artiste peut jouer son rôle de créateur de valeurs nouvelles ; il ne doit pas écouter les tarentules. Son activité créatrice le place au-dessus de la morale. L’analyse généalogique de la morale permet de comprendre les nouvelles formes de censure que nous voyons apparaître à notre époque. Nietzsche est le médecin de la culture occidentale.

Monument à la mémoire de Friedrich Nietzsche à Naumburg, en Allemagne, par Heinrich Apel. 137 Cité par Violaine Morin, « Au Canada, la notion d’“appropriation culturelle” déchire le monde littéraire », lemonde.fr, 16 mai 2017, https://www. lemonde.fr/big-browser/article/2017/05/16/au-canada-la-notiond-appropriation-culturelle-suscite-la-polemique-dans-le-monde-litteraire_ 5128544_4832693.html. [page consultée le 11 octobre 2018].


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PISTES DE RÉFLEXION QUESTIONS D’ANALYSE 1- Chez les maîtres, les nobles et les aristocrates, d’où vient l’opposition entre « bon » et « mauvais » ? 2- Chez les esclaves, à quoi correspond le mot « mauvais » ? 3- Comment la force physique d’un humain détermine-t-elle ses valeurs selon Nietzsche ? 4- Quelle est l’origine historique de l’inversion des valeurs ? 5- Quelle est l’odeur qui plane dans la fabrique de l’idéal ? 6- Quel est le principe à la base de la fabrication des idéaux chrétiens et humanistes ? 7- Qui est la dernière incarnation historique de l’idéal noble ? En quels termes Nietzsche le décrit-il ? 8- Quelle est l’origine de la notion de faute morale ? 9- Quelle est l’origine de la mauvaise conscience ? 10- En quoi le châtiment peut-il être considéré comme une compensation ? 11- Quel a été le rôle de la torture dans le processus de civilisation ?


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Nietzsche – Généalogie de la morale

QUESTIONS DE SYNTHÈSE 1- Qu’est-ce que Nietzsche apporte de nouveau à la réflexion sur l’être humain ? 2- En quoi la conception nietzschéenne de l’être humain en santé est-elle incompatible à la fois avec la conception chrétienne et la conception moderne ? 3- En quoi La généalogie de la morale s’inscrit-elle dans le contexte de la mort de Dieu ? 4- En quoi la propagation des valeurs chrétiennes et humanistes est-elle stratégique ? 5- Les valeurs morales ont une origine complètement psychologique. Commentez cette affirmation. 6- À partir d’un cas tiré de l’actualité, expliquez l’actualité de la pensée de Nietzsche sur la morale.


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LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE FRIEDRICH NIETZSCHE ÉCRIT DE COMBAT POUR SERVIR DE COMPLÉMENT À UN RÉCENT OUVRAGE : PAR-DELÀ LE BIEN ET LE MAL ET EN ACCENTUER LA PORTÉE PRemièRe et Deuxième PaRtieS Introduction et commentaires de François Doyon Traduction par Henri Albert, Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 11, Mercure de France, 1900138 [troisième édition, révisée par François Doyon].

138 La présente traduction a été faite sur le septième volume des Œuvres complètes, publié en 1895 par le Nietzsche-Archiv, chez C. G. Naumann, Liepzig. Le volume allemand contient, en même temps que la quatrième édition de la Généalogie, la cinquième de Par-delà le bien et le mal (note du traducteur).


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Nietzsche – Généalogie de la morale

PRemièRe PaRtie « BIEN ET MAL », « BON ET MAUVAIS » 1 Ces psychologues anglais139 à qui nous sommes redevables des seules tentatives faites jusqu’à présent pour constituer une histoire des origines de la morale — nous présentent en leurs personnes une énigme qui n’est pas à dédaigner ; j’avoue que, par cela même, en tant qu’énigmes incarnées, ils ont sur leurs livres un avantage capital — ils sont eux-mêmes intéressants ! Ces psychologues anglais, que veulent-ils en somme ? On les trouve toujours, que ce soit volontairement, ou involontairement, occupés à la même besogne, c’est-à-dire à mettre en évidence la partie honteuse140 de notre monde intérieur et à chercher le principe actif, conducteur, décisif au point de vue de l’évolution, précisément là où l’orgueil intellectuel de l’être humain tiendrait le moins à le trouver (par exemple dans la vis inertiæ141 de l’habitude, ou bien dans la faculté d’oubli, ou encore dans un enchevêtrement et un engrenage aveugle et fortuit d’idées, ou enfin dans je ne sais quoi de purement passif, d’automatique, de réflexe, de moléculaire et de foncièrement stupide) — qu’est-ce donc au juste qui pousse toujours les psychologues dans cette direction ? Serait-ce quelque instinct secret et bassement perfide de rapetisser l’être humain, instinct qui n’osa peut-être pas s’armer luimême ? Ou serait-ce, par hasard, un soupçon pessimiste, la méfiance 139 Probablement les utilitaristes, comme John Stuart Mill. Mill (1806-1873) est un philosophe anglais libéral. Contre l’autoritarisme de l’État, il défend les libertés individuelles. L’utilitarisme est une théorie éthique selon laquelle il n’existe pas de devoir à respecter absolument. La valeur morale d’une action est liée à ses conséquences. Une bonne action est toute action qui favorise le « bonheur du plus grand nombre ». 140 La partie honteuse est la partie qui génère la honte. C’est une allusion aux organes génitaux. Il est vrai que Hume et Smith veulent expliquer le phénomène de la morale en partie par la psychologie de la honte. Comment arrive-t-on à ressentir la honte ? Comment se bâtit-on une conscience morale ? Avec notre partie honteuse. Alors que Nietzsche se demande comment vivre sans conscience. 141 Vis inertiæ est une locution latine signifiant « force d’inertie ».


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La généalogie de la morale : l’œuvre

de l’idéaliste désillusionné et assombri, devenu tout fiel et venin ? Ou bien une petite hostilité souterraine contre le christianisme (et Platon142), une rancune qui peut-être n’a pas encore passé le seuil de la conscience ? Ou bien encore un goût pervers pour les bizarreries, les paradoxes douloureux, les incertitudes et les absurdités de l’existence ? Ou enfin — un peu de tout cela, un peu de vilenie, un peu d’amertume, un peu d’antichristianisme, un peu de besoin d’être émoustillé et de goût pour le poivre ?… Mais on m’assure que ce sont tout simplement de vieilles grenouilles visqueuses et importunes qui rampent et sautillent autour de l’être humain, qui s’ébattent même dans son sein comme si elles étaient là dans leur élément, c’est-à-dire dans un bourbier. Je m’élève contre cette idée avec dégoût, je lui refuse même toute créance ; et s’il est permis d’émettre un vœu, lorsqu’on ne peut pas savoir, je souhaite de tout cœur qu’en ce qui les concerne ce soit tout le contraire, — que ces chercheurs qui étudient l’âme au microscope soient au fond des créatures vaillantes, généreuses et fières, sachant tenir en bride leur cœur comme leur rancœur et ayant appris à sacrifier leurs désirs à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, âpre, laide, répugnante, antichrétienne et immorale… Car de telles vérités existent. — 142 Platon est un philosophe grec qui serait né en −428 ou −427 et mort en −348 ou −347 (81 ans). Élève de Socrate, Platon est un activiste politique qui tente de changer le monde pour le rendre conforme à la morale socratique, notamment par une critique sévère de la démocratie. Pour Nietzsche, Platon est un homme qui déteste la vie. «Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu’il était un révolutionnaire extrêmement radical. L’exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive : mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d’obstacles à la pensée véritable. L’être humain aux concepts exacts veut juger et régner : croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes : très vite, elle manifeste une tendance tyrannique.» (Introduction à l’étude des dialogues de Platon [1871-1876], § 11, traduction d’Olivier Sedeyn) Nietzsche considère également Platon comme l’inventeur du pire mensonge, celui de la croyance en l’existence du Bien en soi. En ce qui concerne le rapport entre Platon et le christianisme, Nietzsche affirme dans la préface de Par-delà le bien et le mal que «le christianisme est du platonisme pour le “peuple”».

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Nietzsche – Généalogie de la morale

2 Honneur donc aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale ! Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des philosophes, une façon de penser essentiellement antihistorique : on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions non égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons « l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une appréciation dont, jusqu’à présent, l’être humain supérieur avait été fier, comme d’une sorte de privilège de l’être humain supérieur en général. Cette fierté doit être humiliée, cette appréciation doit être dépréciée : ce but a-t-il été atteint ?… Pour moi il apparaît d’abord clairement que cette théorie recherche et croit apercevoir le véritable foyer d’origine du concept « bon » à un endroit où il n’est pas : le jugement « bon » n’émane nullement de ceux à qui on a prodigué la « bonté » ! Ce sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme « bons », qui ont jugé leurs actions « bonnes », c’est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer : que leur importait l’utilité ! Le point de vue utilitaire est tout ce qu’il y a de plus étranger et d’inapplicable au regard d’une


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La généalogie de la morale : l’œuvre

source vive et jaillissante de suprêmes évaluations, qui établissent et espacent les rangs : ici le sentiment est précisément parvenu à l’opposé de cette froideur qui est la condition de toute prudence intéressée, de tout calcul d’utilité143 — et cela, non pas pour une seule fois, pour une heure d’exception, mais pour toujours. La conscience de la supériorité et de la distance, je le répète, le sentiment général, fondamental, durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec un « bas-fond humain » — voilà l’origine de l’antithèse entre « bon » et « mauvais ». (Ce droit de maître en vertu de quoi on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. Ils ont dit : « ceci est telle et telle chose », ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire appropriés.) C’est grâce à cette origine que de prime abord le mot « bon » ne s’attache point nécessairement aux actions « non égoïstes » : comme c’est le préjugé de ces généalogistes de la morale. C’est bien plutôt sur le déclin des évaluations aristocratiques que l’antithèse « égoïste » et « désintéressée » (« non égoïste ») s’empare de plus en plus de la conscience humaine. — C’est, pour me servir de mon langage, l’instinct de troupeau qui, dans cette opposition de termes, finit par trouver son expression. Et même alors il se passe encore beaucoup de temps jusqu’à ce que cet instinct devienne maître, au point que l’évaluation morale reste prise et enlisée dans ce contraste (comme c’est par exemple le cas dans l’Europe actuelle, où le préjugé qui tient les concepts « moral », « non égoïste », « désintéressé » pour équivalents règne déjà avec la puissance d’une « idée fixe » et d’une affection cérébrale).

143 L’expression « calcul d’utilité » est une allusion au philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832). Pour Bentham, la valeur morale d’une action est déterminée par un calcul des plaisirs et des peines causées par l’action, le but étant de privilégier les actions qui apportent le plus grand plaisir au plus grand nombre.

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3 Mais, en second lieu, et abstraction faite de ce que cette hypothèse sur l’origine du jugement « bon » n’est pas historiquement soutenable, elle souffre en elle-même d’une contradiction psychologique. L’utilité de l’acte non égoïste aurait été d’après elle l’origine de la louange dont cet acte a été l’objet, puis on aurait oublié cette origine : — comment un pareil oubli serait-il possible ? L’utilité de pareils actes aurait-elle jamais cessé d’exister ? Bien au contraire : cette utilité est plutôt l’expérience quotidienne de tous les temps, quelque chose qui devrait donc sans cesse être souligné à nouveau ; par conséquent, au lieu de disparaître de la conscience, de pouvoir sombrer dans l’oubli, elle devait se graver dans la conscience en caractères de plus en plus apparents. Combien plus logique est la théorie contraire (sans être plus vraie pour cela), — celle que par exemple Herbert Spencer144 a présentée ! Il rattache le concept « bon » et le concept « utile », « opportun » comme choses d’essence semblable, de sorte que l’humanité aurait, par les jugements « bon » et « mauvais », résumé et sanctionné précisément ses expériences inoubliées et inoubliables sur ce qui est utile et opportun, ou bien inutile et inopportun. D’après cette théorie, est bon ce qui, de tout temps, s’est révélé utile ; c’est pourquoi cette chose bonne et utile peut prétendre au titre de « valeur de premier rang », de « valeur essentielle ». Cette tentative d’explication, comme je l’ai dit, est 144 Herbert Spencer (1820-1903) est l’un des philosophes européens les plus célèbres de la seconde moitié du XIXe siècle. Il est surtout connu pour l’expression « survie du plus apte », qui apparaît dans Principles of Biology (1864). Ce terme suggère fortement la sélection naturelle de Charles Darwin, mais que Spencer transpose aux domaines de la sociologie et de la morale. Nietzsche formule un argument contre l’éthique de Spencer dans le Gai savoir : « Il y a maintenant une doctrine de la morale, foncièrement erronée, doctrine surtout très fêtée en Angleterre : d’après elle les jugements “bien” et “mal” sont l’accumulation des expériences sur ce qui est “opportun” et “inopportun” ; d’après elle ce qui est appelé bien conserve l’espèce, ce qui est appelé mal est nuisible à l’espèce. Mais en réalité les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l’espèce et indispensables au même titre que les bons : — si ce n’est que leur fonction est différente. » (Gai savoir [1882] § 4, traduction d’Henri Albert)


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La généalogie de la morale : l’œuvre

Deuxième PaRtie LA « FAUTE », LA « MAUVAISE CONSCIENCE », ET PHÉNOMÈNES APPARENTÉS235 1 Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses — n’est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-àvis de l’être humain ? N’est-ce pas là le véritable problème de l’être humain ?… La constatation que ce problème est résolu jusqu’à un degré très élevé sera certainement un sujet d’étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une vis inertiæ236, comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté de rétention active dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience237 ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte238 que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme

235 Les phénomènes moraux sont tous des configurations de la volonté de puissance. 236 Vis inertiæ est une locution latine signifiant « force d’inertie ». 237 Allusion à Leibniz, Monadologie, § 7. 238 Nietzsche pense les processus physiologiques à partir de la métaphore de la lutte, conformément à son hypothèse selon laquelle toute la réalité est volonté de puissance.

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est une véritable oligarchie239) — voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’être humain chez qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique240 (et non seulement semblable) — il n’arrive plus à « en finir » de rien… Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, — à savoir dans les cas où il s’agit de promettre : il ne s’agit donc nullement de l’impossibilité purement passive de se soustraire à l’impression une fois reçue, ou du malaise que cause une parole une fois engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu’on doive craindre de voir céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de choses ! Combien l’être humain, pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, — et jusqu’à quel point l’être humain lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse ! 239 Allusion à Platon, qui compare dans la République la constitution saine de l’être humain à un régime politique juste, où la raison gouverne tout ce qui lui est inférieur. 240 Un dyspeptique est une personne qui souffre de problèmes digestifs.


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La généalogie de la morale : l’œuvre

2 C’est là précisément la longue histoire de l’origine de la responsabilité. Cette tâche d’élever et de discipliner un animal qui puisse faire des promesses a pour condition préalable, ainsi que nous l’avons déjà vu, une autre tâche : celle de rendre d’abord l’être humain déterminé et uniforme jusqu’à un certain point, semblable parmi ses semblables, régulier et, par conséquent, appréciable. Le prodigieux travail de ce que j’ai appelé la « moralité des mœurs » (cf. Aurore, aph. 9, 14, 16) — le véritable travail de l’être humain sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce humaine, tout son travail préhistorique241, prend ici sa signification et reçoit sa grande justification, quel que soit d’ailleurs le degré de cruauté, de tyrannie, de stupidité et d’idiotie qui lui est propre : ce n’est que par la moralité des mœurs et la camisole de force sociale que l’être humain est devenu réellement appréciable. Plaçons-nous par contre au bout de l’énorme processus, à l’endroit où l’arbre mûrit enfin ses fruits, où la société et sa moralité des mœurs présentent enfin au jour ce pour quoi elles n’étaient que moyens : et nous trouverons que le fruit le plus mûr de l’arbre est l’individu souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même, l’individu affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supramoral (car « autonome » et « moral » s’excluent242), bref l’être humain à la volonté propre, indépendante et persistante, l’être humain qui peut promettre, — celui qui possède en lui-même la conscience fière et vibrante de ce qu’il a enfin atteint par là, de ce qui s’est incorporé en lui, une véritable conscience de la liberté et de la puissance, enfin le sentiment d’être arrivé à la perfection de l’être humain. Cet homme affranchi qui peut vraiment promettre, ce maître du libre arbitre, ce souverain — comment ne saurait-il pas quelle supériorité lui est ainsi assurée sur tout ce qui ne peut pas promettre et répondre de soi, quelle confiance, quelle crainte, quel 241 Le travail préhistorique de l’être humain sur lui-même : Nietzsche insiste sur la très longue durée du processus de moralisation. 242 Dire que l’autonomie et la moralité s’excluent est une critique de Kant. Chez Kant, l’autonomie de la volonté est le fondement de la moralité.

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– Friedrich Nietzsche

Nietzsche

Nietzsche, grandiose médecin de la culture, expose, juge et condamne sans appel cette hideuse conjuration dans une de ses œuvres les plus méticuleusement peaufinées et argumentées.

Généalogie de la morale

La principale préoccupation de Nietzsche est le problème de la santé de l’humanité. Critique à contre-courant de son époque, la superficialité des salons littéraires parisiens, le culte idolâtre de Wagner en Allemagne, les fermentations socialistes et les rêveries démocratiques sont pour lui les symptômes d’une maladie de la volonté d’origine physiologique qu’il nomme nihilisme. Il a rêvé d’être celui qui allait redonner la santé à la culture allemande que des siècles de christianisme ont empoisonnée. Retrouver le grand style aristocratique de l’Empire romain! Le dévoilement de l’origine de la morale chrétienne, création d’une volonté malade, qui règne en Occident est une préparation en vue d’un renversement de toutes les valeurs. Cette morale a pour origine une séculaire conspiration des esclaves. La morale diffame la vie, méprise le corps et la terre. Une horrible puanteur de mensonge émane des moralistes, car ils ont travesti la faiblesse en vertu.

PHILOSOPHIES VIVANTES

Nietzsche

Ici fourmillent les vers de la haine et du ressentiment ; l’air est imprégné de senteurs secrètes et inavouables ; ici se nouent sans relâche les fils d’une conjuration maligne, — la conjuration des souffre-douleurs contre les robustes et les triomphants, ici l’aspect même du triomphateur est abhorré. Et que de mensonges pour ne pas avouer cette haine en tant que haine!

François Doyon, docteur en philosophie, enseigne la philosophie depuis 2007. Ses recherches portent sur l’herméneutique, la philosophie de la religion et la logique informelle. Il a publié Les philosophes québécois et leur défense des religions (Connaissances et savoirs, 2017). Il est aussi l’un des auteurs de la 3e édition de Logos (CEC, 2018), de L’art du dialogue et de l’argumentation (Chenelière, 2009) et de La face cachée du cours Éthique et culture religieuse (Leméac, 2016).

Généalogie de la morale

CODE DE PRODUIT : 219727 ISBN 978-2-7617-9903-4

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