La véritable histoire des éditions Cornélius

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LA VÉRITABLE HISTOIRE DES ÉDITIONS CORNÉLIUS Une interview inédite de Sagamore Cornélius par Bill Franco

Portrait de Sagamore Cornélius par Jean-Marc Rochette

J’ai rencontré le patriarche des éditions Cornélius au printemps dernier. Il m’avait convié dans sa villa faite de matériaux de récupération et de ruines disparates, assemblage insolite qui traduit autant l’originalité du personnage que son manque d’argent chronique. Dans cet endroit spacieux, les cloisons sont constituées de cartons d’invendus. Le vieillard athlétique ne manque d’ailleurs jamais une occasion de se plaindre des succès que rencontre la maison car « ils font disparaître les murs du jour au lendemain, nuisant à l’intimité de la famille; mais les affaires sont à ce prix… ». Confortablement installé dans un fauteuil fabriqué en bois de palettes et les pieds plongés dans une bassine remplie de grands vins de Bordeaux, il m’a accordé un rare entretien à l’occasion du trentième anniversaire de la maison. C’est pour lui l’occasion de modifier une nouvelle fois sa biographie.


Comme il aime à le répéter lui même, la destinée de Sagamore Cornélius tient autant du roman d’aventure à la Gustave Le Rouge que d’une forme de rédemption par le livre. Il voit le jour dans les années 1930 au sein d’une riche famille béarnaise. Formé dès son plus jeune âge à succéder à ses ancêtres à la tête de l’empire pharmaceutique qu’ils ont créé, il suit docilement des études scientifiques avant de devenir un précurseur de la chimie cosmétique. Dans la salle de bains familiale, il met au point une crème de beauté révolutionnaire. Cette expérience entraîne la mort inopinée de ses parents et Cornélius devient le plus jeune millionnaire d’Europe. Le temps est venu pour lui d’opprimer le prolétaire car tel est son destin de chef d’entreprise. Il réfléchit trois jours et trouve plus pertinent de dilapider la fortune familiale dans la débauche. Il mène alors une vie d’explorateur, parcourant le monde sous toutes ses latitudes. Il enchaîne les aventures sans lendemain avec une multitude de femmes qui deviennent autant de mères célibataires. « Curieusement, aucune d’entre elles n’a souhaité partager ma vie… Elles ont accepté de prendre la direction de la société pharmaceutique de mes parents et se sont toutes très bien entendu. Depuis mon licenciement, je reçois leurs vœux chaque année » s’enthousiasme le vieux pervers avec émotion. En abordant la maturité, Cornélius se réveille un matin presque ruiné. Il s’aperçoit que sa vie n’a été qu’un immense gâchis. On sonne à la porte. Sur le perron, une multitude d’enfants se pressent, venant réclamer les arriérés de pensions alimentaires qui leur reviennent de droit. Cornélius fond en larmes, tombe à genoux, et refuse de leur donner le moindre centime, afin de leur éviter les écueils de l’argent trop facilement gagné. Désormais bien décidé à assumer son rôle de père, il les couvre d’affection et leur achète l’intégrale des histoires de Babar, ce qui lui paraît être la base d’une saine éducation pour des enfants ayant dépassé l’âge de la puberté. Il ne réalise l’étendue de sa candeur que lorsque trois de ses rejetons sont condamnés pour trafic de dédicaces et recel de planches originales. Il organise leur évasion et, après une


cavale digne de « La planète des singes », il se réfugie avec sa progéniture dans un gourbi de la rue Germain Pilon, à Montmartre. Là, il décide de leur transmettre sa passion de la bibliophilie en fondant une petite maison d’édition qui leur permettra d’affirmer leur goût pour la bande dessinée en toute indépendance. Mais il a transmis à ses enfants son trait de caractère le plus dominant : la paresse. Une rencontre va bouleverser le cours des choses. Au rez-de-chaussée du bâtiment réside Jean-Louis, un jeune dilettante arrogant qui se prévaut de la lecture de Castoriadis pour prêcher l’autonomie individuelle et collective. Passionné de bande dessinée, le garçon parvient à persuader Cornélius que ses enfants ont raison de se pencher sur cet art méprisé et il l’oblige à lire le « Major fatal » de Mœbius. Le vieil esthète en ressort galvanisé et définitivement convaincu que d’autres expériences sont possibles en marge de la production trop souvent puérile et sans intérêt de l’édition traditionnelle. Il comprend surtout qu’il a mis la main sur un pigeon qui pourra s’occuper à sa place de sa trop tumultueuse descendance. En 1991, du matériel de sérigraphie est installé dans la cuisine de Cornélius et la famille commence à fabriquer de manière presque artisanale les ouvrages qu’elle aimerait lire. « Tous ces solvants toxiques hautement inflammables réunis dans un espace clos me rappelaient ma chère jeunesse… Je rêvais parfois que nous explosions tous et je me réveillais en transe ! Par la suite, Jean-Louis a recruté son ami Bernard et tous deux ont fait évolué la production vers des molécules respectueuses de l’environnement… » se souvient avec regret le pyromane. Sous l’œil déterminé du patriarche, qui exige qu’un soin particulier soit apporté à chaque chose, la petite famille se sent investie d’une haute mission. Blaise et Victor, les fils aînés, sont les premiers à publier de somptueux livres de Crumb et de Willem, bientôt suivis par leur frère Paul qui, en faisant appel à trois jeunes talents issus de L’Association, lance le comix à la française. Jean-Jacques, Pierre, Solange, Raoul, Delphine et Sergio apportent tour à tour leur propre collection, rapidement


suivis de Lucette, Jacky et Louise. La maison familiale prend rapidement les allures d’un « laboratoire » où des auteurs chevronnés côtoient la nouvelle génération. En 2014, c’est Nicole qui rejoint l’aventure avec sa revue annuelle. Cornélia, la cousine de Sagamore, se lance dans la manufacture de babioles pendant que Gilbert, le cochon domestique et trésorier de la famille, compte la moindre piécette. Aujourd’hui, grâce à la complicité des auteurs et des autrices, soutenus par un lectorat et des libraires de plus en plus nombreux, les enfants Cornélius peuvent continuer d’exercer au profit du livre et de la bande dessinée leur goût inconditionnel de la liberté. La fortune ne les préoccupe pas plus que la gloire ou les conquêtes, car ils savent qu’ils doivent à leur volonté de rester « petits » la joie de vivre dans une maison constamment animée par les visites, la bonne bouffe et le mauvais esprit. Bill Franco


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