Extrait Manuel du spéculateur

Page 1

MANUEL DU SPÉCULATEUR À LA BOURSE une anthologie



MANUEL DU SPÉCULATEUR À LA BOURSE une anthologie

Pierre-Joseph Proudhon

Introduction Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Georges Ribeill Postface Paul Jorion Choix de textes et appareil critique Vincent Bourdeau

Collection Chercheurs d’ère animée par V. Bourdeau, F. Jarrige, J. Vincent Série Documents

Illustration de couverture © Pascal Le Coq, "Directeur des reliefs" (détail oxo 307), 2006

Publié avec le concours de la Région Île-de-France

è®e



Introduction

L’empire de la Bourse Proudhon et le Manuel du spéculateur Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Georges Ribeill « Je n’aime, sous aucun prétexte, le jeu, surtout celui du commerce […]. Dès qu’il y a de l’argent ou des intérêts en question, je deviens inexorable ; je voudrais que tous nos amis le comprissent comme moi. Oh ! je vous abandonne le gouvernement, la religion, l’autorité, la justice, la police, la garde nationale, le suffrage universel, les chauvins de 1793, et les ratapoils de 1854 : mais, de grâce, ne plaisantons pas avec les écus ; ne rions pas avec la bourse et son catéchisme. Restons pauvres, plutôt : notre métier n’est pas de spéculer.» (Proudhon, Lettre inédite à Guillemin, 2 février 1854, Ms 644, Bibliothèque d’Étude et de Conservation, Besançon.)

« J'ai eu une rechute de furonculose et n'en suis complètement débarrassé que depuis 15 jours. Comme cette pénible maladie me gênait beaucoup dans mon travail — le médecin m'ayant, par ailleurs, interdit un travail intellectuel fatigant plusieurs heures d'affilée — je spécule, ce qui ne manquera pas de t'étonner, en partie sur les funds [valeurs d'État] américaines, mais surtout sur des actions anglaises qui, cette année, poussent ici comme des champignons (pour toutes les sociétés par actions possibles et imaginables), que l'on fait grimper de façon inconsidérée et qui, ensuite, la plupart du temps, font la culbute. J'ai gagné de cette manière 400£ et je vais recommencer en ce moment où la situation politique confuse ouvre un nouveau champ d'action. Ce genre d'opération ne prend pas beaucoup de temps et cela vaut la peine de prendre quelques risques pour soutirer l'argent à ses ennemis. » (Marx à Lion Philips, 25 juin 1864. Marx et Engels, Correspondance (1862-1864), tome VII, Éditions Sociales, 1979, pp. 243-244.)

L’expression « république industrielle » 1 résume tous les débats auxquels Proudhon a participé, depuis son entrée sur la scène intellectuelle avec Qu’est-ce que la propriété ?, en 1840, jusqu’à sa sortie « posthume » que représente De la capacité politique des classes ouvrières paru peu après

5


sa mort en 1865 2. Entre temps, il y aura eu le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, en 1846, Les confessions d’un révolutionnaire, en 1849, L’idée générale de la révolution au XIXe siècle, en 1851, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, en 1858, pour ne citer que les ouvrages les plus célèbres et sans parler des écrits de circonstance, nombreux pendant la révolution de 1848, ni des Carnets, pour la plupart inédits, ou des ouvrages posthumes et des manuscrits non publiés 3... Cette écriture prolixe, cet interventionnisme protéiforme dans les débats du temps font de Proudhon philosophe, économiste, moraliste, libéral, socialiste, une figure incontournable pour qui veut entrer dans le XIXe siècle français. Ce qui se joue à travers l’idée de « république industrielle », c’est aussi bien la critique de la propriété des premières années, la critique de l’intérêt du Système des contradictions économique, les solutions pratiques envisagées en 1848. La dénonciation de la Bourse, sous le Second Empire, est l’occasion pour Proudhon de rejouer toutes ces batailles. Il serait donc erroné de voir dans l’analyse que Proudhon fait de la Bourse un simple avatar de la dénonciation de l’argent, ce dont il se défend d’ailleurs. Sa critique se rattache plutôt aux multiples facettes de sa pensée, elle s’enracine aussi dans des circonstances historiques particulières – l’échec d’une révolution, 1848, et l’avènement du Second Empire dont le soutien principal, contrairement à ce que disait Marx, fut la bourgeoisie 4. Dans cette introduction, nous chercherons à donner au lecteur quelques éléments biographiques et historiques pour mieux comprendre cet aspect d’une pensée foisonnante en l’insérant dans le contexte spécifique des premières années du Second Empire, notamment en expliquant ce que fut la réalité de la Bourse dans ces années-là et la perception qu’en avaient Proudhon et ses contemporains. À partir de là, il sera possible de décrire la genèse du Manuel du spéculateur à la Bourse proprement dit.

1. Le siècle de Proudhon (1809-1865) L’ascension d’un fils du peuple Proudhon est né à Besançon, en Franche-Comté, le 15 janvier 1809 dans une famille modeste d’artisans (son père fut tonnelier, puis brasseur et propriétaire d’une taverne). Si la famille parvient un moment à jouir d’une petite aisance matérielle, le père étant devenu indépendant, possédant même quelques terres, cette aisance fut de courte durée. La faillite plaça la famille dans une situation financière beaucoup plus

6


L’empire de la Bourse

fragile, obligeant le jeune Proudhon à interrompre ses études (il avait obtenu une bourse pour le collège royal de Besançon). Proudhon s’épanche souvent sur les déboires commerciaux de son père, notamment dans son abondante correspondance. Le récit de la mauvaise fortune familiale est le mythe originel où la volonté proudhonienne de décrypter le fonctionnement de la société moderne puise sa source. Selon Proudhon, son père ne pouvait réussir dans ses affaires dans la mesure où il avait adopté une attitude d’honnêteté incompatible avec le contexte économique de l’époque. Renoncer à faire du commerce un moyen de soutirer le maximum du client, c’était assurer l’échec de l’entreprise familiale. La question à laquelle Proudhon revint sans cesse fut la suivante : pourquoi mon père, un brave homme qui voulait vendre au juste prix, un prix qui n’extorque rien au client et qui permet de rémunérer le travail du producteur, a-t-il fait faillite ? Ses études abandonnées, Proudhon n’a de cesse de poursuivre son éducation intellectuelle 5. Devenu ouvrier typographe, Proudhon se forme seul, lit, apprend des langues rares, comme l’hébreu, obtient son baccalauréat – ce qui le range dans une catégorie, lettrée, qui comprend peu de membres en cette première moitié du XIXe siècle. En 1837, il publie un Essai de grammaire générale, puis obtient la pension Suard, qui lui permet d’aller étudier à Paris, parrainé par le juriste, d’origine comtoise comme lui, Joseph Droz 6. Ce dernier tient, sous la Monarchie de Juillet, un salon qui voit défiler l’élite des penseurs libéraux du temps. La publication de Qu’est-ce que la propriété ? (dont la réponse, « c’est le vol ! », claque comme une injure aux académiciens de Besançon qui en ont financé l’écriture) marque le début d’une carrière de polémiste dont l’intensité ne faiblira jamais. À cette période, aux débuts des années 1840, Proudhon lit énormément, délaisse peu à peu sa passion pour la linguistique, annote des ouvrages d’économie politique, suit, entre autres cours, les cours d’économie de Wolowski et d’Adolphe Blanqui au Conservatoire des Arts et Métiers dont il a lu, plume à la main, l’Histoire de l’économie politique en Europe 7. Comme il l’avoue à son ami Bergman, il cherche alors à s’insérer dans le milieu des économistes qui gravitent autour de la Librairie Guillaumin 8 : « J’ai fait la connaissance, le 12 mai 1844, avec la coterie économiste – car il faut appeler les choses par leur nom – et je suis inscrit au rôle. Il y a là de bons garçons, hommes instruits, de bon sens, de bon goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencontrer. Je ne puis que gagner à ces relations. Guillaumin, le libraire, est le pivot de la confrérie. Il m’a fait des avances et je compte traiter avec lui pour ma prochaine publication » 9.

7


La prochaine publication annoncée, c’est le Système des contradictions économiques, effectivement publié chez Guillaumin. L’ouvrage est représentatif des écrits de Proudhon des années 1840-1848, période plus critique que constructive. « La propriété, c’est le vol ! » Cette critique porte implicitement sur les principes au fondement du fonctionnement politique et social de la Monarchie de Juillet. Le suffrage censitaire y règne en maître et établit des seuils difficilement franchissables, d’abord pour entrer dans la catégorie des électeurs, ensuite dans celle des éligibles. L’ensemble repose sur une répartition inégale et figée des propriétés. Aussi, aux yeux de Proudhon, la lutte pour le suffrage universel, celle de la campagne des banquets qui aboutira à la Révolution de février 1848, paraît trop en retrait par rapport aux enjeux du temps que sont les réformes de l’organisation du travail et de la propriété. Certaines idées clés de Proudhon sont donc déjà bien en place. Son souci égalitariste le conduit à critiquer les formes nouvelles que prennent les privilèges. Dans une société qui a aboli les privilèges de l’ancien régime, ces privilèges sont essentiellement désormais ceux associés à la propriété privée que le Code civil napoléonien a sacralisée. Le principe de classement par la propriété, si cher au régime des « capacités » que la Monarchie de Juillet promouvait, se trouve ainsi contesté par l’analyse que Proudhon livre de la propriété. La propriété est une manière d’accaparer une partie du travail social du seul fait que l’on est propriétaire d’un capital. Le capitaliste qui avance un salaire, en effet, paie bien un individu A pour la tâche qu’il accomplit, en ce sens il n’y a pas vol à l’égard de cet individu. En revanche, lorsque A est associé dans son travail à B puis à C, D, E, etc., alors il se produit un phénomène particulier du fait de la réunion de ces individus : le travail produit par cet ensemble de personnes n’est pas la somme des travaux individuels (ceux qui sont rémunérés par le capitaliste) mais bel et bien l’effet d’une force collective qui se dégage de cette association d’individus. Ainsi, c’est l’exemple donné par Proudhon dans Qu’est-ce que la propriété ?, lorsque le capitaliste paie 200 journées de travail, son compte est débité de la même manière lorsqu’il paie 200 individus qui ont travaillé ensemble toute une journée, ou un seul individu qui aurait travaillé 200 jours d’affilée. Pourtant un seul individu, même en 200 jours, ne serait jamais parvenu à dresser l’obélisque de Louxor sur la

8


L’empire de la Bourse

place de la Concorde, ce qui fut fait en quelques heures par 200 grenadiers. L’idée de force collective et d’une plus-value liée à la division du travail, combinée avec un régime de propriété privée sacralisée, est, selon Proudhon, la clé qui permet de comprendre la coexistence de la plus grande richesse et de la plus grande pauvreté dans une société en progrès. Étendre le suffrage n’y changerait rien. Il faudrait que la propriété et le travail marchent main dans la main, autrement dit que le propriétaire d’une chose soit la personne ou le groupe de personnes qui oeuvrent à la mise en valeur de cette chose. Dès ces années pré-1848, l’association des travailleurs facilitant l’accès à la propriété des outils de production, est l’horizon de la philosophie économique de Proudhon. Le Système des contradictions économiques revient sur ce terrain, analysant les conditions économiques qui autorisent les abus du temps, en particulier le mécanisme du crédit. Proudhon soutient dans cet ouvrage que « l’unité constitutive de la société, c’est l’atelier » 10. Pendant la Révolution de 1848, Proudhon passe clairement de la phase critique aux propositions pratiques. Proudhon et la Révolution de 1848 Pendant la Révolution de 1848, Proudhon est élu député de l’Assemblée constituante, chargée de rédiger la Constitution de la République. Proudhon espère un temps que la Constituante sera capable de contribuer à la fabrique d’une république sociale qu’il appelle de ses vœux. Il bataille pour la création d’une banque nationale d’échange dont le rôle consisterait à éteindre tous les revenus déconnectés du travail. Il imagine ainsi un crédit « gratuit » dont la banque d’échange, devenue simple intermédiaire entre les producteurs, serait chargée de l’organisation. Le crédit serait garanti par les productions. Son projet, en juillet 1848, recueille 2 voix dont la sienne, et le débat qu’il mènera par la suite avec Bastiat, le héraut du laissez-faire à l’époque, auteur des Harmonies économiques directement dirigées contre les « contradictions » de Proudhon, n’y changera rien. Par cette expérience, Proudhon se conforte dans l’idée que la représentation politique n’est pas le meilleur moyen de transformer les bases de la société. Le régime républicain n’entraîne pas automatiquement dans son sillage la république sociale ! En 1849, Proudhon note ainsi dans Les confessions d’un révolutionnaire qu’« il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent ». Le coup d’État du 2 décembre 1851 ne fera qu’ajouter à ce jugement sombre écrit depuis la prison de Sainte-Pélagie où ses écrits

9


trop critiques envers Louis Napoléon Bonaparte, premier président de la République élu au suffrage universel, lui valaient un séjour forcé. La « démocratie nouvelle » contre le Second Empire Les déceptions de 1848 conduisent Proudhon à réinscrire l’idée démocratique dans une théorie de l’organisation économique qu’il développera à mesure que le Second Empire s’enfonce dans l’affairisme 11 : dans le Manuel du spéculateur à la Bourse, où la solution aux dérives de la spéculation est clairement située du côté des associations ouvrières, dans De la capacité politique des classes ouvrières, en 1865, qui ne sera publié qu’à titre posthume, dont les chapitres VIII et IX de la troisième partie défendent ouvertement un associationnisme ouvrier. La capacité « politique » a sa place dans l’atelier, Proudhon lui donne une étiquette, le « mutuellisme » : « Ce qui nous intéresse, écrit Proudhon, est de savoir comment sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celle d’autorité, communauté ou charité, on en est venu en politique et en économie politique à construire un système social qui ne tend rien moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social » 12. Par le « mutuellisme », dont l’élaboration arrive à maturité sous le Second Empire, Proudhon entend « diminuer la distance entre socialisme et individualisme ». Le mutuellisme préserve les principes de la liberté individuelle « suivant lesquels la société doit être considérée non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibre entre des forces libres, dans lequel chacun est assuré de jouir des mêmes droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système par conséquent essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortunes, de rang et de classes. » 13 L’économie politique mutuelliste offre à la « république industrielle » son horizon pratique : « assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuel, enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouchés, d’échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des marchandises, etc. Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État […]. Ici, le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans l’océan communautaire ; c’est l’homme libre ; réellement souverain, agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ; certain d’obtenir de ses produits et services un prix juste, suffisamment rémunérateur, et de rencontrer chez ses concitoyens, pour tous les objets de sa consommation, la loyauté et les garanties les plus parfaites. » 14 C’est dans le contexte d’opposition au Second Empire que Proudhon a élaboré De la capacité politique des classes ouvrières, son « testament

10


L’empire de la Bourse

social » 15. Quelques années plus tôt, entre 1853 et 1857, Proudhon s’était passionné pour ce qu’il jugeait être le symbole du régime : la Bourse. Son Manuel du spéculateur à la Bourse est une étape essentielle dans la construction de sa philosophie mutuelliste. Deux grandes lignées du programme économique proudhonien Le jugement de ceux qui, sous l’effet de l’hégémonie intellectuelle du marxisme sur la gauche française pendant une bonne partie du XXe siècle, accusaient Proudhon de prêcher la collaboration de classes et la paix sociale, n’est pas tout à fait erroné. Proudhon se voyait lui-même comme un médiateur entre la bourgeoisie productive (et non point rentière – la nuance mérite d’être soulignée) et les classes travailleuses. Ses cibles ne furent jamais ce que l’on appelle aujourd’hui « l’économie de marché » ou le « capitalisme », conçu comme mode de production. Le marché était beaucoup moins problématique pour lui que le monopole exercé par les classes privilégiées sur le capital. Cent ans avant Keynes, Proudhon prêchait « l’euthanasie du rentier »16. Ainsi, à partir de sa critique initiale de l’existence de la propriété privée comme un obstacle à la production et à l’échange des produits sous la Monarchie de Juillet (le sens de l’apophtegme, « la propriété, c’est le vol ! »), Proudhon ciblait de plus en plus le rôle de l’intérêt comme entrave au commerce. En 1848, la banque nationale qu’il avait en tête, capable de centraliser la finance et de pouvoir donner une conception purement fiduciaire à une monnaie gagée sur la production nationale, n’avait pas d’autre objet. Ce projet ne devait pas aboutir, suite au refus du gouvernement de nationaliser la Banque de France, pas plus que l’expérience mort-née de la Banque du Peuple. Cette banque nationale aurait pourtant eu pour fonction, d’après Proudhon, de réaliser un programme économique ambitieux, qui exigeait, parmi d’autres choses, la réduction des taux des fermages de 25 %, la réduction des taux d’escompte à 1 %, la réduction de l’intérêt à 1 %, la conversion des rentes à 1 % et la réduction du prix des loyers à 1 % de la valeur actuelle des maisons, déductions faites de l’amortissement, des frais d’entretien et des contributions, à quoi il ajoutait la conversion ou l’extinction des créances hypothécaires en général. Suite au coup d’État du 2 décembre 1851 et pendant les premières années du Second Empire, ce programme ne change guère. Dans son journal, comme dans sa correspondance ainsi que de manière éparse dans ses divers écrits, Proudhon rêve toujours de démonétiser le numéraire, de remplacer progressivement les billets de banque par des billets d’échange ne portant point d’intérêt et destinés à devenir monnaie légale, de centraliser le crédit par la socialisation de la Banque de France, c’est-à-dire par la généralisation de la lettre de change. Il rêve,

11


de la même manière, de socialiser les nouvelles institutions impériales comme les Sociétés de Crédit foncier et de Crédit mobilier (en généralisant les actions et les hypothèques) ; toujours de réduire le crédit hypothécaire, le crédit agricole et l’escompte de commerce à 0,25 % ; de convertir la rente en impôt ; et même de supprimer, si les réformes précédentes devaient fonctionner, les tarifs de douane en les remplaçant par la formation de fédérations industrielles. Ce programme ne visait rien moins qu’à combattre le capitalisme par un libre-échange débarrassé des rentes, des sinécures, des monopoles. Il y a une certaine cohérence entre la période quarante-huitarde et le début du Second Empire, Proudhon restant toujours fidèle à l’intuition selon laquelle une meilleure circulation des produits, de manière à ce que les richesses puissent vraiment êtres accessibles à tous les producteurs, est un levier formidable de transformation sociale. C’est cependant véritablement sous le Second Empire que l’on voit apparaître pour la première fois l’aboutissement pratique d’une autre idée économique souvent associée à la pensée de Proudhon : la « commandite ouvrière ». Ce thème apparaît très clairement dans les « considérations finales » qui concluent le Manuel, largement reproduites dans ce volume. Devant le succès phénoménal de la création du réseau des chemins de fer pendant les années 1850, Proudhon s’inquiéte de voir de grandes compagnies à caractère d’utilité publique accaparées par des capitaux colossaux cotés en Bourse 17. À cet égard, Proudhon croit nécessaire d’incorporer ces grandes compagnies dans le domaine public en effectuant leur dissolution, liquidation et remplacement par des compagnies ouvrières (Proudhon pense non seulement aux chemins de fer mais aussi aux canaux, aux mines, aux forges, aux docks, aux salines ou à la production d’armement). Ce programme n’était pas à ses yeux un programme de nationalisation ou, pour utiliser le vocabulaire de l’époque, d’« expropriation pour cause d’utilité publique ». Nationaliser les grandes compagnies à caractère d’utilité publique, instaurer une gestion entièrement étatique de ces dernières, n’aurait fait qu’accroître les charges et affaiblir inéluctablement le revenu net. Dans un tel système d’étatisation de l’économie industrielle, les ouvriers feraient figure de nouveaux privilégiés de l’État, voyant leurs salaires augmenter en même temps que diminueraient les tarifs pour satisfaire le public. Ce serait la banqueroute. Le remplacement des sociétés anonymes par des sociétés ouvrières était la seule solution moralement acceptable : il fallait rendre les ouvriers co-propriétaires des capitaux des entreprises dans lesquelles ils travaillaient, actionnaires, participants aux bénéfices, proportionnellement à leur fonction et grade. Les compagnies ouvrières étaient une manière de substituer la justice à la

12


L’empire de la Bourse

raison d’État en bouleversant les rapports du travail et du capital et en transformant le salarié, dont la condition était jusqu’alors « synonyme de servitude et de misère », en « actionnaire » ou « participant » , au double sens que peut revêtir le terme : participer au développement de l’entreprise et en détenir une part. Bref, il fallait rendre la propriété des grandes entreprises à la collectivité des travailleurs 18. Le grand conciliateur de la bourgeoisie et du prolétariat qu’avait pu sembler être Proudhon jusqu’en 1848, paraît avoir désormais cédé le pas au défenseur de la classe ouvrière ; la métamorphose du paysage économique sous le Second Empire n’est pas pour rien dans cette évolution. La flambée de la Bourse française pendant cette période, son incidence dans l’expansion économique du pays, ont joué un grand rôle dans ce revirement de la pensée de Proudhon, rôle souvent sous-estimé par les commentateurs 19. Il semble bien que ce soit les circonstances économiques du Second Empire qui ont incité Proudhon à envisager d’autres modèles d’entreprise que celles, anonymes, qui se multipliaient dans un contexte d’excitation boursière. Ainsi au Proudhon « proto-keynésien », prosélyte du papier-monnaie et du crédit gratuit, ennemi de l’or et de la monétisation, adepte de la fusion des classes par la disparition des privilèges de l’argent, s’ajoute le Proudhon théoricien de l’autonomie ouvrière, de la réunion des fonctions de production et de responsabilité dans le travailleur et de ce que l’on appellera plus tard, dans la deuxième moitié du XXe siècle, « l’autogestion ». Il fut ainsi visionnaire, peut-être l’un des premiers théoriciens socialistes au XIXe siècle à dessiner les contours de cette autonomie ouvrière, ouvrant une tradition qui prendra tant d’ampleur à l’époque de Fernand Pelloutier et de Hyacinthe Dubreuil jusqu’aux années 1970. Quel rôle a joué la Bourse au carrefour de ces deux aspects du socialisme proudhonien, l’un anti-monétariste et anti-usurier, prêchant la réconciliation des classes productives à travers l’abolition de l’intérêt et le crédit facile, l’autre autonomiste de classe ?

2. La Bourse thermomètre du Second Empire Proudhon et la bourse avant le Manuel Il y a très peu de références à la Bourse avant le Second Empire dans l’œuvre de Proudhon. Une exception à signaler pourtant, avant le coup d’État. Proudhon avait noté dans ses carnets, le 30 octobre 1850, alors qu’il se trouvait encore emprisonné, à quel point la Bourse était peu

13


patriote : la Bourse donnait toujours sa préférence à la stabilité dans les affaires politiques. Notant la « solidarité du principe de l’autorité et de celui du capital », Proudhon remarquait dans son journal à quel point certains gouvernements d’usurpation pouvaient paraître pendant un temps faire le bien du pays du fait précisément des faveurs que manifestaient les cours boursiers à leur égard : « [q]uand la tyrannie est en progrès, écrit-il, la Bourse monte ; quant elle fléchit, les fonds baissent » car « [l]e Capital ne tient point à la légalité, il tient à la force ». Mais « [c]omme le capital est essentiellement matérialiste, et que les causes morales n’existent pas pour lui, il est sujet à de rudes mécomptes » 20 : « Ce qu’il faut au Capital, c’est un maître quelconque. La compétition lui est intolérable : quant au choix de la personne, indifférence absolue. Il en résulte que le Capital est essentiellement traître et lâche de sa nature, ingrat surtout ; – qu’en second lieu, il est immoral, ennemi de la patrie, alarmiste, toujours prêt à pactiser avec l’étranger, hostile à tout sentiment d’honneur, de loyauté, de respect aux lois, de probité. Tout pouvoir, même le plus légitime, est abandonné par lui dès qu’il chancelle ; quand le bon sens indique que plus le pays est en danger, plus il a besoin de dévouement, le Capital agit en sens diamétralement opposé. Plus les malheurs publics s’accumulent, plus sa défection se précipite. Or, le problème économique et politique à résoudre est celui-ci : Faire que les fonds haussent quand la fortune publique est en danger. – C’est ce qui arrivera quand, l’intérêt réduit à 0, le producteur ne travaillant que pour l’échange, les fortes commandes de l’État, cautionnées par la Banque nationale, deviendront un surcroît de débouché. » 21

La réaction de la Bourse à l’écroulement de la Deuxième République semble confirmer ces soupçons. Le 7 décembre, Proudhon note dans son journal : « La Bourse est à 96 fr., hausse de 6 fr. en deux jours. Les autres valeurs, Chemins de fer, Banque, etc. proportionnellement. Le 2 décembre 1851, le Capital, le Sabre et le Goupillon ont gagné leur Austerlitz. » Proudhon notera dans son journal, à la fin du mois, qu’avec le 2 décembre est apparue « une féodalité industrielle » 22. La frénésie boursière signale la fin du conciliateur des classes. Proudhon change d’attitude par rapport à la bourgeoisie, lui qui avait toujours espéré que la fraction productive de la bourgeoisie (celle qui travaillait pour son propre compte, qui produisait et vendait des marchandises) pourrait être l’avant-garde de la Révolution 23. Comme classe, elle est devenue hébétée, moutonnière, étriquée et jalouse : elle se résigne ou même adhère au régime. Proudhon est profondément déçu. Il avait pensé après le coup d’État, que Louis-Napoléon, par démagogie, allait frapper la bourgeoisie en soutenant les ouvriers contre les patrons. Il l’imaginait se préoccuper de la cherté des loyers, de retraites et de

14


L’empire de la Bourse

caisses de secours mutuels pour travailleurs urbains, tolérer les corporations des métiers (pourvu qu’elles relèvent directement du régime, bien entendu) et faire des grands travaux en vue d’améliorer le sort de la classe ouvrière. C’est de la bourgeoisie, pensait Proudhon, que viendrait la résistance au régime et non des classes populaires qui soutenaient réellement le bonapartisme. Mais, en réalité, il découvre que la bourgeoisie s’accommode de tous les régimes, et particulièrement de ce régime impérial qui promet d’en finir avec la Deuxième République, sans cesse menacée par le socialisme. Il suffit à la bourgeoisie de se souvenir des journées de juin 1848, pour qu’elle devienne couarde, mesquine, inintelligente et qu’elle profite, elle aussi, comme l’ouvrier et le paysan, du leurre d’émancipation contenu dans la souveraineté du peuple. Le 3 janvier 1852, Proudhon note dans son journal le remords qui semble caractériser le sentiment général un mois après le coup d’État : « On sent qu’on a perdu, par cette absolution d’un guet-apens, concédée par égoïsme et peur, L’HONNEUR ! […] Les bourgeois, qui croyaient apparemment que les massacres de décembre et le vote qui a suivi feraient renaître les affaires, le crédit, la circulation, la vente, comme par enchantement ; les bourgeois murmurent, et prétendent déjà que ce n’est point avec des aigles, en détruisant les arbres de liberté, effaçant la devise républicaine qu’on ranimera leur commerce ! … Il n’y a rien de plus bête que cette tourbe lâche et égoïste, qui croit que l’État est le maître de faire acheter et vendre, et que plus les grands ont d’argent, plus ils dépensent, mieux vont les choses ! – La bourgeoisie de Paris n’est plus. Il n’y a qu’une cohue d’agioteurs et d’ignobles boutiquiers. La classe éclairée est un peu partout ; dans l’industrie, l’enseignement, etc. – elle n’est plus dans la bourgeoisie. – En attendant la Bourse hausse […] Pour moi, je vois venir avec la déconsidération de la France, la ruine de son crédit au dehors, le mépris des relations avec elle… Une nation peut-elle être la fable du monde, et vivre ? Je ne le puis croire. » 24

La popularité du régime, dont le coup d’État a été massivement approuvé au cours d’un plébiscite fin décembre 1851, conforte ce pessimisme. Le 15 janvier 1852, Proudhon note dans son journal : « Lâche nation où 7 500 000 votants ont préféré la Bourse à l’honneur ! … ». À cette période, les cours ne cessent de monter. Proudhon remarque amèrement, « on enchaîne le pays par la Bourse, par la cupidité, par la peur, par la perspective de la faillite et de la misère » 25. On refuse de reconnaître l’inséparabilité entre la liberté politique et la liberté commerciale, ni la manière dont la création des richesses est essentiellement liée au remplacement du gouvernement par le non-gouvernement, c’est-à-dire l’« an-archie ».

15


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.