

Maï Girac BAGAGES NOIRS

BAGAGES NOIRS
Éditions Favre SA
29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne
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Groupe Libella, Paris
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Distribution Suisse : Office du livre de Fribourg, 39 route André-Piller, CH-1720 Corminbœuf
Dépôt légal en mars 2025.
Tous droits réservés pour tous pays.
Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.
Couverture : idéesse
Mise en pages : SIR
Impression: Pulsio, Bulgarie. Lot 1
ISBN : 978-2-8289-2240-5
© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.
Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2025.
Maï Girac
BAGAGES NOIRS
Récit
Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas.
Lao-Tseu
Dans les histoires que vous allez découvrir se mêlent vérités, suppositions et imagination. La transmission orale est primordiale chez les gens du voyage, ce qui me permet aujourd’hui de m’appuyer sur des vies d’ancêtres hauts en couleur. Chez nous, les générations se suivent et s’enchevêtrent. La vie de chacun des membres de la famille est intimement liée ; les expériences contées ici sont parfois incroyables, brutales et tragiques, d’autres fois drôles, émouvantes et empreintes de solidarité.
Entre la biographie et le roman, la frontière est mince. Entre les histoires vibrantes de folklore forain et un passé révolu, elle l’est aussi, peut-être…
Je vous transporte, au gré des pages, dans mon monde. Au travers d’un héritage d’amour et de violence dans une communauté en voie de disparition ; dans une ambiance éblouissante de fêtes et de cruautés. D’une vie à l’autre, du voyage à la
sédentarité, suivez les destins entremêlés de personnages forts qui, chacun à sa façon, construit par le passé l’avenir d’une famille.

Introduction
La loi du 16 juillet 1912 imposait aux « nomades » un carnet anthropométrique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupant s’en est servi pour interner tous ceux qui vivaient dans les caravanes, sans point de chute.
Depuis le 29 janvier 2017, les titres de circulation ne sont plus obligatoires pour les gens du voyage. L’article 195 abroge la loi n° 69-3 du 3 janvier 1969, relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixes.
La première partie de ce livre s’appuie sur la transmission orale de génération en génération. La deuxième partie est une autobiographie. Fille unique durant neuf ans jusqu’à la naissance de mon frère, j’étais le centre du monde, de mon monde, dans une caste en marge de la société. J’ai grandi entourée de deux influences différentes : une grande famille aux ancêtres atypiques, presque tous analphabètes et sans éducation, et d’autres membres avec un peu d’instruction et une éducation de
petits-bourgeois. Un point commun entre tous : la violence physique et l’itinérance. J’ai toujours ressenti un poids sur mes épaules, une sorte d’écrasement, mais aussi une violence intérieure qui m’ont poussée à vouloir sortir de ce microcosme maudit. Même si j’ai reçu une certaine éducation et que j’ai pu me rendre à l’école par intermittence, au gré de nos déplacements, toujours à la recherche d’un endroit où gagner un peu d’argent pour pouvoir nous nourrir, je lutterai toute ma vie contre une pulsion destructrice et insensée, transmise par les générations qui m’ont précédée et qui me poursuit encore aujourd’hui. Les existences des autres, s’empilant comme autant de chapes de plomb, sont devenues mes bagages noirs.
Prologue
« On part ! » Ils ne pensent qu’à ça, changer de décor.
Villes et villages proposent à chaque fois un environnement nouveau et une vie animée sur les places de la mairie ou de l’église. Derrière la baraque ou le manège dans lesquels les forains exercent, s’expose, à la vue des habitants du coin, la caravane. Car les marchands ambulants n’ont rien à cacher, affirment-ils.
Vraiment ?
D’où viennent donc ces commerçants ? Quelle est leur histoire ? Nous savons qu’ils descendent d’ancêtres sédentaires jusqu’au jour où certains d’entre eux commencèrent à éprouver un besoin de changement. Ils devinrent progressivement un peuple nomade, partant sur les routes, selon les époques, en roulotte tractée par un cheval tout d’abord, puis en camion ainsi qu’en caravane. Au tout début, leurs activités consistaient à montrer des ours, à rempailler des chaises, à remmouler les couteaux et les ciseaux,
à chanter ou encore à présenter des numéros d’acrobatie, entre autres.
Après la Première Guerre mondiale, les plus riches purent acquérir des camions, surplus de l’armée. C’est de cette façon que la roulotte se transforma en caravane. Il leur fallut toutefois repenser et adapter l’attelage.
Petit à petit, les commerces évoluèrent. Si les baraques, confectionnées à l’aide de planches et de tôles, existaient depuis longtemps en milieu rural, elles se métamorphosèrent pour abriter des stands de tir ou des loteries. Quant aux premiers manèges de chevaux de bois, ils apparurent vers 1860 – la société
Limonaire en fut le premier fabricant.
Les forains, qui restent dans l’esprit des populations des étrangers où qu’ils aillent, parlent un dialecte. Idiomes correspondant à la provenance de ces communautés, nommées « gens du voyage » : les manouches viennent de l’est de la France, de l’Allemagne et de l’Autriche, les tziganes sont originaires de la région du Pendjab au nord de l’Inde et les gitans arrivent d’Espagne. Les forains ont puisé des mots dans ces pays d’origine, mais aussi dans des termes argotiques régionaux, le tout remanié pour en former de nouveaux, composant ainsi un vocabulaire « foranisé ».
Lors des fêtes locales, et avec l’heureux assentiment des forains, des gitans, tziganes ou manouches
installent leurs caravanes parmi celles des forains, ils sont ainsi protégés des autorités locales. En dehors de la fête foraine, les caravanes sont chassées des communes.
I LES RACINES

Berthe et Henriette, équilibristes
En route !
L’histoire de l’arrière-grand-mère de Maï, Clémence
Le 5 juin 1891
Au cœur de la ville d’Oloron-Sainte-Marie, parmi les boutiques se trouve celle de Joséphine et Gaston 1 , un couple de riches marchands de tissus, mais aussi confectionneurs de costumes. Leur fils, Jules, a rejoint la communauté des moines bénédictins de l’abbaye de Notre-Dame de Maylis, dans une petite bourgade des Landes. Aussi ne le reverront-ils jamais.
Leur fille, Clémence, âgée de 20 ans, est quant à elle pensionnaire au couvent du Carmel, tout proche du monastère, juste derrière ce dernier.
Comme la plupart des jeunes filles de son époque, issues d’un milieu dénotant une certaine aisance, elle apprend auprès des religieuses la couture, la cuisine, ce que l’on appelle alors « tenir son ménage », mais aussi à lire, écrire et compter, privilège des gens
1. Un arbre généalogique en p. 186 permet d’avoir une vue d’ensemble des personnages de ce récit.
fortunés. En effet, en ce temps-là l’école est payante, non obligatoire et réservée exclusivement aux garçons, l’instruction n’étant dispensée que par des religieux catholiques. Au contact des carmélites, Clémence accède à une formation complète qui s’adresse généralement à un rang social bien plus élevé que le sien. Cependant, Joséphine et Gaston soutiennent financièrement la communauté afin de lui apporter leur aide. Dans quelques mois, une fois la majorité atteinte, la jeune femme pourra entrer dans les ordres ici même, ses parents ayant les moyens de payer sa dot au couvent. Sinon, Clémence reprendra la direction de la boutique de confection.
Permission lui a été donnée par la mère supérieure, responsable du couvent, de passer les dimanches au sein de sa famille. Elle a ainsi la possibilité d’assister à la messe aux côtés des siens et de prendre le repas de midi avec eux. Dans l’après-midi, tous trois ont coutume de se promener sur la plage, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Vers 17 heures, Joséphine raccompagne sa fille au pensionnat. Leur rythme de vie est parfaitement réglé, immuable, les distractions étant rares. Néanmoins, une fois l’an, parfois deux, leur quotidien est bousculé par la venue de marchands ambulants, de saltimbanques ou par l’installation d’un grand chapiteau. Dans le calme de cette petite ville du bord de mer, retentissent alors avec éclat fanfare et tambourins sur la place centrale.
Il y a même un aboyeur qui annonce l’arrivée du cirque « des étoiles ».
La représentation sera donnée ce soir à 18 heures, qu’on se le dise !
Donnant un aperçu de leurs prouesses, les acrobates s’exercent à des cabrioles, les jongleurs font la démonstration de leurs talents, au son d’une musique… de cirque évidemment. S’ensuit l’arrivée des roulottes bariolées, tirées par des chevaux. Certaines tiennent lieu d’habitations, d’autres, de loges, dans lesquelles les artistes revêtent leurs costumes de scène et où les clowns se griment. Les badauds s’approchent d’eux, feignant un air de flânerie, intimidés mais curieux, espérant pouvoir jeter un coup d’œil dans les caravanes, car les villageois demeurent intrigués par cette vie de nomade, par ces circassiens qui vont de ville en village, ne savent pas rester en place et traînent derrière eux leur habitation, comme des escargots avec leur maison sur le dos !
La toile est tendue. Apparaît sous leurs yeux ébahis un chapiteau multicolore apportant déjà une part de rêve parmi les rues grises et les maisons ternes. Ce petit cirque est une affaire familiale. La tribu vend ainsi ses talents, de place en place, au gré du hasard. Les saltimbanques qui le composent sont frères et sœurs. La mère, Marceline, tient la caisse et confectionne les costumes. Le père, François, dirige tout ce beau monde et attend de chacun que les
numéros soient régulièrement répétés. Le fils aîné, Léopold, met en œuvre l’organisation du chapiteau. Cet agencement leur permet de changer de lieu le moins souvent possible. De plus, cela confère une structure à l’ensemble et présente l’avantage de mettre les artistes ainsi que les spectateurs à l’abri des intempéries.
Pour accéder au spectacle, les visiteurs doivent acheter un ticket d’entrée. Ces places payantes contribuent à augmenter leurs revenus, qui jusqu’alors dépendaient du bon vouloir des passants profitant du spectacle, lesquels donnaient parfois une pièce, parfois pas.
À cette époque, faire vivre une famille dans ces conditions tenait déjà de l’équilibrisme.
Les forains étaient-ils prédestinés à ces activités ?
Les jours se sont allongés en ce début d’été, ce qui les dispense d’éclairer la piste. Toutes les représentations sont ainsi programmées en journée. Il est temps pour les circassiens de se préparer au spectacle, chacun et chacune revêtant son costume, le jongleur comptant ses accessoires, le magicien vérifiant le bon fonctionnement de ses tours, le clown blanc s’enfarinant la figure et noircissant ses yeux. L’auguste coiffe sa perruque orange ébouriffée, blanchit le tour de sa bouche et de ses prunelles et complète son personnage par l’ajout de son nez rouge. Le voici prêt à amuser la galerie.
Les curieux s’avancent, car le spectacle va bientôt commencer. Parmi eux, deux religieuses tourières – seules autorisées à sortir du couvent –accompagnent un groupe de cinq jeunes filles, dont Clémence, si jolie avec ses beaux cheveux châtain clair, presque blonds, en chignon tressé, ramené sagement sur la nuque, et son teint légèrement hâlé. Elle est vêtue selon la mode édouardienne et chaussée de bottines beige, lacées. Les yeux baissés, elle suit ses compagnes.
À l’intérieur du chapiteau, des chaises pliantes en bois ont été installées, formant un cercle autour de la piste. Des numéros se succèdent en attendant l’entrée en scène de l’auguste. Tandis que le rigolo commence ses pitreries, son regard s’attarde sur l’une des jeunes filles qui se trouve aux côtés des sœurs en voiles blancs. Se sentant observée, cette dernière relève la tête. Ses iris bleus rencontrent alors l’œillade brune du clown. Troublée par ce contact visuel si puissant, elle baisse les yeux, mais c’est trop tard. Le lien est établi.
Tous deux décident de se revoir, sans fard ni chaperon cette fois, et cela, chaque dimanche, pendant un mois, jusqu’à ce que le cirque reparte. Aussi, prétextant vouloir s’aérer sitôt la messe dite, Clémence fausse compagnie à ses parents pour rejoindre son clown. Les carmélites affolées, qui ont compris ce qui se trame, ont aussitôt alerté Joséphine et Gaston. Grand Dieu, un saltimbanque a séduit
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