Des regards et des maux (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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Des regards et des maux François Pilet médecin de famille

Des regards et des maux

Éditions Favre SA

Siège social et bureaux : 29, rue de Bourg – CH-1002 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com

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Groupe Libella, Paris

Dépôt légal en janvier 2025.

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Couverture : Laurane Quartenoud

Photo de couverture : Isaline Pilet, École Educaterre Mise en pages : SIR

ISBN : 978-2-8289-2238-7

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2025.

Aux milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui m’ont fait cadeau de leur confiance.

Avertissement

Décrire, de l’intérieur, l’intimité de la relation entre un médecin de famille et les personnes qui le consultent conduit, inévitablement, sur le bord des falaises du secret professionnel, régi par le code pénal. Le risque est grand !

Dans les récits que contient ce livre, les histoires sont un peu modifiées et les prénoms le plus souvent fictifs. Certaines personnes qui pourraient être identifiées ont été contactées personnellement. Je leur ai soumis le texte et ne l’ai conservé qu’avec leur accord. À ma surprise, quelques patients ont demandé que j’utilise leur véritable prénom et certaines familles ont fait de même concernant leur proche décédé. J’ai signalé les appellations authentiques par une astérisque.

Pour faciliter la lecture, j’ai renoncé à l’écriture inclusive et utilisé le masculin générique. Gageons que la génération de nos petits-enfants saura sortir de cette impasse.

Encore une précision terminologique : la profession que j’ai exercée porte plusieurs noms, qui varient d’une région à l’autre. Dans ce livre, ce sont surtout les termes de médecin généraliste et de médecin de famille qui sont utilisés.

Enfin, certains passages de ce livre sont partiellement tirés d’articles que j’avais rédigés pour la Revue Médicale Suisse, éditée par Médecine et Hygiène à Genève, parus dans sa rubrique Carte blanche. Je remercie les éditeurs d’avoir gracieusement autorisé ces quelques reprises.

Naître

Mars 1914 – Une jeune femme donne naissance à son premier enfant, un fils, au sein d’une famille de forgerons, de génération en génération, dans un hameau perdu du Pays-d’Enhaut.

Un destin cruel – pas si rare à l’époque – a voulu qu’elle paie de sa vie cette mise au monde. L’enfant est confié à ses grands-parents.

Le grand-père, un homme au cœur tendre, lui qui forge l’acier, prend ce petit-fils sous sa protection. Délaissant souvent son enclume, il l’emmène dans la nature, pour laquelle il éprouve un grand respect et un émerveillement sans limite. Il lui apprend à connaître les plantes, en particulier celles qu’il récolte tout au long de l’année pour soigner sa famille, dont aucun membre ne connaît de médecin.

Durant ces années d’éducation privilégiée, ce grand-père paisible et bien-aimé offre à l’enfant le plus beau des cadeaux, plus précieux que tout l’or du monde, la confiance ! Ce petit-fils deviendra mon père.

Janvier 1924 – Dans les collines du Jorat, dominant la ville de Lausanne, l’hiver est glacial et les chemins disparaissent sous la neige. Sur une luge tirée par son cheval, un jeune paysan conduit son épouse vers la maternité toute neuve de la grande ville pour y enfanter. La sage-femme du village a repéré des signes de danger.

L’accouchement se passe plutôt bien, une fille est née. Comme c’est la règle à l’époque, la jeune maman doit garder le lit strict pendant dix jours. La deuxième nuit, elle ressent une intuition impérieuse : transgresser, se lever, se rendre auprès de son enfant

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à la pouponnière. Elle la trouve toute bleue et les extrémités glacées, la prend contre elle, la garde longuement dans ses bras, la réchauffe, lui redonne un peu de vie.

Le lendemain, le médecin diagnostique une pneumonie. Les moyens de traiter cette maladie sont bien maigres à l’époque. On assiste, impuissant, à la lutte pour la vie de cette petite nouvelle née. Après quelques jours, la situation devient critique. Le médecin réunit les deux parents et leur annonce : « Votre fille est au bout de son combat, elle va mourir, elle ne sera plus là demain matin, vous devez vous y préparer. »

Le jeune paysan, bouleversé, remonte vers sa ferme avec son cheval et passe toute la nuit à tresser un berceau en osier !

Janvier 2024 – La petite condamnée à mort, devenue ma mère à 27 ans, fête son centième anniversaire, entourée d’une foule de personnes de la famille et du village. Elle vit seule chez elle, à la montagne, marche quotidiennement, émerveillée chaque jour par les beautés de la nature, lit beaucoup, joue encore du piano, crée de belles compositions artistiques pour tous les anniversaires et communique régulièrement avec sa grande famille au moyen de son téléphone intelligent.

Merci, Grand-mère, d’avoir osé la transgression pour sauver ta fille.

Merci, Grand-père, d’avoir eu cette intuition puissante, par une nuit glaciale, de fabriquer un berceau plutôt qu’un cercueil. L’Espérance prend naissance quand disparaît l’espoir.

Juin 1951 – Je vois le jour, à la maison, bercé de confiance et d’espérance. Avec une mère qui avait fait mentir l’oracle des médecins et un père élevé par un forgeron herboriste qui tenait la médecine à bonne distance. Qui aurait deviné que je deviendrais un jour disciple d’Esculape ?

Lorsqu’à 16 ans je quitte l’école secondaire de la vallée pour la ville, où m’attend le gymnase (lycée), je n’ai aucune idée d’avenir professionnel. Aux personnes qui me pressent de questions, je me

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contente de répondre : «Je ne sais quelles études envisager. Ma seule certitude, c’est que je ne ferai ni le droit, ni la médecine ! »

Décembre 1976 – Je reçois mon diplôme de médecin. Naissance à un univers inconnu…

Prologue

Fin octobre 2011, jubilation.

Parti du Puy-en-Velay, je marche dans un vent glacial, droit vers le sud, sur le chemin de Stevenson, totalement désert à cette époque de l’année.

La solitude, le vent obsédant et le brouillard par endroits donnent aux paysages automnaux une dimension mystérieuse, presque tragique, qui entre merveilleusement en résonance avec mes pensées. Pour mes soixante ans, je me suis offert une dizaine de jours de marche en solitaire, avec pour seul compagnon un livre de Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Eden, que je déguste à petites doses. Depuis ma tendre jeunesse, la marche a été pour moi le meilleur moteur de la pensée.

Dès le premier chapitre, une phrase de Marie Balmary occupe toute mon attention, rejoignant une préoccupation profonde qui m’habite depuis mes débuts dans le métier : « La science, qui peut tant nous apprendre sur les origines de la matière et de la vie, ne peut rien nous dire sur les origines de l’humanité en tant qu’humanité […] ; elle ne peut nous faire découvrir comment la parole nous est venue au commencement […].1 »

En marchant parmi les pins, les genêts et sur les flaques gelées, je jubile ; je comprends soudainement pourquoi je me

1. Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, Grasset, 1999, p. 17.

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bats avec tant de vigueur, depuis une trentaine d’années, contre une menace qui plane sur la médecine : la science et les fabuleuses inventions technologiques qui en découlent y prennent une place tellement envahissante qu’on ne perçoit plus dans toute son humanité la personne qui nous fait face, qu’on n’entend plus ce qu’elle cherche à nous dire.

Une médecine réduite à la science s’accommode très mal d’un patient-sujet, auteur d’une parole originale et libre ; cette figure n’entre pas dans les cases prévues par les études scientifiques.

Une médecine qui ne croit que ce qu’elle peut voir et mesurer prive de leur humanité autant les patients que les soignants. Elle ne comprend pas les raisons obscures qui amènent un patient à la consultation, tant qu’elle reste aveugle à l’invisible et sourde au poids des silences.

Ce jour d’automne 2011, dans les terres lointaines où la Loire n’est qu’un ruisseau, je prends conscience de ce combat pour la dignité humaine qui a habité chacune de mes consultations dès mes débuts : « […] écouter, comprendre ce que le patient exprime au travers du langage de ses symptômes, et tenter de lui redonner sa dignité […] », comme l’écrit le psychiatre Robert Neuburger à propos des déprimés2. Je peux en témoigner, sa réflexion s’applique à toute la médecine générale.

Que s’est-il passé ? On a confondu, progressivement, le savoir et la connaissance. Un exemple, pour mieux comprendre cette nuance essentielle : on peut posséder un savoir immense sur la nature en lisant des revues scientifiques ou en menant soi-même des recherches, des observations, des expériences de laboratoire, mais pour la connaître, il faut vivre avec elle (« naître avec », écrivait Claudel3). Seule l’immersion dans la nature, avec ce qu’on sait d’elle et avec ce qu’on ignore, permet vraiment d’en avoir une

2. Robert Neuburger, Exister, Petite bibliothèque Payot, 2012, p. 145.

3. Paul Claudel, L’art poétique, 1907, cité dans le bulletin de la Société Paul Claudel, no 238.

connaissance. Vivre au sein de la nature, c’est en accepter les mystères.

Ainsi en médecine : le savoir, qui progresse sans cesse grâce à la science, est certes indispensable, mais loin d’être suffisant pour connaître et comprendre le patient qui nous fait face et pour prendre des décisions, avec lui, à son sujet. Connaître implique une relation dans laquelle on accepte une part de mystère (même pour un conjoint dont on partage la vie depuis plusieurs décennies). Qui dirait « Je sais cette personne », lorsqu’il la connaît ?

On perçoit bien là que la distinction entre savoir et connaissance n’est pas une futilité du langage.

Christian Bobin va plus loin : « Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître.4 »

Quelques jours de marche plus tard, je médite un texte d’Alexis de Tocqueville, cité par Marie Balmary. Cet aristocrate français, né en 1805, est envoyé aux États-Unis par le gouvernement français en 1831 pour y étudier le système carcéral. Il en profitera pour s’intéresser à la jeune démocratie de ce grand pays et exprimera les craintes que lui inspire cette organisation de la société, qui pourrait conduire à une nouvelle forme de despotisme. Son grand classique, De la démocratie en Amérique, paru en 1835, me semble tristement actuel : « Le souverain étend ses bras à la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses, uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus rigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement à agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit pas, il empêche de naître.5 »

4. Christian Bobin, Le Très-bas, Éd. Gallimard, 1992, p. 12.

5. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, chapitre 6, pp. 383-386. Flammarion, 1981.

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Dans les terres hostiles de la Lozère, ma méditation marchante me révèle ainsi les raisons de ma lutte acharnée contre cette autre épidémie qui envahit la médecine : la normalisation. Non seulement la science et les technologies prennent toute la place, mais elles s’organisent en pouvoir qui impose les règles sur la manière de raisonner et de soigner. Des recommandations, basées sur des études scientifiques, c’est-à-dire uniquement sur ce qui est mesurable, deviennent la norme. De cette norme, les administrations (les « payeurs »), elles aussi envahissantes, décident ce que le médecin peut faire ou non. Pouvoir « qui ne détruit pas, mais qui empêche de naître »…

En méditant ces lignes de Tocqueville, je comprends mieux pourquoi je défends avec ardeur une médecine artisanale, façonnée sur mesure, centrée sur la relation avec la personne qui me fait face. Une médecine qui laisse au malade et à son médecin un espace pour penser, avant de panser.

Je crains que l’on ne fabrique des générations de praticiens qui n’auront plus le droit de réfléchir, juste formatés pour exécuter ce qu’un pouvoir scientifique ou administratif leur enjoint d’appliquer sur un patient, devenu objet de soins et non plus sujet ; cette personne souffrante qui a besoin, avant tout, d’une présence attentive.

C’est cette présence, du malade, du médecin, présence des absents aussi, que ce livre cherche à explorer au travers d’histoires vécues dans l’intimité de mon cabinet ou du domicile des patients. Présence face à face, mais aussi présence aux côtés des personnes soignées, pour les accompagner, les soutenir ou les défendre.

Mystère de la vie et de la mort, scandale de la souffrance. Le métier de médecin, tout particulièrement celui de généraliste, nous y confronte tous les jours, mais, avouons-le, nous laisse fort peu de temps pour y penser.

Prologue

Les malades, eux, ont souvent de l’avance sur leur médecin dans ce terrain : ils n’ont que trop de temps, parfois de longues nuits d’insomnie, pour réfléchir à l’injustice de la souffrance, à notre finitude angoissante d’humains.

Face à ces mystères, quelle qualité de présence un médecin de famille peut-il offrir au patient ?

Tentons de répondre à cette question.

Première partie

Une présence face à face

I

Ce visage qui me réclame

Difficile de décrire l’intimité de la relation entre un médecin de famille et la personne qui le consulte sans évoquer Emmanuel Levinas, ce grand philosophe du 20e siècle. Né en Lituanie dans une famille juive, Levinas, après une migration en plusieurs étapes, devient Français en 1931. Il sera mobilisé au début de la Deuxième Guerre mondiale, comme traducteur en russe, puis fait prisonnier de guerre. Ce statut semble l’avoir protégé de la mort dans les camps.6

Ayant échappé au pire, Levinas, de retour en France, ne cesse de développer une philosophie et une éthique du visage. Il précise à plusieurs reprises que le visage ne se résume pas aux traits extérieurs qu’on y perçoit. Lorsqu’il parle de visage, on comprend qu’il évoque la mystérieuse présence de la personne qui lui fait face.

On peut imaginer que les longues heures passées dans les camps de prisonniers, à soutenir du regard les visages souffrants de ses codétenus, dont tant sont morts, a fortement influencé sa pensée et hanté ses nuits.

6. Biographie d’Emmanuel Levinas, Institut d’études lévinassienne, Paris.

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Levinas en a conservé un sens profond de la responsabilité à l’égard d’autrui, cet autre, si vulnérable, exposé à la mort. Il l’exprime admirablement dans ce passage du livre intitulé Entre nous :

« Comme si la mort invisible à qui fait face le visage d’autrui […] était mon affaire.

[…] C’est précisément dans ce rappel de ma responsabilité par le visage qui m’assigne, qui me demande, qui me réclame, c’est dans cette mise en question qu’autrui est mon prochain.7 »

En méditant sur mon parcours de médecin de famille pendant près de quarante ans, je me sens très proche de ce sentiment exprimé par Levinas, même si je l’ai vécu, fort heureusement, dans un contexte beaucoup plus paisible ! Peut-on nier que la mort soit présente dans l’esprit d’un patient, inquiet, qui vient exposer ses symptômes, et dans celui du médecin, attentif, qui tente d’y voir clair ? Cette question cruciale sera abordée plus loin, au chapitre La mort en face.

Comme l’évoque Levinas, dès qu’une personne s’assied en face de moi pour me confier ses douleurs, ses peurs, ses colères ou sa tristesse, je suis investi d’une responsabilité : d’abord celle de lui porter attention, une vraie attention, soutenue, dans l’échange du regard et des mots (et non dans l’apparente indifférence d’un écran interposé) ; mais aussi celle de mes paroles, de mes gestes, de mon savoir et de mon ignorance.

Ce sentiment m’a habité quotidiennement, dans ma vie de médecin de famille, dans les jours légers et dans les plus lourds.

« Comme si, de cette mort, je devenais, de par mon éventuelle indifférence, le complice.8 » On sent, chez Levinas, que la

7. Emmanuel Levinas, Entre nous, Grasset, 1991, Livre de poche, 1993, p. 156.

8. Ibid.

Ce visage qui me réClame

frontière entre responsabilité et culpabilité est ténue, poreuse. Il s’agit là d’une réalité qui hante l’esprit de tout médecin.

Printemps 2007 – Je reçois en urgence Gwendoline, que je connais depuis son adolescence. Elle vient de se marier, à plus de quarante ans. Elle me présente son mari, Éric*, avec un mélange de joie, de fierté, mais surtout d’inquiétude : Éric souffre de douleurs au creux de l’estomac depuis cette nuit, raison de la demande de consultation en urgence. D’après la description, je me méfie d’un problème cardiaque. Je l’examine soigneusement, lui fait un électrocardiogramme, une prise de sang et le garde deux heures en observation. Les examens sont tous normaux, permettant d’exclure raisonnablement une souffrance du cœur. Les douleurs, qui étaient modérées, ont complètement disparu et Éric se sent beaucoup mieux. Je les rassure tous deux et donne un rendez-vous à Éric pour un bilan de santé plus complet. En rentrant à domicile, Éric s’effondre : arrêt cardiaque. L’ambulance et le SMUR arrivent très rapidement. Éric est réanimé avec succès, mais les séquelles cérébrales seront importantes. Un long parcours de souffrance commence, fait d’espoir et de découragement. Après bien des combats, Gwendoline trouvera finalement une institution qui accepte de prendre soin d’Éric.

Je suis bouleversé par ce drame ; je me sens coupable même si, repassant cent fois dans ma tête le déroulement des évènements, j’ai le sentiment d’avoir agi selon les règles de l’art. La longue relation de confiance avec Gwendoline nous permettra, dans les mois qui suivent, de parler plusieurs fois du malheur survenu, de son désarroi, de mon rôle de médecin et de mon sentiment de culpabilité.

Incroyable synchronicité : seize ans après l’arrêt cardiaque et la réanimation d’Éric, alors que je suis occupé à la rédaction de ce chapitre sur la responsabilité, j’apprends son décès qui réveille mon sentiment de culpabilité.

Des regarDs et Des maux

Je prends ma plume pour dire ma sympathie à Gwendoline puis ajoute : « J’ai une grande admiration pour vous, Gwendoline. Vous avez fait face à tous ces évènements avec une dignité et un courage remarquables […]. Comme médecin, j’ai partagé pendant près de quarante ans bien des aléas de votre vie, souvent difficile. J’ai apprécié la relation de confiance qui s’est installée entre nous et vous suis particulièrement reconnaissant d’avoir pardonné mon incapacité à éviter ce drame. »

La réponse de Gwendoline m’a beaucoup ému et m’a donné une leçon d’humilité. J’aurais bien aimé en parler avec Levinas… Sa lettre dit, entre autres : « Je vous remercie de vos gentilles paroles et tiens à vous dire qu’à aucun moment je n’ai pu vous en vouloir de l’accident d’Éric. […] Le sort de vos patients ne dépend pas que de vous. Le destin y est aussi pour quelque chose […] »

J’ai conscience, avec le recul, que la force d’assumer ma responsabilité de médecin m’a été offerte par les visages qui m’ont fait face. Je leur en garde une infinie reconnaissance. Une consultation médicale est un travail d’équipe, à commencer par ce duo, entre quatre yeux, dans l’intimité du cabinet.

Ouvrons délicatement la porte de cet espace mystérieux qui a abrité tant de confidences.

II

Mystère de la présence

Adèle vient me voir tous les trois mois depuis plus de vingt ans. Elle m’a déjà confié tant de soucis, de joies et surtout tant de peines : la mort de son mari, les deux divorces de sa fille, l’anorexie de sa petite-fille ; elle m’a parlé de son petit-fils qui file (et fume) du mauvais coton, de l’accident de son beau-fils, du décès tragique de son beau-frère, et de cette sœur gravement malade qui n’en finit pas de mourir… Et parmi tous ces mots, tous ces maux aussi : ces vertiges, ces douleurs, ces insomnies, et ce souffle de plus en plus court, ces rhumatismes, ces terribles démangeaisons, ces migraines, ce côlon irritable et irritant, bref, ce corps qui ne semble là que pour dire des souffrances. Que d’heures passées à écouter Adèle, à l’examiner, la réexaminer, à s’ingénier à trouver une idée qui pourrait la soulager, lui redonner un peu d’espoir !

Adèle a besoin d’une attention particulièrement intense et exclusive, et de temps, beaucoup de temps. Si mon regard dévie, quelques secondes, du sien, par exemple pour regarder la pendule, après trois quarts d’heure d’écoute, Adèle se lève et prend congé. Tant mieux, d’un côté, car il faut bien y mettre une limite, mais le regard de reproche d’Adèle semble effacer tout ce qui s’est dit pendant ce long entretien.

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