DU SCALPEL AU PINCEAU
CARNET DE VOYAGE D’UN PARCOURS DE SOINS
Maud Guye-Vuillème
EN FAIRE
QUELQUE CHOSE
DE BEAU
Blaise HOFMANN
Et moi qui pensais écrire des récits de voyage.
Le livre que vous tenez entre les mains est bien plus qu’un dépaysement, un dépassement de soi. Rendez-vous compte : vous vivez votre vie, à peu près normalement, comme tout le monde, comme d’habitude, et puis le choc. Un quinze tonnes en pleine figure.
« Au printemps 2022, ma vie a basculé d’un coup. Comme ça. En deux minutes », écrit-elle.
Alors commence le vrai voyage : une odyssée à l’ancienne, comme celle de ce brave Ulysse qui ne souhaitait rien d’autre que rentrer chez lui, sain et sauf, pour oublier les Sirènes, les Lotophages et les Cyclopes.
Quand la maladie survient, la Terre poursuit ses révolutions, mais pour un seul être, le temps s’arrête. Il faut annuler des mandats professionnels, retarder des projets familiaux, vider l’agenda, réévaluer ses priorités. On file à l’hôpital comme on part en voyage, avec un petit sac et pas mal d’angoisses. En vérité, avec beaucoup beaucoup beaucoup plus d’angoisses qu’au départ d’un voyage.
86 rendez-vous médicaux, 2 opérations, 3 scanners, 3 échographies, 14 chimiothérapies, 25 radiothérapies !
On apprend de nouveaux mots : stade, grade, nodule, micro-métastase, PET-scan, PAC, scintigraphie, biopsie, hormonothérapie, poche de drainage…
Alors, quand se présente un bref répit, entre deux tempêtes, notre héroïne apprécie à leur juste valeur le chant des merles à l’aube, le rire de ses enfants au petit-déjeuner, les mélodies de Gautier Capuçon, quelques carrés de chocolat au massepain ou une bouteille de Leffe bien fraîche. Bien entendu, elle n’est pas seule dans l’aventure. Il y a derrière elle (comme derrière toute grande aventurière) un team solide et efficace pour le soutien moral et la logistique. Il y a la fidélité des amies, le grand cœur des infirmières, le deuxième degré du mari, la mise à terre des enfants.
Pendant cette année de remue-ménage, de remue-méninges, tout est vécu si intensément – tellement de peurs, de pleurs, de douleurs, mais aussi de tendresse, de caresses, de gentillesse – qu’elle a envie de laisser une trace de tout cela. D’abord avec des mots. Et quand la parole montre ses limites, elle apprend à dessiner, à peindre à l’encre de Chine, à l’aquarelle. C’est peut-être la diversité de ces expressions artistiques qui fait la richesse de cet ouvrage. C’est aussi son ton : ni apitoiement, ni héroïsme. Elle raconte ce périple aux confins du vivant, au jour le jour, en assumant ses failles, ses fiertés, ses désillusions, ses révélations.
« L’idée est d’en faire quelque chose de beau », écrit-elle simplement. Elle aurait pu noter : « Enfer, quelque chose de beau. »
C’est vrai. Si, tout au long de ces pages, on pleure souvent, on rit aussi beaucoup. Parfois à cause des images du langage, parfois à cause du langage des images. Qu’il soit question des contingences quotidiennes ou de réflexions existentielles, cet ouvrage est redoutable, sincère, généreux, bouleversant, utile pour les chanceuses et les chanceux qui n’ont jamais eu à entreprendre un tel voyage.
Merci Maud de nous emmener avec toi.
PS : Et pardonne-moi… Ton ouvrage parle d’une fête villageoise à Échichens, avec de grandes tables installées au milieu de la route, un stand de bière sur l’esplanade de l’église et une scène mobile pour les cuivres du Gangbé Brass Band. C’est le mois de juillet, ça boit, ça parle, ça danse, et toi, tu es recroquevillée dans ton lit, à quelques mètres de là. Tu rêverais de rejoindre la foule en liesse, mais le volume est trop fort pour ta cervelle surmenée, la musique est un supplice, même en fermant la fenêtre, même en te bouchant les tympans… Maud, j’étais l’un de ces fêtards.
Vivement qu’on remette ça, et cette fois, avec toi !
Morges
Journée de la femme 9h23
Petit contrôle de routine chez le gynéco. Sans stress et sans prétention.
À mon arrivée, je m’interroge innocemment sur les statistiques du cancer du sein.
Un kyste est une cavité qui contient un liquide ou une substance semi-solide qui se forme dans un organe ou dans un tissu.
KYSTE
Entre le 8 et le 14 mars, il ne se passe pas grand-chose. Je suis dans le déni. À rechigner quant à la perte de temps et d’argent que ces examens vont engendrer.
Au fil des jours et de quelques discussions entre amis, je réalise qu’un petit contrôle ne ferait peut-être pas de mal.
9h00
Allô ?
Oui, je suis patiente du Dr S. Volontiers pour un bon de délégation au final.
Je peux passer dans une heure ? Déjà ? Ah, super merci ! Il faut leur dire que c’est urgent ? Ah bon ? Mais je croyais que ce n’était pas urgent justement ?
Ah. Pour qu’ils me prennent rapidement ! D’accord, je vais dire ça dans ce cas. Merci.
11h00
Allô ? Oui…
Et si c’était grave ?
Bonjour, j’ai un bon de délégation pour une échographie. Un kyste dans le sein. Il paraît que c’est urgent.
Après-demain mercredi ? À 8h30 ? Ah déjà !
Ok, c’est noté. Merci.
20h30
C’est l’heure d’aller au lit, il y a école demain, écho pour moi. J’embrasse mes enfants.
Une pointe d’angoisse sous-jacente.
Et si c’était la dernière fois que je leur disais bonne nuit avec cette innocence ?
LES SIGNAUX D ’ALERTE
Souvent ces symptômes se manifestent quand la tumeur devient palpable et qu’elle fait environ 1 cm de diamètre :
◼ Un nodule (petite boule) généralement indolore ou une zone plus dure dans le sein
◼ Des modifications au niveau de la peau : une inflammation subite, une rougeur, un aspect de peau d’orange
◼ Une rétraction ou un renflement de la peau, en particulier dans la région du mamelon
◼ Des modifications du mamelon de type inflammatoire
◼ Une différence de taille soudaine entre les deux seins
◼ Un écoulement par le mamelon en dehors de la grossesse ou de l’allaitement, éventuellement teinté de sang
◼ Des ganglions lymphatiques enflés dans le creux de l’aisselle, en dessous ou en dessus de la clavicule
◼ Une perte de poids inexpliquée
Après réflexion, j’ai finalement accepté l’importance d’aller faire ces images rapidement et de rater une chouette séance de grimpe matinale.
C’est une belle journée. Printanière. Rendez-vous matinal.
Je suis du matin, j’aime bien cette ambiance calme, surtout à la toute fin de l’hiver.
Fraîcheur, petite brise et chant d’oiseaux.
Je ne me rends pas encore compte que ma journée va prendre une
8h25
Lausanne 4e étage Salle d’attente
Maud
Je commence un peu àstresserlàquandmême…
Et si je n’étais pas rassurée ?
DavidTu fais bien d’y aller tu verras, tu seras rassurée après !
8h32
Dr B. – Madame GV. Vous pouvez me suivre. On va commencer par une mammographie.
… – Je suis désolée de vous déranger pour ça…
C’est mon gynéco qui m’a dit de dire que c’était urgent… Mais vraiment c’est juste pour être sûre que ce n’est rien… J’espère que je ne prends pas la place de quelqu’un qui a vraiment une urgence en tout cas…
Dr B. – Pas de problème madame, on est là pour ça.
Vous pouvez vous avancer, je vais caler la machine pour faire les images.
(…)
Vous pouvez passer à côté pour la suite des examens.
Salle d’à côté
Dr B. – Madame, je vous laisse enlever votre t-shirt.
Je vais mettre un peu de gel pour les images, ça va être un peu froid.
– D’accord docteur.
(…)
Je caresse toujours l’espoir que les examens se passent rapidement et que je puisse rejoindre mon amie à la salle de grimpe.
Dr B. – Hum… Il y a un nodule là dans le sein droit.
– Un nodule ? Comment ça, un nodule ?
C’est pas forcément malin un nodule, n’est-ce pas ?
Dr B. – Oui, en effet… Mais pas celui-là.
– Comment ça pas celui-là ?
Dr B. – Je vais devoir faire une biopsie.
– Quoi ? Une biopsie ? Mais…
Dr B. – Je vais vous faire une anesthésie locale.
Vous entendrez deux CLAC CLAC et ce sera bon.
Elle me montre l’engin qu’elle va insérer dans mon sein
Dr B. – Vous aurez probablement un hématome à l’endroit de l’incision. Il s’estompera dans quelques jours.
– …
Dr B. – Vous êtes par-là cet après-midi ?
– Euh…
Dr B. – Je ne veux pas vous sauter dessus comme ça mais j’aimerais bien faire une IRM.
– Une IRM ? Ah. Ok, je vais tâcher de m’arranger.
Le plafond a changé de couleur et de texture.
Brouillé par les larmes, il est devenu gris taciturne.
Je sors.
Il fait beau. Il fait bon. Je marche au ralenti.
Une brise me souffle dans le cou. Une voiture passe.
Un passant fait tomber quelque chose.
Je suis en vie.
Pour combien de temps, ça je ne sais plus.
David est là. David est toujours là.
David a un agenda de ministre, entre Genève et Lausanne, plutôt rarement au bureau durant cette période. Pour une raison inconnue il est au bureau sans rendez-vous. Dix minutes plus tard, il est là. Au Flon. Au centre de Lausanne.
Je suis tétanisée.
Incapable de faire un pas de plus. Comme si je devais digérer sur place.
En moi.
DAVID
SON JOB • Mon conjoint, mon mari, mon meilleur copain.
SIGNE PARTICULIER • Un peu (euphémisme) anxieux.
SON RÔLE DANS MON VOYAGE • Me faire sentir forte et belle. Être là et prendre son rôle de papa à bras-le-corps. Être d’un grand soutien.
CE QU’IL FAUT SAVOIR • David a toujours le bon mot mi-moqueur mi-bienveillant qui fait de lui le parfait compagnon pour ce genre de situation.
Pour autant que l’on soit à l’aise avec le second degré. À noter que David aime les cheveux courts chez les femmes.
?14h00 Sous-sol
J’y retourne. IRM cette fois.
Je me suis souvent posé la question de mon espérance de vie sans la médecine.
Voilà qui est répondu.
Long questionnaire.
« Avez-vous des risques d’avoir du métal dans le corps ? »
Ce point me met un peu mal à l’aise…
J’ai tout à coup le souvenir de ce ruban de gymnastique artistique qui m’a atterri dans l’œil. Vers l’âge de 12 ans.
De mon voyage à l’hôpital et du point de suture dans le blanc de l’œil.
Du coup, en plus de tout ça, j’ai peur de me faire arracher
l’œil par cette machine du futur.
On est bien.
L’infirmière me tend une cuillère.
– Vous sentez la cuillère vibrer ?
– Oui un peu
– S’il y a du métal dans votre œil, il vibrera de la même façon.
– Ah. Je ne sens rien. Ça a l’air d’aller.
Ouf.
Au final tout va bien.
L’IRM commence.
Petite musique douce (au choix) pour faire illusion.
Que les boums à répétition de la machine couvrent pratiquement. Une lumière forte éclaire mes mains – la seule chose que je vois.
Vingt minutes.
J’ai le temps de penser à mes enfants. À leurs rires. À leurs sourires. À leur complicité. À nos moments vécus en famille.
Je revois cet après-midi où Théodore descend le toboggan tête en avant pour faire rire sa sœur. Son éclat de rire et la gifle qu’elle lui donne dans l’euphorie du moment.
BOUM BOUM TAK TAK.
Est-ce que je vais briser cette innocence de l’enfance ?
Est-ce qu’ils vont perdre leur maman de manière prématurée ?
Mes mains. Elles bougent. Je suis encore en vie. BIP BIP BIP.
Où est-ce que je suis ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
Est-ce que c’est un mauvais rêve ? J’attends la chute.
Est-ce que je vais me réveiller ? Pas l’impression… il va falloir le vivre ce moment de vie on dirait.
BOUM BOUM TAK TAK . La machine fait un boucan assourdissant.
Je repars dans ma tête. Loin. Je suis au milieu de l’océan, je dérive. La côte s’éloigne peu à peu, je la perds de vue.
Ma famille. Mes proches. Ma vie. Il n’y a plus que moi. Je suis seule. Il y a du bleu à perte de vue.
Est-ce que quelqu’un va me repêcher ? Est-ce que je vais sombrer ? Pour le moment j’ai encore la force de rester en surface. Pour combien de temps ? Que va-t-il se passer ?
BOUM BOUM TAK TAK
J’ouvre un œil. La lumière est forte. Me fait limite mal à la tête. Je bouge mes mains. Je suis toujours là. C’est long. Le chalet. Je suis au sommet de la Pierre Avoi. La vue est spectaculaire. C’est l’automne, les couleurs sont magnifiques. Vue sur le Grand Chavalard. La chaîne des Alpes à perte de vue. Les montagnes et l’atmosphère s’enlacent au loin tellement la vue est dégagée. J’aperçois le sommet de l’Eiger. Je pense à ces alpinistes qui meurent brutalement en montagne. Du jour au lendemain. Plus là. Quelle sera la finalité de tout ça ?
« Madame ?
Madame ! C’est bon, c’est fini ! Vous pouvez monter. La doctoresse va regarder les images et revenir vers vous dans un petit moment. »
14h45
4e étage
Suite des festivités. Retour à l’étage.
À la case départ.
Cette fois-ci, j’ai le droit à un petit salon plus intime. Avec des canapés confortables. C’est la chambre des mauvaises nouvelles.
Un bonsaï mono-feuille attire mon attention.
Est-ce l’annonce de ma fin ?
14h55
Dr B. – Vous avez une tumeur maligne dans le sein droit. Nous allons envoyer les échantillons prélevés lors de la biopsie pour une analyse plus détaillée. Les résultats seront transmis à votre médecin.
– Une tumeur maligne ? Mais on connaît la gravité ?
Dr B. – Je n’ai malheureusement pas plus d’informations. Il faut attendre les résultats de la biopsie. Les informations seront envoyées à votre médecin. Il devrait les avoir d’ici deux jours.
– D’accord docteur. Mais vous, avec votre expérience, vous savez si elle est grave cette tumeur, non ?
Dr B. – Hum… Oui, elle semble assez grave. La biopsie nous en dira plus sur sa biologie exacte.
– Mais elle est grave comment ? Je vais mourir ?
Dr B. – Non. Euh, enfin je ne sais pas. Il faut que vous voyiez votre médecin dès que possible.
Dr B. – Vous pouvez rester là un moment et partir quand vous serez prête.
En partant, je décide quand même de suggérer gentiment à l’infirmière une plante un peu plus charnue et un peu plus vivante pour un salon destiné à ce genre de nouvelles.
?16h00 Lausanne
Mes enfants sont à la maison eux. Ma belle-maman y est aussi : dépannage in extremis.
Je m’imagine que je suis censée maintenant rentrer chez moi, gérer mes enfants et ma belle-mère comme si de rien n’était.
Je vais prendre un peu de temps pour moi avant de remonter.
MARIE
SON JOB • Ê tre une amie d’un grand soutien.
SIGNE PARTICULIER • Marie est quelqu’un de foncièrement bon. Une de ces amies qui, quand elle est plus rapide que vous, ralentit la cadence pour se mettre à votre niveau.
Marie ne laisse pas les gens derrière.
SON RÔLE DANS MON VOYAGE • Être là.
Vraie et sensible. Toujours.
CE QU’IL FAUT SAVOIR • On grimpe avec Marie deux fois par semaine. Pendant sept mois, de mars à octobre, Marie n’aura pas été grimper. Elle s’est baladée en forêt. Avec moi.
17h00
Gare de Morges
Marie est là. Elle aussi est toujours là. Larmes.
On s’installe pour prendre un thé. Récit de ma journée. Le sentiment de déranger. La mammo. L’écho. Le nodule. La biopsie. L’hématome. Le plafond. David. Le questionnaire.
L’IRM.
Et le flip du futur.
Et si c’était grave ? C’est quoi les traitements ? La seule chose connue et visible de ce genre de parcours, c’est la chimio. Les cheveux qui tombent.
La serveuse qui sent l’urgence de la situation nous amène un rab de petits chocolats.
Marie m’écoute, elle est choquée, un peu triste elle aussi…
On ne s’attendait pas à ça…
« … Donc voilà mon amie, on n’en sait pas plus pour le moment… En tout cas Marie, si j’ai une chimio, pour compenser cette perte de féminité, je m’engage à ne mettre plus que des jupes ! »
Vous venez de consulter un
Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite.
Éditions Favre SA Siège social : 29, rue de Bourg – CH–1003 Lausanne
Tél. : +41 (0)21 312 17 17
lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com