Ecole à la dérive? (ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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Cap sur les solutions École à la dérive ?

Éditions Favre SA

29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne

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Groupe Libella

Dépôt légal en Suisse en janvier 2025. Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Couverture : Steve Guenat Mise en pages : SIR

ISBN : 978-2-8289-2241-2

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2025.

Cap sur les solutions École à la dérive ?

À

Amélie et Laureline

« Instruis-les ou supporte-les. »

Préface

Lorsqu’un maître d’école primaire termine ses quarante-deux ans de carrière en conservant la même passion qu’au premier jour, il faut tendre l’oreille.

Dans cet essai, Philippe Favre dresse un tableau édifiant. La force de son analyse, c’est de se fonder à la fois sur de précieuses observations de terrain tout en prenant de l’altitude quand il s’agit de faire la part des choses entre ce qui fonctionne et ce qui dysfonctionne dans le système éducatif afin de tracer des solutions pour l’école de demain.

Entre le discours passablement déconnecté des universitaires, la retenue des politiques, et les insatisfactions de parents parfois aussi déboussolés, l’école peine à garder le cap. Des réformes successives ont déferlé sur les classes. Les migrations ont redessiné les rivages de l’école, introduisant une diversité culturelle parfois perçue comme une surcharge voire une menace.

Alors que les statistiques alertent sur les défis de l’intégration, le discours officiel relativise, comptant sur quelque campagne de prévention pour apaiser le malaise. Tout aussi problématique, au nom de l’inclusivité érigée en dogme, on sacrifie l’exigence et l’excellence, avec des effets déjà mesurables chez les jeunes en ce qui concerne la maîtrise des savoirs fondamentaux. L’école devient ainsi le théâtre d’une hypocrisie systémique où l’on célèbre la différence tout en maintenant des pratiques qui perpétuent l’échec.

Quant à la révolution numérique, elle a été accueillie sans le recul critique qu’elle exigeait. On a voulu croire à un bond en avant pédagogique. Or, la technologie, loin d’apporter un remède miracle, exacerbe souvent les inégalités entre les élèves mais aussi entre les classes très diversement équipées.

Le plus inquiétant tient sans doute à l’inexorable érosion de l’autorité des enseignants, jadis figures respectées, aujourd’hui fréquemment désavoués voire ouvertement contestés par certains parents.

Cette dérive est finalement celle d’une société focalisée sur le bien-être immédiat de l’enfant au détriment des fondements mêmes de l’éducation. À force de ménager toutes les sensibilités, le système s’est mis à produire une génération d’élèves fragilisés, alors qu’il n’a jamais été aussi nécessaire de les préparer à résister aux vents violents du populisme et de la désinformation qui ébranlent à chaque échéance électorale davantage les démocraties.

Ce livre arrive donc à un moment crucial pour questionner l’évolution de l’enseignement et proposer des corrections de trajectoire avec des moyens inédits sans être forcément onéreux, mais frappés au coin du bon sens, comme remettre l’enseignant « entrepreneur » à son poste de pilotage pour endiguer la dilution des responsabilités et le désinvestissement. Il devient urgent de préserver ce bien commun qu’est l’école.

Bernard Rappaz journaliste

correspondant de la TSR à Washington de 1997 à 2001 rédacteur en chef de l’Actualité de la RTS jusqu’en 2021

Avant-propos

L’année où j’ai été affecté à un double degré 7e-8e 1, j’ai pris conscience qu’après vingt ans d’enseignement, il me fallait réapprendre mon métier. Plus rien n’allait de soi. Il ne suffisait plus de donner des cours à une classe d’enfants du même âge ayant théoriquement le même niveau. J’ai alors regretté de ne pas trouver trace de la manière de faire de mes prédécesseurs. Car par le passé, les classes à deux, trois, jusqu’à quatre degrés n’étaient pas rares dans le canton du Valais. Nombreux d’ailleurs sont ceux qui ont grandi dans ces écoles de village, et accompli plus tard un parcours professionnel brillant. Or ce savoir-faire particulier, indispensable au maître ou à la maîtresse d’école à degrés multiples, a disparu sans laisser de traces hormis dans les mémoires. Un simple texte répertoriant les trucs et astuces pour la gestion d’une classe de 7e-8e m’aurait fait gagner un temps et une énergie considérables. Parvenu au terme de mon parcours professionnel, il me paraissait important de coucher sur papier, ce que face à mes classes successives, j’ai dû apprendre, par l’expérience.

* Les prénoms cités dans le texte ne sont pas ceux des personnes réelles.

Afin de faciliter l’accès aux annexes disponibles en ligne, aux articles et émissions référencés, les liens sont donnés sous forme de QR codes.

1. À l’époque il s’agissait de 5P-6P, élèves de 11-12 ans.

Chapitre 1

L’école sait fabriquer l’échec scolaire

« Plus les écoles sont éloignées des sciences de l’éducation, meilleurs sont les résultats scolaires. » Cette boutade de salle des maîtres exprime l’écart dérangeant qui s’est progressivement creusé entre les penseurs de l’école et ceux qui la font au jour le jour.

Depuis les années 2000, on compare régulièrement le niveau des élèves dans les pays de l’OCDE 1. Il se trouve que la Suisse y obtient de bons résultats, particulièrement dans les cantons du Valais et de Fribourg.

Interpellés par les médias, les responsables de la scolarité obligatoire tentent d’expliquer les écarts intercantonaux, avançant que les milieux urbains sont socialement plus difficiles, l’immigration y étant plus importante que dans les cantons qui conservent une population homogène avec un modèle familial traditionnel…

Voilà pour les commentaires feutrés qui évitent les remises en question. Mais outre-Atlantique où le pragmatisme prime, des études ont été menées pour identifier les paramètres qui influencent la réussite des élèves. Tout a été envisagé : les budgets éducatifs, les politiques scolaires, les styles de direction, la personnalité des enseignants, les théories pédagogiques appliquées, les manuels scolaires, le milieu socioculturel des familles, le niveau d’intégration des nouvelles technologies, etc. Et la réponse est sortie du chapeau : ce qui fait que dans certaines écoles on obtient de meilleurs résultats que dans d’autres, c’est avant tout la qualité des élèves ! Pas un chercheur européen n’aurait eu l’outrecuidance de dégoupiller cette grenade, qui a néanmoins explosé sans faire grand bruit. Or si on y réfléchit, cela tombe sous le sens : les élèves qui obtiennent de bons résultats à l’école sont généralement les plus intelligents.

1. Les enquêtes PISA réalisées dans les pays de l’OCDE, Organisation de coopération et de développement économique. Il s’agit de 36 États qui ont en commun un système de gouvernement démocratique et une économie de marché.

Fallait-il une macro-étude pour mettre au jour une telle évidence ? J’ai d’ailleurs eu tout le loisir de la vérifier au fil des années.

Dans les faits, les universités américaines appliquent depuis longtemps ce principe : accueillir les meilleurs étudiants dont les résultats augmenteront statistiquement la cote de l’établissement, ce qui du même coup justifie la rude sélection imposée aux nouveaux candidats, ainsi que les tarifs d’écolage. C’est le principe de maximisation des profits allègrement transposé au monde éducatif.

En Europe, berceau de l’humanisme, on pense différemment ; plus exactement, on pense ce que les sciences de l’éducation disent qu’il est de bon ton de penser. Professer du haut d’une chaire confère un certain avantage à ceux qui y avancent leurs théories, cela leur donne du crédit. C’est ainsi que des idées pédagogiques dominantes, vieilles de trente ans, n’ont pratiquement jamais été remises en question alors que « scientifiquement » elles n’ont jamais produit la preuve de leur validité.

Prenons par exemple le dogme de l’apprentissage de la lecture. « Le cerveau apprend à lire de manière globale » a-t-on décrété dans les années 70. Alléluia ! Il fallait dès lors changer les méthodes d’apprentissage ; ce qui fut fait. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’une nouvelle discipline, celle des neurosciences avec ses scanners IRM, que l’on a démenti ce qui n’était qu’une hypothèse devenue croyance : quand on observe les flux électriques à l’intérieur d’un cerveau qui apprend à lire, on constate qu’il procède de manière analytique. Par conséquent, ceux qui ont jeté au rebut les méthodes syllabiques d’apprentissage de la lecture se sont trompés, durant cinquante ans !

On a également considéré dès les années 80 que l’intelligence était avant tout une affaire de compréhension plutôt que de mémoire. L’apprentissage par cœur a donc été déconsidéré, et délaissé dans une certaine mesure, par exemple en calcul mental ou en conjugaison. Or nous savons aujourd’hui que l’intelligence reposant sur la capacité de créer des liens se déploiera d’autant mieux qu’elle dispose, en mémoire vive, si j’ose dire, d’un certain nombre de savoirs de base. À titre de comparaison, les élèves coréens, japonais, hongkongais et singapouriens, pays où le par

cœur est resté de mise, s’avèrent les meilleurs en mathématique 2 . Le problème n’est pas d’avoir commis des erreurs ou opéré parfois de mauvais choix, mais de mettre si longtemps à les rectifier.

Est-ce à dire que pour bien enseigner, il faut savoir comment fonctionne un cerveau ?

Un jour sans doute, on saura ce qui se passe dans la tête d’un élève qui apprend. Les neurosciences progressent, mais pour l’instant il faut humblement admettre que nous demeurons face à une boîte noire, une vingtaine de boîtes noires du point de vue d’un maître 3 de classe.

D’ici les prochaines découvertes décisives, nos méthodes d’enseignement continueront à reposer sur des conceptions en partie erronées. Cela nous amène à un premier paradoxe en pédagogie : un enseignant peut faire juste, tout en basant son action sur des théories fausses.

Démonstration : dans les années 80, on enseignait dans les Écoles normales que les capacités d’apprentissage d’un élève provenaient à 20% de l’inné (de ses gènes) et à 80% de l’acquis, c’est-àdire du milieu plus ou moins stimulant dans lequel l’enfant grandit. Cette affirmation découlait de l’observation de jumeaux séparés à la naissance et confiés à des familles très différentes. Dans la plupart des cas, le jumeau placé dans un milieu socioculturel favorisé réussissait mieux sa scolarité que son frère.

L’étudiant que j’étais y a donc cru, ainsi que la totalité de mes camarades. Il faut dire que « croire » était dans l’ADN de l’École normale des instituteurs, Lehrerseminar en allemand, dirigée par des frères marianistes. En réalité, au lieu de me fourvoyer, cette croyance m’a énormément aidé au début de ma carrière. J’étais persuadé que même mes élèves faibles pouvaient réussir. Mon rôle était donc de compenser les inégalités innées : si j’enseignais bien, que mes cours

2. Résumé PISA 2018. « On observe dans de nombreux pays d’Asie orientale, et particulièrement au Japon et en Corée du Sud, que l’éducation est sacralisée, ce qui produit des résultats spectaculaires. Quand on compare aujourd’hui le niveau d’instruction des différents pays du monde, ces deux sociétés de tradition confucéenne se situent tout en haut, souvent même aux premières places, nettement au-dessus des grands pays d’Europe ou des États-Unis. » (Amin Maalouf, L’Express, 5 octobre 2023).

3. Maître désigne ici de manière neutre le personnel enseignant sans distinction. Par la suite c’est également le masculin neutre que j’utilise, par mesure de simplification.

étaient bien construits, mes exercices suffisamment progressifs et les activités proposées motivantes, il était en mon pouvoir de « changer l’étoile » des enfants qui m’étaient confiés. Le sacerdoce n’était pas loin, même si dès les premiers jours de classe, j’avais décroché le crucifix du mur car pas question pour moi d’enseigner au nom du Dieu tout-puissant. La toute-puissance dans ma classe ce serait la pédagogie , celle que j’avais apprise, une science – croyais-je – développée par des hommes qui croient en l’homme, un humanisme prometteur censé dépasser ce qui avait été fait jusqu’alors.

Les années ont passé sans que l’idée de remettre en question ce dogme des 80% d’acquis et 20% d’inné ne me traverse l’esprit. J’avais la foi, au point d’en convaincre mes collègues plus âgés : « Si, si. C’est scientifique, disais-je, il suffit qu’un élève soit restimulé, que tu croies en lui, et tu verras, à la longue, il va progresser car son potentiel est forcément là, sous-jacent, prêt à prendre son envol. Tout se joue dans les fameux 80%. »

Et ça marchait ! Comme dans la prière, l’homéopathie, l’astrologie, la pensée positive ou les fleurs de Bach. Vous prenez un jeune enseignant enthousiaste désirant faire de son mieux, et en principe les vingt enfants qui lui sont confiés réussiront 4 ; sauf de temps en temps, quand survient un cas d’échec ; mais ça c’est normal disait-on, car si tout le monde réussissait, cela signifierait que les exigences sont trop basses. Telle était la conception de la réussite scolaire en ce temps-là ; l’échec d’une minorité cautionnait la réussite des autres. Un concept encore vivace.

Durant une décennie, les élèves défilèrent dans cet optimisme ambiant qui caractérise les eighties . Or voilà qu’arrivent les années 90, avec les premiers réfugiés de la guerre des Balkans. Pour certains, c’était très difficile, presque rien de ce qui allait de soi auparavant ne fonctionnait avec eux. Le feu sacré de l’enseignant semblait soudain inopérant face aux échecs qui se profilaient. Et pour compliquer les choses, c’était l’époque des premières grandes restructurations d’entreprises : pères au chômage, mères qui doivent travailler, déménagements, divorces. La magie allait-elle cesser d’opérer face aux changements sociétaux ?

4. Et cela aussi a été démontré (scientifiquement ?) par une étude d’Avenir Suisse : La réussite scolaire dépendrait de la qualité des enseignants, 2002.

Anecdote 1

Erin, rescapé de la guerre des Balkans

Il m’a fallu plusieurs semaines pour comprendre que s’il rentrait de la récréation avec sa pomme à peine entamée, c’était parce que ses dents cariées le faisaient souffrir au point qu’il ne pouvait que sucer la Jonagold quotidiennement offerte par la commune de Sierre.

Dans le même temps, en France voisine, l’école de la République s’effondrait par pans entiers dans les zones de banlieues : baisse de niveau, enseignants désemparés, violence dans les préaux quand ce n’était dans la classe.

Depuis l’autre rive du Léman, nous assistions à ce naufrage.

« Qu’il est doux, disait Lucrèce, quand au loin la tempête fait rage, de voir du rivage, les maux auxquels soi-même on échappe. »

Et en effet, l’école romande traversa presque sans dommage ces turbulences, les pratiques ont évolué afin d’intégrer les nouveaux arrivants. D’abord par la différenciation. Il s’agit d’une belle idée, fort simple, qui préconise d’abandonner l’image d’Épinal de la classe disciplinée où tous les élèves font la même chose au même moment, pour proposer à la place des activités adaptées selon le niveau des élèves dont les besoins sont différents.

Celui qui a le mieux défendu cette idée en Suisse romande était le professeur Samuel Roller, ami de Piaget et directeur de l’IRDP 5 .

Il a eu le mérite d’aller au bout du raisonnement, un point de vue courageux pour l’époque :

1. Les élèves n’apprennent pas à la même vitesse.

2. Ils n’ont donc pas tous les mêmes besoins au même moment.

3. En imposant arbitrairement à tous les élèves les mêmes contenus au même moment, l’école ne fournit pas à certains ce qui serait nécessaire à leur développement.

4. Ce faisant, l’échec scolaire est partiellement fabriqué par l’école elle-même.

5. Institut de recherche et de documentation pédagogique, à l’époque on ne parlait pas encore de sciences de l’éducation.

Table des matières

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