Le souffle de ma vie (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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souffle dema vie Le

Michel Tirabosco par Zahi Haddad

La musique n ’ est que l ’ expression d ’ un chant intérieur.

Éditions Favre SA

29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne

Tél. : +41 (0)21 312 17 17 www.editionsfavre.com

Groupe Libella, Paris

Dépôt légal en Suisse en janvier 2025. Tous droits réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite.

Couverture et mise en page : Steve Guenat

Photo de couverture : Clément Rousset

ISBN : 978-2-8289-2237-5

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne

La maison d ’ édition Favre bénéficie d ’ un soutien structurel de l ’ Office fédéral de la culture pour les années 2021-2024.

souffle dema vie Le

Aux femmes de ma vie, Sophie, Clara et Camille.

À mes parents, Jacqueline et Antonio, et à mes frères Riccardo et Tom.

REMERCIEMENTS

– Pour leur généreux soutien financier, un immense merci

• aux communes de Cartigny, Chêne-Bourg, Choulex, Collonge-Bellerive, Grand-Saconnex, Meinier, Plan-les-Ouates, Vandœuvres, Confignon ;

• à la Fondation Francis et Marie-France Minkoff ;

• à mes amis : Jennifer van den Heuvel, Alexis et Josette Léopoldof, France Majoie-Le Lous, Corine Mottet, Diane Pardo Nagy, Lucie Noir, Santi et Doris Occorso, Jean-François et Danielle Pascalis, Bernard et Mireille Piguet, Thierry Simonin, Danielle Mahon.

– Merci à Alexandre, Antonio, Daniel, Danielle, Gabin, Jeanne, Jean-Pierre, Pascal, Santi pour leur adorable petit mot. Je suis très touché par votre amitié et votre gentillesse à mon égard. Je vous aime fort aussi !

– Merci à tous les membres de l ’ Association des Amis de Michel Tirabosco pour leur fidélité. Vous m ’ êtes précieux ! Merci aux membres du comité de cette même association, Dominique Mougeotte, Eliane Dambre, Pierre Déruaz et Serge Nordmann pour croire en mes projets, me soutenir, m ’ encourager. Avec vous, je me sens pousser des ailes ! Un spécial merci à toi, Eliane, pour ton travail à mes côtés pendant ces dix dernières années. –

Merci à ma merveilleuse femme Sophie pour sa relecture, ses précieux ajouts et ses corrections (je mélange souvent beaucoup de dates et d ’ événements !).

Merci à Carole pour cette délicieuse petite voix qui jalonne le livre. Vive Jiminy Cricket !

– Un immense merci à Zahi d ’ avoir cru en ce projet. Tu m ’ as offert un magnifique cadeau. Je te souhaite tous les honneurs que tu mérites.

– Enfin, merci à Sophie Rossier, directrice des Éditions Favre à Lausanne, pour sa confiance et son intérêt pour mon histoire.

INTRODUCTION

Enfant, j ’ écoutais Zamfir, comme une évidence. Le son de sa flûte de pan me faisait voyager. Cet instrument de musique, dont je ne savais rien et qui avait absolument tout pour séduire. C ’ était magnifique et léger. Bien des années plus tard, j ’ ai rencontré Michel Tirabosco, comme un écho à cette enfance passée. Je savais que c ’ était un musicien hors pair et avais entendu parler de son handicap. Michel était né sans avantbras. Il m ’ apprendra plus tard que sa naissance l ’ avait également partiellement privé d ’ une jambe, qu ’ elle était atrophiée.

J ’ ai immédiatement adoré l ’ écouter jouer. La maîtrise d ’ un art me fascine depuis toujours. Chez Michel, cela paraît simple, inné. Un jeu de l ’ enfant qu ’ il a voulu rester. Comme s ’ il avait été fabriqué pour élever vers les cieux cet instrument mineur. Comme s ’ il était écrit qu ’ il ne devait faire qu ’ un avec lui. Et, puis, je l ’ ai écouté me raconter sa vie. Les incommensurables efforts qu ’ il a déployés pour maîtriser les gestes du quotidien, pour jouer avec ses copains, pour faire de sa flûte une alliée. Une partie intégrante de son corps amoindri… enfin complété. Le plus étonnant pour moi a été de comprendre que Michel, le virtuose, est demandé partout dans le monde et qu ’ il a soif de rencontres.

Rencontre ! C ’ est le mot qui revient systématiquement lorsque je lui parle. Il a croisé la route de professeurs renommés, de pères spirituels, de personnalités adulées. Miguel Angel Estrella, Valery Gergiev, Pascal Jaermann, Jean-Pierre Augier et tant d ’ autres. Tous l ’ ont pris sous leurs ailes. L ’ ont guidé. Lui ont ouvert les portes, parfois élitistes, du quatrième art. Ces rencontres l ’ ont transformé, profondément marqué. Grâce à elles, Michel a dompté son corps et transcendé son art. Dans cette subtile équation, qui est à la manœuvre ? Le Destin, Dieu, l ’ Autre, l ’ enfant opiniâtre et optimiste de Meinier, petit village de la campagne genevoise ? Peut-être un savant cocktail de tous ces ingrédients si précieux et complexes qui tissent les vies. Michel, quant à lui, parle volontiers de synchronicité.

Au-delà de son parcours météorique, il y a le regard des autres. Celui qui se pose sur sa flûte, cette série de tubes collés les uns aux autres qui ne peut sûrement pas avoir de place au sein d ’ un orchestre. Cette inadéquation subjective est amplifiée lorsqu ’ un chef découvre le corps

de Michel, cette carte de visite incontournable. Il est ainsi fait. Cela doit être une immense souffrance mais, de souffrances, Michel n ’ en parle presque pas. Il y a, certainement, la douleur physique, qui consiste à porter une prothèse et à en subir les outrages sur sa peau. Mais, audessus, il y a les envies de Michel. Celles de l ’ enfant qui se découvre une vocation et qui s ’ obstine. Qui est dur au mal et dur envers son entourage.

Michel m ’ a même dit être un peu égoïste, un obsédé du contrôle. D ’ abord pour se surpasser, mais aussi pour se rassurer. Il doit ainsi savoir dans quelle partie de son portefeuille il a rangé ses cartes pour ne pas être pris au dépourvu. Pour ne perdre ni de temps ni la face lors d ’ un passage à une caisse de supermarché. Pour faire partie d ’ une certaine normalité. Ensuite, pour travailler sans relâche sur sa carrière, tout en étant présent auprès de sa famille, de sa femme et de ses deux filles qu ’ il m ’ a dit aimer infiniment. Il ne m ’ a probablement pas tout raconté et gardé ses secrets les plus sombres, ses disputes, ses absences, ses manques et certaines de ses folies, mais cette complexité l ’ a construit.

Pour reprendre son propre terme, il m ’ a peut-être aussi un peu manipulé. Pour ne faire ressortir que le beau, mais n ’ est-ce pas là la magie des parcours de vie, dépasser une certaine obscurité pour aller vers la lumière ? Vers notre essence, même ? En cela, Michel me paraît être une source d ’ inspiration. Une rencontre dont il faut tirer le meilleur.

AVANT-PROPOS

À vous qui ouvrez ce livre : un tout grand merci du fond du cœur. Je suis très touché à l ’ idée que vous vous intéressiez à mon chemin de vie. Nous nous connaissons peut-être ou nous sommes juste croisés à l ’ occasion d ’ un concert.

Se raconter n ’ est pas une simple affaire. Cela peut paraître prétentieux. Je me suis longtemps posé la question et j ’ avoue n ’ avoir pas encore trouvé la réponse. Mais, voilà, ce livre est terminé et je suis très heureux d ’ être arrivé à son terme.

Nous sommes deux dans cette histoire. Mon ami Zahi Haddad a travaillé bien plus que moi pour traduire au plus près ma pensée. Être écrivain ne s ’ improvise pas et il me semble important d ’ avoir un beau discours. Les moments passés ensemble à refaire ma vie ont été délicieux. Ils m ’ ont notamment permis de me souvenir de moments oubliés, de ce que j ’ avais vécu en raison de mon handicap et de trouver les lignes directrices de ma vie que sont la rencontre et la quête de spiritualité. Un immense merci à toi Zahi.

Pendant tout le temps de l ’ écriture, je me suis posé énormément de questions. Comment voulais-je être perçu ? Quelle position adopter face aux situations décrites ? Suis-je assez authentique ? Comment ne pas transformer les événements en les racontant ? Comment ne pas influencer le lecteur avec des explications somme toute assez subjectives ? N ’ ai-je pas tendance à enjoliver les choses ?

Je pense être quelqu ’ un de positif et ne m ’ attarde pas trop à ce qui est triste et dépourvu de beauté. C ’ est ma personnalité. Cela ne signifie pas que ma sensibilité ne soit pas tournée vers l ’ autre. C ’ est simplement ma façon d ’ aider et d ’ être bienveillant. La vie me fait découvrir un monde subtil qui va bien au-delà du domaine musical et moi je fabrique de l ’ invisible ! Tout est énergie et vibrations. Les choses bougent, se transforment, communiquent entre elles.

À mon avis, notre cerveau est conçu pour nous maintenir en vie, pas pour nous rendre heureux. Il se focalise sur les menaces qui nous entourent pour nous garder dans notre zone de confort. Et si nous

pouvions le transformer et développer un cerveau du bonheur ? Notre corps s ’ en apercevrait rapidement et ensemble ils secréteraient la chimie nécessaire à notre bien-être physique et nous apporteraient peut-être de la chance, de belles rencontres, de formidables opportunités.

Aujourd ’ hui, j ’ ose dire que le handicap m ’ apporte énormément de choses positives. Il me fait prendre conscience de ma fragilité, me donne un but, une envie de cheminer constamment vers plus de progrès dans des domaines très différents. Tant pis si je prends un peu plus de temps à lacer mes chaussures, à payer à la caisse d ’ un magasin ou à m ’ habiller le matin. J ’ ai au moins la grande joie de travailler sur mes progrès, mon bonheur et ma liberté. À la fin de ma vie, je veux pouvoir dire « Merci, c ’ était fantastique ! »

J ’ aimerais aussi que l ’ on me perçoive comme un artisan plutôt que comme un artiste. L ’ artisan doit travailler de longues heures pour fabriquer un bel objet. Il le chérit comme la prunelle de ses yeux. L ’ effort qu ’ il fournit pour conquérir le Beau et le Merveilleux est immense. Le concertiste que je suis travaille de la même façon. Il s ’ entraîne inlassablement et répète le même trait technique et mélodique. À l ’ instar du sportif de haut niveau qui doit parfaitement connaître son corps et pousser toujours plus ses limites. Tout cela demande des sacrifices, de la transpiration, des prises de risque énormes.

Quel que soit son art, il est nécessaire de maîtriser une foule de paramètres pour toucher l ’ excellence. Il faut accepter de passer par de terribles crises identitaires, des périodes de découragement, de doute, de frustration, de peur, et toujours par des heures de solitude. Il faut être discipliné, respecter ses heures de sommeil, être attentif à toujours bien bouger dans la souplesse car l ’ esprit et le corps doivent rester le plus alertes et adaptables possibles. Tout n ’ est pas rose. Il faut le dire. Pourtant, en définitive, c ’ est beau et touchant. Ce sont d ’ incroyables instants de bonheur, d ’ intenses montées d ’ adrénaline. Cela rend l ’ humain fragile et fort en même temps.

Personnellement, ce qui m ’ aide à tenir le choc, c ’ est l ’ Amour. Il me fait pousser des ailes dans le dos. Grâce à lui, je mets de l ’ esprit dans mon jeu. Avec lui, je me rappelle ce qui me porte au quotidien sur mon chemin artistique. Avec lui, tout est plus facile, tout prend son sens. Si un concert se passe mal, si les notes ne sont pas parfaites, si la complicité entre musiciens n ’ est pas au rendez-vous, tant pis. L ’ essentiel reste : che-

miner vers le Beau. C ’ est le leitmotiv de toute ma vie. C ’ est un véritable cocktail d ’ endorphines, de sérotonine et de dopamine ! Jouer comme soliste dans une belle salle et en compagnie de formidables partenaires est mon cadeau. Ce sont des moments aussi forts, exigeants et stressants que beaux et merveilleux. Merci la Musique !

J ’ espère que ce livre vous intéressera. Ma démarche ne consiste pas à montrer tout ce que j ’ ai réalisé d ’ une façon obséquieuse. Il est un partage sincère et authentique. Ce n ’ est que ma vie et elle n ’ est pas plus importante ni extraordinaire que celle de quiconque. Nous empruntons tous des chemins singuliers et méritons le meilleur possible. Nous avons tous à apprendre des autres. Puissions-nous toujours continuer sur ce chemin de partage. C ’ est une grande richesse. C ’ est dans cet état d ’ esprit que je livre mon témoignage.

Je remercie infiniment toutes les personnes que j ’ ai eu le privilège de rencontrer dans ma vie. À sa façon, chacune a apporté une pierre à mon édifice et m ’ a permis de me construire en tant qu ’ homme. Et, enfin, merci à vous, qui avez choisi de tourner les pages de ce livre. N ’ hésitez pas à m ’ écrire sur mon site internet afin de continuer le partage. Bonne lecture !

Michel Tirabosco

Première partie

«UNE ENFANCE EXCEPTIONNELLE», LE CONCERTO

« Et le soir, dans votre lit, quand vous fermez les yeux, vous vous demandez comment vous en êtes arrivé là… »

(Extrait du spectacle « Tu seras flûtiste, mon fils »)

Mon cher 1 ,

Et si nous parlions de la place de la musique dans notre vie, de nos besoins de nous réinventer et des influences qui nous façonnent ? Imagine-toi, plongé dans une symphonie qui raconte ta propre histoire, pleine de synchronicités et de défis surmontés. À quel moment comprenons-nous que nous vivons un instant qui transformera notre vie ?

Au moment même ou bien plus tard, en repensant au passé ? Le présent ne contient-il jamais la sagesse de savourer sur-le-champ cette précieuse essence ?

1 Eh oui, il m’arrive de me parler à moi-même !

Renaître en musique

C ’ est extraordinaire, ce qu ’ il a réalisé ! David Chappuis m ’ a fait renaître à l ’ automne 2007. À Volgograd. Je n ’ oublierai jamais cette incroyable semaine passée dans le sud-ouest de la Russie, au carrefour des civilisations. Les tuyaux de ma flûte libèrent alors les cris d ’ un nouveau-né. Moi, à ma naissance. Les hurlements de celui qui va chercher sa place, qui va la réclamer avec force.

Compositeur genevois de talent, David a compris mon besoin. Celui de me raconter par la musique. Celui de me reconstruire depuis le début. Depuis ces premières secondes passées à la maternité de Rome. En un concerto, David me libère. Je n ’ ai pas quarante ans et déjà une carrière qui me comble et, en ce mois de septembre, je revis. D ’ abord les contrebasses plantent le décor. Elles racontent la tension dans le ventre de ma mère. Le douloureux labeur de la maternité. J ’ arrive. Les violoncelles aussi. Le dialogue, qui s ’ établit, est alors élévateur. Mystique. L ’ accouchement se passe dans les meilleures conditions possibles. Mon crâne surgit. Je suis là. Je gigote et respire à l ’ air libre. Je rejoins les autres instruments avec ma flûte de pan, ma vieille compagne. Les cuivres s ’ ajoutent, à leur tour, à cette extraordinaire élévation. C ’ est la cathédrale qui sort de terre ! La musique est à son paroxysme.

L ’ orchestre m ’ accueille, avant de m ’ avaler, puis de me céder la place. Je rencontre ma mère pour la première fois. Lui parle. La harpe entre en scène. Maman et sa douceur, sa délicatesse et sa force. En me découvrant, elle a compris que ma vie serait différente. Qu ’ il lui faudra me pousser plus fort que mon frère aîné. Plus fort que n ’ importe qui. Que je devrais me battre pour avoir les mêmes chances. Elle l ’ exprimera d ’ ailleurs tellement bien dans le livre qu ’ elle m ’ a consacré : Une enfance exceptionnelle, un hommage fantastique pour un enfant qui brille dans les yeux de celle qui lui a donné vie.

Cet ouvrage, David s ’ y est plongé ardemment. Avec toute sa sincérité. Il a été touché par les mots de Jacqueline. Il a su transmettre mes tourments, mes angoisses, les tortures de mon âme. De mon enfance. De mon adolescence. J ’ en frémis à chaque fois. Avec des notes, David décrit mes premières années, celles que tout le monde voulait différentes pour moi. Celles que je voulais normaliser. Relativiser. David déroule le fil de ma vie. Jusqu ’ à l ’ apaisement, la paix intérieure. À ce moment-là, je me tais. J ’ observe l ’ orchestre. Retrouve l ’ espérance. Je m ’ enhardis, alors

que le chef me fait signe, m ’ invite à rejoindre mes comparses. Les cris de ma flûte sont alors plus apaisés. Le temps suspend sa course. Plus rien ne compte. J ’ entre dans une autre dimension, celle du rêve. Je m ’ élève loin de la noirceur. Aujourd ’ hui, je veux danser et emmener avec moi les autres instruments !

Ma farandole donne tout son sens à ma vie. Plus que jamais, je sais qui je suis. Où je vais. Malgré les tourments, malgré l ’ absurde, malgré mon corps. Je m ’ envole. Ris à gorge déployée. Mais la réalité me rattrape. Elle n ’ est pas si simple. Je vais bientôt entrer dans l ’ âge adulte et ses complexités. Alors, j ’ obtempère et ponctue le Concerto de David avec trois glissando. Trois cris légers, presque inaudibles, qui s ’ évanouissent dans l ’ air. Muet, l ’ orchestre s ’ immobilise, puis retrouve ses esprits, son humanité. Il se dévisage et se sourit à lui-même. Se félicite.

L ’ enregistrement est terminé. Je reprends mon souffle.

Le diable et ses détails

Dans son travail d ’ orfèvre, David Chappuis a presque fiévreusement aligné les mesures. Sans compter. Avec sa belle générosité. Je l ’ aime pour cela.

Notre amitié remonte au début des années 2000, lorsque nous chauffons ensemble les bancs du Conservatoire supérieur, devenu plus tard « Haute école de musique ». David y débarque en cours de route, au mois de janvier. Il rentre de son service militaire obligatoire et semble un peu perdu dans les auditoires. Alors, le hasard s ’ en mêle et nous réunit, lors de son premier cours d ’ analyse musicale, donné par Pierre Studer. Apercevant une place libre à côté de moi, David s ’ installe, me salue et entame aussitôt la conversation. Il constate aussi mon handicap et me propose, dans la foulée, aussi gentiment que spontanément, de m ’ aider à prendre des notes. Peu sensible à ce genre d ’ attention, je le remballe sans ménagement. Je crois que c ’ est à ce moment-là que nous devenons amis. Alors, inséparables, nous discutons, apprenons à nous connaître et explorons la musique. Nous en découvrons les moindres fondements : l ’ écriture, le solfège, l ’ harmonie, le contrepoint, la composition, l ’ orchestration.

En faisant notre éducation, au fil des ans, nous nous apprécions et nous nous soutenons mutuellement, jusqu ’ à la remise de notre diplôme.

Au moment de poursuivre chacun sa route, nous décidons de maintenir le contact, le lien qui nous unit et que nous apprécions tant. Nous y parvenons parfaitement et c ’ est ainsi que se présente, un jour, l ’ opportunité de lui commander un concerto. Enthousiaste à l ’ idée de cette collaboration, David se sent pousser des ailes. Quant à moi, je mesure ma chance, car mon ami habite dans le même quartier que moi, ce qui va faciliter les choses. À mon sens, David est, à ce moment-là, le meilleur choix pour ce travail. Compositeur classique, il a une grande ouverture sur les musiques traditionnelles et sait composer avec le cœur. C ’ est tout ce dont j ’ ai besoin et que j ’ espère moi-même incarner.

Un jour, à la fin de son travail de composition, David m ’ appelle. À bout touchant, il vit un instant de panique : « Michel, le concert contient six cent soixante-six mesures, ce qui correspond au “chiffre de la Bête”. » Un nombre impensable si l ’ on est un peu superstitieux. « Je ne sais pas comment faire ! »

Alors, David triture ses notes pendant des heures. Il réfléchit, cherche une solution. La mission est complexe. Il se dit que s ’ il arrivait à six cent soixante-huit, il tomberait, en quelque sorte, sur mon année de naissance. Un symbole nettement préférable. Pourtant, il n ’ y arrive pas mais s ’ arrête finalement à six cent soixante-sept, entre 1966, l ’ année de naissance de David, et 1968, la mienne. Devant cet augure, à la clémence certaine, David met un point final à son œuvre. Il est parfaitement satisfait de son œuvre et du fantastique trait d ’ union musical qu ’ il vient de créer.

Maman et la synchronicité

La synchronicité est un terme développé par Jung, notre célèbre psychiatre national, selon lequel deux événements, sans aucun lien de causalité, s ’ associent et prennent un sens exceptionnel pour celui qui les perçoit. J ’ adore ce concept et jouer avec, et il se trouve que, à Volgograd, je nage en plein dedans !

Lorsque David et moi débarquons à l ’ aéroport de l ’ ancienne Stalingrad, nous arrivons en conquérants avec nos précieuses partitions dans nos valises. La semaine qui s ’ ouvre devant nous est indiscutablement à marquer d ’ une pierre blanche. Nous portons, en effet, tous les espoirs symbolisés par la présentation d ’ une nouvelle œuvre. Rien ne pourrait nous arrêter.

En automne, la météo sur les bords de la Volga peut être assez fraîche et maussade. Et, pourtant, cette année-là, c ’ est le soleil et des températures très agréables qui nous accueillent. Le sacre du printemps, en quelque sorte. Pendant les dix jours que durera notre séjour, un ciel bleu cristallin nous accompagnera, sans faiblir. Pour moi, c ’ est un fantastique premier signe, comme un encouragement divin. Aucun nuage à l ’ horizon, donc aucun problème en vue. Je me sens parfaitement connecté à l ’ univers. Juste heureux. Alors, avec David, nous menons des répétitions très intenses avec l ’ Orchestre symphonique de Volgograd, qui a accepté le défi que nous lui avons proposé. Dans la joie et la bonne humeur, nous encadrons des musiciens enthousiastes, parfois encore à la limite d ’ un amateurisme enjoué. Mais, tous ensemble, nous nous accrochons et évoluons à l ’ unisson.

Pendant notre temps libre, nous flânons en manches courtes, sur les paisibles bords du plus long fleuve d ’ Europe qui irrigue une large portion du territoire russe. Dans ce décor bucolique, source intarissable d ’ inspiration, nous parlons musique, fredonnons chaque mesure pour mieux la mémoriser, refaisons le monde. Devant nous, le spectacle est féerique. Tout semble parfait, à sa place. Quelques îles étalent leur solitude entre les deux rives de la Volga et ce panorama me fait penser à ce que la ville a enduré entre 1942 et 1943, avant de devenir l ’ une de ces « Villes-héros » destinées à honorer les habitants qui ont défendu leur patrie.

Au milieu de tout cela, nous ne perdons pas de vue notre mission : me faire renaître et nous rapprocher de notre essence humaine. Absorbé par le travail, je pense néanmoins beaucoup à ma mère car j ’ enregistre le thème maternel, qui fusionne les cordes du violon et de la harpe avec les aigus de ma flûte. L ’ instant est somptueux. Pourtant, la dernière note à peine envolée, c ’ est une autre musique qui s ’ impose à moi. Celle de mon téléphone. C ’ est Maman. Je suis très surpris, mais ai hâte de lui raconter nos aventures russes. Je me dis aussi qu ’ elle doit avoir une importante nouvelle à m ’ annoncer. À l ’ autre bout de la ligne, sa voix est claire. Calme. Ma mère m ’ explique avoir été victime d ’ un accident de la

route sur un chemin de la campagne genevoise. Je n ’ ai pas le temps de comprendre ce qu ’ elle me raconte, encore moins de réaliser la situation : « Tout va bien, me dit-elle, ne t ’ inquiète pas. » Comme à son habitude, elle sait me rassurer, me garder droit, sans peur. Plus tard, j ’ apprendrai que le choc frontal a été terrible. Que les airbags de la voiture ont tous été sollicités et qu ’ ils ont heureusement fonctionné à merveille. Ma mère s ’ en est non seulement sortie, mais c ’ est aussi une miraculée.

Sans trouver les mots, je l ’ écoute qui poursuit : « Les anges m ’ ont donné un petit sursis. » L ’ émotion est alors trop intense. Impossible à contenir. Les frissons s ’ emparent de moi. Je m ’ écroule. Avec moi, ma première pensée, qui me dit que c ’ est la musique qui l ’ a protégée. Ma musique. Nos notes combinées. Le violon, la harpe, la flûte, tous ensemble, harmonieux. Au moment même où le destin percutait ma mère si violemment. Notre fusion est un invincible bouclier. Est-ce possible ? Ou est-ce la fameuse six cent soixante-septième mesure de David qui l ’ a sauvée ? Quoi qu ’ il en soit, la synchronicité est, pour moi, une évidence. Totalement inexplicable à cet instant, elle était pourtant tellement réelle. Tangible. Je n ’ en aurai, bien sûr, jamais la confirmation mais j ’ ai, depuis longtemps, choisi d ’ y croire. À mon avis, il n ’ y a pas de hasard. Tout est lié. Intimement.

Au-delà des interrogations qui m ’ envahissent, je suis empli de gratitude envers cette grande intelligence qui veille, autour de nous, envers ce Dieu insaisissable, indicible. Je réalise tout l ’ amour que je porte à ma mère, à quel point notre histoire est liée. Je n ’ aurais probablement pas pu supporter de la voir disparaître ainsi, en une fraction de seconde, si loin de moi. Nous partageons la même histoire, la même force ; des années incroyables à se battre, ensemble, côte à côte. Ensemble, nous avons souffert, pleuré, déprimé, rigolé, dansé !

En évoquant ces souvenirs, cette lutte commune, une image forte me revient. Je revois cette sortie de ski avec ma mère, lors d ’ une magnifique journée dans les montagnes suisses. Ce jour-là, ma prothèse me tordait de douleur et je n ’ avais qu ’ un seul moyen de me soulager. Je devais la retirer. Probablement boursoufflé, peut-être ensanglanté, mon corps me deman-

dait grâce. Seulement, je ne disposais que de quelques arbres pour me cacher, pour ne pas m ’ exposer aux regards et aux jugements des autres.

N ’ y tenant plus, j ’ ai commencé à me dévêtir et à me délester de mon harnachement. Ma mère, elle, montait la garde, surveillait les environs pendant qu ’ elle me prêtait main-forte dans mes grandes manœuvres. Elle m ’ assistait pour soulager ma jambe. La masser, avant de reprendre la piste. Elle me transmettait toute l ’ énergie, presque surhumaine, nécessaire à, enfin, me rhabiller et à remettre ma chaussure de ski. Toute cette force, elle me la donnait généreusement, inépuisable pour nous deux. Admirable en tous points. Je ne pouvais qu ’ admirer sa résilience physique et mentale, qu ’ elle déployait à chaque instant de ma vie.

Le coup de fil qu’elle me donne à Volgograd m’a soudainement rappelé qu’un jour elle ne serait plus à mes côtés et qu’elle me laissera un grand vide.

Week-end à Rome

La connexion qui me lie à ma mère est indescriptible, tellement puissante et rassurante à la fois. Une véritable bénédiction, qui prend forme en ce 22 juin 1968, le jour de ma naissance, à Rome. Enfin, plutôt le lendemain, le 23 juin, car il nous faut patienter. Tout n ’ est pas si simple. D ’ ailleurs, pendant les semaines et les mois qui ont précédé, elle se sent vulnérable, particulièrement sensible, « sans bonheur », comme elle l ’ écrira des années plus tard dans le livre qu ’ elle me consacrera, Une enfance exceptionnelle. Ne comprenant pas son état, elle se résigne pourtant « à vivre la mélancolie qui prenait possession de moi ».

Pour ma mère, l ’ Italie est une grande histoire d ’ amour. Elle s ’ y installe trois ans plus tôt. Venue en touriste, elle cède au coup de foudre incarné par le réceptionniste de son hôtel. Antonio, mon père ! Cet Italien pur jus, un peu artiste, passionné de peinture et de musique, également chanteur d ’ opéra à ses heures perdues. Entre eux, la passion est immédiate. Le couple convole, s ’ installe dans un petit appartement de la capitale et accueille rapidement, en avril 1966, son premier fils, Tommaso, qui deviendra le dessinateur de talent que l ’ on connaît.

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