Six ans à vélo autour du monde, Pascal Bärtschi – EXTRAITS

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Pascal Bärtschi

Six ans à vélo autour du monde

One World One Bike One Dream


Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F – 75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en avril 2019. Deuxième édition en septembre 2019. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Mise en pages : recto verso, Gletterens Photo de couverture : Salar de Coipasa – Bolivie Toutes les photos sont de Pascal Bärtschi. ISBN : 978-2-8289-1770-8 © 2019, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.


Pascal Bärtschi

Six ans à vélo autour du monde One World, One Bike, One Dream




Salar d’Uyuni – Bolivie


Table des matières Préface Introduction / Départ de Suisse le 3 novembre 2012

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Eurasie

3 novembre 2012 – août 2014 (25 000 km) Italie Grèce Turquie Géorgie Kazakhstan – Ouzbékistan Kirghizistan Chine Japon Philippines Malaisie – Brunei Indonésie

15 18 20 27 31 39 48 62 71 81 85

Océanie

août 2014 – avril 2015 (16 000 km) Australie Nouvelle-Zélande

95 107

Amérique du Nord et centrale avril 2015 – mars 2016 (19 000 km) Amérique du Nord – Alaska Canada USA Mexique Amérique centrale

115 121 125 134 142

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Amérique du Sud

mars 2016 – avril 2017 (19 000 km) 147 Amérique du Sud Équateur – Pérou 155 Bolivie 166 Chili – Argentine 177 Uruguay 195 Brésil 197

Afrique

avril 2017 – mars 2018 (20 000 km) 203 Afrique du Sud Namibie 221 Botswana 227 Zimbabwe – Zambie 229 Malawi 234 Tanzanie 236 Ouganda 240 Kenya 242 Éthiopie 246 Soudan 250 Égypte 254

Eurasie

mars 2018 – 25 août 2018 (10 000 km) Jordanie 261 Irak – Kurdistan 265 Turquie 269 Grèce – Bulgarie 273 Balkans 276 Italie 279 France 281

Épilogue / Arrivée en Suisse le 25 août 2018

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Préface Ce livre que vous tenez entre vos mains contient un récit extraordinaire. Celui d’un homme qui va faire le tour du monde à vélo en six ans. Peut-être que blasé par le monde moderne, vous allez vous dire que des tours du monde il y en a déjà eu beaucoup : à vélo, mais aussi en pirogue, avec des chiens de traîneau, des baignoires à roulettes ou des hydravions solaires. C’est vrai. Mais ce qui change toujours d’un voyage à un autre, c’est la personnalité du voyageur. C’est là que Pascal Bärtschi se démarque. Lors de ma première prise de contact pour une série d’interviews radio avec Pascal, il venait d’arriver en Afrique du Sud. Ce qui m’a tout de suite marqué c’est l’humilité, la discrétion du personnage. Un vrai Vaudois. À ce moment, lors de cette première rencontre téléphonique, il venait de traverser tous les continents sauf l’Afrique. Il était parti depuis quatre ans, avait avalé des milliers de kilomètres, rencontré des milliers de personnes, était tombé malade en buvant de l’eau souillée par une mine d’or, dormi dans la nature sauvage, affronté des capitales géantes, baptisé son vélo après un excès de boisson… En deux mots : il avait déjà accompli un exploit. Mais au téléphone, la première fois que nous nous parlons, il ne propose pas de raconter le début de son voyage, ne se vante pas. Je ne me rappelle pas les mots exacts de cette première discussion, mais comme je le connais aujourd’hui, ça devait être quelque chose comme : « Oui. Si tu veux. Ouais. On peut s’appeler et je te raconte un peu ce qui m’arrive. » J’ai dit « avec plaisir » et c’est comme ça que j’ai rencontré Pascal, le Romand à roulettes, la flèche increvable de Lucens, le Phileas Fogg du rétropédalage. Pascal Bärtschi humble, donc. Attention, n’allez pas croire qu’humble veut dire effacé. Parce que la deuxième chose qui m’a frappé en rencontrant l’animal c’est son caractère. Un caractère bien trempé et surtout une façon incroyablement honnête de raconter son aventure. Bien loin d’un récit conformiste où tout le monde est beau et gentil, Pascal donne son avis sans détour. Par exemple, à la fin de son voyage, il ne se cache pas de privilégier les petites routes pour croiser moins de monde, un peu fatigué par le vertige de ces rencontres incessantes et des inlassables mêmes questions. Dans certains pays, il raconte sans détour la place scandaleuse des femmes et comme les hommes, affalés une bière à la main, l’énervent. J’ai eu des retours de collègues notamment, après diffusion de nos interviews, qui me disaient « Quel ours ce Pascal Bärtschi ! » Pas du tout ! Il faut dire « Quelle honnêteté ce Pascal Bärtschi ! » Car, qui de nous, durant un voyage de six ans, ne se serait jamais énervé, n’aurait jamais été agacé ? Et c’était oublier tous les moments de rencontre, tous les paysages et les humains qui l’ont ému. Il est peut-être un peu ours Pascal Bärtschi, mais plus du côté de la peluche que du grizzli.

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Finalement, dernière facette du personnage que j’ai découverte en le rencontrant en personne à son retour, Pascal Bärtschi est aussi un homme malin, facétieux. Un homme pragmatique, la tête sur les épaules et avec un juste recul sur la vie. C’est ce mélange d’authenticité, de flegme, de persévérance et en dessous de sensibilité qui lui ont permis, selon moi, de réaliser ce voyage extraordinaire et de la façon dont il l’a fait. Durant plus de six ans il a fait le tour du monde à vélo. Voici son récit.

Lucas Thorens, Journaliste et animateur à la RTS (Radio Télévision Suisse)

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Introduction

Départ de Suisse le 3 novembre 2012 Imaginez un monde où le temps ne serait synonyme que de météo. Pas de montre, pas d’horaires, pas de stress. Seulement le soleil qui rythme vos journées. Croyezmoi, ce monde existe, j’y ai vécu pendant presque six ans. Bien sûr, il n’est pas facile à atteindre, à trouver. Cela demande un peu de patience, de réflexion, d’argent mais surtout des sacrifices. Et c’est bien là tout le problème. C’est cela qui retient la majorité des gens. Sacrifices du confort, de la famille, des proches, de son niveau de vie. Tout me paraissait au début insurmontable mais en réalité cela n’a pas été aussi difficile qu’imaginé, car une fois dans ce nouveau monde tout est tellement plus simple. Bien sûr, les doutes envahissent notre esprit durant les premières semaines de route. « Quelle connerie j’ai fait ! » me suis-je répété à plusieurs reprises durant le premier mois. Nos peurs nous font douter aussi : le mauvais temps, les douleurs musculaires, la difficulté à trouver le sommeil sous tente, la méfiance des gens, etc. Mais petit à petit, le soleil revient, les douleurs s’estompent, les bivouacs deviennent un rituel, et les gens paraissent plutôt sympathiques… C’est seulement à ce moment-là que le voyage commence vraiment, lorsque l’on commence à lever la tête ! On sent, on entend, on apprécie, bref on ressent toutes ces choses qui nous entourent. C’est vraiment un sentiment de bonheur et de bien-être. Comment en suis-je arrivé là ? Moi le simple petit électricien d’un petit bourg de la Broye vaudoise ? Cette question m’a accompagné durant tout ce voyage. Du moins jusqu’au printemps de l’année 2018, alors que je pédalais sur cette route d’Anatolie centrale en Turquie. Pourquoi m’a-t-il fallu autant de temps pour répondre à cette question ? Je peux dire que je connais une partie de la réponse et ceci grâce au temps que ce voyage m’a offert pour comprendre et apprendre la positivité. Il y a quelque part, dans toutes les situations, même les plus négatives, du positif. Le problème, c’est que le négatif nous saute aux yeux en un rien de temps alors que le positif peut prendre du temps, voire beaucoup de temps à apparaître. Toute la difficulté c’est que le temps, nous en avons de moins en moins, ou, plutôt, nous ne l’utilisons pas à bon escient. J’y ai pensé tout au long de ce voyage. Le temps est ce que l’on a de plus précieux. Prendre le temps de vivre, de se laisser vivre, c’est pour moi la solution à beaucoup de problèmes. J’ai attrapé le virus du voyage durant une expédition au Vietnam en 2001. Bien que j’aie déjà bourlingué avec mes parents dans quelques coins de l’Europe et une

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fois au Canada, c’est lors de ce voyage asiatique que mon esprit s’est ouvert sur le monde. Différences culturelles, culinaires, linguistiques, sensorielles, auditives et bien d’autres encore m’ont donné l’envie d’en savoir plus. Durant les années suivantes, mes vacances ont été consacrées au voyage. Je me souviens qu’à chacun de mes vols de retour en Suisse, je pensais déjà à combien je devrais à nouveau dépenser pour m’envoler. Alors qu’une fois sur place, le passage des frontières par voie terrestre est presque gratuit. C’est lors d’un de ces retours que je me suis fait la promesse de vivre une fois ce rêve. Un voyage autour du monde sans limite de temps. Restait encore à savoir comment. L’aspect financier était sans aucun doute le nerf de la guerre. Je savais que la vie de nomade dans certains coins du monde ne coûtait pas très cher mais il fallait néanmoins un revenu constant ou des économies. Dans le même laps de temps que cette réflexion financière, j’ai eu l’occasion d’acquérir pour une bouchée de pain une jolie petite maison au centre de mon village de Lucens. Construite en 1929, des rénovations importantes s’imposaient si je voulais me créer un nid douillet et qui sait un jour peut-être élever une famille. Étant issu du milieu de la construction et ne disposant pas de beaucoup de fonds, j’ai entrepris la majorité des travaux moi-même, avec des coups de main bien appréciés de ma famille et de potes. Les travaux de rénovation m’ont pris environ deux ans. J’y ai vécu en tout et pour tout deux années avant de prendre la décision de la louer pour financer mon voyage autour du globe. Après avoir lu divers blogs de voyageurs, je suis tombé sur le site internet d’un cycliste danois qui venait de terminer un tour du monde à vélo en quatre ans. Cela paraissait plutôt cool. De plus, je connaissais et aimais la bicyclette, l’ayant pratiquée un peu plus jeune en compétition. Le seul hic c’est que parcourir le monde à vélo plutôt qu’en voiture allait prendre un peu plus de temps. Qu’importe ! Que je parte un ou cinq ans, le boulot était le même. Quitter mon job, louer ma maison, démissionner de diverses sociétés, vendre ma voiture et mes meubles, tout cela faisait partie des choses à régler avant le départ. C’était donc décidé, je partirais en 2012 à la force des mollets pour vivre mon rêve vieux de dix ans. L’annonce de la nouvelle à ma famille et mes proches a été reçue par des encouragements. Mon périple allait passer par tous les continents en essayant de relier tous les points que j’avais pris soin d’épingler sur une grande carte du monde. Mon estimation kilométrique pour un parcours comme celui-ci représentait environ 60 000 bornes. On le verra plus tard, j’étais totalement à l’ouest concernant cette projection. Estimant une distance annuelle de 15 000 km, il me faudrait cinq ans pour boucler cette aventure. Bien sûr, je n’ai pas dit à ma famille que je partais pour si longtemps. 2011-2012 furent les années des préparatifs. L’achat d’un vélo robuste, de sacoches de transport, matériel de camping, outils de mécanique, trousse de pharmacie, vêtements. Essai du matériel durant l’espace de quelques week-ends en Suisse et en France voisine, réflexions sur le trajet le plus cohérent qui soit : ferry, vols, POI (en anglais points of interest = sites d’intérêts), route, etc. Planification des diverses échéances post-départ : démissions, location de la maison, procurations, résiliations de contrats, vente de ma voiture, etc. Je me souviens d’avoir vraiment pris conscience de mes actes lorsque mes futurs locataires ont posé leurs griffes sur le contrat de bail d’une durée de cinq ans. Grâce à ma bonne planification, tout s’est parfaitement emboîté jusqu’à ma date de départ. Tout, enfin presque. Le seul point qui me faisait encore bien hésiter était mon amie Elodie. Probablement la femme de ma vie. Rencontrée à ma sortie de l’école de

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recrue en 2000, notre amitié avait évolué ces deux dernières années en une relation qui me couvrait de bonheur et j’allais tout gâcher pour vivre mon rêve. Dieu sait que j’avais pesé à maintes reprises le pour et le contre, mais je savais au fond de moi que si je ne faisais pas cette folie à ce moment-là, je la regretterais sûrement un jour ou l’autre. Après une dernière semaine riche en calories et en émotions, je suis content de pouvoir enfin m’élancer dans ce rêve : un tour du monde à vélo sans limite de temps !

Lac de Neuchâtel – Suisse

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Eurasie

3 novembre 2012 – août 2014 (25 000 km)

Chaîne du Tian Shan – Kirghizistan


Italie Me voilà donc enfin parti de la gare de Lucens ce petit matin du 3 novembre 2012. Un trio de copains était au rendez-vous pour un dernier au revoir. Un peu plus tard c’est Elodie qui m’attend sur le quai de la gare de Lausanne. Dernier adieu émouvant entre deux êtres qui s’aiment. Elle me donne un foulard imprégné de son parfum, je le ramènerai dans mes bagages six ans plus tard. Depuis Lausanne, je saute dans le Cisalpino en direction de Milan, n’étant pas trop chaud pour affronter les premières neiges alpines tombées ces derniers jours. En gare de Milan il pleut des cordes. Affronter ce déluge ne me tente pas beaucoup, je saute dans une correspondance pour Gènes. C’est depuis la cité ligurienne au bord de la Méditerranée que mon compteur kilométrique se débloque enfin. Il ne me faut pas longtemps pour trouver une auberge de jeunesse. Il ne me faudra non pas plus longtemps pour m’apercevoir que j’ai oublié mon casque. Je reste deux nuits là, histoire de bien me rendre compte dans quoi je me suis lancé. Les premières étapes ne se sont pas avérées si faciles le long de la côte méditerranéenne. Montée, descente, montée, descente durant toute la journée. Le temps non plus n’est pas au beau fixe. Mes bivouacs se passent plutôt bien mais mon moral n’est pas au top. Je suis en permanence en train de me demander pourquoi je me suis lancé dans cette aventure. J’échafaude divers plans pour un repli plus vite que prévu. Je pense même à me casser un bras ou une jambe. J’aurais une bonne excuse pour rentrer. Et comme si ces doutes ne suffisaient pas, un genou me fait particulièrement souffrir. Il faut que je me raisonne, cela ne se passe pas comme prévu. Mais je ne suis pas du style à me laisser abattre, alors je mets toutes ces questions en suspens et profite des paysages. Je traverse par les Cinque Terre, Pise puis Florence. Je marche, je flâne dans les ruelles de la cité toscane. Je me repose aussi, mon genou me fait mal. Ces moments de repos ne sont pas forcément bons pour mon moral. Je m’interroge. Que vont dire les gens si je me pose déjà après une semaine de route ? Si je ne roule que quatre heures quotidiennes ? Il me faudra un moment pour sortir de ce monde du conditionnement. Métro, boulot, dodo. Je suis libre, nom d’un chien ! Totalement trempé après deux jours de vélo sous un déluge du côté de Sienne en Toscane du Sud, je décide de prendre le train pour me ramener sur la côte. Bonne option, toutes les routes sont coupées, tous les ponts enjambant les affluents du Tibre sont coupés. Je débarque du train à Grosseto. Toutes les connexions en partance du

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Trulli, constructions typiques des Pouilles, Italie du Sud

Cimetière des Fontanelle – Naples

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sud sont stoppées. Je passe la nuit avec mon matelas et mon sac de couchage sur le quai de la gare au sec mais sans pouvoir fermer l’œil de la nuit. Le vacarme des coups de tonnerre mélangé aux annonces de la speakerine de la gare m’empêchent de trouver le sommeil. Cependant je reste zen, j’éprouve un sentiment de sécurité et de sérénité tout au long de la nuit. Plus tard, quand je repenserai à cette nuit-là, je sais qu’elle a été l’un des tournants moraux de mon voyage. Cette nuit, j’ai eu la certitude que c’était bien ça que je voulais faire. Je reprends la route en direction de Rome accompagné d’une météo clémente et j’y trouve une petite auberge de jeunesse pour quelques jours. Un soir dans la microcuisine de l’auberge, j’ai une Quai de la gare de Grosseto – Italie drôle d’impression. J’ai le sentiment d’avoir passé de l’autre côté de la barre des voyageurs. Combien de fois en avais-je rêvé autour d’une table d’auberge de jeunesse en écoutant les récits des voyageurs plus aguerris. Mais cette fois c’est différent, ce sont les plus jeunes qui m’écoutent, totalement captivés par mes histoires de globe-trotteur. Après deux nuits à Rome, je roule en direction de Cori, un petit village au milieu des collines parsemées d’oliviers. En cherchant la maison de mon hôte couchsurfing (échange d’hébergement), je m’arrête dans le petit pressoir de la commune. L’activité est à son comble. Le personnel super accueillant m’invite à tremper une généreuse tranche de pain frais dans le tonneau placé sous le robinet d’où sort un liquide vert fraîchement pressé. Un vrai régal, accompagné d’un verre de Prosecco. Ça a été un de mes premiers orgasmes du palais. J’atteins la ville de Pozzuoli aux premières pénombres de la nuit sous la pluie après 160 km à longer le littoral. Les bords de routes sont encombrés de camions et de prostituées attendant sous leurs parapluies une éventuelle accalmie le temps d’une passe. Il ne me paraît pas très judicieux de camper ici et encore moins de rouler la nuit jusqu’à Naples à environ 15 km. Je m’enfile dans un agritourisme en bord de route. Le patron de l’endroit est accueillant, mais à 40 € la nuit c’est normal. Je prends mes quartiers dès le lendemain dans l’auberge de jeunesse de la ville de Naples. Je passerai la fin de ma première nuit à dormir dans le couloir menant aux toilettes, la faute au type avec qui je partage le dortoir. Il ronfle comme je n’avais encore jamais entendu ! Elodie me fera remarquer lors d’une conversation sur Skype « Tu bivouaques même dans les auberges de jeunesse ! » Je passe en tout trois jours à visiter les catacombes, le port et l’ancienne ville de Pompéi puis je me mets en route en direction du sud de l’Italie. Sur la côte amalfitaine, je rencontre mes premiers cyclo-randonneurs. Peter et Anja, un couple d’Allemands parcourant eux aussi le monde à deux roues. Nous nous apercevons que nous allons effectuer le même chemin depuis la Turquie jusqu’au Kazakhstan. Eux vont passer l’hiver en Tunisie alors que moi je pars pour la Grèce. Quatre bivouacs de plus et me voilà dans la province de Basilicate. Je découvre un petit joyau, la cité de Matera perchée à 700 m d’altitude. Je me pose dans un lieu super cosy. Une auberge basée dans un ancien couvent souterrain tout en pierres de calc. De larges chambres et des lits en dortoir rien que pour moi.

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cocotier, car avec la chaleur qui règne ici, elle ne fera pas long feu. Je tombe ensuite sur un couple d’Italiens gérants d’un resort cinq étoiles. Subjugué par mon voyage, ils m’offrent un cottage pendant deux nuits. En repartant vers le centre de l’île pour Loboc, je suis intrigué par le peu de vie sur la route et lors de la traversée des villages. J’entends des cris en traversant l’un d’eux. Ils viennent du gymnase. Intrigué, je m’approche du complexe. Tout le faubourg est réuni devant un écran géant diffusant un match de boxe. C’est le Philippin Manny Pacquiao qui combat pour le titre à Las Vegas. C’est le héros de tout le pays. Un flic me dit qu’à chaque fois qu’il combat, ce sont les seuls jours où il n’y a pas de crimes. Gangsters et représentants des forces de l’ordre sont réunis devant la télé. Après une semaine sur Bohol je me retrouve sur le pont métallique d’un gros traversier pour environ un jour. En classe économique je dors sur des lits superposés façon abri militaire suisse à la différence que je suis à l’air libre par 36°C. La ville de Zamboanga m’avait été déconseillée à bien des reprises à cause des différents kidnappings de touristes par des séparatistes musulmans du groupe d’Abu Sayyaf entraîné et financé par Al-Qaïda. J’y arrive en plein milieu de la nuit. Trop tard pour y trouver un hôtel, je passe la nuit juste devant le terminal du port. L’endroit m’a été conseillé par des locaux à bord car c’est gardé par des hommes armés. Après une petite nuit, je suis déjà dans la salle d’embarquement à 8h. On est environ 300 personnes et tous les Philippins et Malaisiens doivent passer un interrogatoire avant de monter à bord. Vers 17h on peut s’y installer. Deux gardes armés ne me lâchent pas durant toute la traversée. Passer le temps à bord n’est pas toujours facile une fois qu’on a visité la salle des machines et le poste de manœuvre. La seule animation vient de la petite cantine du pont inférieur. Il y a une borne karaoké. Dans le livre Tarsier – Philippines

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Plage d’Anda – île de Bohol – Philippines

de paroles seulement deux titres sont en anglais. Céline Dion My heart will go on et Franck Sinatra avec My way. J’opte pour le crooner du New Jersey. Quelle bonne déconnade, étant le seul touriste à bord, je fais vite l’unanimité.

Malaisie – Brunei Arrivé à bon port, rebelote au poste d’immigration malais. Les interrogatoires, les rayons X prennent des plombes. Le côté positif d’une longue journée de navigation ainsi que de l’attente au contrôle c’est qu’ils permettent de fraterniser avec les autres passagers. Une Philippine mariée à un Malais me propose sa maison pour quelques nuits. Je ne peux refuser sa proposition. Je suis reçu comme un roi. De gros festins tous les jours, de beaux moments de partage, je ressens tout de suite l’hospitalité musulmane. En plus de ça, un jeu de séduction se met en place entre leurs deux filles et une cousine. Je suis choyé. Au bout de quatre jours, je réussis à m’échapper de cette famille si accueillante. Je visite la réserve des orangs-outans de Sepilok. Plus loin je fais une halte au mémorial de la Marche de la mort de Sandakan-Ranau. Je me rends compte que la Malaisie n’est pas du tout plate, du moins sur Bornéo. Le cordon d’asphalte joue aux montagnes russes. L’humidité de l’air tropical me fait suer par litre.

En respirant, il m’arrive de boire la tasse rien qu’avec ma transpiration ! Tous mes habits de vélo sont trempés et je n’arrive pas à les sécher de jour en jour. La jungle laisse la place désormais à la déforestation et des plantations de champs de palme. Je suis estomaqué de voir un désastre pareil. Il y en a sur des kilomètres carrés tout autour de moi. Parfois je distingue dans le ciel de la fumée noircie émanant des usines chinoises transformant le fameux fruit en huile. Je profite d’une halte de quelques jours à Kota Kinabalu, le chef-lieu de l’État de Sabah, pour y faire le tour des magasins de vélo. Il me faut changer mon axe de pédalier qui a du

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Chocolate hills – île de Bohol – Philippines

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me projette de l’autre côté dans la gaine technique. Une console métallique m’effleure la clavicule, je ne m’en sors pas trop mal. À la lumière du jour je vois l’étendue des dégâts. Totalement noir, j’ai une grosse entaille au tibia, une râpure au coude et une entaille dans le derme de mon épaule. Malbec quant à lui a la mâchoire du frein avant tordue. Les crochets des sacoches ont une nouvelle fois explosés. Je ne compte plus les bouts de fil de fer qui les tiennent. Cela monte à quatre mon quota de grosses chutes en quatre ans et demi. Ce n’est pas si mal ! Essayant d’éviter tant bien que mal les grands axes, je passe par la ville de San Francisco do Sul avec son centre colonial préservé. Un petit ferry me pose de l’autre côté de la baie de Babitonga. Sur la plage près de Vila da Gloria mes chevilles retrouvent de vieilles connaissances, les mouches du sable. Je mangerai dans ma tente ce soir-là. Le bruit des pêcheurs poussant leur bateau jusqu’à l’eau me réveille en douceur peu avant l’aube. Il est 5h45, le soleil se lève dans l’entrée de ma tente. Un ponton de piliers en bois vient parfaire le spectacle. J’immortalise ce beau moment par quelques clichés. De Morretes une superbe montée pavée jusqu’au plateau de Curitiba me fait penser à l’ancienne route du Gotthard. Progressant à travers le brouillard, des papillons d’un bleu brillant égaient un peu ce triste temps. La végétation est luxuriante. Il y a plein de bananiers aux régimes fournis prêts à être récoltés. Trempé jusqu’à l’os je tombe sur la Highway 116 que je me quitterai plus jusqu’à São Paulo. Tous les restoroutes du Brésil offrent des buffets à volonté pour moins de 5 $. C’est le must pour les cyclistes affamés comme moi. Le nombre de camions parqués devant est toujours une bonne indication sur le rapport qualité / prix de l’établissement. L’autoroute est dotée d’une bonne bande d’arrêt d’urgence me permettant de progresser en sécurité. Mais elle est aussi jonchée de débris de pneus. Les rustines commencent à se chevaucher sur mes chambres à air. Depuis l’Uruguay, j’ai une douleur persistante dans le haut du dos qui augmente tous les jours. Chutes d’Iguaçu – côté Argentine

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Je me colle des emplâtres, qui m’aident sommairement. C’est la faute à la moiteur de l’air qui me fait transpirer et le courant provoqué par ma vitesse qui me refroidit les trapèzes sous tension. Les perforations de mon matelas gonflable ne m’aident pas non plus durant la nuit. Vivement mon arrivée dans la ville des Paulistes pour deux semaines de vacances. L’agglomération de São Paulo a beau être la cinquième plus grande au monde, je suis surpris de l’entrée en douceur dans cette mégalopole. Après Buenos Aires et Montevideo, aurais-je enfin appris à gérer dans les grandes villes ? Avant de retrouver mon hébergeur, je passe au Décathlon pour me racheter un matelas et des lunettes de soleil. Père célibataire, Fabrizio habite une superbe maison près du centre-ville avec ses deux enfants, Alice et Tomas. Je reste quelques jours chez lui pour quelques tâches logistiques avant mon départ en Afrique. Nouveau passeport, achat de cartes routières africaines et réservation d’un billet d’avion pour Johannesburg le 13 avril. Le temps d’un souper, je retrouve Christian et Patricia avec un couple de cyclo-touristes français rencontré à plusieurs reprises entre le Chili et l’Argentine. Eux aussi partent pour l’Afrique. Nous échangeons nos informations, nos craintes et nos interrogations sur ce continent mystère. Nous savons au fond de nous que ces appréhensions ne sont pas fondées et que tout se passera bien. Je profite également de ces deux semaines sans selle pour voyager en bus jusqu’aux chutes d’Iguaçu avant de remonter la côte pour visiter la célèbre cité des Cariocas. Ces deux lieux incontournables du pays de Pelé ont tenu toutes leurs promesses. Le clou du spectacle est un lever de soleil depuis le sommet des Dois Irmãos sur la plage de Copacabana et le Christ Redentor. De retour à São Paulo je retrouve la famille de Fabrizio pour mes derniers jours sur le continent sud-américain. Mon vélo et mes bagages empaquetés, je suis excité à l’idée de fouler dès le lendemain le sol d’une nouvelle contrée. Bien qu’il me reste Chutes d’Iguaçu – côté Brésil

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Rio de Janeiro – Brésil : Favelas de la Ronchina, street painting

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encore beaucoup de choses à voir en terre latine, j’ai fait le tour de la question pour le moment. Je ressens le besoin de changement, de me retrouver dans des situations un peu plus précaires, plus risquées, moins bourgeoises. Cela peut paraître un peu fou aux yeux des Occidentaux, mais en Amérique latine il est simple de voyager. Même langage, pays développés, Wi-Fi presque partout dans les villes, routes excellentes, nourriture variée et sans réels animaux dangereux.

Lever de soleil sur Rio depuis Los Dois Irmãos – Brésil

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automatiquement contrôlées. Les hommes quant à eux c’est l’inconnue totale. Cela me paraît impensable à l’époque actuelle de voir autant de laxisme, d’autant plus que les préservatifs et les tests de dépistage sont rapides et gratuits. J’irai d’ailleurs à plusieurs reprises me faire contrôler. Après trois semaines au cap Maclear, j’ai des fourmis dans les jambes. L’envie de bouffer du bitume et la soif de découvertes me rendent quasiment intenable les derniers jours. Non sans émotions, je prends congé de tout le staff et de mes amis éphémères. Je décide de traverser le lac par ferry, ce qui restera une expérience mémorable. Monkey Bay est le seul port du lac disposant d’une jetée. Partout ailleurs, le faible niveau du lac ne permet pas au bateau d’accoster. Il jette donc l’ancre à environ 300 m du bord. De là deux barques descendent du ferry pour charger les passagers par une échelle digne des films de pirates suspendue à la coque du bateau. Je profite de ce temps pour dealer un peu avec l’équipage. C’est la première fois que je glisse un petit billet dans la poche de quelqu’un m’assurant ainsi de son service lors du rush. Après quatre allers-retours à travers la foule en transe et des effluves de transpiration et de kérosène, me voilà dans une barque, le type me passe d’abord mon vélo puis mes bagages un par un. Une de mes sacoches arrière finit dans un autre canoé. Finalement je récupère toutes mes affaires sur la plage. Ouf, quel grand moment de tension. J’en tremble encore. Cette expérience me confirme une fois de plus que l’on peut faire confiance aux gens. Après une nuit à Senga Bay, je remonte la rive ouest du lac Malawi jusqu’à la frontière tanzanienne de Songwe. La chaleur est torride. Au passage des villages, des dizaines de gamins me courent après, criant sans cesse muzungu, muzungu, give me money, give me pen. Tout se passe dans une bonne ambiance. Je n’ai jamais récompensé la mendicité durant tout mon voyage. Je ne peux pas satisfaire tout le monde. Pourquoi donner quelque chose à cette personne plutôt qu’à une autre ? Ce n’est pas juste à mes yeux. Coucher de soleil sur le lac Malawi

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Tanzanie Un visa de trois mois en poche, je m’élève sur les hauts plateaux en direction de Mbeya. Le changement est vraiment frappant à peine passé la frontière. Les plantations de bananiers et manguiers tapissent toutes les pentes jusqu’à Tuyuku. La saison des fruits pointe son nez. Comme la pauvreté est réelle, les gens se ruent sur les mangues ou papayes encore vertes dans le souci de ne pas se les faire piquer par leur voisin. Tous les arbres sont pillés avant même que les fruits soient mûrs. Quel contraste par rapport à l’Amérique centrale. À partir de 1000 m d’altitude, les plantations de théiers d’un vert si particulier viennent embellir le paysage. Le coût de la vie est bon marché. J’élève un peu mon niveau de vie les semaines suivantes en dormant presque tous les soirs dans une chambre privée avec salle de bain, le prix ne dépassant jamais plus de 5 fr. La nourriture locale et de rue coûte entre 1 et 2 fr., boisson comprise. Après le pap d’Afrique du Sud, le sadza au Zimbabwe et le nshima au Malawi, la polenta de maïs et de sorghum s’appelle ici l’ugali. C’est mon repas quotidien depuis six mois. Je suis étonné que dans toutes les gargotes où je m’arrête pour manger, on me rappelle de me laver les mains avant le repas. Je dois dire que je suis un mauvais élève pour ça. C’est peut-être ce qui renforce mon système immunitaire. Depuis Mbeya située à 1500 m d’altitude, la route s’élève encore jusqu’à 2500 m. Je longe une crête surplombant la vallée menant à la capitale Dodoma. 70 km plus loin, je quitte l’asphalte pour m’enfoncer dans la savane. Terre rouge, gravier, grosses pierres, sable, tôle ondulée recouvrent Malbec et moi d’une couche orangée après chaque étape. Dans les villages de Chunya et Rungwa, la sécheresse sévit depuis plusieurs mois. Les puits presque à sec sont contaminés par le choléra. Des camions transportant des centaines de litres d’eau en bouteille me dépassent tous les jours pour ravitailler ces populations villageoises. C’est la première fois que j’achète de l’eau en Afrique. Plantations de thé – Ouganda

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Transport de charbon – Tanzanie

170 km séparent Rungwa et Ipole à travers une réserve de faune sauvage du nom d’Ugalla, il n’y a rien pour s’arrêter entre deux. Mais par contre il y a beaucoup d’animaux sauvages dont des simba (lion en swahili). Les mouches tsé-tsé dont j’avais eu écho sont bien réelles. Quelle saloperie. Durant une bonne centaine de kilomètres, elles ne me lâchent pas. Je roule avec ma chemise à manches longues et un pantalon sous une chaleur de 40°C. Sachant que seulement 1 % de ces mouches sont porteuses de la maladie du sommeil et que je me suis fait piquer au bas mot une cinquantaine de fois, cela limite bien le risque de contracter ce virus. Cette réserve est sauvage et je commence vraiment à flipper en voyant le soleil à la hauteur des arbres, sachant qu’il me reste encore 70 km avant d’arriver à Ipole. Malgré ma réticence au développement du réseau mobile dans ces régions, je dois dire que je suis soulagé quand je vois une de ces stations relais gardiennée par deux types. Les quelques mots appris en swahili me permettent de créer le contact.

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Peu avant Mwanza au bord du lac Victoria, je me fais arrêter par un contrôle de flics. Le plus gros des trois policiers vêtus de blanc s’approche de moi. Il inspecte mon vélo et me montre le pneu lisse de ma roue avant. Il me dit que je dois payer une amende de 20 000 shillings, soit environ 10 $. Je discute plusieurs minutes avec lui et lui dis que je roule pour le NewYork Times faisant un reportage sur la gentillesse des gens. Le flic corrompu change alors totalement d’approche et m’écrit son nom et son adresse et me demande de ne pas oublier de mentionner son nom dans l’article. À Mwanza je célèbre le 3 novembre 2017 mes cinq ans de voyage devant un bon hamburger-frites accompagné d’une bière. Une chose m’agace depuis que je suis en Afrique. La majorité des hommes ne font rien de la journée, à part zoner autour du billard ou du pub local pendant que les femmes et les enfants sont dans les champs, transportent de lourdes charges sur des kilomètres, s’occupent des plus petits et cuisinent. Chapeau bas mesdames, vous avez tout mon respect ! Entre goudron et terre battue, entre éclaircies et orages, je continue mon chemin en direction de la frontière rwandaise de Rusumo. Je trouve une auberge bon marché. Souvent ce sont des chambres de passe. Les prix sont bas mais les conditions de sommeil ne sont pas optimales. Il n’est pas rare que je monte ma tente dans la chambre pour m’isoler des moustiques et que je dorme avec des boules Quiès. Le son défaillant de la chaîne hifi crache du reggaeton jusqu’au petit matin. Je traverse un pont enjambant un torrent de boue rouge. C’est la rivière Kagera qui marque mon entrée au Rwanda. Un panneau en français indique un échangeur de direction car ici on conduit à droite. L’officier des douanes me salue d’un « bonjour monsieur, ça va ? » dans un accent si typique qu’il me met le sourire à la bouche et me rend heureux. Quand j’y pense, c’est le premier pays que je traverse où l’on parle français. Surnommé aussi : Le pays aux mille collines, je comprends rapidement

238 Au bord du lac Victoria – Tanzanie


Vous venez de consulter un EXTRAIT d’un livre paru aux Éditions Favre. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social : 29, rue de Bourg – CH–1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


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