Vélo, équilibres en mouvement (Ed. Favre, 2024) - EXTRAIT
Impressum
Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition « VÉLO, Équilibres en mouvement » au Musée Rath du 6 juin au 13 octobre 2024, organisée par Muséum Genève et le Musée d’art et d’histoire de Genève.
Sous la direction de : Laurence-Isaline Stahl Gretsch, Alexandre Fiette et Julien Berberat (éditeurs scientifiques)
Cette publication et l’exposition ont bénéficié du soutien de la Fondation Gelbert, l’agence générale Mobilière de Genève, la Fondation Upsilos et la Fondation Auer-Ory pour la photographie, Hermance.
Graphisme :
Impression chez Sepec sur papier couché mat 150 g.
Dépôt légal en Suisse en juin 2024. Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.
La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2024.
Sommaire
TECHNIQUE
Le vélo : une super machine composée de machines simples
L’équilibre à vélo ou la maîtrise des forces
Le vélo ou la maîtrise de la roue .............................................................
Le vélocipède, un simple effet de mode ?
Le grand bi, une nouveauté qui trace son chemin
La bicyclette s’ancre dans le quotidien des
La bicyclette en vingt-deux innovations clés ............................................
Cycles van Leisen, un difficile virage de l’artisanat à l’industrie
Les bicyclettes Motosacoche, une diversification salvatrice
Cyclauto ou la vulnérabilité d’un sous-traitant ..........................................
Cycles Cilo, une trajectoire presque parfaite
En marge de l’industrie, les artisans cadreurs
: des vélos et des remorques
d’un vélo ............................................................................
La chambre à air et ses 20 vies posthumes
La valve et sa mystérieuse origine jurassienne
La rustine et ses traductions helvétiques ou « Le blätz est partout » ..........
Le cale-pied et ses deux héros
Quand Genève guidait les cyclistes dans la nuit
La Pédale, organe officiel de la vélocipédie genevoise « fin de siècle
PHILOSOPHIE
Avant-propos
Sami Kanaan
C’est un moyen de déplacement ou de transport, un symbole de liberté, un sport, une technologie, une passion, un danger… Le vélo est une invention géniale qui a une longue histoire. S’y plonger, c’est s’interroger, s’émerveiller de l’inventivité humaine ou revivre des souvenirs d’enfance.
Depuis longtemps, le vélo est bien plus qu’une machine. Ne dit-on pas « c’est comme le vélo, cela ne s’oublie pas » ?
C’est là une manière d’expliciter ce que notre cerveau humain est capable de faire : automatiser des apprentissages. Il est également devenu l’exemple parfait de l’extraordinaire capacité d’innovation de l’être humain, de la manière dont nous avons appris à faire dialoguer des lois physiques avec la diversité de l’utilisation des matériaux, par exemple pour faire émerger une réponse à un problème posé, puis de faire évoluer cette réponse en fonction de nouvelles questions émergentes.
Il est donc logique que cette invention – qu’il soit vélo, tricycle, bicyclette, triporteur, etc. – soit devenue un objet d’étude. Historien-ne-s, sociologues, psychologues, médecins, philosophes peuvent tous et toutes y trouver un intérêt légitime. Sans compter les artistes, les écrivain-e-s, les paroliers/ères, les cinéastes qui ont largement contribué à la construction d’un imaginaire foisonnant autour de la petite reine. Comme pour l’écrivain Philippe Delerm : « On naît bicyclette ou vélo, c’est presque politique. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer – car on n’est amoureux qu’à bicyclette. » (La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules) ; ou pour Yves Montand : « On se sentait pousser des ailes / À bicyclette… » (La bicyclette)
Tout aussi logiquement, cet engin est ensuite devenu un objet de collection. Or, pour l’étudier, pour l’envisager sous toutes ses facettes, plusieurs disciplines scientifiques sont nécessaires à son chevet. C’est la raison pour
laquelle Muséum Genève s’est rapproché du Musée d’art et d’histoire afin de proposer une grande exposition et le présent catalogue autour du vélo et de son histoire.
Aujourd’hui, alors que les défis climatiques et environnementaux doivent être urgemment relevés, il nous faut remettre le vélo au centre de la cité. En 2008, Christine Lagarde, alors ministre française de l’Économie, a manqué de peu le Prix de l’humour politique avec sa déclaration : « Pour faire face à la hausse du prix du pétrole, je conseille aux Français de faire du vélo. » Les temps ont changé : aujourd’hui, cette phrase ne peut plus être envisagée comme un trait d’humour. C’est bien plutôt un conseil sensé. Et pas seulement en raison d’une hausse de prix !
Il nous faut donc redonner au vélo une vraie place dans l’espace public. Cependant, pour que cette nécessité soit perçue et admise, il est bon de montrer à quel point cet objet n‘est pas une lubie d’écolo, une nuisance dans les parcs ou un outil de rééducation après accident. L’exposition « VÉLO , Équilibres en mouvement » présentée au Musée Rath et cette publication y participent. Elles nous permettent de retracer l’évolution de cette invention, de découvrir ses multiples utilisations et ce qu’elle a représenté pour les différentes classes sociales tout au long des siècles.
Bon voyage à travers les temps et les idées, et bonne lecture !
Sami Kanaan
Conseiller administratif en charge du Département de la culture et de la transition numérique
Introduction
Laurence-Isaline Stahl Gretsch
Dans une société marquée par les effets du dérèglement climatique, par une certaine méfiance face au fait scientifique, où la mobilité est un point central, surtout en contexte urbain, il peut être intéressant de s’intéresser au vélo. Quoi de plus banal ? Et pourtant cet archétype de la mobilité douce est un concentré d’innovations technologiques abouties, une merveille d’efficacité et un excellent support pour raconter le monde qui nous entoure, ses évolutions et ses questionnements, lu à l’échelle locale.
D’un amusement pour aristocrates et bourgeois, il est devenu l’emblème des ouvriers du monde entier et la machine qui fait rêver les amateurs/trices de sport populaire qui se massent sur les routes et les cols des diverses courses. Ce mode de déplacement standardisé, produit massivement à bas coûts, redevient pourtant un objet de luxe et de prestige social et se spécialise pour des usages particuliers (vélo cargo, transport d’enfants, etc.).
Le vélo est une suite d’inventions fondamentales (roulement à billes, tube creux, roue à rayons, pneu gonflé à l’air, changement de vitesses, transmission par chaîne, etc.) qui ont durablement marqué le développement industriel mondial dès la fin du 19e siècle. Son fonctionnement
énonce la cinétique, le mouvement centrifuge et tous les paramètres théoriques qu’il faut rassembler afin de ne pas tomber. C’est également une machine pour lire les choix de sociétés : il rappelle qu’il y a cinquante ans on priait les cyclistes de ne pas gêner le démarrage des voitures en ville et que, pendant la pandémie, c’est aux vélos qu’on a ouvert des autoroutes dans les mêmes cités… Ce mode de déplacement a été adopté comme emblème de liberté pour des voyages à plus ou moins long cours, comme moyen de revendication, par exemple lors de Critical Mass, comme projet choisi par certain-e-s pour s’opposer à la globalisation, à l’accélération des rythmes et pour être plus respectueux/ses de l’environnement.
Cet objet du quotidien a également été repensé par les artistes et détourné de son usage premier pour devenir le vecteur de concepts théoriques qui disent beaucoup de leur temps. D’une trompeuse simplicité, il raconte aussi bien la science et la société, la technique et la philosophie que l’art et la manière.
Ce sont ces pistes que nous nous proposons de suivre dans cet ouvrage, publié à l’occasion d’une exposition au Musée Rath à l’été 2024.
Définition du vélo
Laurence-Isaline Stahl Gretsch
Il est tentant, au début de cet ouvrage, de vouloir apporter une définition simple du vélo.
On pourrait choisir de dire, comme le fait le Larousse, qu’il s’agit uniquement d’une bicyclette, soit d’un engin à deux roues, mû par la seule force humaine. Et si c’était un peu plus complexe ?
Le vélo se définit-il uniquement par un nombre de roues et le fait de pédaler ? Faudrait-il alors exclure les tricycles, les vélos d’enfant avec leurs petites roues de sécurité, les vélos cargo, les triporteurs, les attelages ? Est-ce l’usage qui cadre la définition de cette famille d’objet ? Vélo de ville, vélo de course, VTT, etc. ?
Un détour par les appellations juridiques ne nous est pas d’un très grand secours, même si la question de la motorisation semble être une limite. La loi suisse sur la circulation routière parle de « cycles » de manière générale, en opposition aux « véhicules ». Elle sépare les cycles avec moteur et ceux sans, qui tous doivent répondre aux prescriptions (Art. 18,1). Dans ce cadre, les vélos dotés d’assistance, thermique ou électrique, relèvent tous des cyclomoteurs légers. Leur masse, leur puissance et leur vitesse entrent également en jeu pour en établir des catégories légales.
Peut-on imaginer utiliser des valeurs de puissance pour départager les vélos ? Cette machine tend depuis son invention à atteindre le meilleur équilibre entre robustesse, légèreté et fluidité technique, le tout adapté à la puissance musculaire d’un être humain, qu’il ou elle soit sportif/ve ou simple usager/ère. L’ajout d’une assistance motorisée, électrique ou thermique, modifie l’équation puisque l’augmentation de la puissance induit d’autres valeurs seuil pour les autres paramètres.
Que dire du plaisir de rouler les cheveux au vent, sous un casque, et de sentir son corps s’échauffer après quelques tours de roues, en se tenant parfaitement en équilibre sur sa bécane… La qualité de ce plaisir définit-elle l’engin ?
L’affaire est moins simple qu’il n’y paraît. C’est pourquoi, nous avons choisi d’accueillir la grande famille des vélos en prenant le concept au sens large pour aborder la question à la fois de manière historique et technique, avec des pistes parfois abandonnées et d’autres revisitées à différents moments, de façon liée à l’usage et avec un regard plus philosophique.
VÉLO, Équilibres en mouvement !
Vélocipède
31,2 kg | Bois, fer | Bandlé, Genève, Suisse (Collection Schwarzwälder) Serrurier de formation, Frédéric Bandlé est le premier fabricant genevois de vélocipèdes. Son atelier était situé à la rue de Lausanne. Dans ses publicités, Bandlé se targuait de fabriquer, « à des prix très modérés », des vélocipèdes à deux ou trois roues capables de parcourir 15 à 18 km/h.
1980 Vélo de course
9,5 kg | Acier, aluminium, caoutchouc | Cilo, Lausanne, Suisse (Collection Favre) Cette machine appartenait à Claude Jan, directeur de Cilo entre 1972 et 2004. Fabriqué sur mesure par le cadreur du service course, le vélo comprend des tubes en acier Reynolds 753, d’une épaisseur ne dépassant pas trois dixièmes de millimètre au milieu des tubes.
Inventée en 1817 par le baron allemand Karl von Drais, la draisienne est un engin muni de deux roues alignées le long d’une poutre en bois que l’on pousse avec les pieds. Appelée
Laufmaschine en Allemagne, hobby horse en Angleterre, la draisienne connaît une brève période de gloire auprès de la haute société avant de tomber dans un relatif oubli.
Par rapport à la draisienne originelle, ce modèle intègre des éléments en métal qui simplifient sa conception. La fourche et le guidon sont en fer ainsi que les pattes réglables en hauteur de la roue arrière.
Le vélo : une super machine composée de machines simples
Stéphane Fischer
Bien que cette notion ait perdu de son importance depuis la révolution industrielle, une machine simple désigne un dispositif mécanique rudimentaire destiné à faciliter l’exécution d’un travail en réduisant la force nécessaire pour l’effectuer. Vis, leviers, coins, poulies, roues, les machines simples sont omniprésentes dans notre vie quotidienne où elles forment les constituants élémentaires d’ensembles mécaniques plus sophistiqués appelés machines complexes et dont le vélo est un parfait exemple.
Une simple bicyclette est composée de plus de 1400 pièces qui se rapportent à quatre types de machines simples : les roues, les engrenages, les leviers et les vis (sortes de plans inclinés).
La roue qui, à elle seule est formée de plus de 200 pièces, est sans aucun doute la machine simple qui a le plus évolué depuis son application à la bicyclette. Les roues de char qui équipaient les draisiennes et les vélocipèdes ont progressivement été allégées, puis dotées de rayons métalliques sur les safety bikes, ancêtres de nos vélos actuels. Mais surtout le confort des utilisateurs a été amélioré avec les bandages en caoutchouc pleins placés autour des jantes et avec l’apparition des premières chambres à air et des pneus en caoutchouc à la fin du 19 e siècle. La vitesse de déplacement de la bicyclette
s’est aussi accrue grâce à l’apparition de roulements à billes métalliques disposés autour du moyeu de la roue afin de diminuer les frottements.
Cousins proches de la roue, les engrenages et les roues dentées occupent aussi une place de choix dans la belle mécanique du vélo. Dès les années 1870, la propulsion de la roue arrière par une chaîne de transmission s’impose. Désormais placé entre les deux roues, le cycliste entraîne la roue arrière par un système de chaîne et de pignons.
Deux cyclistes posant avec leur grand bi. Le petit modèle est équipé d’une chaîne de transmission qui relie le pédalier placé sous le moyeu à un pignon fixé sur l’axe de la roue avant.
Collection Boscardin
1840 Draisienne
20 kg | Bois, fer (Collection Barbeau)
Draisienne à direction directe pour enfant. Son corps évoque la silhouette d’un lévrier, symbole de la vitesse.
1850 Draisienne enfant
9,8 kg | Bois, fer (Collection JMD)
Avec sa peinture et ses pièces moulurées, ce modèle de draisienne plus soigné se destine
jeunes enfants.
L’équilibre à vélo ou la maîtrise des forces
Stéphane Fischer
Qu’ils aient été vélocipédistes juchés sur leur draisienne fonçant à vive allure dans les allées des parcs dans le milieu du 19 e siècle ou qu’ils soient aujourd’hui coureurs, parcourant les routes du Tour de France sur leur monture ultralégère, les cyclistes n’échapperont jamais aux lois de la physique terrestre.
Un cycliste est sans cesse confronté à des forces qui agissent sur lui et sa machine. La première d’entre elles, découverte par Galilée et décrite mathématiquement par Newton, est la gravité, c’est-à-dire la force d’attraction exercée par la Terre sur tout corps à sa surface. C’est elle qui nous maintient assis sur la selle, c’est encore elle qui plaque les roues du vélo au sol, c’est à cause d’elle que les montées sont si pénibles et les descentes bien plus faciles.
Du fait de la gravité toujours, il est très difficile de rester en équilibre sur son vélo à l’arrêt, sauf si on est un champion de courses de lenteur. En effet, à moins de poser le pied, il est quasiment impossible de se maintenir immobile sur son vélo, les deux roues placées l’une devant l’autre. D’où la nécessité de donner des coups de guidon pour augmenter la surface au sol et de contrebalancer avec son corps les oscillations du centre de gravité du couple cycliste-vélo.
Cependant, en quelques coups de pédales, le vélo se met en mouvement et l’équilibre devient plus facile par l’action de la force d’inertie, énoncée dans la première loi du mouvement par Newton. Un corps en mouvement reste… en mouvement aussi longtemps qu’il n’est pas contrarié par une force extérieure. Ainsi, plus l’objet est lourd, plus son inertie est grande et plus il sera difficile de modifier sa trajectoire, de le déséquilibrer ou de l’accélérer.
Debout sur la grande roue d’un grand bi : un défi à la loi de la chute des corps. Collection Boscardin
aux
Le logo Cilo, un emblème qui n’aura cessé d’évoluer (1940, 1950, 1960 et dès 1978), une même recherche d’efficacité visuelle. Collection Péclôt 13
Cycles Cilo, une trajectoire presque parfaite
Bénédict Frommel
1937-2002
De prime abord, les liens entre Cilo et Genève n’ont jamais été particulièrement étroits. Pourtant, bien que discrets, ceux-ci n’en furent pas moins bien réels, faisant du constructeur vaudois un acteur à part entière de l’écosystème genevois de la bicyclette. La relation prend corps au tournant des années 1960, alors que la pratique du vélo, concurrencée par l’essor des deux-roues motorisés et de la voiture, décline. Ainsi, entre 1955 et 1970, le nombre de machines en circulation en Suisse passe de 1 860 000 à moins de 1 300 000, alors que dans le même temps le pays gagne 1 million d’habitants supplémentaires. Jusque-là, les fabricants nationaux se partageaient plus ou moins tacitement le marché intérieur suivant une répartition essentiellement régionale : Cilo sur Vaud, Allegro à Neuchâtel et en Valais, Cosmos à Berne, Condor dans le Jura bernois francophone, Mondia à Soleure, Kalt à Lucerne, Resalb à Zurich, etc. À Genève, le retrait de Motosacoche puis de van Leisen provoque un vide que Cilo va tout particulièrement s’employer à occuper. En effet, l’entreprise lausannoise s’est alors lancée dans une stratégie visant à élargir sa diffusion à l’ensemble de la Romandie. L’opération poursuit un double objectif : compenser la baisse générale des ventes, d’une part, et, d’autre part, soutenir le déploiement d’une nouvelle branche aux perspectives prometteuses, la fabrication de vélomoteurs, laquelle suppose d’étendre le réseau des revendeurs.
La liste des modèles et des prix pour l’année 1938. L’offre est calquée sur celle de la concurrence, à l’exception du tandem, qui fait alors figure de véhicule économique pour jeune couple. Défini depuis peu, l’acronyme Cilo comprend encore des points entre les initiales. Collection Péclôt 13
« Cilo : champion du monde », ou quand un titre sportif est élevé au rang d’argument commercial.
Cette montée en puissance progressive de Cilo ne doit rien au hasard, bien au contraire. Elle est le fruit d’une politique commerciale mise en place en 1937 par Charles Jan et son fils Louis et poursuivie depuis avec patience et méthode, qui vise à transformer le modeste commerce familial de bicyclettes et d’accessoires en un acteur global de la mobilité individuelle. Dans le domaine des deuxroues, la mutation débute avec la création d’un nom de marque et d’un emblème destiné à incarner les valeurs véhiculées par celle-ci. Prenant le contre-pied des références traditionnelles à l’histoire (Phoebus, Zesar, Helvetic), à la géographie (Mondia, Cosmos, Jurassia) ou au règne animal (Condor), Louis Jan opte pour un hommage familial sous la forme d’un acronyme de seulement quatre initiales aussi faciles à mémoriser qu’à prononcer dans les trois langues nationales : C pour Charles, J pour Jan, L pour Lausanne, O pour Oron, la commune d’origine de la famille. Impossible à énoncer, le J a toutefois été remplacé par un I. La composition du logo témoigne de la même recherche d’efficacité : un simple écusson superposant les couleurs de la Suisse et du canton de Vaud, surmonté de la marque dans une police de caractères qui annonce la fameuse Helvetica.
L’essor de Cilo s’appuie dès 1939 sur des opérations publicitaires (patronage de courses, création d’équipes de coureurs professionnels) qui visent tout particulièrement à ancrer la marque dans le paysage sportif. Peu de temps après la victoire en 1946 de Hans Knecht aux championnats du monde sur route, le constructeur s’offre un nouveau logo, toujours aussi épuré : les quatre lettres de la marque placées au centre d’anneaux concentriques aux couleurs de l’arc-en-ciel. Par la suite, le symbole arc-enciel évoluera par touches successives, avant que la plaque de cadre ne disparaisse au tournant des années 1980, remplacée par un simple lettrage vertical sous la forme d’un autocollant placé avant la pose du vernis de protection.
Le volet industriel n’est pas en reste. Alors que Cilo se fournissait jusque-là auprès de Condor à Courfaivre, dès 1944 l’entreprise se lance dans la réalisation de ses propres cadres. Les bicyclettes sont tout d’abord fabriquées dans l’atelier historique de la rue des Terreaux à Lausanne.
Datant d’environ 1950, ces deux machines de course sont identiques en tout point à un détail près, le choix de la transmission. La première est équipée de dérailleurs avant et arrière de la marque française Simplex offrant 2 x 4 vitesses. La seconde comprend une transmission 3 vitesses conçue par Tullio Campagnolo en 1936. Le Cambio Corsa se compose d’une fourchette commandée par un levier fixé au hauban droit, qui fait dérailler la chaîne d’un pignon à l’autre, ainsi que d’un moyeu spécial traversé par un axe à serrage rapide, également commandé par un levier fixé au même hauban droit. Ce dispositif permet à la roue de reculer et d’avancer automatiquement selon le pignon sélectionné, de façon à ajuster la tension de la chaîne ; il requiert toutefois des pattes arrière crantées. Pour le reste, ces machines reprennent les codes esthétiques de l’élégance à l’italienne : fourche chromée, peinture unie rehaussée de raccords de direction ciselés et chromés, demi-chromage des bases et des haubans.
Ouvert en 1914, le premier magasin de la famille Jan, à la rue des Terreaux. L’établissement commercialise alors aussi bien des vélos que des motos. Centre automobiliste Jan, 1914-1989 : une œuvre de pionniers, sans éd., Lausanne, 1989.
Quatre ans plus tard, les Jan père et fils inaugurent au 6 de la rue du Rocher une usine à la mesure de leur ambition, d’une surface totale de 5000 m 2 répartis sur cinq niveaux, de quoi produire jusqu’à 10 000 machines par année. Le bâtiment sert également de tremplin pour le
Au cours de son histoire, Cilo a commercialisé des centaines de modèles différents. Pour la seule année 1977, Cilo propose quinze modèles « course » (dont un pour « Lady »), sept modèles « demi-course » (dont deux pour dames), quatre modèles « sport » (dont deux pour dames et un pliable unisexe), enfin treize pour enfants répartis par tranche d’âge.
Extraits du catalogue Cilo 1977. Collection particulière.
Modèles Cilo, vers 1950. Musée du vélo, Chippis.
lancement de la seconde branche d’activité du groupe familial, l’importation et la réparation de véhicules automobiles. Celle-ci prendra une importance grandissante, jusqu’à employer 150 personnes réparties dans divers établissements de la région lausannoise. Au tournant des années 1970, les locaux se révèlent à leur tour trop exigus pour répondre au retour en grâce de la bicyclette, désormais conçue avant tout comme un loisir. C’est ainsi que la production annuelle triple entre 1968 et 1974, passant de 8000 machines à 24 000. Jusque-là répartie en quatre catégories principales (type anglais, tourisme, sport, compétition), l’offre tend dorénavant à se fractionner en de multiples segments définis non plus seulement par les types de pratiques (cross, promenade, déplacements professionnels, ville, sport, compétition, etc.), mais aussi en fonction de la tranche d’âge (enfant, adolescent et adulte) et de la catégorie de prix (bas, moyen et haut de gamme). La bicyclette se mue ainsi en un produit de consommation que l’on renouvelle au gré de besoins largement suscités par des messages publicitaires associant l’engin à la liberté, au temps libre ou à un certain art de vivre. Ce changement de paradigme doit beaucoup
à l’avènement de l’équipementier Shimano, dont Cilo devient en 1977 l’importateur exclusif pour tout le pays. S’il est encore peu connu en Europe, le groupe japonais a déjà posé les bases de sa future domination planétaire : études de marché pour coller au plus près des attentes des différentes catégories d’utilisateurs, multiplication de l’offre en jouant sur les niveaux de qualité, fournitures de groupes complets assurant une unité technique et esthétique à l’ensemble des composants (freins, transmissions, moyeux), renouvellement annuel des produits, obsolescence programmée, ouvertures de sites de production dans des pays à bas prix de revient, notamment.
Inaugurée en 1976, la nouvelle usine construite sur les hauts de Lausanne, à Romanel, répond au défi consistant à introduire une plus grande souplesse dans l’organisation de la production. Ainsi, la fabrication des cadres associe des opérations automatisées, tels que le sciage des tubes, l’assemblage de ces derniers sur un gabarit doté de vérins hydrauliques ou l’émaillage du cadre par un robot, à d’autres opérations, qui demeurent manuelles pour des questions de qualité, comme le pointage des tubes puis leur brasage.
Construire une usine constitue un pari sur l’avenir, un défi relevé à deux reprises par Cilo en 1948 à la rue du Rocher à Lausanne et en 1976 à Romanel (Gazette de Lausanne, 17 juillet 1948 et 1er novembre 1989). Centre automobiliste Jan, 1914-1989 : une œuvre de pionniers, sans éd., Lausanne, 1989.
Genève 1980, ambiances cyclistes
Giuliano Broggini
Dans quel contexte l’ASPIC, Association pour les pistes cyclables est-elle née ? Retour en arrière.
Genève très automobile.
Genève est première de classe en termes automobile : la ville présente le taux de motorisation (nombre de voitures par habitant) le plus élevé de Suisse : 435 automobiles pour 1000 habitants, à mettre en regard avec la moyenne helvétique (325 autos/1000 habitants)1. Certains se souviennent d’ailleurs des bouchons quotidiens au centre-ville, notamment au quai des Bergues, à la place Châteaubriand ou à la rue Leschot, remplacés aujourd’hui par des bancs publics, des tables de ping-pong ou des terrasses. Sans oublier la frénésie du Salon de l’auto et des cafés ou cabarets exceptionnellement ouverts la nuit entière à cette occasion, débordant de « Confédérés » en virée alcoolisée. Ou encore d’un pont du Mont-Blanc qu’on dit battre les records de Suisse, en termes de trafic automobile.
De rares cyclistes.
Il n’existe en ville aucun aménagement réservé aux vélos : pas de piste ou de bande cyclable, case avancée, zone 30 ou 20, feu préférentiel ou de contresens autorisé aux vélos. Quitte à passer pour de drôles d’hurluberlus, quelques téméraires cyclistes, systématiquement non casqués et sans gilet réfléchissant, habillés simplement comme tout un chacun, osent néanmoins se faufiler dangereusement entre les carrosseries agglutinées, défiant l’omniprésence automobile.
Un homme traverse un passage pour piéton en avril 1983 au boulevard Saint-Georges à Genève. Photographie de Claude-André Fradel
1 Annuaire statistique de la Suisse, 1979. Publié par l’OFS. Tableau « Véhicules à moteur pour 1000 habitants, dans les cantons, en 1977 et 1978. p 244.
Des vélos rudimentaires.
Les bicyclettes comptent au maximum dix vitesses mais, pour beaucoup, sont simplement dotées de trois modestes vitesses Sturmey Archer avec une implacable logique topographique : une vitesse pour le plat, une pour la montée, une pour la descente. La fabrication est généralement assurée en Suisse, que ce soit à Romanel-sur-Lausanne (Vaud), à Marin (Neuchâtel), à Courfaivre (Jura), à Balstahl (Soleure), à Sursee (Lucerne) ou parfois dans un pays étranger pas si lointain, notamment à Valentigney (Jura français). Ce qui correspond respectivement aux renommées marques Cilo, Allegro, Condor, Mondia, Tigra et Peugeot. À l’instar d’un fier navire, la proue des vélos semble être un hymne à une industrie helvétique encore vivante. En partant du sol, le regard embrasse ainsi successivement le pneu Maloya de Gelterkinden, la jante Weinmann de Schaffhouse, les rayons DT de Bienne et le moyeu Edco de Couvet, puis le pare-boue DT de Bienne, la mâchoire de frein Weinmann de Schaffhouse, et enfin, tout au sommet, trônant comme un fier étendard, le phare Lucifer de Carouge (Genève).
Défilé dans les rues basses de Genève en faveur de l’initiative populaire pour les 12 dimanches par année sans voitures en mai 1978. Photographie de Claude-André Fradel.
Plaque de l’ASPIC à attacher à l’arrière de son vélo pour marquer son soutien à l’association. Au mois de mai, lors de la fête du vélo, ce sont de nombreuses plaques qui fleurissent sur les bicyclettes genevoises et revendiquent davantage de place et de sécurité, dans ce Genève encore très voiture du début des années 1990. Archives de l’État de Genève, fonds Pro Vélo. CH-AEG Archives privées 645.5.1
Vélos et vélosolex.
Devant l’université, un relevé exécuté en 1980 reflète une société relativement lente, où la vitesse maximale, pour la presque totalité du corps étudiant, n’excède pas 30 km/h. Car seules sept personnes sur cent disposent d’une moto ou d’un scooter. Le solde se distribuant entre vélomoteurs, parfois bricolés pour gagner de la vitesse, vélosolex et bicyclettes.
De discrètes lumières.
Dans ce monde sans LED, on ne peut encore être aveuglé par les modestes phares des vélos, aux appellations pourtant mythologiques ou même diaboliques. Car les deux grandes marques suisses s’appellent en effet Phoebus et Lucifer. Ces phares sont dotés de petites ampoules à visser, blanches pour la Suisse et jaunes pour la France, alimentées par des dynamos, à l’avant pour la Suisse, à l’arrière pour la France. Dynamos qui ronronnent tranquilles et heureuses sur les chaussées sèches mais qui, en revanche, chevrotent et patinent parfois dans l’humidité hivernale.
Gares.
Quelques images reviennent. À la gare-voyageurs de Cornavin, les vélos suspendus aux hauts crochets de boucher se terrent dans de longues, profondes et sombres galeries souterraines derrière les guichets « bagages ». À la gare marchandise de la Praille, des cheminots en bleu de travail pédalent sur les étroites bandes cyclables entre les rails, montés sur d’inépuisables vélos militaires, parfois équipés de la plaque Visiteurs
Wagons postaux.
De gare en gare, les vélos se transportent dans les wagons postaux, alors présents dans tous les trains. Soulevant héroïquement son vélo à un mètre de haut, le cycliste peut ainsi déposer sa bicyclette dans l’emplacement attitré du wagon postal. Wagon postal qui héberge par ailleurs également la salle du personnel ambulant des PTT occupé au tri du courrier, l’espace de rangement pour les volumineux sacs postaux, l’étroite cellule pour un éventuel détenu et le coin animal, avec sa solide grille métallique remplaçant le plancher, conçue pour le transport du bétail et l’évacuation facile de leurs déjections. Un monde en soi, un peu postal, un peu pénitentiaire, un peu animal et, bien sûr, un peu cycliste.
Plombs et plaques annuelles.
Chaque année se répète le rituel printanier de la longue file d’attente afin d’acquérir pour quelques francs la plaque d’immatriculation « GE » au guichet des impôts, suivie quelques jours après par l’habituelle rafle policière traquant dans les rues les vélos à la plaque non réglementaire, dont une petite partie est revendue lors d’une vente aux enchères, alors que la plupart finit chez les ferrailleurs de la place. Et on se souvient de ce rugueux employé de la fourrière cantonale (répondant à l’auteur de ce texte), visiblement satisfait de sa définitive sentence condamnatoire : « les vieux vélos, je les fais écrabouiller ». On se souvient aussi des douaniers se postant gaillardement au milieu des chaussées des routes principales et même des plus secondaires, par exemple Bourdigny-Dessus ou la Renfile, dressant haut la main pour arrêter les cyclistes, pied-à-terre, avant de se pencher sur l’arrière du pare-boue postérieur et sur le dessous de la selle, afin de contrôler dans l’ordre la conformité de la plaque cantonale et de l’éventuel plomb transfrontalier nécessaire au franchissement de la frontière.
Mécaniciens cycles.
La quasi-totalité des mécaniciens cycles nomment leur magasin d’après leur nom de famille. On va chez l’un ou chez tel autre, un point c’est tout. Il y a ces belles devantures de magasins prospères, avec les chromes étincelants derrière les vitrines lumineuses et aux murs la photo du propriétaire, du temps de sa fringante jeunesse sportive, sur un vélo de course. Mais aussi des antres plus caverneux de collègues, certainement plus mécanos ou bricoleurs que commerçants, à l’établi jonché de visseries diverses. Ces vis et autres petites pièces détachées se trouvant même parfois, dans certains ateliers, noyées à même le sol dans un genre de rocambolesque magma métallique. Sans oublier le classeur « Collectif Velo-Mofa », bien caché à l’abri des regards et dont la lecture est dite strictement interdite aux non-membres du « cartel du deuxroues », à l’époque encore en situation monopolistique.
Promenades en campagne.
Ivres de grand air, on découvre dans la campagne des hameaux encore agricoles, et de méconnus et petits coins de paradis, lors d’explorations vélocipédiques sur d’aléatoires chemins ruraux sans guide, carte cycliste ou encore GPS, et on se nourrit de pique-niques fleuris sur les talus herbeux, qui semblent tellement plus tendres que l’asphalte de nos villes. Car les pelouses de nos parcs urbains sont encore « terra incognita » et strictement interdites à toute fréquentation humaine.
Souvenirs en vrac.
On se souvient aussi des abris à vélo à proximité des grandes usines, souvent vides avec leurs tragiques rails métalliques se dressant inutilement vers le ciel, mais également des vélos simplement appuyés aux façades des quartiers populaires, des jeunes cyclistes agrippés au coude d’un cyclomotoriste, du ballet aérien des cyclistes en zone piétonne juchés sur une pédale et flirtant avec l’infraction, des postiers équipés de gros pneus Wulst 700.B uniques au monde, ou encore de quelques descentes raides interdites aux cyclistes, pour cause de freins qui ne résistent pas à la pente.
Portrait géant de Giuliano Broggini, collectif ethno-graphic «Portraits croisés», 2014-15.
Photo : Ghislain Botto
Série de plaques de vélo indiquant le fabricant, collection Péclôt 13.
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