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Les auteur·e·s
Guy Chevalley a publié deux romans : Cellulose (Olivier Morattel, 2015) et De fiel et de fleurs (L’Âge d’Homme, 2019), ainsi qu’un Dictionnaire insolite de la Suisse (Cosmopole, 2022). Depuis 2015, en parallèle à son activité d’auteur, il codirige la maison Paulette éditrice.
Elodie Glerum est née à Vevey et détient la double nationalité suisse et néerlandaise. Elle est l’auteure de la novella La belle époque (Paulette éditrice, 2016), du recueil de nouvelles Erasmus (d’autre part, 2018) et du roman La constellation des naufrages (L’Âge d’Homme, 2018).
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Sabrina Schärli traduit du français, de l’anglais et de l’italien vers l’allemand. Depuis 2019, elle travaille au Siège de la Vaudoise Assurances à Lausanne. Les subtilités qui caractérisent une langue, les nuances de sens que présente un texte et leurs adaptations à l’égard de la culture cible sont autant d’éléments qui la passionnent dans son métier.
M. Sinistre condamne les effets du punch
Décembre 1962
Près de l’entrée nord du bâtiment, d’ordinaire réservée à la clientèle et à la direction, plusieurs convives perçurent comme une discrète décharge électrostatique, suivie d’un courant d’air où pointait une odeur de torréfaction. Personne ne dit mot à ce sujet, d’autant que cela n’avait duré qu’une fraction de seconde.
On avait transformé le rez-de-chaussée en espace chaleureux, où il faisait bon entrer pour se prémunir du froid. Dans la nuit déjà tombée, ce socle plein de lumière apparaissait comme le cœur du monde. Le brouhaha des conversations s’en échappait, aussi des rires, quelques envolées de trompette et la fumée des cigarettes. Les vitrages réverbéraient la fête qui battait son plein. Toutes les silhouettes se tenaient serrées dans le grand hall et des enfants couraient un peu partout, entre les colonnes.
– Ça a l’air bondé, observa M. Sinistre. Son épouse posa leur fils de trois ans par terre et toucha son collier de perles pour vérifier sa présence ; elle le portait rarement.
– Gabriella, votre parure est à sa place et vous va à ravir, plaisanta un grand dadais. Appointé Sinistre, je vois qu’on est venu avec la relève !
Le petit garçon disparut derrière les jambes de sa mère. M. Sinistre consentit à une poignée de main avec son collègue Eberhardt Müller. Cet olibrius de la compta n’avait même pas ôté son béret et portait un complet de tweed chamois. Quel tailleur lausannois avait bien pu accepter une commande aussi voyante ?
M. Sinistre tira discrètement le coude de sa femme pour l’emmener vers le vestiaire.
– Eberhardt ne m’inspire pas confiance, chuchotat-il. Je le soupçonne d’être communiste.
– Oh, Jean-Charles ! Au Comptoir Suisse déjà, tu les voyais partout !
Elle promena son regard alentour. Nulle trace d’un visage familier, mais le jazz-band, au moins, égayait cette fête de Noël. Quant au petit, il était plus intéressé par les flûtes au fromage que par le solo du contrebassiste. M. Sinistre visa la table de victuailles, s’approchant stratégiquement du directeur général adjoint. Ce dernier faisait remplir sa tasse à punch par une secrétaire, Renée Gentison, qui avait organisé la soirée.
– Et cette mixture vient du Royal Savoy ? s’exclama le directeur adjoint. Brillante idée. Renée, vous êtes une mère pour nous. Passez une bonne soirée, je vous laisse travailler…
Alors que le directeur général adjoint se retournait, M. Sinistre buta maladroitement contre lui. Une rasade de punch atterrit sur les ramequins au gruyère qui attendaient qu’on voulût bien les dévorer. M. Sinistre était catastrophé.
– Pardon, Monsieur, je suis navré !
Paniqué, il n’osa pas éponger la veste de son supérieur. Renée Gentison lui tendit une serviette tout en s’occupant de sauver les ramequins.
– Ne faites pas cette tête « sinistre », ricana le directeur adjoint.
Devant la mine pincée de l’intéressé, il ajouta :
– Allons, Jean-Charles, je peux bien vous taquiner là-dessus à Noël, quand même !
– Mon mari ne tolère aucune remarque sur son patronyme, rit Gabriella.
M. Sinistre esquissa un rictus, pendant que sa femme regardait, émerveillée, le liquide doré dans un immense bol en cristal. C’était d’un chic ! Gabriella avait travaillé à la Compagnie comme téléphoniste avant la naissance du petit Jules. Elle connaissait la secrétaire.
– Tout se passe comme vous voulez, Renée ?
– Il y a assez de punch pour ne pas y penser, répondit Mlle Gentison.
Le photographe de la soirée s’approcha soudainement du groupe. Le directeur adjoint prit la pose et Gabriella porta la main à ses perles. M. Sinistre souleva son fils et afficha son plus beau sourire, rempli de fierté à l’idée de présenter le Siège à sa progéniture. Le photographe avait déjà placé tout le monde quand une voix se fit entendre :
– J’arrive, j’en suis !
Eberhardt en costume chamois, tasse de punch à la main, s’incrusta à la dernière seconde. Ébloui par le flash, M. Sinistre ferma les yeux à l’instant crucial. Tout le monde se dispersa.
– C’est bon, ce truc que Renée a cherché au Savoy ! commenta Eberhardt en désignant son récipient vide.
Puis il baissa le ton, comme s’il s’apprêtait à révéler un secret d’État à M. Sinistre :
– J.-C., je dois vous montrer un truc incroyable. Venez, on s’éclipse.
M. Sinistre n’avait aucune intention de « s’éclipser », encore moins avec Eberhardt. Il utilisa son fils comme prétexte, mais ne put empêcher son collègue de le prendre à part contre une colonne. Ils se trouvèrent momentanément coupés du monde.
– J’ai découvert un endroit ici…
« Ce n’est sans doute pas son bureau », pensa M. Sinistre.
Quand on y entre, c’est comme si on n’était plus là, ajouta Eberhardt.
Son haleine était bien là, par contre. On y distinguait le poids du rhum et, étrangement, une note de café.
– Vous avez bu, Eberhardt, accusa M. Sinistre en protégeant le souffle de sa progéniture. Ne gâchez pas cette fête et tenez-vous tranquille. À lundi !
M. Sinistre passa la soirée à l’éviter. C’était bien les communistes ! Toujours à faire des secrets… Il était si heurté qu’il en parlait encore dans la Dauphine en rentrant à Vevey, deux heures plus tard, tandis que Gabriella tenait Jules endormi sur ses genoux. Il y songea même une bonne partie du dimanche.
Le lundi 24 décembre, M. Sinistre avait retrouvé son allant pour ses dernières heures de travail. Avant les fériés de fin d’année, il rangeait toujours ses dossiers avec ordre, un plaisir qui participait des diverses réjouissances. Il aimait l’atmosphère particulière de cette journée, la joie diffuse qui régnait ; tout le monde se montrait poli et attentionné. Il fut ravi de ne pas croiser Eberhardt de la matinée et s’efforça d’oublier cet énergumène. À la pause repas, il se rendit à la cafétéria de la Compagnie et tomba sur Mlle Gentison. Il lui souhaita un joyeux Noël, avant de s’autoriser un petit commentaire :
Notre farfelu de la compta nous a offert un joli cadeau : il est absent ! Je me demande où il se cache.
M. Sinistre tint la porte à la secrétaire, qui se tourna vivement vers lui.
– On ne vous a rien dit ? s’étonna-t-elle. Il paraît qu’Eberhardt Müller a disparu.
Entre-temps
L’ombre se faufila dans la pièce. Personne ne l’avait vue entrer. Depuis qu’elle avait découvert la clé de ce local étriqué dans un vieux dossier de comptabilité, elle s’y enfermait de plus en plus souvent, une façon de s’isoler du monde. Il fallait en profiter : bientôt, des travaux débuteraient dans le sous-sol. L’ombre était bien placée pour le savoir.
Comme les autres fois, l’ombre prit place dans le fauteuil. Les mains calmement posées sur les accoudoirs, elle fixa le tableau incongru qui se trouvait là, juste en face, puis ferma les yeux. Que voyait-elle ? Des tuyaux, beaucoup de tuyaux, de longs couloirs, une salle dégagée avec de nombreux bureaux alignés et, surtout, cette vue imprenable sur le lac, à l’entrée de Vevey. L’ombre faillit se laisser distraire par le paysage apaisant, elle se concentra. En ce moment, « l’homme de progrès » siégeait au conseil d’administration d’une multinationale, dans une pièce surplombant les eaux grises du Léman balayées par un vent d’hiver. La séance avait débuté. L’ombre était résolue à agir contre cet individu, à susciter un effet inédit… peut-être même à causer un déluge.