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– 2 –Un incendie sans feu
Décembre 2016
Durant les congés de fin d’année, la Compagnie ressemblait à un paquebot à l’arrêt. Comme une escale dans le quotidien, le calme complet régnait au fil des couloirs. On ne croisait pas grand monde et les néons éteints donnaient une apparence lugubre à certains étages. Assise à son bureau, Cosima Sinistre but une gorgée à son thermos et soupira. À cette heure-ci, un 28 décembre, elle aurait dû skier aux Marécottes. Un seul coup de téléphone avait réduit son programme à néant. Obligation professionnelle. Elle imagina un instant la vitesse, le vent contre ses joues, le givre sur ses boucles d’oreilles, puis une terrasse ensoleillée, des rires, des selfies, du vin chaud, tout ça sur Instagram ! Elle avait déjà réfléchi à la légende d’une photo de groupe : « Troupeau de dahus ».
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On toqua à la porte. Cosima rouvrit les yeux. Jude se tenait dans l’embrasure, un petit sourire en coin ; elle s’approcha du bureau, se pencha, nimbée d’un parfum musqué, et effleura la main de sa collègue.
– Pas ici ! s’écria Cosima.
Jude roula une épaule – il n’y avait personne de toute façon – et s’installa d’une fesse sur le bureau. Elle était venue superviser les travaux du sous-sol et, tout en parlant, tripotait les objets à sa portée, que Cosima s’efforçait de remettre en place.
– Je te croyais sur les pistes.
– Il y a une urgence au siège de Nida, expliqua Cosima. Un client important, je dois y aller.
– C’est quoi, ce truc ? demanda Jude en attrapant le thermos.
Le motif imite le kintsugi, une méthode japonaise qui répare les brisures de céramiques avec des lignes d’or.
– Au sous-sol, ça sent le café tout le temps. Ça doit être l’électricien, mais il n’a pas une aussi jolie… gourde.
Par « jolie », il fallait entendre « chère ». Jude se moquait souvent des goûts sophistiqués de ses collègues et livrait volontiers ses opinions sur les dernières tendances. Aux pauses, elle commentait le 20 Minutes en exprimant des positions tranchées. Lancée sur le café, elle évoqua l’article qu’elle avait lu le matin même sur les « bocalistes », des gens prêts à débourser une fortune pour des conserves dénichées dans des vide-greniers. S’imprégner des arômes d’antan n’était pas sans risques : récemment, un adepte s’était empoisonné avec des cornichons datant de 1954 ! Mais les produits secs, notamment torréfiés, présentaient peu de danger.
Cosima l’écoutait à moitié. Soucieuse de ne rien oublier, elle fourra un dossier et un appareil photo dans son sac, prit son thermos et remit nerveusement une mèche derrière son oreille.
– Les rénovations du sous-sol avancent ? lança-telle pour passer à autre chose.
– Rien à signaler. On profite des congés pour les raccordements qui nécessitent des coupures de courant. Par contre, tu sais ce qui est arrivé à Senna hier ? Un troll a réussi à coller trente fois la signature de la direction dans l’arrière-fond des modèles de contrats, avant de verrouiller la manœuvre ! Ça a pris des heures pour régler ce bug.
– Allez, je file à Vevey ! Le responsable bâtiment de Nida m’attend.
– Hervé ? J’ai fait ma formation de technicienne avec lui, il est sympa.
Jude marqua une pause.
– Avant que tu partes, je voulais te demander… T’as prévu un truc pour le Nouvel An ? On pourrait le passer ensemble.
Cosima évita de répondre. Cette relation allait un peu vite à son goût – et où allait-elle d’ailleurs ? Elles ne s’étaient rapprochées qu’à la fête de Noël de la Compagnie, deux semaines auparavant. Pour compenser sa position évasive, elle glissa une main contre la hanche de Jude, puis s’esquiva. ***
À l’entrée de Vevey, Cosima gara sa DS 5 hybride près du bâtiment de Nida. Pour y avoir grandi, elle connaissait la ville par cœur. La silhouette grise et épurée du siège de la multinationale réfléchissait le ciel dans ses fenêtres-miroirs. L’effervescence autour de l’immeuble contrastait avec le calme de la Compagnie.
Plus tôt dans la journée, toutes les buses antiincendie s’étaient déclenchées sans raison pendant un quart d’heure. Une cellule de crise était en plein déploiement pour préserver l’installation électrique, vérifier l’état des équipements, sauver les dossiers papier, tandis que les services du feu finissaient de pomper l’eau et qu’on apportait le matériel nécessaire au séchage des lieux.
Son appareil Canon autour du cou, Cosima s’approcha de l’agent de police qui gardait le périmètre de sécurité.
– Madame, les médias sont priés d’attendre là-bas.
Il désigna un bout de trottoir sous la marquise d’un garage, où deux journalistes et une photographe frigorifiés attendaient le point presse, parqués comme trois pingouins.
– Je travaille pour la Compagnie d’assurances, pas pour le 24 heures.
– Désolé, l’accès est réservé aux spécialistes.
Ah, parce qu’elle n’en faisait pas partie, peut-être ? Cosima étouffa son exaspération et reconnut le responsable bâtiment de Nida, de l’autre côté de la route.
– Hervé ! cria-t-elle.
Il lui fit signe d’approcher. Elle se glissa sous le cordon de sécurité et l’agent de police l’ignora, reportant son attention sur les choucas qui croassaient près des journalistes grelottants.
– Heureusement que vous êtes là, Cosima, dit Hervé en l’entraînant à l’intérieur. Les trois quarts du personnel technique sont injoignables… en vacances, je ne sais où, et notre CEO est à Singapour… Je vais craquer !
Cosima esquissa un sourire de circonstance. Dans les couloirs, ses Doc Martens s’enfoncèrent dans une patsch qui rappelait les flaques de neige grise sur les parkings.
– Les installations ont été vérifiées il y a dix jours, geignit Hervé. Et le système ne montre ni départ de feu ni présence d’un gaz particulier. Je ne comprends pas.
Cosima fut saisie par l’ampleur des dégâts. Elle s’arrêta devant une fenêtre pour prendre une grande inspiration face au lac. Le Grammont enneigé, qu’elle avait observé toute sa jeunesse, apparut comme un ultime pied de nez à ses rêves de poudreuse. « Sale petite montagne prétentieuse ! » songea-t-elle. Cette histoire allait lui prendre la journée, peut-être la nuit. Elle regretta sa tiédeur envers Jude : elle n’aurait pas été mécontente de la tenir entre ses bras, après en avoir fini ici.
Soudain, Hervé jeta un coup d’œil autour de lui et baissa le ton :
– Entre vous et moi, Cosima, il y a autre chose. Juste avant que les sprinklers ne se déclenchent, un message est apparu sur plusieurs écrans d’ordinateur : Des actes, pas des mots ! Il ne faut pas que ça fuite dans la presse, mais j’ai peur que cette inondation soit un sabotage politique.
M. Sinistre ne se substitue pas à la maréchaussée
Janvier 1963
Un véhicule passa en pétaradant devant le bâtiment de la Compagnie, avant de s’immobiliser sur un ultime coup de frein. M. Sinistre regarda par la fenêtre. Il vit une Deuch rouge garée à moitié sur le trottoir, le pare-chocs maculé de solides morceaux de neige brune. Pendant près d’une minute, un transistor radio continua de diffuser des mesures d’harmonica, accompagné de paroles peu originales et répétitives : love love me do, etc. M. Sinistre maîtrisait l’anglais. Son apprentissage avait même été sanctionné d’un « très bien » dans cette langue. Mieux que quiconque à l’étage, il pouvait donc reconnaître une grossière erreur grammaticale dans ce refrain simpliste : le « do » n’était pas à sa place.
Vêtue d’un costume en tweed chamois, une silhouette dégingandée sortit bientôt de la 2 CV, jeta un regard nerveux aux alentours et courut en direction de l’avenue de Cour.
« Par l’entrée de la direction, rien que ça ! » murmura M. Sinistre en plissant les yeux. Il avait dix sur dix à chaque œil. Aux exercices de tirs obligatoires, l’appointé Sinistre s’en sortait fort bien à 300 mètres.
Le bruit familier du petit chariot tinta à ses oreilles : déjà l’heure de la pause ! Mlle Gentison, la secrétaire, distribuait le café. M. Sinistre se faisait toujours un devoir d’entamer la conversation avec elle, sans se contenter d’un bonjour-merci : – Avez-vous un autoradio, Mademoiselle ? Ma femme bringue pour en avoir un dans la Dauphine.
Je me tâte. Si c’est pour endurer ces musiques commerciales…
– Les Beatles ? Moi, j’aime bien.
M. Sinistre laissa ses collègues s’éloigner avant de murmurer :
– Finalement, il n’avait pas plus disparu que vous et moi, hélas !
– M. Müller dit qu’il ne se souvient de rien.
– Il le répète à tout le monde ! À sa place, j’aurais honte. Il nous raconte des bobards.
Il tendit sa tasse à Renée Gentison pour obtenir un peu de lait et s’étonna du rictus de la secrétaire. N’approuvait-elle pas le jugement qu’il portait sur Eberhardt Müller ? Au même moment, celui-ci déboula dans l’espace de travail, décloisonné de façon novatrice – en « open plan », disait-on outre-Atlantique. Tandis qu’il se dirigeait vers la comptabilité, sa voix retentit pour l’un de ses jeux de mots favoris :
– Salut, la Compagnie !
Il leva une main sans se retourner, en déclarant qu’il arrivait juste à temps pour le café. M. Sinistre dissimula une grimace. À travers la fumée de sa boisson chaude, ses yeux entraînés fusillèrent cet original de Müller, pile entre les omoplates. Pan ! Un point contre les communistes !
Le lendemain, M. Sinistre était de bonne humeur : à la cafétéria, on servait du veau au curry, avec de gros morceaux de banane et d’ananas au sirop. Il ne l’avouait pas, mais il adorait cette nourriture dépaysante. À la maison, Gabriella cuisinait des plats plus ordinaires, et c’était très bien pour un ménage suisse, qui devait veiller au développement de la fibre citoyenne d’un enfant.
– Qu’avons-nous au menu ? demanda M. Rivaz, chef de service, en entrant dans la cantine.
– Du riz Casimir, répondit Mlle Gentison. Recette d’Elisabeth Fülscher.
– Ah, cette Fülscher est féministe, mais au moins elle sait cuisiner ! Si elle passait moins de temps à réclamer le droit de vote, elle nous inventerait d’autres délicatesses… Renée, vous n’oubliez pas notre grande réunion à 15h00 ?
– Non, Monsieur Rivaz, cela fait deux mois que je m’y prépare.
M. Sinistre suivit cette scène de loin. Lorsqu’il s’asseyait devant son assiette bien garnie, souvent seul parce qu’il aimait lire La Feuille pendant le repas, il se sentait ni plus ni moins comme un employé modèle. Il mangeait ce qu’on lui donnait, alors que d’autres rechignaient devant un menu « exotique ». Avec un restaurant d’entreprise, ils étaient pourtant gâtés ! Même les banquiers de la place Saint-François devaient se déplacer dans les cafés voisins.
M. Sinistre ne pensa plus à Eberhardt Müller jusqu’au soir, lorsque la sonnerie retentit pour vider les bureaux. Il était en train de finir un rapport : un dégât de sanglier sur le capot d’une Cadillac Série 62. Ce n’était pas la première fois que des marcassins de la Broye s’en prenaient à la décapotable outrancière ; il flairait une arnaque.
Absorbé par son travail, il s’était laissé dépasser par l’horaire. Quand il ramassa enfin sa mallette en cuir de porc, prêt à rentrer au domicile, il aperçut une silhouette familière près des escaliers. « Quoi, il est encore là ? » songea-t-il. D’ordinaire, Eberhardt Müller était le premier à filer, sauf lors des apéritifs, bien sûr, et des tournois interagences (les Zurichois raflaient toujours le trophée !). Quelque chose n’était pas net dans le comportement de ce tire-au-flanc. Il semblait épier tout signe de présence, un petit objet doré serré contre sa poitrine. M. Sinistre se baissa et resta immobile, à demi dissimulé par les rangées de bureaux. Il contrôla sa respiration, comme il avait appris à le faire lors des exercices dans les talus, au cours des grandes manœuvres.
M. Sinistre se faufila à travers les locaux et suivit discrètement son collègue jusqu’au sous-sol, où un employé ordinaire n’avait aucune raison de se rendre. Au détour d’un couloir, il faillit perdre sa trace. Il eut le temps de voir une porte se refermer et analysa froidement la situation : le gredin était manifestement en train de manigancer quelque chose, peut-être de s’adonner à de l’espionnage industriel pour le compte d’une entreprise rivale ou même d’une puissance étrangère. Fallait-il se rendre à la direction dès le lendemain pour tout révéler ? Non. La délation était un fléau soviétique ! Il n’avait pas le droit de se substituer à la maréchaussée. Avant d’accuser Eberhardt, M. Sinistre était en devoir de réunir des preuves. Il baissa les yeux ; une page du dernier bulletin d’entreprise était collée à sa semelle. « Pénétrez sans effraction et joyeusement en 1963 », lut-il. Quelles sages paroles !
Soudain, les néons bourdonnèrent, la lumière devint acide. Il y eut comme une décharge électrique dans l’air. M. Sinistre sentit alors une forte odeur de café. Cela venait de la pièce où Eberhardt Müller s’était enfermé ! Il se précipita vers la porte ; elle était verrouillée. Il se mit à tambouriner, mais Eberhardt ne répondait pas. Devait-il appeler du secours ? D’un seul coup, tout fut anormalement calme… et si effrayant. La tension devint insupportable. M. Sinistre recula d’un pas, prit peur et détala à travers les grands couloirs vides de la Compagnie.