Papier Découpé - EXTRAIT

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PAPIER DÉCOUPÉ

MONIQUE BURI

PAPIER DÉCOUPÉ

Textes

Monique Buri

Conception graphique

Ribes Design

TABLE DES MATIÈRES

Anne Rosat, 2018, 26 x 30 cm.
Johann Jakob Hauswirth, 14,4 x 8 cm, collection privée.

AVANT-PROPOS

Le papier découpé… Il suffit de quelques mots pour que s’ouvre un vaste univers, pétri de souvenirs et d’images. Un monde idéal, sacré parfois, car il touche à notre enfance ; un monde de contrastes, noir et blanc, fidèle aux reproductions que nous avons admirées ; ou encore un monde graphique, limité, comme celui des marques typiquement suisses . Vaches, chalets, montées à l’alpage, chevreuils, cerfs… Entre tradition et

modernité, la réalité contraste cependant avec nos représentations intérieures. En ce premier quart du XXIe siècle, le monde du papier découpé suisse étonne, tant il est différent de celui de notre imaginaire. Au fil de textes et d’images, nous allons donc partir en voyage à sa découverte. Page après page va se découper un paysage riche et coloré, aussi divers et varié que chaque humain est unique. En route pour le pays du papier découpé !

Anne Rosat, 1972, 58 x 43,5 cm, Musée du Pays-d’Enhaut.

INTRODUCTION

Aujourd’hui, hyperconnectés, le nez rivé à nos écrans, il nous semble loin le temps où l’on se rencontrait, où l’on partageait les travaux des champs, où l’on écoutait des histoires ou des légendes à la veillée ; il nous semble révolu, le temps où l’on tissait, où l’on faisait danser les fuseaux pour faire de la dentelle, où l’on travaillait la paille, où l’on découpait. Pour déjouer l’accélération inéluctable des jours, l’heure est venue d’opérer

un retour aux racines de ce qui nous fait vivre et vibrer. À l’image de tous ces arbres bien ancrés dans la terre de nos montagnes, nous pourrons alors nous dresser entre hier et demain, portés et nourris par le terreau de notre passé.

Johann Jakob Hauswirth, 1856, 26,5 x 20 cm, donation du Château de Rougemont, Musée du Pays-d’Enhaut.

ÉCOUTEZ, OBSERVEZ, RESSENTEZ…

Du fond de la vallée monte le chant caractéristique des cloches qui résonnent au pas des vaches. L’hiver semble encore tout proche et pourtant, c’est le temps des remuages1. La neige a maintenant laissé place au vert tendre de l’herbe toute neuve. Un peu plus en altitude, les à-premiers2 sont prêts à accueillir le bétail. On sent l’énergie de la vie qui reprend, préparant les mois d’estive. Tout bientôt, une fois l’herbe mangée, on montera plus haut encore, avant de revenir puis de redescendre à l’automne, pour reprendre ses quartiers d’hiver.

Certains fabriqueront du fromage d’alpage, du L’Etivaz AOP, dans leur chalet. Une cheminée ouverte, du bois fendu avec soin, la chaudière remplie de la traite du soir et du matin, jour après jour sur le feu, ils feront une, voire deux pièces d’un délice reconnu loin à la ronde. Fin septembre, début octobre, l’heure venue, ils prépareront le troupeau pour la désalpe. Ornées de fleurs et de sonnailles, les bêtes fières et heureuses rentreront au bercail. Peu à peu la nature entrera dans le repos hivernal.

Arrive alors l’ouverture de la chasse. Parfois un coup de feu claque dans le silence de la forêt. Chevreuil ou cerf, un animal sauvage a peut-être rendu l’âme. L’hiver pointe le bout de son nez. Commence alors le dialogue lancinant des tronçonneuses. Il durera toute la froide saison, ponctué de temps à autre par le sifflement du câble ou le bourdonnement de l’hélicoptère. Les plantes abattues par les bûcherons rejoignent la route. Bois de feu, bois de construction ou bois de résonance en devenir, elles seront transportées vers des scieries ou chez des particuliers.

Et tombe, tombe la neige… son blanc manteau recouvre les pentes. Des skieurs chaussent leurs skis de randonnée. D’autres rejoignent les pistes pour leur plaisir ou pour donner des cours particuliers à des touristes. Le soir, il y a répétition du chœur, de la fanfare ou entraînement de hockey sur glace. On tricote devant la télévision, on lit ou on découpe du papier.

1 Remuage : transhumance ; déplacement saisonnier des paysans et de leurs bêtes entre plusieurs propriétés, alpages situés à des altitudes différentes et ce afin d’utiliser au mieux l’herbage au fil de la saison.

2 À-premier : situé à moyenne altitude, c’est le premier pâturage utilisé au printemps et le dernier en automne. Il est aussi parfois appelé basse montagne, selon les régions.

Nicolas Gachet, Le Château et Vallée de Rougemont contre le Nord, 1793, 35 x 60 cm, Musée du Pays-d’Enhaut.

RETOUR AUX SOURCES

Il est une région, au cœur des Préalpes vaudoises qui, malgré tout, vit et respire encore au rythme de la nature et des saisons : le Pays-d’Enhaut. Attachés à leurs traditions, ses habitants les perpétuent et les font petit à petit évoluer, dans la mesure du possible en harmonie avec leur mode de vie. C’est ce quotidien montagnard que Johann Jakob Hauswirth a découpé du bout de ses ciseaux, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sans le savoir, il avait alors donné naissance à un genre nouveau qui, bien des années plus tard, serait considéré comme le découpage traditionnel suisse. Après lui, fascinés par ses découpures et ses tableaux, d’autres s’y sont mis : à Rougemont, Louis Saugy ; au Saanenland, Christian Schwizgebel ; au Simmental, David Regez, pour n’en nommer que quelques-uns.

La tentation est grande de penser que le découpage est originaire du Pays-d’Enhaut. C’est oublier que cet art populaire local s’inscrit dans l’histoire bien plus large d’un art né, sans doute en Chine, avec la fabrication du papier. Arrivé en Europe vers la fin du XVe siècle, il y prend son essor durant le XVIIe siècle.

Pays-Bas, Belgique, Espagne, Allemagne, France… En Suisse, comme dans le reste du continent entre le XVII e et le XIX e siècle, dans les couvents, les religieuses cisèlent des œuvres d’une incroyable finesse, les canivets. Le XVIII e siècle verra se développer la mode du portrait à la silhouette, qui remplace le portrait peint, plus onéreux. Puis, vers le tournant du siècle, sur les traces de Jean Huber, naîtra l’École de Genève… Au travers des âges, le découpage s’est acculturé, prenant diverses formes, selon les lieux, les cultures, les époques. Parfois très populaire, il lui arrive par périodes de se tapir dans le secret des chaumières, avant de réapparaître.

Aujourd’hui, le monde du papier découpé est multiple. Les découpeuses et découpeurs, le Musée du Pays-d’Enhaut et l’Association suisse du papier découpé, fondée en 1986, ont joué et jouent encore un rôle non négligeable dans le développement de cet art aux mille et une facettes. C’est que le découpage, ce sont avant tout des gens, des rencontres ; une histoire de vies, de passion, que nous allons découvrir.

Johann Jakob Hauswirth, 14,4 x 8 cm, collection privée.
Armoire peinte du Simmental de 1811, mentionnnant Johannes Bach, Katarina Hauswirth et leurs cinq enfants, Musée du Pays-d’Enhaut.

LE MUSÉE

LES ARTISTES PRÉCURSEURS

JOHANN  JAKOB  HAUSWIRTH

(1809-1871)

Au début du XX e siècle, Constant Delachaux est médecin à Château-d’Œx. Le rôle qu’il y joue surpassera sans conteste celui d’un praticien ordinaire, car il fera partie des fondateurs du Musée du Pays-d’Enhaut. De par son statut, il offre l’opportunité à son frère Théodore, ethnographe et peintre réputé, d’entrer dans bon nombre de maisons, lors de ses séjours dans la région. Ce dernier a alors le regard attiré par des « tableaux en découpures de papiers de couleurs », disposés en bonne place dans presque chaque foyer. Il leur trouve un tel air de parenté qu’il en conclut qu’ils sont de la même main et mène l’enquête. C’est ainsi qu’on lui ra-

conte un personnage déjà presque légendaire à l’époque, le Grand des Marques.

En ce temps-là, les riches étrangers s’intéressent à acquérir ses découpages, afin de les ramener chez eux. Constant, et son beau-frère le Dr Brustlein, soucieux de préserver un patrimoine à nul autre pareil, entreprennent de le sauver. Ils font donc savoir que, si un étranger désire acheter un tableau, ils en offrent systématiquement cinq francs de plus. Ils deviennent ainsi de grands collectionneurs d’œuvres du Grand des Marques qui, grâce à eux, restent au pays.

Johann Jakob Hauswirth, collection Yann Guyonvarc’h.

Le Grand des Marques, c’est son surnom. Il était grand ; on l’appelait aussi le Grand Fleitsch. Si l’on en croit les gamins dans la rue qui, à son passage, criaient Trebocons ! (trois morceaux), sans doute était-il courbé ou devait-il se plier pour franchir les seuils. Il travaillait comme journalier, chez les paysans de la vallée. Le soir, à la veillée, il sortait papier et ciseaux et créait des découpures qu’il offrait à ses hôtes. Tels des signets, on les utilisait comme « marques » dans des bibles ou des psautiers… d’où son premier surnom. Les gens se souviennent de ses mains, énormes : il avait dû munir sa paire de petits ciseaux de grandes boucles de fil de fer. Il pouvait ainsi y passer les doigts et découper. Parfois, il s’engageait comme bûcheron ou comme charbonnier, derrière Rodomont, la montagne au nord de Rougemont. La fin de sa vie, il l’a passée dans une cabane qu’il s’était construite entre Château-d’Œx et L’Etivaz, dans les gorges du Pissot. C’est là qu’il a composé des tableaux, avec des papiers multicolores, découpés et collés ; le 31 mars 1871, il y est mort. Il était né à Saanen, en 1809. De son vrai nom Johann Jakob Hauswirth, nommé également, suivant les sources, Jean-Jacob ou Jean-Jacques.

Vers le milieu du siècle, Christian Rubi, en « infatigable sourcier de l’art populaire », s’intéresse à l’art du papier découpé et part sur les traces de Hauswirth. Il interroge les personnes qui ont pu le connaître ou entendre parler de lui. Les gens du Simmental se souviennent d’un très jeune Hauswirth qui avait vécu dans une ferme au-dessus de Garstatt, dans la commune de Boltigen. Là, auf dem Flühli, chez un paysan, il travaillait contre de la nourriture. Il aurait découpé et serait revenu souvent par la suite. Rien ne permet cependant de dire avec certitude s’il s’agit de Johann Jakob ou d’un autre Hauswirth. Si semblables et si différentes, les œuvres de Hauswirth du Simmental et celles du Pays-d’Enhaut laissent, aujourd’hui encore, planer le mystère…

Hormis ses actes de décès et de naissance, on n’a en effet aucune certitude en ce qui concerne la vie de Johann Jakob Hauswirth, si ce n’est qu’il a découpé. Tout ce que l’on sait est le fruit de souvenirs racontés, encore, et encore : le presque légendaire Grand des Marques a fini par entrer dans la légende.

Johann Jakob Hauswirth, collection Yann Guyonvarc’h.

Chez ses hôtes ou dans sa cabane, il découpait et réalisait des compositions multicolores. Récupérant les emballages de cornets de caramels, utilisant des morceaux de tapisseries fleuries pour en faire des bordures… il racontait son quotidien : la montée à l’alpage, la fête au village, la nature. Il y introduisait des éléments décoratifs traditionnels et, de son imagination débordante, composait mille assemblages. En fin d’hiver, à l’heure où les routes redevenaient praticables, il se mettait en chemin, parcourait la vallée pour échanger ses créations contre quelques sous. Il lui arrivait d’aller jusqu’à Wimmis dans le Bas-Simmental, ou aux Ormonts.

Dans ses marques symétriques, de papier noir ou coloré, subtilement équilibrées, les animaux sauvages et les arbres côtoient de fines décorations. Au centre de bon nombre d’œuvres, de superbes bouquets, aux fleurs toutes plus élaborées les unes que les autres, laissent éclater la joie. Ils avoisinent des cœurs tout en harmonie. Dans ses tableaux, quittant la symétrie des débuts, il semble avoir assez rapidement introduit des éléments différents à gauche et à droite. Puis, dans les montées à l’alpage, il a placé des chemins continus, serpentant d’un côté à l’autre. L’on y trouve parfois une date, et des initiales, très probablement celles de leur propriétaire.

Une grande fleur pour dire un jardin ; des sapins alignés, tous semblables, pour représenter la forêt ; des vaches identiques, à la queue leu leu, pour illustrer la montée à l’alpage… sans oublier les clédars, les portails qui, d’une composition à l’autre, incitent le curieux à se demander ce qu’ils cachent… Ses découpages, aux éléments immuables, ont une grande force symbolique. Certains, osant une lecture spirituelle, y perçoivent un parcours d’élévation de l’âme : de la vallée, en bas, jusqu’à l’alpage, en haut, en passant par les lacets et l’effort de la montée…

Johann Jakob Hauswirth était quasi illettré. Cependant, aucun trait de crayon derrière ses réalisations, même les plus complexes ; il devait jouir d’une fabuleuse capacité de visualisation. Ses œuvres, jouant sur la symétrie et la répétition, dégagent une force incomparable. Inlassablement, elles touchent le cœur des humains, racontent des émotions, des sensations. Vis-à-vis, partenaire, l’artiste nous entraîne dans la magie, jusqu’aux tréfonds de son âme. Nombreux sont celles et ceux qui, à sa suite, ont saisi papier et ciseaux pour créer à leur tour ; nombreux seront-ils certainement encore à découper et illustrer leurs paysages intérieurs, à la recherche, à la rencontre de leur propre génie.

Johann Jakob Hauswirth, 1856, 31 x 22,5 cm, donation du Château de Rougemont, Musée du Pays-d’Enhaut.

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