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1 | Rencontre avec les Indiens wayana
Le premier voyage commence par le bruit d’hélices, celui d’un petit Twin Otter, et la découverte de la canopée qui semble infinie. Je pars pour retrouver un Indien qui a bercé les récits de mon enfance et maintenant, sous mes yeux, une forêt infinie s’offre à perte de vue. Depuis près d’une heure, les hélices de l’avion moulinent laborieusement un air saturé d’humidité ; face à nous, de gros nuages semblent s’amonceler de manière menaçante. Le pilote s’adresse aux rares passagers en plaisantant : « Soit on passe au travers des nuages et ce sera la lessiveuse, soit on contourne les nuages et nous n’aurons plus assez d’essence pour arriver à destination ! » Heureusement, cet avion à hélices, le vieux et légendaire DHC-6 Twin Otter, est un 4x4 des airs, qui va là où peu osent se risquer. Pas très élégant ni particulièrement confortable, en revanche c’est un engin increvable. Mais vu son état, il aurait mérité depuis longtemps de prendre sa retraite. Un petit coup de manche et l’appareil perd de l’altitude puis entre dans le ventre du gros nuage. En traversant la colonne d’air, l’avion fait des sauts. Les quelques passagers accrochent leur ceinture, alternance de hauts et de bas, tandis que des éclairs créent les sons et lumières. Le brouillard devient dense et la pluie frappe à grosses gouttes contre les vitres, nous n’avons plus de visibilité et soudain, comme par enchantement, le voile sombre se déchire. Nous découvrons à nouveau la forêt vierge qui nous tend les bras avec des arbres à perte de vue. Bienvenue en Amazonie.
L’avion nous dépose sans encombre sur une piste d’atterrissage de fortune, une petite bande de terre défrichée au cœur de la jungle guyanaise. Je découvre Maripasoula, ville qui tire son nom d’une sorte de palmier, le maripa, et du nom de soula qui signifie « un saut dans le fleuve ». Un bled perdu qui s’étend sur plus de 18 000 km2, avec seulement 3500 habitants à l’époque2. Petite ville typique d’Amazonie avec ses rues en terre battue, ses baraques en bois, ses toits en tôle et bâches en plastique où de nombreuses ethnies se côtoient – Amérindiens wayana et émérillon-teko, Noirs marrons, rastas, créoles, Brésiliens et bien sûr des métropolitains français. Incroyable mosaïque culturelle héritée de la longue histoire liée aux différentes migrations, un bout de France inclassable, paradis pour sa faune et sa flore. Une région où les Indiens sont en principe protégés.
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2 Elle en compte actuellement environ 12 000.
Mais cette zone amérindienne réservée n’est plus une réglementation respectée depuis qu’un chercheur d’or est revenu avec 1,5 kg de ce métal jaune. Un endroit du monde qui est rapidement devenu la plaque tournante de toutes les convoitises et de tous les trafics. Les tensions ne cessent de s’aggraver et valent à cette région une triste notoriété, celle d’une sorte de Far West sur le fleuve Maroni. Un fleuve qui, lui, est sublime, majestueux, véritable artère de vie pour les populations qui peuplent ses berges, car ici seules les pirogues sont les moyens de circulation. Son lit est parfois comparable à un lac et peut aussi se transformer en labyrinthe de rocs avec ses 520 kilomètres de longueur, près de 150 passages dangereux, des rapides qui forment des sauts par l’affleurement de filons de roche volcanique. Un cours d’eau qui change de nom selon les territoires qu’il traverse.
À Maripasoula, on regarde les étrangers avec méfiance, il faut une bonne raison pour venir dans ce no man’s land coincé entre le Surinam et le Brésil. Ce voyage me renvoie avant tout à mon enfance, à mes six ans. À mon apprentissage de la lecture en ce temps où j’allais dans une bibliothèque de quartier, pour chercher des livres d’aventure. Le vendredi soir, c’était pour moi le temps d’arpenter les allées de cette salle de lecture dans les sous-sols d’une école. Et c’est là que j’ai découvert un livre illustré avec de nombreuses photographies en noir-blanc, Parana le petit Indien, écrit par Dominique Darbois et Francis Mazières, édité par Fernand Nathan. C’était le premier livre d’une collection destinée aux jeunes enfants, avec de magnifiques images. Je me souviens encore des photos de ce petit Indien du même âge que moi et des premiers mots de ce texte qui a bercé ma jeunesse : « Loin très loin là-bas, il y a une grande terre que l’on appelle l’Amazonie. C’est le pays de la forêt vierge avec des arbres si hauts que l’on ne voit jamais le soleil. »
En 2004, les 2000 Indiens wayana sont localisés entre trois États souverains : la France, le Surinam, le Brésil, et près d’un millier vivent sur ce territoire français. La majorité des résidents sont des Aluku ou des Boni, une population bushinengué appelée aussi « Noirs marrons », le nom donné aux Noirs de la forêt issus des descendants d’esclaves africains évadés des plantations néerlandaises au XVIIe siècle. Située à l’ouest de la Guyane, cette région est accessible uniquement par les airs ou par les cours d’eau.
Je me souviens que lorsque j’ai esquissé ce projet un peu fou de retrouver Parana, j’ai commencé par contacter Dominique Darbois à Paris. Au téléphone, j’ai demandé de parler à Monsieur Dominique Darbois et une voix très sèche m’a répondu : « Dominique Darbois c’est une femme ». Notre rencontre à Paris s’est mieux passée ; quand je l’ai retrouvée dans son appartement, c’était une femme de petite taille, pétillante, la voix ferme et la cigarette aux lèvres, qui allait vers ses 85 ans, mais avait gardé toute sa verve et son ironie. Une grande photographe qui avait eu une vie mouvementée après la Shoah, faite essentiellement d’expéditions autour du monde et d’engagement politique. Elle avait séjourné dans les années 50 en Guyane et en Amazonie, d’où elle avait rapporté plusieurs livres avant de photographier les enfants du monde entier. Elle m’a évoqué que c’était après s’être égarée sur le fleuve Maroni qu’elle avait rejoint une tribu d’Amérindiens wayana à Opoya-Yanamale. Elle était restée partager leur vie pendant plusieurs semaines, se mélangeant discrètement à leur quotidien. Dominique Darbois a photographié ces Indiens avec passion, mais celui qui avait capté avant tout son attention, c’était un petit garçon de six ans. Le petit Parana, qui allait devenir le héros du premier titre de cette collection des enfants du monde. Puis elle a enchaîné les voyages, parcourant la planète toujours avec son appareil Rolleiflex à la main. Elle m’a confié qu’avec cette caméra on ne vise pas, on regarde seulement, puis on déclenche pour fixer l’instant choisi. Pour donner suite à cet échange, elle m’a offert une série de tirages photographiques originaux de cette époque et donné l’adresse d’un village, Taluwen. Selon ses dernières informations, Parana Opoya-Yanamale devait être toujours vivant et avoir dans les soixante ans. Pour Dominique, notre rencontre était assez émouvante parce que, plus de cinquante ans après elle, quelqu’un allait marcher sur ses traces pour retrouver ces Indiens qu’elle n’avait jamais plus revus.
À Maripasoula, je ne reconnais pas les paysages évoqués par mes prédécesseurs, je marche le long d’un fleuve où des papiers et des sacs en plastique s’accumulent et s’incrustent dans les buissons. Sur la berge se tient un très haut arbre massif, il se dresse seul comme un totem emblématique. Son nom vernaculaire est le « fromager », symbole de la puissance de la nature. C’est l’arbre sacré des Indiens Wayampi qui désigne l’échelle qui permet à l’apprenti chamane d’accéder au monde des esprits. Je passe au poste de police car au-delà de ce village, c’est la limite de la zone réservée au sud de laquelle il est normalement interdit d’aller sans autorisation préfectorale ; toutefois ici plus rien ne semble normal. Une dérogation m’est accordée en raison de mon statut de cinéaste et la présentation d’une vieille carte de visite de la télévision suisse. Officiellement, c’est pour préparer un nouveau film que je suis là, un peu perdu au sud de la Guyane et cette frontière floue avec le Surinam.
Près du débarcadère, des dizaines de fûts de carburant attendent leurs clients. Une population bigarrée s’active mais les maîtres du fleuve, ce sont avant tout les Indiens wayana et les Boni. Eux seuls connaissent les courants et les obstacles qui ponctuent son cours. Au bord de ce fleuve, je rencontre deux « takaristes », des navigateurs hors pair wayana. Ils chargent du matériel et des fûts sur une longue pirogue en bois. Paco et Wade sont sur le départ car ils doivent transporter du matériel et de l’essence, ils parlent wayana, français et taki-taki, une langue créole de la Guyane néerlandaise. Après une discussion et une brève négociation, ils acceptent de me prendre comme passager pour aller en terre indigène. Wade travaille comme piroguier depuis de nombreuses années et Paco s’est occupé de la construction d’une piste d’aviation dans le village d’Anapaïke sur la rive du Surinam. Ici tout tourne autour du ravitaillement en carburant, Paco doit livrer des fûts d’essence sur le trajet et pour cent euros, ils acceptent de me prendre comme passager et me guider jusqu’aux villages amérindiens. Tel est le mode de ce voyage, partir avec eux sans savoir où dormir, me pliant au caprice de mon intuition.
La pirogue file à vive allure sur le fleuve Maroni. Tout autour de nous, une végétation dense avec des arbres qui se couchent dans l’eau du fleuve. Ici le vert domine, nous sommes à la fin de la saison des pluies. Le niveau du fleuve est haut et l’embarcation peut facilement éviter les rochers qui parfois rendent le passage difficile. Qu’est-ce qui m’a pris de partir seul pour ce premier voyage en Amazonie et de me retrouver en compagnie de Paco et Wade, les deux seuls Indiens disponibles pour m’amener au-delà de cette zone réservée, d’entrer dans le pays des Indiens wayana ? Parti sur un coup de tête, j’ai le sentiment de me trouver coincé entre deux pans de forêts et un labyrinthe de cours d’eau, dans une région où il n’y a pas d’horizontalité, mais avant tout une verticalité offerte par tous les grands arbres qui nous dominent. Cette vaste forêt est un véritable royaume de biodiversité avec plus de 1500 espèces d’arbres recensés, partie émergée d’un iceberg qui rivalise avec les plantes épiphytes, les fougères, les lichens, les mousses et les lianes.
L’essence, Paco et Wade vont la chercher de l’autre côté du fleuve au village de New Albina qui vient de se développer. Une sorte de comptoir géant où l’on trouve presque tout et à des prix défiant toute concurrence, car issu de la contrebande au Surinam. Pendant qu’ils chargent de gros fûts d’essence, je m’interroge sur cette situation où je me retrouve avec deux Indiens qui sont des trafiquants. J’aurais peut-être dû me méfier et être plus prudent en découvrant le T-shirt que porte Paco et qui a pour illustration le personnage de Scarface. Assez volubile et déjà alcoolisé, il me raconte qu’il aime Al Pacino, les films policiers et le kung-fu mais aussi le rap. Il a vu des dizaines de fois le film de Brian de Palma et il l’adore. Je me retrouve sur ce fleuve assis entre des barils de 200 litres d’essence, au gré des chargements et déchargements du fret, réalisant que le temps n’a pas la même importance qu’en métropole. De toute façon, je ne suis pas pressé et personne ne m’attend. Rêveur, je me rappelle cette phrase qui ouvre le livre Tristes Tropiques, « je hais les voyages et les explorateurs… » Ces célèbres paroles de Claude Lévi-Strauss expliquent que ce qui compte dans un voyage, ce n’est pas le côté touristique, ce n’est pas un but en soi mais un moyen qui nous apporte connaissances, informations et peut aussi nous transformer. Sur le cours du fleuve Maroni, je perds mes repères et je me laisse émerveiller par la nature luxuriante qui s’offre à nous. Nous sommes plongés constamment dans un océan vert, celui qui a fait rêver les nombreux voyageurs qui m’ont précédé. De Francisco de Orellana qui voyait partout dans la jungle des Amazones, à Sir Raleigh qui recherchait désespérément le fameux Eldorado, voire William Fawcett qui, lui, imaginait avoir localisé non loin de là la fameuse cité Z. Cette vaste jungle est avant tout un continent végétal qui suscite une fascination et nous renvoie peut-être à notre part sauvage, nous permettant de croire que la vie peut être autre chose.
Soudain je me sens pris d’un étrange sentiment de solitude, je suis ici avec un vieux livre et quelques tirages photographiques du passé. Quel est le sens de cette quête au milieu d’un monde que je ne connais pas ? Rien dans mon entourage ou ma famille ne me prédestinait à partir pour une telle destination. Pourquoi venir dans cette partie du monde qui a si mauvaise réputation ? Une manière de concrétiser tardivement un rêve ou peut-être la faute d’une lecture de jeunesse qui m’a donné le goût du voyage ? Les livres ont-ils ce pouvoir de créer un appel de l’ailleurs, de bousculer le tracé d’une vie ? Je ne le sais pas encore, mais je ne suis qu’au début d’une aventure qui va transformer le cours de ma vie. Voyageant avec cette pensée chinoise qui m’accompagne toujours et m’oblige souvent à relativiser les choses, « pour pouvoir contempler un arc-en-ciel, il faut d’abord endurer la pluie ».
Vaccin contre la fièvre jaune, prophylaxie contre la malaria, carte de crédit, des tirages argentiques des images du passé, un appareil photo, un millier d’euros en petites coupures, sac à dos étanche, hamac en microfibres et billet d’avion aller-retour Genève-CayenneMaripasoula. Ce départ s’est organisé très rapidement, avec pour objectif de retrouver un village amérindien. Guidé par le nom de Taluwen, griffonné d’une écriture hésitante par Dominique Darbois au dos d’une ancienne photographie.
En Guyane, seule la navigation sur les fleuves permet de circuler sur ce vaste territoire sans rencontrer les obstacles que sont les plus grands arbres de la planète. Notre pirogue s’engage à vive allure entre différents sauts et rochers. Paco doit régulièrement évacuer avec une tasse l’eau qui entre dans la pirogue, cette longue pirogue fabriquée selon les modèles ancestraux, qui n’est qu’un tronc évidé puis brûlé pour le solidifier. Comme l’eau continue d’entrer, Paco me demande aussi de l’aider. Combien de temps avons-nous pu continuer à maintenir cette allure sous une chaleur moite ? Je n’en sais rien car ici le temps ne compte plus, nous avançons au gré de la puissance du petit moteur.
Au coucher du soleil, la dispersion de la lumière à travers un voile d’humidité teinte le ciel de couleurs étranges et les derniers rayons de lumière enflamment la cime des arbres. Pour Paco, son objectif est d’arriver au village de Taluwen avant la tombée de la nuit, mais avant il doit encore livrer ses barils d’essence. Nous nous arrêtons à Anapaïke, son village d’origine sur la rive du Surinam, qui se trouve être aussi un lieu de passage incontournable pour les orpailleurs brésiliens. Au bord du débarcadère, il y a une échoppe tenue par deux Chinois. Cette halte est pour lui l’occasion de décharger quatre tonneaux et d’acheter de la nourriture. Paco veut que je lui offre de la bière, je lui fais remarquer qu’il est légalement interdit pour un étranger de consommer de l’alcool avec les Amérindiens, ce qui le fait bien rire et l’amuse beaucoup. Depuis longtemps plus personne ne respecte cette interdiction. Paco achète aux Chinois plusieurs packs de bière. Ici tout est aussi cher qu’à Paris et les marchands abusent des marges. Tous les villages sur le Maroni se ressemblent : des carbets3 fragiles, des constructions de bois sur pilotis, quelques planches avec des toits de palme ou de tôle rouillée sous lesquelles se balancent des hamacs. Souvent sans murs, pour faciliter la ventilation qui chasse les moustiques et les insectes.
La pirogue reprend son chemin sur le fleuve, assis sur des fûts, je pense à ceux qui m’ont précédé dans cette région. Amazonie, c’est le nom que Francisco de Orellana, navigateur et explorateur espagnol, nous a donné. Il participait avec Francisco Pizarro à l’assujettissement et à la conquête de nouveaux territoires. Orellana, chargé de chercher des vivres aux confins d’un fleuve, rencontra des femmes guerrières qui utilisaient des arcs pour combattre les intrus. Ces femmes farouches, des Indiennes tapuya, furent qualifiées alors d’Amazones, femmes libres et téméraires, par comparaison avec les héroïnes courageuses de la mythologie grecque. Elles ont aussi donné naissance à des séries de gravures représentant leur puissance et leur cruauté, images qui vont forger la légende de ces guerrières dites cannibales, qui ne laissaient aucune chance à leurs ennemis. Images qui vont circuler, donnant leur nom à cette région du monde et à son fleuve principal.
Sans crier gare sous les tropiques, la nuit tombe d’un coup sur le fleuve. Paco et Wade allument leurs lampes de poche pour éclairer les derniers rochers et passer les sauts qui doivent encore être franchis. Soudain, comme des mastodontes debout au milieu du fleuve, se dressent trois gigantesques rochers aux formes rondes et polies par le temps. Ces rochers tels des sculptures annoncent l’arrivée au village de Twenke, la porte du territoire des Indiens. La pirogue continue sa course, se frayant un chemin au milieu du fleuve telle une luciole qui fuit la fin du jour. Assis sur la banquette avant, Paco est concentré, aux aguets des derniers obstacles éventuels. Bercé par le ronronnement monotone du moteur, entre songe et réalité, la fatigue me gagne. Une vingtaine de minutes plus tard, nous arrivons en pleine nuit à notre destination, Taluwen.
3 Carbet : abri de bois sans murs typique des cultures amérindiennes.
Le village n’apparaît pas tout de suite dans l’obscurité, les hautes berges surplombent quelques vieilles pirogues échouées. Paco arrête la sienne contre des rochers et un arbre effondré qui fait office de débarcadère sommaire. Il m’aide à décharger mon grand sac à dos et avec l’aide de Wade, ils déposent mes affaires sous une sorte de grande hutte au toit de paille, c’est le carbet des visiteurs. Ils me proposent de m’installer là avec mon hamac dans cet abri de bois typique et sans murs. À l’évidence, nous ne sommes pas attendus, personne ne vient à notre rencontre. Paco demande ses cent euros et me souhaite bonne nuit, me laissant seul, avec deux canettes de bière en guise de consolation.
En pleine nuit, abandonné à mon sort dans ce village tant convoité, je vois quelques chiens venir vers moi en quête de nourriture ou d’affection. Au loin brillent quelques feux qui indiquent les foyers disséminés du village. Mon hamac est solidement attaché entre deux grosses poutres et en levant la tête, je peux apercevoir des chenilles, poissons, tortues peints sur le ciel de la case. Un disque circulaire ferme en clé de voûte le centre du toit où sont représentés des motifs aux couleurs vives. Il paraît qu’il ne faut pas regarder trop longtemps ces animaux, car ces monstres peuvent s’animer et nous dévorer. Je descends du hamac et tente une petite balade de découverte des environs pour m’approcher des habitations. Des chiens effrayés par l’intrus que je suis se regroupent pour défendre leur territoire et m’en chasser. Je ne m’étais pas imaginé passer seul ma première nuit dans le village wayana, gardé par des chiens et des animaux échappés des mythologies. J’ai de la peine à m’endormir et me réveille à plusieurs reprises. L’air est lourd et il n’y a aucun vent pour faire frémir mon hamac. Au milieu de la nuit, j’ai l’impression d’être projeté dans les pages du livre qui a marqué mon enfance, couché pour la première fois dans un hamac au cœur d’un village d’Amazonie. Les figures zoomorphes peintes sous le toit semblent surveiller l’étranger de passage que je suis.
Aux premières lueurs de l’aube, je suis réveillé par le chant des coqs qui secoue l’aurore. J’émerge de mon hamac trempé d’humidité et plein de courbatures, je ne peux pas dire que j’ai passé une bonne nuit. Les cris des coqs retentissent pour me rappeler qu’il est temps de retrouver l’Indien Parana et de lui expliquer les raisons de mon voyage, esquisser ce projet de réaliser un film sur lui et les siens. Je suis transi par le froid de la rosée matinale, à quarante ans n’est-ce pas trop tard pour tenter de telles aventures ? Cette première nuit en Amazonie est-elle vraiment la préface qui redonne un sens à ma vie ? En acceptant d’aller à la rencontre de l’inconnu et de ces Indiens, je sais que plus rien ne sera comme avant. Le destin, il faut souvent le bousculer, provoquer les événements pour que les rêves puissent se réaliser. Je m’interroge : suis-je au bon endroit et au bon moment ? Je ne sais plus si j’ai anticipé les décisions justes en m’appuyant sur mon intuition.
Un petit groupe d’enfants se tient à distance, observant le visiteur encore couché dans son étrange hamac en plastique et microfibre. Ce n’est pas le meilleur choix, ce hamac high-tech d’explorateur en forme de banane, acheté dans un magasin spécialisé pour aventuriers à Genève. Je réalise que l’homme occidental n’a pas compris grand-chose et que le coton traditionnel reste encore la meilleure des matières sous les tropiques. J’entends les rires des enfants tandis que j’essaie de sortir laborieusement de ma couchette plastifiée. Sur pied, je sors ma trousse de toilette et me dirige vers le bord du fleuve. Des membres de la communauté sont déjà là, à faire des ablutions matinales dans les eaux frémissantes. Avec mon linge de bain, ma savonnette, ma brosse à dents et ma peau blanche, j’ai l’impression d’être en décalage et le centre de toutes les attentions. Je dis bonjour mais je ne reçois pas de réponse en retour, je ne suis qu’un étranger de passage. Bien qu’ils aient aussi subi l’influence du monde occidental, leur identité et leur mode de vie ont fondamentalement peu changé. Certains d’entre eux portent encore le kalimbé, ce fameux pagne rouge vif qui ressort dans le vert de la forêt qui les entoure. Ils vivent essentiellement de pêche, de chasse et de la culture du manioc dans des abatis, toutefois l’arc a été remplacé par le fusil Winchester et l’hameçon par les filets synthétiques. Les sourires sont communicatifs et je commence à me sentir bien dans ce village.
À Genève, personne ne m’a cru quand j’avais évoqué l’idée de partir pour l’Amazonie pour aller retrouver les Wayana, ces derniers