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Sous surveillance

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DorothĂŠe Lizion

Sous surveillance

Thriller

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Éditions Les Nouveaux Auteurs 14, rue d’Orchampt. 75018 Paris www.lesnouveauxauteurs.com

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Copyright © 2014 Éditions Les Nouveaux Auteurs – Prisma Presse Tous droits réservés ISBN : 978-2-8195-04009

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Ă€ Clo,

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Prologue

Une mare d’eau boueuse… Un putain de liquide stagnant avec une quantité indénombrable de dépôts en putréfaction. Voilà à quoi ressemblait le café de Valène ce matin. Elle regardait cette liqueur noirâtre sans reflet ni odeur, la huma avec dégoût, y trempa ses lèvres, puis la reposa aussi sec dans sa coupelle. Elle avait pensé appeler Étienne pour lui demander quel mauvais sort il avait bien pu jeter à sa machine à café, mais, à cette heure aurorale, le garçon n’avait pas un seul moment de répit. Il tournoyait entre les petites tables rondes, une main fixée sous un plateau bondé de tasses vides, et l’autre libre de tous mouvements, des mouvements incessants de doigts et de poignets. Il y avait trop de monde ce matin, les gens n’arrêtaient plus d’affluer, des gens de tous genres venant de toutes directions qui bougeaient et parlaient trop, bien trop oui, et pourtant, pas plus que de coutume. Le Bacchus, bistrot des lève-tôt et des lève-tard, jouissait d’un très bon emplacement dans la rue la plus commerçante du centre-ville, face à la petite place fleurie qui se noircissait peu à peu de passants. À neuf heures, l’heure de pointe, la plupart des commerçants et bureaucrates retrouvaient leur collègue autour d’un petit crème avant de partir au boulot. En somme, 9

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rien d’étonnant. Néanmoins, tout paressait insolite à Valène, comme par exemple son café. Elle n’osait pas le goûter… Parce que, chose étrange, lorsqu’elle fixait son regard dessus, elle distinguait parfaitement toutes les petites molécules instables, propres au fluide, se cogner contre sa tasse, ainsi que la multitude de fines gouttelettes voltiger au-dessus du liquide brûlant. Elle voyait tout cela si profondément, avec une facilité si déconcertante, qu’elle en avait la nausée. Étienne lui communiqua un clin d’œil lorsqu’il rejoignit le bar, mais Valène eut à peine la force d’esquisser un sourire. Elle devait avoir une mine affreuse. Certes, la soirée s’était prolongée tard dans la nuit avec de nombreuses exhibitions de danse, la musique plein les oreilles et, il fallait bien le dire, sans modération d’alcool. Mais en général elle récupérait plutôt vite les lendemains de fête. Et même si la fatigue lui donnait parfois vertiges et frissons, elle parvenait à faire sa journée à peu près normalement. « Normalement », le terme convenait bien. Car ici, sur cette terrasse comble, cette chaise bancale, et devant ce café infâme… rien ne semblait normal. Et ce mal de crâne qui ne voulait pas la quitter, ces fourmillements qui envahissaient chaque parcelle de son corps, cette nausée incessante et ce goût amer qui engluait ses papilles, tout son être changeait. Ou bien… étaient-ce les autres ? Elle ne savait plus, ne comprenait plus. Les bras ballants, avachie sur le dossier de sa chaise, elle scrutait le monde qui l’entourait comme s’il était nouveau. L’homme chauve, assis près de la rambarde, offrait une apparence très distinguée avec ce beau costume bleu marine, ces chaussures beiges bien vernies et ce petit foulard nacré proprement noué sous un col de chemise impeccable. Pourtant, Valène ne voyait que ce petit jus 10

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brunâtre et mousseux qui refluait sans cesse au coin de ses lèvres, un yo-yo de bave caféinée aux allers-retours rythmés par les gorgées. Avec une moue d’écœurement, elle détourna les yeux pour les fixer sur une femme âgée, assise à deux tables sur sa droite. La vieille se baissait exagérément sur son chocolat chaud pour soulager son bras que, semblait-il, elle n’arrivait plus à lever. Coquette, elle avait pris soin de se poudrer le visage avant de sortir. Cela dit, Valène ne put s’empêcher de voir tous les points noirs moucheter son menton et les ailes de son nez ; chaque poil, aussi dru que ceux d’une barbe de marin, jaillir de ses narines en tous sens ; et, au comble de l’horreur, ce furoncle sur la pommette gauche qui ne demandait plus qu’à dévoiler toute sa purulence. De ses mains tremblantes, Valène agrippa les accoudoirs de sa chaise et ferma brusquement les yeux, essayant de maîtriser à la fois une forte douleur frontale et un hautle-cœur. « Mais que m’arrive-t-il ? » Toujours cette même question, qu’elle avait dû se poser un bon millier de fois… et dont, d’ailleurs, elle ne souhaitait pas recevoir de réponse. Car elle savait depuis longtemps que ces maux de tête n’avaient rien d’anodin. Elle savait au plus profond d’elle-même qu’une chose terrible se tramait quelque part dans son cerveau, une chose malsaine… Oui, elle savait qu’elle allait mourir.

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« La crainte de la mort n’est souvent qu’un masque posé sur celle,plus véritable, de la douleur. » Michel de Montaigne, essais, Livre premier, chap. XIV.

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P remière pa r t i e U n e Êt ran g e rag e d e v i v re

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Un

Le mont Ventoux, vent à 60 km/h. — Elle est cinglée cette fille ! C’est n’importe quoi ! Dimitri renaudait tout en donnant des coups de pied dans les massifs de genêts, sans quitter des yeux le col de la montagne. — Elle sait ce qu’elle fait, t’en fais pas, répondit sereinement Camil qui scrutait le même endroit que son ami mais à l’aide de jumelles. — Non mais tu t’écoutes quand tu parles ? Je te rappelle qu’elle veut voler par un vent de force 7 ! — Calme-toi Dim. No stress ! intervint Émilie qui venait d’étendre son long corps fuselé sur les herbes sèches. Fais comme moi, profite ! — C’est pas croyable ! Désolé Émi, mais j’ai pas la tête à faire bronzette. Cette folle va faire une belle connerie làhaut, et sous nos yeux ! — Je te rappelle que c’est pour toi qu’elle fait ça ! — Ouais, bah, sans mon accord en tout cas. Le centre d’intérêt des trois jeunes gens, à cet instant, était Valène Daran, leur amie de promo qui venait de se jeter du mont Ventoux avec son aile de parapente dans le dessein de prendre en photo la stèle du coureur anglais Tom Simpson décédé en 1967 au « Juge de paix », une 17

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étape du Tour de France. La jeune fille comptait donner les meilleures chances à Dimitri afin qu’il triomphe à un concours de photographie. Car à l’occasion d’un numéro spécial du journal L’équipe, le rédacteur en chef avait proposé ce challenge pour les jeunes sortant de l’école de journalisme, leur donnant ipso facto une chance de côtoyer des professionnels du cyclisme. Après avoir avidement critiqué les photos que Dimitri avait saisies ce matin même à partir de la terre ferme, comme du reste la plupart des autres concurrents, puis certifié qu’elles ne lui rapporteraient que l’estime des juges et sûrement pas le premier prix, Valène avait pris l’initiative de prendre plusieurs clichés à sa manière. — Je la vois ! s’écria soudain Camil, les jumelles toujours sur le nez. En apercevant l’aile ambrée s’élever dans l’air, Émilie se releva d’un bond. Elle ne voulait rien perdre du vol de son amie. — Mais pourquoi elle zigzague comme ça ? s’enquitelle. — Y a trop de vent, elle peut pas stabiliser ! brailla Dimitri. Au sommet, ça doit souffler dix fois plus fort qu’ici ! — Non, je crois qu’elle le fait exprès, intervint Camil, les jumelles toujours greffées aux orbites. On dirait qu’elle fait des virages pour esquiver la paroi rocheuse. — En tout cas, reprit Émilie, elle risque pas de percuter un autre parapentiste. Y a personne là-haut. — Tu m’étonnes ! persifla Dimitri. La plupart des gens sont raisonnables… Plus le vent soufflait, plus l’excitation de Valène grandissait. D’un geste rapide, elle se mit à l’aise en desserrant ses sangles aux épaules et aux cuisses. Ainsi son corps 18

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percevait mieux les multiples pressions exercées sur sa voile, ce qui lui donnait l’illusion de faire partie intégrante du parapente. Ensuite, ne lui restait plus qu’à orienter son buste dans différentes directions pour mener son aile sans aucune autre influence que son propre mouvement. Elle tournait le dos à la montagne, mais pressentait qu’elle allait bientôt atteindre la stèle à photographier qui, par ailleurs, se trouvait presque au sommet du mont. Afin de prendre de l’altitude et pouvoir surplomber son objectif, elle dut faire encore quelques « S ». Ces virages, même si elle s’en amusait, n’avaient rien d’un jeu. Ils lui permettaient juste d’éviter la falaise qu’elle rasait dangereusement. Elle aurait pu s’éloigner, jouer la prudence, planer sagement à une distance raisonnable, seulement, elle ne trouverait aucun vent suffisant pour lui permettre de s’élever encore de quelques mètres. Pour cela, elle devait se servir du flux d’air constant qui longeait la montagne jusqu’au sommet. Néanmoins, ce vent pourtant si profitable pouvait aussi se retourner contre elle puisqu’il l’attirait sans cesse, comme un aimant, sur la paroi rocheuse. À chaque virage, elle manquait d’accrocher sa voile. Et pour ne pas être en reste, elle savait que là-haut, l’attendait la zone la plus ventée. Finalement, elle réussit à atteindre la hauteur souhaitée, c’est-à-dire bien au-dessus du sommet. Sans surprise, elle constata très vite qu’à cet endroit le vent soufflait bien trop fort pour qu’un engin volant y survive, notamment un parapente… Soudain, la voile vira brusquement sur le côté, à quarante-cinq degrés. En contre-balancement, Valène vit son corps partir à la renverse et être tiré à toute vitesse, comme entraîné par le boulet de canon qu’était devenue son aile. Cette embardée pourrait paraître incontrôlée, dramatiquement accidentelle, avec cette parapentiste 19

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secouée comme un prunier, cette voile endiablée… Mais non… En réalité Valène contrôlait tout, c’est elle seule qui avait allumé la mèche du canon. Cet écart, aussi risqué fûtil, était nécessaire. Il lui avait permis de s’éloigner rapidement de la tempête et de retrouver une meilleure maîtrise de son aile. Ainsi, elle reprit sans mal une position confortable, les pieds en bas, géra deux trois virages afin d’éviter quelques autres turbulences, puis se mit à chercher un bon angle de vue sur la stèle du cycliste. Pour cela, elle dut redescendre un peu, juste au niveau du sommet. Une fois le bon niveau atteint, elle dégagea l’appareil photo de sa sangle, puis attrapa le courant idéal qui la ferait dériver dans la bonne direction sans qu’elle ait à manœuvrer. Enfin, le zoom bien en main, elle se mit à canarder la stèle. Pendant ce temps, la voile l’entraînait doucement vers le centre du sommet du mont. Ce qui correspondait à une bonne trajectoire en terme de photographie, mais aussi et malheureusement à une mauvaise pour le parapente, car il la ramenait directement vers la zone de tempête… Le monument qu’elle photographiait, très sobre, se résumait à une dalle de marbre cendré devant laquelle avaient été maçonnées trois petites marches grisâtres. Quelques gourdes de cyclistes, des casquettes, une vieille chambre à air et des maillots bloqués par des caillasses gisaient sur le béton. La lauze blanche – une pierre plate de calcaire – composait à elle seule le paysage alentour, mettant à l’honneur toute la simplicité de ce mémorial. Une fois ses prises terminées, la jeune fille se trouva de nouveau embarquée dans la tempête qui dominait le mont. Cette bourrasque aurait fait paniquer n’importe quel parapentiste, même le plus aguerri, mais pas Valène. 20

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Les gigantesques secousses, qu’elle affrontait tel un Don Quichotte, ne lui procurèrent que du bonheur. Elle remit son appareil en bonne place, se redressa sur son assise, puis lâcha ses poignées de frein pour saisir les cordes qui la reliaient directement à la voile. Les pupilles pleinement dilatées, elle guetta le bon moment, celui qui ne tarderait guère à arriver… Échu dans la seconde, un signal, le signal – cet infime changement de tonalité du vent – la fit réagir au quart de tour. D’un geste brusque parfaitement synergique, elle inclina fortement son aile, ce qui la projeta presque à l’horizontale sous l’effet de la force centrifuge. Simultanément, elle se mit à tournoyer à une vitesse incroyable, comme une toupie ou un manège totalement déréglé, en survoltage. Bien que consciente d’avoir réuni toutes les conditions suffisantes pour perdre d’un moment à l’autre le contrôle de sa voile, elle souriait à lèvres déployées, recevant les claques du vent comme autant de piqûres euphorisantes. Les trois jeunes gens regardaient bouche bée l’impressionnante valse dans laquelle s’était lancée l’aile orange qui frôlait dangereusement le sommet du mont. Valène, propulsée sur le flanc, paraissait décapiter l’air à une vitesse foudroyante. Émilie ne trouva rien d’autre à faire que serrer la mâchoire en attendant l’échéance tragique ; Dimitri, qui avait pourtant le teint très clair, arrivait encore à perdre des couleurs ; et Camil, lui, frissonnait au point d’en laisser tomber ses jumelles. Leur amie se trouvait à deux doigts de la mort. Valène sortit subitement de son allégresse. Elle avait senti une infime baisse de tension dans sa main droite, ce qui annonçait le décrochage imminent de son aile, et elle 21

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savait qu’ensuite viendrait la vrille… la plupart du temps mortelle. Elle devait sortir de cette exultation suicidaire, au plus vite ! Une odeur menaçante de terre sèche lui monta au nez. Ses brodequins frisaient la roche blanche… C’est alors que, les réflexes toujours entiers, elle raffermit sa prise, ferma les yeux, et tira de toutes ses forces sur les freins. Les commandes étant devenues très dures à cause de la vitesse, elle dut concentrer toute son énergie sur cette action. L’instant d’après, la voile réagit à la traction : sa folle danse se mit à ralentir nettement. Si Valène avait attendu une seconde de plus, elle n’aurait pas eu le dessus, à coup sûr. Le mouvement de rotation du parapente se transforma en mouvement de pendule, pour ensuite revenir en position stable, rectiligne, avec une douceur étonnante. Silence du vent. Une fois l’aile neutralisée, Valène enchaîna un petit virage à fleur de pente qui la repositionna à bonne hauteur. — Waouh ! s’exclama Émilie. Quelle chance ! — La chance n’a rien à voir là-dedans, reprit Camil le sourire aux lèvres. Valène était aux commandes, c’est elle qui a tout orchestré. — Sans blague ? pesta Dimitri. Tu penses vraiment qu’elle s’est amusée à faire des pirouettes tout en frôlant la falaise ? — J’ai pas dit qu’elle voulait s’amuser, rectifia Camil sans paraître vraiment convaincu, mais qu’elle contrôlait sa manœuvre. Elle a simplement essayé d’éviter le pire. — Et elle a réussi ! conclut Émilie en enfilant sa petite robe en stretch. — Elle a juste réussi à nous foutre les jetons, oui ! râla Dimitri. 22

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Puis les trois jeunes gens se turent simultanément. Ils admiraient malgré eux l’aile d’ange qui redescendait lentement, caressant le pelage du vent. Elle glissa derrière le pinacle de l’observatoire qui se trouvait au sommet du mont, du bon côté, à l’écart des turbulences. Elle se mit à tourniquer sur l’axe du bâtiment blanc, pareille à une petite navette dorée sur un manège. Arrivée à la fin du tour, elle se posa en douceur sur la pierre blanche, comme flottant sur un océan de lait. La voile s’immobilisa, se replia, barbota, pour finalement s’immerger complètement dans la roche.

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