Sommaire
01. 02. 03. 04.
Le grand absent .............................................................. Cette femme à qui il doit tout ........................................ L’idole des jeunes........................................................... Les secrets d’une longévité hors norme : regards croisés .............................................................. Johnny, entre enfer et paradis ....................................... Johnny, le miraculé ....................................................... Johnny, le flambeur ........................................................ Toutes les femmes de sa vie .......................................... Laeticia : ange ou démon ?............................................ Le dernier round .............................................................
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L’abécédaire indiscret de J. H. ............................................. La discographie de J. H. .......................................................
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05. 06. 07. 08. 09. 10.
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Le grand absent
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novembre 1989, cimetière de Schaerbeek, en périphérie de Bruxelles, patrie de Jacques Brel : en ce lundi, les larges allées du grand cimetière communal sont désespérément désertes. Seuls quelques Japonais se recueillent sur une tombe voisine, celle de René Magritte, le peintre surréaliste belge. Parcelle 10, pelouse 16, tombe 33 : dans la lumière automnale, un homme s’avance seul derrière le cercueil de son père. Vêtu d’un jean noir et d’une ample veste grise, il remonte nerveusement son col, le regard dissimulé derrière une paire de lunettes noires. Les rares témoins présents ce jour-là diront plus tard avoir aperçu des larmes couler sur son visage émacié. Cet homme, c’est Johnny Hallyday – Jean-Philippe Smet de son vrai nom –, venu assister aux funérailles de son père, Léon Smet, mort à l’âge de quatre-vingtun ans. Pour permettre au chanteur d’être présent, l’enterrement a été retardé. L’artiste est arrivé à bord d’une BMW, accompagné d’Adeline Blondieau, dix-huit ans, le regard bleu acier et la chevelure noir corbeau – sa 7
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compagne de l’époque – et de ses quatre gardes du corps. Peu de journalistes ont fait le déplacement et ils sont maintenus à distance. Johnny est épaulé par ses proches, mais il se sent pourtant plus seul que jamais face au fantôme de cet homme qui l’aura hanté toute sa vie… même s’il n’aura fait que l’entrevoir à quelques reprises. L’un des rares témoins présents ce jour-là raconte : « Il n’est resté qu’une ou deux minutes face au cercueil mais, en regagnant sa voiture, il paraissait complètement effondré. Adeline l’a pris par la taille pour le soutenir1. » Ce jour de grande solitude a profondément marqué Johnny, comme il le racontera beaucoup plus tard : « Quand je suis allé à l’enterrement de mon père à Bruxelles, il n’y avait personne. Je ne sais pas s’il avait des amis, mais personne n’est venu. J’étais tout seul derrière le corbillard. Ça m’a fait peur. Je n’ai pas envie qu’il y ait des milliers de gens à mon enterrement, mais personne, c’est quand même terrible ! Je me suis dit : “Heureusement que j’y suis allé, sinon il n’y aurait eu vraiment personne.” Vous vous rendez compte ? Personne pour vous emmener au cimetière, personne pour vous accompagner dans la terre2… » Dernier acte dans la vie d’un père terriblement absent mais pourtant si présent. Cette figure paternelle n’a eu de cesse, en effet, de poursuivre Johnny. L’homme mais aussi l’artiste. Elle a nourri les paroles de ses chansons, alimentant ces fameux mythes « hallydéens » qui ont toujours saisi aux tripes un 1. Entretien avec Eddy Przybylski, journaliste belge du quotidien La Dernière Heure, juin 2011. 2. Psychologies Magazine, avril 2006.
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public fasciné par son héros, écorché vif… On ne compte plus les textes qui, dans sa discographie, ont souligné l’absence du père : souvenons-nous de « Je suis né dans la rue1 », en 1969 : « Je n’ai pas eu de père / Pour me faire rentrer le soir / Et bien souvent ma mère / Travaillait pendant la nuit / Je jouais de la guitare / Assis sur le trottoir / Le cœur comme une pierre / Je commençais ma vie. » Cette absence et ce manque originels ont peu à peu contribué à forger l’image d’un homme sans racines, voué à se faire tout seul, loin de l’affection et de la protection paternelles : « Je ne suis pas né milliardaire / Mais pas moi / Non pas moi / Je suis le fils de personne. » (« Fils de personne2 ») Pour avancer, Johnny n’a eu d’autre choix que d’« inventer » la figure paternelle, une figure idéalisée qui lui permettra de devenir cet autodidacte, solide et fragile à la fois : « Je l’ai inventé tout entier / Il a fini par exister / Je l’ai fabriqué comme j’ai pu / Ce père que je n’ai jamais eu. » (« À propos de mon père3 ») En novembre 2010, alors que Johnny est hospitalisé au Cedars-Sinai Hospital et plongé dans un coma artificiel, l’ombre du père surgit à nouveau, comme il l’a confié à son ami, l’écrivain Daniel Rondeau4 : « Dans la nuit, on m’a donné de la morphine. Le médecin m’a raconté plus tard que j’avais appelé mon père toute la 1. Album Rivière… ouvre ton lit, Philips, 1969. Paroles : Long Chris. Musique : Micky Jones et Tommy Brown. 2. Album Flagrant délire, Philips, 1971. Paroles : Philippe Labro. Musique : John Fogerty. 3. Album Rock’n Slow, Philips, 1974. Paroles : Michel Mallory. Musique : Marcel Benois. 4. Le Journal du Dimanche, novembre 2010.
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nuit. “Papa, viens me chercher. Papa…” Étonnant, tout de même. Tu connais mes rapports avec mon père. Il m’a laissé tomber quand j’avais six mois. Ma mère était mannequin cabine chez Lanvin. Elle travaillait toute la journée. Un soir, elle est rentrée chez nous, rue de Cluzel, dans le IXe arrondissement de Paris, et l’on m’a trouvé seul, simplement protégé par une couverture, sur le plancher. Mon père avait vendu mon berceau, ses tickets d’alimentation, et il était parti […]. Pourquoi dans mon délire ai-je appelé mon père ? Peut-être finalement parce que j’ai pensé à la personne qui m’a le plus manqué. […] J’aurais pu appeler ma mère qui a passé les dernières années de sa vie à Marnes, mais non, c’est lui que j’appelais : “Papa, viens me chercher…” » Mais qui était donc ce Léon Smet ? Pour mieux comprendre Johnny, il convient de s’attarder un peu sur cette figure paternelle, cet artiste « complet », à la fois danseur, acteur et réalisateur, qui aura brûlé sa vie à force d’errances et d’alcool, pour la finir à l’état de quasi-clochard. Un marginal, parti subitement sans laisser d’adresse, en abandonnant sa femme et son enfant de huit mois : « Mon père, c’était un peu le sujet tabou. Quand je posais des questions, on me disait : “On t’expliquera. Mais on ne m’expliquait jamais…”1. » Impossible d’appréhender la trajectoire intime du rocker sans s’appesantir sur ce drame qui a fondé sa vie. Cet abandon originel et toutes ces questions restées sans réponse. Ajoutez à cela le contexte des années 1940, sur fond de guerre, d’Occupation et de secrets de famille, et vous prendrez la mesure du mythe qui entoure 1. Canal+, « La nuit Hallyday », 11 juin 1993.
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l’incroyable histoire de Johnny Hallyday, ce « vagabond du rock », comme il aime à se qualifier, qui n’a cessé de chanter la solitude, parfois jusque dans la caricature. « L’enfance de Johnny a été cabossée. Quand on a vécu ce qu’il a vécu, forcément, le regard sur la vie change, forcément. Il a toujours eu en lui une pulsation malheureuse. Et cette part de lui qui le pousse souvent à se réfugier dans l’extrême jouissance, n’est, je pense, que l’expression de ce combat contre la tristesse1 », glisse le journaliste Patrick Poivre d’Arvor, un complice de longue date du chanteur. La plus grande star de la chanson française des cinquante dernières années aurait-elle seulement percé si elle avait été élevée dans une famille traditionnelle et avait fréquenté les bancs de l’école comme tous les autres gamins de son âge ? Il est permis d’en douter. Revenons-en à Léon Smet. C’était donc d’abord un artiste, un vrai. Né en 1908 dans la commune bruxelloise de Schaerbeek, ce beau garçon au charisme canaille est diplômé du Conservatoire de Bruxelles, section art dramatique. C’est d’ailleurs avec un numéro de danse, de jonglage et de clown, qu’il connaît ses premiers succès dans la capitale belge. Quelques années plus tard, on le remarque aussi (sous le nom de Jean-Michel Smet) dans le rôle titre de Monsieur Fantômas, un film en noir et blanc de vingt-quatre minutes, une curiosité que l’on peut encore découvrir à ce jour sur Internet. Dans le milieu bruxellois des années 1930, le beau et brillant Léon, marié en premières noces à une certaine
1. Entretien avec Patrick Poivre d’Arvor, 15 janvier 2012.
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Nelly Debeaumont, a la cote. Au Trou Vert, le cabaret qu’il vient d’ouvrir et où se presse l’avant-garde locale, on parle anarchisme et surréalisme. Les femmes affluent, attirées par ce séducteur à la forte personnalité. Claude Étienne, ancien directeur du théâtre du Rideau à Bruxelles, le décrit en ces termes : « Il avait un certain talent, de la présence, une gueule et un visage viril. Il faisait même un peu mauvais garçon. Il avait une belle voix et une conviction très grande1. » Un portrait qui n’est pas sans rappeler le futur Johnny Hallyday… Mais ce poète de l’« ailleurs » se rêve un plus grand destin. Début 1939, il met le cap sur Paris, accompagné de sa nouvelle femme, Jacqueline, épousée tout aussi promptement que la première. Il y lance une troupe de théâtre. Sans succès. Qu’importe ! Dans les cabarets où il cachetonne, le Bruxellois se distingue. C’est ainsi qu’il croise et bluffe des débutants qui deviendront célèbres, comme Mouloudji dont il devient l’ami, ou Reggiani qui, bien des années plus tard, n’a rien oublié de ce drôle d’énergumène qui se « levait à midi », « passait ses journées à errer dans les rues » et qui, « la nuit, ne quittait jamais le cabaret avant la fermeture » : « Quel homme ! Il disait des textes du poète Henri Michaux qu’il présentait avec un talent exceptionnel. Mais ça ne m’étonne nullement qu’il soit devenu un vagabond. Il était déjà « vagabondeux ». Malgré cela, il attirait les femmes. Il avait les yeux bridés et l’on peut dire, en le regardant bien, qu’il ressemblait à Johnny Hallyday. Cet homme a probablement mal agi avec son fils, mais moi, je le considérais comme un grand artiste. Et l’individu 1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, Fayard, 1990 (nouvelle édition enrichie en 2009).
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que j’ai connu était charmant, adorable et animé d’une extraordinaire tendresse1. » En 1940, Léon Smet est rattrapé par l’histoire et les démons de l’alcool. Alors que les spectres de l’Occupation et de la Seconde Guerre mondiale se profilent, le cabaret doit fermer. L’artiste errant, incapable de se fixer, se découvre un penchant pour l’alcool. Il peut toutefois compter sur le soutien sans faille de sa sœur aînée, Hélène Mar, installée non loin de là, rue de la Tour-des-Dames, avec son mari, Jacob Mar, et leurs deux filles, Desta et Menen. C’est cette « deuxième » famille qui, plusieurs années plus tard, accueillera le petit Jean-Philippe Smet. Un clan bientôt entaché par l’ombre de la collaboration. Cette donnée historique, bien souvent occultée dans la légende officielle de Johnny, marquera pourtant la petite enfance de la future légende du rock. Au centre de cet épisode se trouve Jacob Mar, un homme au parcours romanesque, ponctué de mystères et de zones d’ombre, qui épouse la Bruxelloise Hélène Smet en 1923. Né d’un père allemand – pasteur protestant – et d’une mère éthiopienne, ce métis grandit en Éthiopie et, par son ascendance maternelle, est un authentique prince d’Abyssinie. Contraint de quitter son pays en guerre, c’est avec un titre honorifique de conseiller d’État qu’il gagne l’Europe, à Paris d’abord, puis à Bruxelles, où il prend la direction d’une société d’import-export. Il exerce parallèlement la charge de consul honoraire d’Éthiopie. Cet homme d’affaires bien élevé, portant beau et parlant neuf 1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, Les éditions de l’Arbre, 2010.
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langues, a donc tout du « notable » respectable, apprécié pour son humour et son caractère affable. Sa situation est pourtant fragile, sur fond de crise économique (le krach de 1929 est passé par là), de déclassement et de guerre (italo-éthiopienne d’abord, puis européenne). En 1940, alors que la Seconde Guerre a commencé, les choses se compliquent encore. Jacob Mar, en raison de ses origines allemandes, est interné au camp des Milles, près d’Aix-en-Provence1, comme plusieurs milliers de ressortissants allemands et autrichiens… Il y passe quelques mois avant d’être libéré. Qu’arrivet-il ensuite ? Le mystère demeure mais, peu de temps après, Jacob Mar fait ses débuts sur Radio Paris, devenue un instrument de la propagande nazie dès juillet 1940, dans une émission baptisée « Le quart d’heure colonial ». Que faut-il voir dans sa démarche ? Une vraie volonté de servir les intérêts allemands ? L’impossibilité de se soustraire à une demande des nouvelles autorités, eu égard à sa nationalité ? La stratégie d’un rentier déclassé soucieux de survivre dans une capitale rationnée ? Le fait est que, pendant cinq ans, il vante sur les ondes le bienfondé de la doctrine nationale-socialiste, ce qui lui vaudra d’être arrêté au lendemain de la guerre. Si l’ombre des heures noires de l’histoire plane sur le personnage, la situation semble toutefois plus complexe qu’il n’y paraît, comme le suggère le journaliste Eddy Przybylski2 qui, au début des années 1980, a mené une longue enquête de voisinage, près de l’appartement familial de la Tour-desDames, à Paris : « C’est un de ces nombreux condamnés qui mériteraient sans doute que leur procès soit refait. 1. Journal Combat du 6 décembre 1946. 2. Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
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Si, pour des raisons particulières, Jacob Mar a bien travaillé pour les Allemands, il a en parallèle couvert des résistants notoires qui vivaient dans son quartier, comme j’en ai recueilli le témoignage. » Il n’en demeure pas moins que, en ce début des années 1940, Jacob Mar sert bien la propagande de l’occupant nazi, qu’il en tire un revenu appréciable en ces temps de disette, et qu’il en fait même profiter ses proches… à commencer par un certain Léon Smet, artiste à la dérive venu frapper à la porte de sa sœur, Hélène. Léon, qui avait toujours défendu des idées de gauche, se met à flirter avec les médias allemands d’occupation, en l’occurrence avec la Fernsehsender Paris, une chaîne de télévision lancée spécialement à destination des soldats germaniques soignés dans les hôpitaux. Tous les jours, depuis un ancien dancing de la rue Cognacq-Jay transformé en studio de télé, on y organise des jeux, on y chante, on y déclame des vers. Du divertissement avant l’heure, façon spectacle vivant, pour réconforter le moral des troupes. On y croise des figures connues : Mouloudji, par exemple, ou encore le comédien Jacques Dufilho, ami de Léon Smet. Le boxeur Georges Carpentier y dispense des conseils de crochets et d’uppercuts tandis que le « mousquetaire » Henri Cochet y donne des cours de tennis en direct. Il y a aussi Serge Lifar, maître de ballet à l’Opéra de Paris, et proche de Desta et Menen, les filles de Jacob et Hélène Mar, toutes deux danseuses classiques. La Fernsehsender, c’était d’abord une bonne planque, synonyme de travail bien payé… et qui pouvait avoir son utilité puisque, à l’époque, le directeur de cette télé expérimentale distribuait des certificats pour échapper au Service du travail obligatoire en Allemagne 15
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(STO). Plus d’une centaine de personnes au total y ont émargé. Léon Smet s’y sentait dans son élément : « Je pouvais aider les jeunes artistes qui travaillaient avec moi, leur donner des conseils, les guider dans leur choix des textes. » Cet épisode trouble pourrait paraître anecdotique. Il aura pourtant une incidence importante dans l’enfance de Johnny qui déclarera plus tard, dans l’une des rares interviews évoquant ce sujet sensible : « Ils ne m’envoyaient pas à l’école, par peur des représailles, parce que le prince avait été collabo, et que ça se savait un peu dans le quartier, en bas de la rue Blanche. Quand j’ai eu l’âge de comprendre, ça m’a choqué1. » C’est dans ce contexte tourmenté des années 1940 que Léon Smet croise le chemin d’Huguette Clerc. Il est alors séparé de sa deuxième épouse et vivote, partagé entre un hôtel situé à deux pas du Bateau-Lavoir de Picasso et les visites à sa sœur Hélène. Il a trente-quatre ans lorsqu’il pousse la porte de la boutique de Mlle Clerc, au pied de la butte Montmartre, avec en main les tickets de rationnement de sa sœur. Avec son bagout de showman, son regard bleu comme les océans et sa veste à carreaux, le beau parleur ne tarde pas à séduire la jolie crémière, qui deviendra plus tard mannequin cabine. Sur le papier, pourtant, tout les sépare. Huguette Clerc a quitté l’école à seize ans pour devenir coiffeuse, mais, atteinte de pleurésie, elle n’exercera jamais. Foncièrement gentille, voire naïve, elle ne résiste pas à la cour assidue de cet homme fantasque qui l’emmène au théâtre, lui fait découvrir l’agitation parisienne, et lui promet de divorcer très vite de sa précédente femme pour l’épouser. Les 1. Libération, 5 mars 2011.
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deux amoureux s’installent dans un meublé et entament une surprenante mais bien réelle histoire d’amour, couronnée par la naissance d’un petit garçon. Nous sommes le 15 juin 1943. Il est cinq heures du matin1 lorsqu’un car de police secours s’arrête devant le domicile du couple, près de Pigalle, et emmène Huguette jusqu’à la pimpante clinique Marie-Louise. C’est aux environs de treize heures que vient au monde JeanPhilippe, joli bébé de 3,5 kilos, né sous le signe des Gémeaux. Son prénom a valeur de symbole : Jean, comme Jeanne, le prénom de la maman d’Huguette. Quant à Philippe, c’est un prénom très en vogue dans ces années où l’État français est aux mains du maréchal Pétain. Le bonheur semble assuré, mais c’est sans compter avec la cruelle désillusion qui attend la jeune maman de vingt-deux ans à son retour de la maternité. Lorsqu’une semaine après la naissance, son couffin sous le bras, elle franchit les portes de son foyer, c’est pour constater que Léon Smet, pourtant si ému à la clinique, a profité de son absence pour vendre la layette et le lait du nouveau-né. Un épisode presque tragi-comique, mais annonciateur de l’enfance hors norme du rocker, certainement pas « né dans la rue », comme le veut souvent la légende, mais qui n’aura pas pour autant goûté à la stabilité tranquille d’un foyer bourgeois… Dans les mois qui suivent la naissance de JeanPhilippe, la situation ne s’arrange guère entre Léon et 1. Les circonstances de l’accouchement sont racontées par Huguette Clerc à Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, dans Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
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son épouse. Le fantasque Belge se perd de plus en plus dans la boisson, disparaît et réapparaît, au gré de ses fréquentations. Huguette, désemparée, trouve refuge chez sa belle-sœur Hélène, atterrée par l’inconstance de son frère. Ironie tragique : le couple ne se recroise que quelques mois plus tard… devant monsieur le maire. Huguette – soutenue par sa belle-sœur – a convaincu Léon d’accepter de se marier, pour que l’enfant ne soit pas déclaré naturel… Elle veut lui éviter cette honte suprême, tare sociale qu’elle connaît bien puisqu’ellemême a été déclarée « fille naturelle », après que sa mère eut refusé de se marier avec son « fiancé », un soldat américain basé en France… Quelques mois passent et Léon Smet disparaît, pour de bon cette fois. Drôle de début dans la vie, décidément, pour Jean-Philippe Smet… Pourquoi son père Léon a-t-il ainsi définitivement quitté le cercle familial ? Pour les beaux yeux d’une belle de passage, une fois de plus ? Ou tout simplement pour fuir ? C’est ce que soutient Eddy Przybylski1 : « C’est la thèse la plus probable pour moi. Il a cherché à fuir Paris par crainte de représailles du fait de son travail à la Fernsehsender. Certains de ses ex-collègues connaissaient des soucis avec le Comité national d’épuration. Comme Serge Lifar, notamment. Lui a sans doute préféré prendre les devants, par précaution. Rien à voir à mon avis avec ce fameux grand reportage qu’il serait parti faire en Espagne au bras d’une journaliste fraîchement rencontrée comme le voudrait une certaine légende… » Et, de fait, si Eddy Przybylski retrouve sa trace en Espagne dans ces années
1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
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d’après-guerre, ce n’est pas dans la rubrique spectacle, mais dans celle des faits divers puisque l’homme est arrêté, puis expulsé pour vol et escroquerie, comme en témoigne le consul de Belgique d’alors. C’est le début de sa vraie déchéance sociale. Désormais mère célibataire, Huguette pense qu’elle a fait ce qu’il fallait faire en donnant un nom de famille à son fils. Mais elle se heurte vite à la dure réalité du quotidien : seule, courant après les contrats de mannequin, elle doit régulièrement s’éloigner de Paris et manque de temps pour s’occuper de son jeune enfant, ce qui n’est pas sans conséquence. On frôle même la catastrophe lorsqu’elle confie Jean-Philippe à un couple de paysans normands, et qu’il avale quelques paillettes de soude caustique. Il s’en sort finalement avec une grosse brûlure à l’œsophage et à la gorge qui l’empêchera de gazouiller pendant plusieurs jours, et sera à l’origine d’un zézaiement tenace qui le poursuivra de longues années… C’est dans ce contexte tourmenté que s’impose Hélène Mar, la sœur aînée de Léon Smet et tante du jeune JeanPhilippe. C’est une ancienne artiste, elle aussi, autrefois actrice de cinéma muet. D’un grand courage, cette maîtresse femme, la cinquantaine, mène sa petite famille à la baguette, au risque de paraître autoritaire et manipulatrice, ce que Johnny Hallyday contestera vigoureusement : « On a dit tout et son contraire concernant les relations entre ma mère et ma tante, surtout à propos des circonstances de mon “adoption” par la famille Mar. […] Ma tante Hélène n’a jamais monté de complot – pas plus qu’elle n’a intrigué – pour m’arracher à ma mère. De même, Huguette n’a jamais voulu m’abandonner ni 19
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me confier à l’Assistance publique. Le processus de ma prise en charge par Hélène Mar – femme de cœur – est beaucoup plus compliqué et essentiellement dû aux rigueurs d’une époque difficile et troublée. […] Encore une fois, cet après-guerre était financièrement dramatique. On ne vivait pas. On survivait1. » Par protection et aussi peut-être pour réparer les fautes de son frère, tante Hélène se propose en tout cas de veiller sur le petit Jean-Philippe, un chérubin qui trouve très vite ses aises dans l’appartement de sa nouvelle famille, situé rue de la Tour-des-Dames, dans le quartier de la Trinité. L’époux d’Hélène, Jacob Mar, prend aussitôt ce nouveau fils sous son aile et le surnomme Pipo, sans qu’on sache pourquoi. Il l’émerveille par ses récits fabuleux. Un an plus tard – nous sommes en 1945 –, une autre déchirure éloigne radicalement Jean-Philippe de sa vraie mère. Jacob Mar, du fait de ses fonctions sur Radio Paris, est accusé de collaboration, arrêté et enfermé en attendant son procès. Il écope de cinq ans de prison. En 1946, Hélène choisit de s’exiler à Londres, où ses filles – Desta et Menen – ont décroché un contrat de danseuses étoiles à l’International Ballet. Toute la famille – Jean-Philippe Smet compris – embarque pour la Grande-Bretagne tandis qu’Huguette reste à Paris. Officiellement, c’est l’affaire de quelques semaines. La maman ignore alors que cette parenthèse londonienne durera quatre ans et que, en acceptant ce compromis, elle laisse son fils partir pour toujours.
1. Johnny Hallyday, Destroy, volume 1, Michel Lafon, 1996.
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En ce petit matin du printemps 1946, c’est donc un enfant d’à peine trois ans qui, sous la protection de sa famille d’adoption, débarque à la gare Victoria, au cœur de Londres. Pour passer la frontière, à Douvres, on a dû lui bricoler un faux passeport. La loi exigeait en effet une autorisation parentale et son père restait bien sûr introuvable. Ce faux document l’accompagnera ensuite dans ses multiples voyages, jusqu’à l’âge de seize ans… À Londres, la famille investit une chambre du Saint Martin Hotel, sur Lane Street, au confort très sommaire. Le quotidien de ces exilés, contraints de se tasser dans de modestes pensions, est très précaire. Il remplit pourtant d’une vraie chaleur affective les premières années de Johnny : « À trois ans, je suis un petit marginal partageant avec ma tendre famille d’adoption les joies et les infortunes de la vie, les piaules minables et glacées dans des hôtels de misère. C’est le temps de la débrouille, du marché noir et du trafic de tickets d’alimentation. Ma tante mène les siens à la baguette avec un courage admirable. Le soir, elle garde les gosses des bourgeois ; le jour, elle m’apprend le chant et la musique. Avant même de savoir lire, je connais par cœur la méthode de solfège Lemoine. […] Comme les enfants de la balle et les mômes malades, je suis des cours par correspondance et parle l’anglais de la rue », raconte-t-il dans son autobiographie1. Et c’est aussi avec beaucoup d’enthousiasme et de curiosité qu’il découvre le monde du spectacle et participe – côté coulisses – aux représentations de ses cousines. Mieux, il fait même officiellement ses débuts sur scène le temps d’une courte apparition dans une adaptation 1. Ibidem.
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anglaise de Caligula, la pièce d’Albert Camus. Il a alors cinq ans et joue un petit enfant noir. Bien des années avant Chicken, le rôle de mulâtre qu’il a tenu fin 2011, à Paris, dans Le paradis sur terre, la pièce de Tennessee Williams. En 1948, dans ce tableau londonien à la Oliver Twist, et alors que le jeune Jean-Philippe n’a plus de nouvelles de son père depuis longtemps, va se produire un événement décisif dans la vie du futur Johnny : la rencontre avec Lee Ketcham, un danseur originaire de l’État de l’Oklahoma, qui se fera bientôt appeler Lee Halliday, inspirant son nom d’artiste à l’une des plus grandes stars françaises des cinquante dernières années… Oklahoma, c’est aussi le titre de la revue qu’il joue à l’époque avec succès sur les boulevards. Comme la famille Mar, il habite le même hôtel délabré sur Lane Street. Les circonstances de la rencontre ont été relatées à maintes reprises. Ce jour-là, Lee aurait ouvert le robinet de gaz de son chauffeeau et craqué une allumette, provoquant ainsi une énorme explosion. Au milieu des gravats et dans la panique générale, Jean-Philippe serait alors apparu pour relever le blessé. Héroïque, s’il en est, même si l’on ignore la part de légende dans cette histoire. Cet épisode marque en tout cas l’entrée en scène de Lee Ketcham dans la tribu Mar. Cet Américain, bavard et enjoué, a tout du vrai cow-boy, tout droit sorti d’un film de John Wayne, avec sa chemise à carreaux, ses bottes pointues et son stetson. Jean-Philippe s’est enfin trouvé un modèle masculin, un premier héros, qui lui raconte des histoires de cow-boys et d’Indiens et qui, cerise sur le gâteau, lui offre même ses premières virées à moto. Lee possède en effet une grosse Royal Enfield, sur laquelle il 22
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lui arrive aussi, à l’occasion, d’emmener les deux cousines françaises – Desta et Menen – avec qui il sympathise très vite. Plus particulièrement avec Desta, qui deviendra sa fiancée puis, quelques années plus tard, sa femme. Le trio de saltimbanques s’accorde même autour d’un projet commun : regagner Paris et monter un trio de music-hall. Les deux ballerines sont enthousiastes. Hélène aussi, qui donne sa pleine bénédiction. Voilà comment, en 1949, ce beau petit monde fait ses valises. La famille Mar part en train, Lee en moto. Retour rue de la Tour-des-Dames. Jean-Philippe Smet a six ans. Il ignore toujours où se trouve son père et ne fait qu’entr’apercevoir sa vraie mère. Une troisième vie, déjà, commence pour lui, tout aussi mouvementée que les deux premières. Après son enfance chaotique et la virée londonienne, Jean-Philippe, au lieu d’aller à l’école comme tous les enfants de son âge, sillonne bientôt toutes les routes d’Europe aux côtés de cette famille de saltimbanques décidément hors norme. Une bonne partie de l’incroyable destinée de Johnny s’amorce déjà, pré-écrite par Hélène : Jean-Philippe sera une « star », car la vieille dame le jure déjà à la cantonade : « Ce p’titlà, il est terrible… » Dans ce destin déjà bien en marche, qu’est-il advenu de Léon Smet, le père biologique ? Peu de choses, malheureusement. Après la guerre, on perd sa trace. Le journaliste Eddy Przybylski qui a longuement interviewé Léon Smet à la fin de sa vie, a essayé de reconstituer son itinéraire1 : « Il s’est exilé en Espagne. Là-bas, il a commis ses premiers larcins, quelques vols et escroqueries diverses 1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
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qui lui ont valu d’être expulsé. Il aurait aussi un temps exercé un emploi de chef de production à Radio Alger. Mais, dès la fin des années 1940, il est revenu à Bruxelles. Et cette fois, c’en fut bien fini de sa carrière d’artiste. L’homme a basculé définitivement dans l’alcool, les filouteries en tout genre et le vagabondage. » C’est au début des années 1960, alors que Johnny connaît la célébrité, que Léon se rappelle à son bon souvenir, et de façon pour le moins inattendue. Léon le déserteur décide en effet d’attaquer son fils en justice pour obtenir une pension alimentaire. En vain : il perd son procès. Le mauvais scénario se répète en 1965, alors que Johnny effectue son service militaire en Allemagne. Il raconte1 : « Un jour, un gradé vient me voir : “Soldat Smet, votre père vous attend devant l’entrée principale !” Mon père ? Qu’est-ce que c’est que cette galère ? Mon père, je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il m’a abandonné quand j’avais huit mois. Je refuse d’y aller. “Soldat Smet, c’est un ordre !” J’y vais. Je traverse la cour. Le planton ouvre le portail… J’aperçois un grand type pas rasé, vêtu d’un long manteau. Il a l’air fatigué. On se regarde. Il porte un paquet sous le bras. En s’avançant vers moi, il enlève le papier et sort un ours en peluche. Il me serre dans ses bras en disant : “Mon fils !” Soudain, cinq ou six photographes, dissimulés derrière une voiture, font irruption et nous mitraillent. Après vingt et un ans d’absence, Léon Smet, mon père, avait vendu cinq mille francs à Ici Paris les retrouvailles avec son fils devenu star. Sans un mot, 1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
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Le grand absent
j’ai tourné les talons. Toute ma vie, j’avais rêvé de retrouver mon père. Maintenant, il me faisait honte. » L’épilogue de cette impossible rencontre se produit quelques années plus tard, comme le raconte Johnny1 : « J’avais appris que mon père vivotait chez les uns, les autres. J’ai décidé de l’aider, mais ce n’était pas facile. Je l’ai fait venir à Paris. Je l’emmène chez Cerruti où je lui paye trois beaux costumes, un chapeau, des chemises et des cravates. Lui qui dormait à l’Armée du Salut, je lui prends un appartement. La nuit même, il y met le feu pour retourner dormir à l’Armée du Salut ; et le lendemain, il retourne chez Cerruti pour essayer de revendre à moitié prix les costumes que je lui avais achetés. Je me suis dit : “Il n’y a rien à faire”, et j’ai baissé les bras. » À maintes reprises, Johnny aura donc tenté de renouer avec ce père absent et de l’aider, mais en vain. Il finit même par renoncer à lui verser directement de l’argent et préfère lui payer sa pension dans une maison de retraite, à Bruxelles. C’est là que Léon a passé les dernières années de sa vie, mi-clochard, mi-voleur. Alors que pour la énième fois il venait d’être surpris en train d’essayer de voler des bouteilles de vin rouge, dans un magasin de quartier, il eut ces mots : « Dans ma maison de retraite, le verre est tout petit quand il y a du vin à table. Alors… » Léon Smet pouvait-il vraiment être sauvé ? Du côté maternel, l’éloignement semblait moins inéluctable. Pendant l’exil de la famille Mar en GrandeBretagne, Huguette recevait régulièrement à Paris des lettres lui annonçant que l’heure du grand retour de
1. Ibidem.
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Johnny, l’incroyable histoire
Londres était encore repoussée. Un week-end, elle avait rejoint son fils pour l’embrasser : il ne l’appelait déjà plus maman. Elle était revenue sans lui car sa priorité restait de trouver du travail. Grâce au poète Paul Eluard, croisé lors d’un dîner, son horizon professionnel se dégagea enfin. De grands couturiers firent appel à elle et elle renoua enfin avec le bonheur grâce à sa rencontre avec un publicitaire, Michel Galmiche, qu’elle épousa et avec qui elle eut deux beaux enfants. Détail cocasse – quand on sait les démêlés que connaîtra plus tard Johnny avec le fisc – : ses deux demi-frères devinrent par la suite contrôleurs des impôts ! Des années plus tard, alors que le jeune Jean-Philippe avait neuf ans, Huguette confiera avoir essayé de le reprendre : « Je voulais qu’on s’occupe de lui… Je suis allée voir Mme Mar pour lui dire qu’on voulait le récupérer. La rencontre a été cordiale. Mais Mme Mar s’est montrée très persuasive. Elle a dit qu’il fallait d’abord penser à sa carrière1. » Résignée, Huguette s’est installée à Montélimar, ne voyant plus que de loin en loin ce fils en route vers le succès. Maigre consolation… Pourtant, le fil n’était pas coupé. À la fin de sa vie, au début des années 2000, Huguette renoue avec Johnny, avec qui elle entretient à nouveau une relation forte. Le chanteur l’invite systématiquement à ses premières et l’accueille même un temps dans sa maison de Marnes-laCoquette, avant sa disparition en 2007. À Joy, sa deuxième fille, il a d’ailleurs donné pour deuxième prénom Huguette… 1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
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Cette femme à qui il doit tout
L
ondres, août 2011. Une grande bâtisse blanche en lisière d’Hampstead Heath, quartier cossu de la capitale britannique.
C’est ici que nous avons rendez-vous avec Lee Halliday, l’homme qui fut tout à la fois le cousin, le grand-frère et le père adoptif de Johnny Hallyday, « la » figure masculine qui aura comblé le vide immense laissé par la disparition de son vrai père, Léon Smet. Sacré personnage que ce Lee Ketcham Halliday, vieux lion fatigué, à la fois affable et méfiant, qui vit à présent avec sa quatrième épouse à Londres, dans un appartement en rez-de-jardin. Et quelle surprise de le voir ainsi ressurgir du passé ! Lorsque nous l’avons appelé pour solliciter une entrevue, Lee nous a immédiatement surpris en formulant cette étonnante requête : « Pourriez-vous m’apporter deux boîtes de boules Quies ? » Conscient d’avoir piqué notre curiosité, il s’explique avec un détachement très british : « Ici, à Londres, je n’en trouve pas… 27
Johnny, l’incroyable histoire
Savez-vous que ces petites boules de cire m’ont sauvé d’une surdité certaine ? Avec tous les décibels que j’ai dû subir dans ma vie, rendez-vous compte, j’aurais pu devenir sourd ! » Lee, le fidèle. Celui qui a offert sa première guitare électrique à Johnny, quand il avait quinze ans, une Jacobacci Ohio en bois, à six cordes. Le conseiller avisé qui va suivre la carrière de l’artiste pendant de longues années, bien audelà de l’enfance. Celui enfin qui inspire au jeune JeanPhilippe Smet, un soir des années 1950, l’idée géniale de prendre le nom d’artiste de Johnny Halliday… « Ok, venez. Qui peut bien encore s’intéresser à toutes ces vieilles histoires de toute façon ? » lâche dans le combiné le vieil homme de quatre-vingt-quatre ans, du fond de son terrier londonien. Qui se souvient encore en effet de ce fringant danseur américain de l’après-guerre ? Sur Internet, une rumeur de fans le donnait pour mort, ou reclus en ermite au fin fond des États-Unis. Il serait soi-disant fâché avec Johnny. La réalité est bien différente. Interrogé sur ces rumeurs, Lee Halliday s’explique : « Ces histoires de brouille sont des fadaises. Nous sommes toujours en contact et nous nous parlons régulièrement, même si, hélas, c’est souvent à l’occasion de la disparition d’un être cher. Il y a deux ou trois ans, j’ai passé quelques jours chez lui à Paris. Et récemment encore, il m’a proposé de passer dans sa villa de Los Angeles. Vivre en famille dans sa nouvelle maison semblait le combler et il voulait que je vienne voir ça. Mais les voyages, hélas, me sont aujourd’hui interdits. » Leur dernier contact remonte au mois 28
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d’août 2011, à l’occasion du décès de l’ex-épouse de Lee, Desta, cousine de Johnny. Quel parcours commun a ainsi façonné la complicité des deux hommes ? La durée d’abord, comme le rappelle Lee Halliday : « Nous avons quand même vécu trente-cinq ans ensemble ! Entre nous, il y aura toujours un lien indéfectible. J’ai cessé d’être son manager une première fois à la fin des années 1960. Il lui fallait alors du sang neuf. Mais je suis resté dans le circuit des maisons de disques, en tant que directeur artistique. À cette époque, je me suis occupé notamment d’Herbert Léonard et de William Sheller. À la fin des années 1970, j’ai retravaillé ponctuellement avec Johnny qui me l’avait demandé. Et puis j’ai décidé de changer de vie, de quitter définitivement le show business. Basta ! J’avais gagné assez d’argent. J’avais fait le tour… » À cette époque, alors divorcé de Desta, la fille d’Hélène et de Jacob Mar, le cow-boy Lee rentre dans son Amérique natale et s’installe dans une petite ferme de l’Illinois. Mais il s’y sent comme un « étranger dans son propre pays », et remet le cap sur Londres, cette ville qu’il adore. Ce retour dans ce coin de la vieille Europe est comme un retour aux sources, teinté de nostalgie. Sur son ordinateur portable, des photographies surgies du passé. Celles des enfants qu’il a eus avec Desta : Michael, qui vit toujours en France, et Carol, sa fille ethnologue qui travaille aujourd’hui pour l’Unicef, à Addis-Abeba. Et puis Johnny, bien sûr. « Un gamin renfermé qui ne se dévoilait jamais complètement », se souvient Lee. On sent l’émotion pointer lorsqu’il évoque ces années où la gloire est venue frapper à la porte de 29
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cette famille si atypique. « Si le succès de Jean-Philippe a été fulgurant, cela faisait quand même une bonne dizaine d’années qu’on y travaillait, et moi le premier. » Un succès qui n’est donc pas arrivé par hasard. C’est là une caractéristique essentielle de l’ascension de Johnny Hallyday, comme le souligne le journaliste Eddy Przybylski1 : « Dans ce tournant des années 1950 et 1960, son triomphe n’a en fait rien de “spontané”. Même si ses fans justifient souvent leur amour inconditionnel par cette phrase entendue mille fois : “Johnny, il nous ressemble vraiment. Il est comme nous…”, ce n’est qu’une pure fiction. En réalité, Johnny n’a absolument rien de normal, on pourrait même carrément le considérer comme un extraterrestre. Depuis sa prime enfance, tous les personnages qui ont gravité autour de lui ont eu un destin de personnage de roman. Roman dont il est lui-même devenu le héros. S’il arrive ainsi au sommet de la gloire dès le début des années 1960, presque encore adolescent, ce n’est donc absolument pas le fruit du hasard. Il y a derrière tout cela une véritable stratégie, élaborée de longue date par son entourage. » Il est frappant de constater à quel point Johnny Hallyday a été « programmé » depuis l’enfance pour devenir une star. Sa vocation, il ne l’a pas choisie, on l’a choisie pour lui ! Repartons des débuts : la naissance du chanteur en 1943. Une année placée sous le signe du double abandon de ses parents naturels, dans le contexte troublé de la guerre et de l’Occupation. C’est là qu’apparaît la
1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
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femme providentielle, tante Hélène, la femme de Jacob Mar, qui recueille cet enfant sans famille. Dès ce moment, elle n’a qu’une obsession en tête : lui construire, pierre par pierre, un destin d’artiste-star. Pourquoi ? Parce qu’elle-même avait la fibre artistique. Et aussi parce qu’une vieille gitane lui aurait confié un jour qu’une étoile étincelante illuminerait la destinée de la famille Mar… À son grand désespoir, ce ne fut pas Léon Smet, ce petit frère qu’elle avait quasiment élevé après le décès de leur père et à la destinée duquel elle avait longtemps cru. Et, malgré leurs qualités de danseuses, ce ne furent pas non plus Desta et Menen, ses filles. Non, ce fut… Jean-Philippe Smet, ce petit garçon attachant à qui elle consacrera vingt ans de sa vie. Comme le confirme Lee Halliday1 : « Dans cette drôle de tribu à quatre que nous formions, je jouais le rôle de chef de famille. J’assurais l’entretien de l’enfant et de sa tante, qui était ma belle-mère. Mais c’est elle qui s’occupait vraiment de lui au quotidien, sans jamais relâcher son attention. Si Johnny est devenu une star, c’est d’abord à cette femme qu’il le doit. Elle avait une vision, un but ultime dont elle ne s’est jamais détournée. Elle est allée jusqu’au bout. Johnny le sait bien… » Juillet 1949. Après quatre années passées à Londres, la famille Mar revient s’installer à Paris. Pour tous, le choc est rude. Au n° 13 de la rue de la Tour-des-Dames, Jacob Mar, mari d’Hélène, oncle de Johnny et chef de la famille, vient tout juste de sortir de prison. Il n’est plus
1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.
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que l’ombre de lui-même. À court d’argent, le « prince », comme on le surnomme, a été contraint de vendre son appartement de quatre pièces à la voisine couturière, et de se replier dans son deux-pièces sur cour. L’espace est étroit, le confort précaire. Il n’y a pas de salle de bains, ni même de douche. On se lave à l’éponge, dans un baquet. Le reste de la toilette, c’est une fois par semaine, aux bains municipaux. L’atmosphère de la maisonnée est donc pesante. Jacob, vieil homme impotent, n’est pas forcément la personne la plus joyeuse de la terre. Il passe ses journées dans son fauteuil, une canne à la main. Comme le racontera plus tard Johnny1 : « Une relation bizarre va s’établir entre le “prince” et moi. Jacob Mar, presque paralysé et diabétique, n’a pas droit aux aliments sucrés. Chaque fois que nous sommes seuls, il m’appelle : — Pipo, donne-moi du chocolat ! Pipo, apporte-moi un verre de vin ! Si je n’obéissais pas, il me menaçait de sa canne. Alors, je m’exécutais. Il est mort presque trois ans plus tard […]. Une réflexion entendue dans la famille m’a fait croire que c’est moi qui l’avais tué en cédant à ses envies de vin et de sucreries. Ce terrible sentiment de culpabilité me poursuivra pendant des mois… » Même écho critique du côté de Lee Halliday, pour qui l’arrivée à Paris ne fut pas des plus simples. Il était devenu « malade, acariâtre et hautain2 », écrira-t-il à 1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité. 2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, Michel Lafon, 2000 (première édition en 1964).
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propos de Jacob Mar, son beau-père, avec lequel il refuse de cohabiter. Devenu le nouvel homme fort de la famille, Lee décide de s’installer dans une chambre, à quelques encablures de là. À cette époque, la priorité absolue de Lee est de décrocher des contrats. Pour cela, il compte beaucoup sur ce spectacle de danse qu’il a mis au point à Londres avec Desta et Menen. Un numéro qui dure à peine un quart d’heure. Le trio apparaît sur fond de Danse du sabre de Katchatourian, puis Lee exécute, seul, une danse russe, laissant ensuite les deux cousines enflammer l’assistance avec un french cancan endiablé. Un blond au milieu de deux brunes, un final bondissant mélangeant cancan et danse russe : l’effet est saisissant ! Il repose sur la vitesse d’exécution avec, en coulisses, plusieurs changements de costume qui doivent se faire en une poignée de secondes. Le spectacle est fascinant pour le jeune Jean-Philippe, qui donne parfois un coup de main. Du haut de ses six ans, le petit garçon est subjugué par ce cousin « sensas » qu’il présente bientôt comme son frère américain. Quelques années plus tard, il poussera même le mensonge jusqu’à s’inventer un père américain auprès des journalistes ! Plus que tout, il aime le music-hall : l’intensité de la scène, les lumières, l’ambiance des coulisses, ces numéros fignolés à l’infini, ces applaudissements qu’il faut arracher de haute lutte au public tous les soirs. C’est de ce monde si particulier du spectacle, qui sera le sien pendant toute son enfance, qu’il tire sans doute ce fameux instinct, ce côté « bête de scène » que tous ceux qui ont travaillé avec lui ont unanimement salué. Comme le martèle Lee Halliday : « Le secret de la 33
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longévité de sa carrière artistique et de son succès, c’est cette imprégnation de la scène qu’il a développée durant toute son enfance. Il a tout observé, tout assimilé. Comment jouer avec le public. Comment donner chaque soir le sentiment de mettre son existence en jeu, de vivre un moment unique. C’est la condition à remplir si l’on veut être meilleur que les autres, décrocher succès et fortune. Y compris les jours où l’on est blessé ou malade1… » Au début des années 1960, ce n’est pas seulement un vague blouson noir à la mode du jour qui triomphe, c’est d’abord un enfant de la balle, formé à l’école de l’ancienne génération, celle du music-hall… L’autre école, la communale, Johnny n’y mettra presque jamais les pieds. C’est sa voisine institutrice, Mme Mathieu, qui se charge de son éducation. Parfois, c’est l’intraitable Hélène Mar qui prend le relais, particulièrement sourcilleuse dès qu’il s’agit de surveiller l’assiduité du jeune écolier, inscrit à des cours par correspondance. Il faut dire que la famille passe alors l’essentiel de son temps en tournée, loin de Paris, en France ou à l’étranger. Partout où les emmène la Traction Citroën de Lee. Dans le domaine de l’éducation artistique, en revanche, le petit Jean-Philippe est plutôt en avance. Il est à bonne école. À peine sait-il lire et écrire que déjà le solfège n’a plus beaucoup de secrets pour lui… Dans la légende familiale, celle racontée par Lee Halliday2, le petit Jean-Philippe émet pour la première fois le souhait de devenir chanteur à six ans, après avoir entendu 1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011. 2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.
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Montand chanter « Les feuilles mortes ». En attendant, c’est au violon qu’il joue ses premiers airs. La guitare, ce sera pour plus tard… Il danse aussi, car sa tante le destine alors à une carrière de danseur classique. Il lui arrive même d’accompagner ses cousines lorsqu’elles vont faire des pointes et des entrechats à l’Opéra de Paris. Johnny Hallyday, petit rat de l’Opéra, un scoop ? Il finira tout de même par renoncer à se présenter au concours d’entrée. Jamais son éducation artistique n’a été négligée. « À l’étranger, lorsqu’on arrivait dans une capitale européenne, se souvient Lee, la première préoccupation de sa tante était de lui trouver un professeur de musique ou de danse, même si ce n’était que pour quelques semaines. Chaque fois, elle nous répétait invariablement que le professeur avait trouvé l’enfant exceptionnel. Elle le faisait également travailler elle-même tous les jours1. » Ainsi, pendant toutes ces années, tante Hélène fait tout pour que son neveu ne passe pas à côté de son destin d’artiste, c’est une obsession… Elle brûle chaque dimanche un cierge à l’église et va jusqu’à invoquer cet argument pour convaincre sa belle-sœur Huguette, la maman naturelle du petit Jean-Philippe, de ne pas reprendre l’enfant. Cette dernière témoigne, dans les années 1980, en parlant d’Hélène2 : « Elle m’a dit : “Si tu le récupères et que tu le mets en nourrice, il ne pourra plus faire tout ça…” » Huguette se résigne : « JeanPhilippe avait neuf ans. Il m’a dit : “Retourne-toi, ne regarde pas, je vais te chanter quelque chose.” Quand il 1. Ibidem. 2. Cité par Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
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a eu fini de chanter, je me suis retournée et il était rouge comme une tomate, plein d’émotion. J’ai craqué. Je me suis dit que si je le reprenais à Hélène Mar, je risquais de lui faire rater sa vie. » Une fois encore, Hélène a imposé ses vues… « C’était une finaude, elle savait bien entortiller les gens », avoue également Huguette, dans cette unique interview. Hélène Mar devient ainsi la tutrice officielle de son neveu. La suite coule presque tout naturellement, malgré quelques à-coups. En 1951, la famille passe plus d’un an et demi en Italie, après avoir été arnaquée par un organisateur véreux. Un coup du sort qui va pourtant faire basculer leurs vies. Celle de Johnny d’abord qui, lassé du violon, échange son instrument contre une guitare. La petite histoire veut qu’il ait troqué sa première guitare auprès d’un fils de clown ! La vie du clan aussi finit par se désagréger. Menen, une des filles d’Hélène, s’enfuit au bras d’un chef d’orchestre américain croisé sur place dont elle s’est amourachée… emportant avec elle les costumes et les partitions de leur numéro. Menen mourra quelques années plus tard, dans des circonstances tragiques, en mettant fin à ses jours. En attendant, Lee et Desta se retrouvent le bec dans l’eau. Pour survivre, ils doivent monter en urgence un autre spectacle. Ils se cherchent alors un nom de scène. Lee finit par trouver1 : « Je me souvins alors du docteur qui m’avait mis au monde. Il était généreux, il avait toujours suffisamment d’espoir, de chance et d’argent. J’avais le pressentiment que cet homme, qui protégeait ma famille en Oklahoma, me porterait bonheur si je me
1. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.
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plaçais sous sa protection. Je choisis donc son nom (John Halladay, en réalité) pour renaître… » Le nom « Halliday’s » (orthographié alors avec un « i ») apparaît pour la première fois officiellement sur une affiche… Un nom destiné à porter chance : de fait, la carrière du danseur yankee repart en beauté avec un numéro de danse acrobatique. Et les engagements pleuvent à nouveau. Non seulement les Halliday’s vont se refaire, mais ils vont même décrocher un contrat de deux ans à La Nouvelle Ève, un grand cabaret de Pigalle. Bien loin de ces petits villages italiens où les poules venaient parfois interrompre leur spectacle. Retour donc à Paris, où Jacob Mar vient de s’éteindre. Si Jean-Philippe ne fréquente toujours pas l’école du quartier, il y mène pour la première fois une vie presque réglée. Desta et Lee travaillent la nuit. Jean-Philippe et sa tante se lèvent tôt le matin. Il y a d’abord l’étude, toujours par correspondance. Il y a aussi le marché de la rue des Martyrs, les premiers westerns au cinéma de quartier, les premières chansons de Georges Brassens à la radio. Il aime notamment écouter « Le petit cheval blanc ». De Georges Brassens, Johnny Hallyday dira plus tard : « Je voyais en lui l’image du père idéal. Avec son chat, sa pipe, sa moustache et son éternel pantalon de velours, le grand Georges incarnait la sécurité. Il était rassurant1. » Durant cette période, le jeune Jean-Philippe multiplie les leçons qui le font courir aux quatre coins de Paris. À la guitare classique et au chant vient
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
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désormais s’ajouter la comédie. Sa tante ne cesse de lui répéter qu’il est magnifique, qu’il connaîtra un destin exceptionnel, au risque parfois de paraître un peu folle. Un destin, d’accord. Mais lequel ? Le petit prodige n’a même pas encore mué lorsque sa tante décide de l’envoyer chez Maurice Chevalier, dans sa propriété près de Paris, à Marnes-la-Coquette. Le grand artiste juge prématuré de se prononcer sur les capacités du jeune garçon. Johnny se souvient encore aujourd’hui de cet illustre personnage1 : « Le cuisinier nous avait préparé des pâtes au beurre avec du gruyère dessus. À la fin du repas, le maître d’hôtel vient demander à Maurice Chevalier s’il peut servir le fromage. Le roi du musichall le regarde interloqué : “Voyons, Ernest, vous n’y pensez pas ? Le fromage, nous l’avons déjà eu avec les pâtes !” Cette réplique est restée gravée dans ma mémoire avec autant de force que son fameux conseil : “Petit, tu soignes ton entrée et ta sortie de scène. Entre les deux, tu chantes !” » Pense-t-il toujours à Maurice Chevalier lorsque, bien des années plus tard, lors d’un méga-concert au Stade de France, il met en scène son arrivée par les airs, en hélicoptère ou lorsque, pour sa tournée « Jamais seul », il décide de faire son entrée juché sur une boule géante en métal ? En attendant, le jeune garçon rêve surtout de devenir comédien. Il prend des cours de théâtre et tourne dans quelques films publicitaires qu’on peut retrouver sur Internet, notamment un pour la Samaritaine. Il apparaît également à la télévision, dans une émission pour les enfants, où il interprète un succès d’Yves Montand. 1. Ibidem.
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Mieux encore, il est engagé comme figurant en 1954 pour tourner dans le film d’Henri-Georges Clouzot Les diaboliques. Il s’agit d’une adaptation du roman de Boileau-Narcejac avec, dans les rôles principaux, Simone Signoret et Paul Meurisse. Malheureusement, la plupart des scènes que Johnny a tournées sont finalement coupées au montage… Mais il ne se décourage pas pour autant : « J’ai toujours cultivé le mensonge comme un art très rare. Non pour le plaisir de mentir, mais surtout pour inventer des histoires et voir si les grands y croyaient. Comme un acteur. En vérité, je rêvais d’être comédien1. » « Cette obsession de faire carrière au cinéma ne l’a plus jamais quitté », confirme Lee2. À l’aube de l’adolescence, c’est pourtant dans le domaine musical qu’il va trouver sa voie. Il en est encore à gratouiller quelques accords sur sa guitare, afin de se constituer un semblant de répertoire, qu’il est déterminé à défendre sur scène le moment venu. Évidemment, parmi ces morceaux figurent « Jeux interdits », ainsi que « Les cavaliers du ciel », « Les cadets de Gascogne » et « L’abeille et le papillon », d’Henri Salvador. L’occasion de se produire sur scène se présente finalement plus vite que prévu. Jean-Philippe Smet n’a en effet que douze ans lorsqu’il interprète trois chansons, au mois de mai 1955, dans un cabaret de Cologne, profitant d’un changement de costumes des Halliday’s. Un an plus tard, il renouvelle l’expérience à Copenhague. Deux fois par jour pendant trois semaines, il monte sur scène, coiffé d’une toque de trappeur en 1. Ibidem. 2. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.
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raton laveur pour chanter « La ballade de Davy Crockett », gros succès d’Annie Cordy. Il porte une tenue de petit cow-boy envoyée par les parents de Lee depuis leur Oklahoma natal : pantalon noir et chemise western à col large. Johnny a raconté plus tard cette première véritable expérience de la scène : « Soudain, le trac, celui qui va devenir mon “meilleur ennemi” me frappe par surprise. Le trou noir. Je n’ai que cinquante pas à franchir, mais pour moi, c’est le vide, un précipice insondable. J’ai mal au cœur, envie de pleurer, une peur à crever […]. Horreur absolue : les paroles de mes chansons se sont mystérieusement envolées. Et puis d’un coup, je me suis souvenu du slogan que répète sans cesse ma cousine Desta, une règle ultime de survie : “Plutôt crever que d’arrêter !” » Alors, le public a applaudi. Et en a redemandé. […] Et a encore applaudi pendant trois semaines. À la fin du contrat, le directeur de l’Atlantic Palace m’a remis une grosse boîte de chocolats et une petite enveloppe avec des billets à l’intérieur. Mon premier vrai cachet de chanteur ! Cet argent, je l’ai donné à ma tante Hélène, fier de pouvoir enfin participer au budget de ma famille1… » Un vrai musicien est en train de naître. L’un de ses musiciens, Michel Mallory, tient d’ailleurs à rétablir cette vérité : « Johnny est un bon guitariste ! Je sais que certains pensent qu’il ne fait que semblant de jouer sur scène, mais c’est totalement faux2. » Devenu accro à son instrument, qu’il trimballe sur son épaule jusqu’au square voisin de la Trinité, notre apprenti musicien a définitivement renoncé au classique et improvise mainte1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité. 2. Michel Mallory, Johnny, vingt ans d’amitié, Archimbaud, 1994.
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nant librement. C’est alors qu’il entend pour la première fois ce nouveau courant musical qui débarque des ÉtatsUnis : le rock’n’roll. La grande affaire de sa vie. Une musique incarnée par le visage et le déhanché d’Elvis Presley. Johnny le découvre en 1958, dans son cinéma de quartier. Le film s’appelle Amour frénétique (Loving You en VO) et le King y incarne un personnage dénommé… Deke Rivers. Johnny évoquera par la suite l’impact immense ressenti devant ces images en musique : « Le même choc que pour James Dean dans La fureur de vivre. La même intensité que dégageait Marlon Brando dans Sur les quais. […] La certitude aveuglante que moi aussi je suis né pour chanter du rock’n’roll. Elvis me montre la voie, me désigne l’ouverture par où je dois passer si je veux m’imposer. Désormais, j’ai trois alliés, trois héros, trois modèles. Avec Dean, Presley et Brando, je tiens les personnages clés de ma vie1. » Le compte à rebours peut commencer. Moins de trois ans plus tard, Johnny sera une star… Le rock monopolise désormais toute son énergie, et toutes ses journées. Les parents de Lee lui envoient des disques sortis aux États-Unis. Il en récupère également auprès de soldats américains basés à Paris, contre force bouteilles de calva. Chez lui, devant le miroir de son armoire, il imite Elvis, guitare à la main. Quand il sort, il fait le blouson noir avec sa bande de copains du square de la Trinité. On y croise Jacques Dutronc, un voisin. Des petits gars qui veulent se la jouer façon Fureur de
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
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vivre avec leurs chaînes de vélo et leurs poings américains. Ils se frottent aux Sactos, leurs homologues du Sacré-Cœur. Un voyou, Johnny ? À l’époque, il est vrai qu’il excelle dans deux disciplines : le vol de Vespa et le chapardage de disques. C’est d’ailleurs en glissant une pochette sous son blouson qu’il fait la rencontre d’un certain Claude Moine, futur Eddy Mitchell. Ce dernier, alors jeune employé d’assurances, a la manie d’appeler tout le monde « Small », soit « Petit » en anglais. Vexées, ses victimes se vengent en l’affublant en retour du surnom de Schmoll. Johnny et Eddy ont vite fait de devenir les meilleurs amis du monde. Mais c’est avec Christian Blondieau, futur père d’une petite Adeline, qu’il passe le plus clair de son temps. Christian est comme lui un garçon cool, rock’n’roll. Ensemble, ils écument les rayons de fringues western, toujours en quête d’une veste à franges ou d’une chemise à carreaux. Plus tard, Christian se fera appeler Long Chris. Mais pour l’heure, son surnom, c’est… Elvis. Il a fait coller les cinq lettres, en gros, sur son blouson… C’est à cette époque de montée en puissance de l’influence de la musique anglo-saxonne qu’un nouvel établissement « branché » ouvre sur les boulevards. Cet établissement qui reste dans la mémoire de toute une génération s’appelle le Golf Drouot, un club de jeunes qui va vite attirer une foule de fidèles. La raison de ce succès rapide ? Non pas l’insolite golf miniature qui lui a donné son nom, mais plutôt le design dernier cri de son juke-box de cent disques. L’endroit devient le bastion de cette nouvelle avant-garde musicale. On y croise plusieurs visages qui se feront un nom plus tard dans le rock ou le yé-yé. Très vite, Jean-Philippe Smet en 42
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devient l’un des piliers. Et tant pis si, pour entrer, il faut s’acquitter d’un droit de cents francs de l’époque et si une tenue correcte y est exigée. Même l’intraitable Hélène Mar le laisse passer ses après-midi au Golf, alors qu’il a seize ans à peine. Elle se permet quand même d’appeler la direction pour lui faire dire que le « petit » doit être impérativement rentré à vingt heures1. C’est dans un autre club situé non loin de là, le Club des Panoramas – une salle de danse un peu vieillotte recyclée en lieu pour les jeunes –, que notre apprenti rocker saisit enfin l’occasion de tester son charisme de chanteur sur un direct live. Il attrape une guitare et reprend un titre d’Elvis : « Party ». Coup d’essai, coup de maître : les filles écarquillent les yeux, fascinées. On peut parler d’un « effet Johnny » immédiat, qui se confirme les semaines suivantes, dans la même salle. En coulisse, Lee Halliday s’active pour « vendre » son Elvis à la française à tout son carnet d’adresses. Avec Desta, ils ont renoncé à leur carrière, sa femme en est même réduite à donner des séances de strip-tease pour faire bouillir la marmite. Lee, de son côté, vend des assurances aux soldats américains. Tous leurs espoirs reposent donc désormais sur Jean-Philippe. En accord avec Lee, le jeune homme a opté pour une stratégie consistant à reprendre des tubes américains dans la langue de Molière. Il faut, dans un premier temps, remplir une condition préalable à toute sortie de disque : trouver à JeanPhilippe un vrai nom de chanteur, à consonance plus 1. Henri Leproux, directeur du Golf Drouot, dans Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
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scénique, et de préférence anglo-saxonne, que celle de son état civil. Autour de la table, avec Lee, Christian Blondieau et l’incontournable Hélène Mar, ils cogitent. Jean-Philippe Smet aurait-il fait la même carrière sous le pseudonyme « John-Phil » ou « Johnny Rock », comme cela fut envisagé ce soir-là dans le feu de la discussion ? Dès le lendemain, Johnny Halliday (avec un « i ») existait officiellement. Deuxième étape : lui trouver des contrats. Malgré quelques cuisantes déconvenues, tout s’enchaîne très vite. En 1959, l’apprenti chanteur s’associe à un certain Philippe Duval, un guitariste rock. À l’époque, c’est encore une espèce rare ! Avec lui, Johnny se produit sur des petites scènes, sans batteur, avec en tout et pour tout un ampli, un projecteur et deux guitares. Le duo écume les brasseries et les restaurants. Exercice difficile que de séduire une clientèle qui s’est déplacée pour dîner, et non pour écouter deux braves jeunes gens essayant de singer Elvis Presley et Bill Haley ! Le déclic se fait au Robinson Moulin Rouge, un dancing géré par un certain André Pouce, qui n’avait alors pas encore tourné pour le cinéma. Johnny et Philippe y jouent le samedi soir et le dimanche après-midi, en mode soirée dansante. C’est là que les deux jeunes musiciens ont une sorte de révélation : le rock, ça sert d’abord à danser. À partir de là, tout devient possible. Philippe Duval se souvient néanmoins d’un Johnny très stressé1 : « Johnny qui était très superstitieux, avait un
1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000.
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trac de fou et faisait son signe de croix avant de se présenter sur scène. Il était totalement perturbé. » Quelques semaines plus tard, c’est tout aussi tremblant que Johnny assiste à l’Olympia au concert de Gene Vincent, rocker déjà mythique et considéré comme maudit depuis qu’il a été victime d’un grave accident de moto. Dans la salle, à ses côtés, on retrouve Hélène Mar. Elle a tenu à accompagner son neveu et petit protégé, qui n’a toujours pas la permission de minuit ! « Je suis sûre que tu peux faire aussi bien que ce garçon1 », décrète la tante de soixante et onze ans, assurément la spectatrice la plus âgée de la soirée. À la fin de l’année 1959, Johnny auditionne pour Pierre Mendelssohn, dont l’émission de radio « Paris cocktail » est diffusée chaque samedi à 20 h 40 sur l’une des trois stations du service public. Mendelssohn est lui aussi un grand fan d’Elvis Presley. Voilà qui est de bon augure pour notre rocker débutant alors âgé de seize ans. Il est convoqué le 30 décembre 1959 au Marcadet Palace, un grand cinéma parisien, pour une audition en public diffusée en même temps sur les ondes. L’événement étant d’importance, des costumes de scène sont spécialement prévus, et Philippe Duval se vexe lorsque Lee Halliday lui demande, pour l’occasion, d’acheter le même costume que Johnny, mais en mat, alors que le sien était brillant. « Tout à coup, on décrétait que je devenais un simple accompagnateur de Johnny, et non plus la co-vedette. Mon nom ne serait pas apparu sur l’affiche, bien que nous continuions à 1. Desta Halliday, Johnny Hallyday, l’enfance d’une star, Michel Lafon, 2000.
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chanter ensemble […]. Il n’y avait pas de raison pour que je sois mis à l’ombre », regrettera bien des années plus tard le guitariste1. Qu’importe. Ce soir-là, c’est en costume rose cyclamen – il faut se remettre dans le contexte de l’époque – que le jeune Johnny Halliday enflamme l’assistance avec « Tutti frutti » et « Viens faire une party », version française de « Party » de Presley. Il offre une prestation apparemment convaincante, puisqu’il est engagé dans la foulée par le Marcadet Palace pour l’intermède obligatoire que proposent alors les cinémas entre les actualités et le grand film. Mais surtout, la prestation radio de Johnny n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Jil et Jan, deux anciens chanteurs devenus auteurs à succès, le trouvent excellent et lui conseillent d’enregistrer un premier titre. Le jeune homme, assez intimidé, leur chante un air de son cru à la guitare, sur lequel ses nouveaux admirateurs mettent des paroles. Le résultat de cette première collaboration donnera le titre « Laisse les filles ». Le titre est proposé à la maison de disques Vogue. Et… banco ! Dès son audition, Johnny se voit proposer un contrat. Mais pas Philippe Duval, à qui l’on signifie clairement ce jour-là que, pour lui, l’aventure s’arrête là. « On s’est quittés un peu vivement, un peu rapidement, mais sans s’engueuler. […] Très franchement, je n’avais pas le niveau. Et j’avais l’épée de Damoclès du service militaire. […] En tout état de cause, je n’aurais pas pu être avec lui dans son ascension. Finalement, je n’ai, curieusement, rien regretté », témoignera-t-il plus tard 2. 1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000. 2. Ibidem.
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La suite fait partie de la légende. Le 16 janvier 1960, Hélène Mar signe le premier contrat de Johnny, sans prendre le temps de prévenir son père ou sa mère. Il fallait faire vite. Et c’est le 12 février – date historique – que sort très officiellement le premier disque de Johnny. Il s’agit d’un 45 tours avec quatre titres : « T’aimer follement », « J’étais fou », « Oh, oh, baby » et « Laisse les filles ». Sur la pochette, la guitare que tient Johnny est celle… de Jacques Dutronc. C’est en tout cas ce que rapporte Jean-Pierre Huster, frère de l’acteur Francis Huster, qui joue à l’époque en groupe avec Jacques Dutronc, un autre gamin de la Trinité : « Quand il a fait ce premier 45 tours, il est venu chez nous, dans le local où nous répétions, pour nous emprunter nos guitares. Simplement parce que les nôtres étaient plus belles que la sienne1. » Autre détail encore plus révélateur : sur la pochette, Halliday, le patronyme d’artiste familial, s’écrit désormais avec deux « y ». Une erreur d’imprimeur, paraît-il. Mais personne ne s’en offusque, car nous sommes en pleine période de déferlante rock, la musique anglosaxonne est reine, et la maison de disques n’en est pas à un léger mensonge commercial prêt pour vendre son Johnny. À l’image du texte sibyllin figurant au verso de la pochette : « Américain de culture française, il chante aussi bien en anglais qu’en français. » D’ailleurs, cela amuse énormément le principal intéressé de se faire passer pour un pur produit américain, parlant à peine le français… Pour les journaux, Johnny, acteur-menteur à ses heures, s’invente de multiples vies. Né dans l’Oklahoma, 1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
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il prétend même avoir gardé des vaches dans le ranch à quatre mille cornes de son père américain… Même topo lors de sa première apparition télévisée, dans l’émission « L’école des vedettes » – sorte de « Star Ac’ » de l’époque – où il n’hésite pas à en rajouter dans l’exotisme yankee. D’autant qu’il trouve des complices ce jour-là : l’affable Aimée Mortimer, présentatrice de l’émission, et sa marraine du jour, une certaine Line Renaud, découvrent avec intérêt ce jeune rocker dont le charme diabolique ne parvient pas à compenser une absence totale de conversation. Paralysé par le trac, il ne parvient qu’à bredouiller des « oui » et « non » embarrassés. Ce premier disque n’est pas un carton, loin de là. La profession reste sceptique. « Une pâle copie de ce qui existe déjà en Amérique », entend-on répéter ici et là. Et surtout, le titre passe peu en radio. Lucien Morisse, programmateur musical sur Europe n° 1, mari à l’époque de Dalida, se laissera même aller à ce commentaire acerbe sur les ondes : « C’est la première et dernière fois que vous entendez ce chanteur. » La légende veut même qu’il ait cassé le disque en direct… La première apparition de Johnny, chez Aimée Mortimer, va cependant faire décoller les ventes de son disque. Johnny est avant tout un showman. Partout où il apparaît et chante en live, il fait un tabac. Dès qu’il a sa guitare entre les mains, il paraît comme transfiguré : il oublie sa timidité, son visage se transforme, il est soudain comme désinhibé, mu par une force sauvage. L’effet est foudroyant auprès d’un public habitué jusque-là à des chanteurs engoncés dans leur costume et nettement plus timorés. La machine est lancée. 48
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Les ventes de Souvenirs, souvenirs, son deuxième disque, grimpent en flèche. En cet été de 1960, Johnny crée l’effervescence sur la Côte d’Azur, partout où il se produit, comme au Vieux Colombier, à Juan-les-Pins. Mais si Johnny atteint le statut d’idole en province, il se heurte dans la capitale à d’irréductibles sceptiques qui refusent de baisser la garde. À l’Alhambra, où il se produit en septembre, la salle est divisée. Les spectateurs du balcon sont conquis : ils tapent du pied et scandent son nom. Mais à l’orchestre, on fait la fine bouche devant ce chanteur « bruyant », qui semble tout droit sorti d’un cirque avec sa chemise à dentelles, et qui en fait des tonnes. « Exhibition de mauvais goût », tranche L’Humanité dans son édition du lendemain, tandis que Le Parisien évoque une « parodie burlesque »… Simples à-coups dans une ascension fulgurante. Car quelques mois plus tard, c’est le délire à tous les étages. Et lorsqu’arrive ce fameux concert du Palais des Sports, en février 1961, Hélène Mar a gagné. Son petit JeanPhilippe est sur le point de devenir une idole, la figure emblématique du rock’n’roll made in France… Et tant pis si les arbitres des élégances prédisent à ce chanteur qui se roule par terre un destin d’étoile filante. Dans ces années 1960, sur fond de prospérité économique, de guerre d’Algérie et de guerre froide, l’image juvénile de Johnny symbolise l’élan d’une jeunesse en quête de liberté et de nouveauté : il sera le visage et la voix de toute une génération.