Le japon des jardins Francis Peeters Photographies : Guy Vandersande
Comprendre les jardins japonais de la PrĂŠhistoire Ă nos jours
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Le zen « éternellement moderne » de Shigemori Mirei 101 Zuihô-in, le temple de la Montagne bienheureuse 104 Le Hôjô du Tôfuku-ji 108 Funda-in, le jardin de Sesshû Tôyô 114 Sesshû Tôyô (1420-1507) 117 Ryôgin-an, l’ermitage du Dragon chantant 118 Le Shakkei, paysage emprunté. Époques de Muromachi et Edo 123 Ginkaku-ji, le Pavillon d’Argent 126 Jôju-in, sous-temple du Kiyomizu-dera 132 Shinsen-dô, la retraite des Poètes immortels 134
Le jardin en mouvement 155 Le jardin Ninomaru au château Nijô, le jardin de l’opportunisme 158 Le parc Ritsurin à Takamatsu, le jardin aux Châtaigniers 162 Villa Katsura, le Rêve du Prince 166 L’architecture de style sukiya 173 Époque Meiji : le choc des cultures 174 Murin-an, l’ermitage isolé 176 Le jardin-architecture 179 Les jardins du musée Adachi. Quand le jardin se transforme en peinture 182 Miho, le paradis séquentiel 188 Yumebutai et Honpuku-ji. Comment dire pardon à la Nature 192 Naoshima et l’archipel où l’art devient un jardin 196 Cai Guo-Qiang et Lee Ufan 198
sommaire
Kamakura (1185-1333) Muromachi (1336-1568)
La révolution du zen 57 L’époque de Kamakura 58 L’époque de Muromachi 60 Qu’est-ce que le zen ? 61 Le zen dans l’art des jardins 62 Ryôan-ji, le mystère de la beauté dans l’équilibre 68 De l’interprétation du Ryôan-ji 74 Daitoku-ji, le temple de la Grande Vertu 76 Ikkyû le Fou 78 Daisen-in : une peinture tridimensionnelle 80 La peinture de paysage 86 Obai-in, sous-temple du Daitoku-ji 88 Ryôgen-in, le temple du Dragon chantant 90 L’architecture de style shoin 94 Nanzen-ji, le jardin du Tigre bondissant 96
momoya (1568-1615)
Heian (794-1185)
Le jardin du Buddha 43 Byôdô-in, le jardin de la terre Pure du Buddha Amida 46 Sanzen-in, le temple des trois Mille (Mondes) 48 Kinkaku-ji, le temple d’Or 52
edo (1615-1868)
Nara (710-794) Heian (794-1185)
Une promenade en barque… 23 L’époque de Nara 24 Tôin Teien, le jardin du Palais impérial de Nara 26 L’époque de Heian 28 Sakuteiki et Genji 28 Quatre symboles de jardin empruntés à la Chine 32 Saihô-ji, le temple des mousses 35
La voie du thé 139 Une nouvelle spiritualité 142 Yûgen 142 Cérémonie et jardin 144 L’architecture de style sôan 145 L’esthétique du thé, de la sobriété au décor raffiné 146 Omote Senke, le jardin de L’École de Thé 148
aujourd’hui
Préhistoire
Il y a bien longtemps… 15 Le jardin de la Préhistoire 16
xxe siècle
Avant-propos 9
Hanami, le pouvoir des fleurs 201 Sakura 204 Ume 206 Botan 206 Tsutsuji 208 Matsu 208 Momiji 210 Adresses et carte du Japon
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L’histoire du Japon est découpée par périodes appelées « époques ». Les grandes parties de cet ouvrage correspondent donc aux époques. Exemple : époque Heian (794-1185) 5
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Saihô-ji Le temple des Mousses En l’absence de tout aménagement datable de l’époque Heian et au risque de paraître anachronique dans le déroulement historique de l’évolution des jardins, j’aimerais évoquer un lieu incontournable créé au Moyen Âge, mais qui reflète parfaitement la substance de ceux qui n’existent plus. Je dirais même qu’il en est la continuité logique. Le jardin de plaisance devient alors le jardin de promenade. Le moine Musô Soseki (1275-1351) est un personnage incontournable à son époque. Abbé du plus important temple de Kyôto et conseiller personnel à la fois de l’empereur et du shôgun, il œuvre toute sa vie à la paix des armes. En 1339, il crée le Saihô-ji, le « Temple des Parfums de l’Ouest », l’un des plus fameux jardins du Japon classé aujourd’hui au patrimoine de l’humanité par l’Unesco, mieux connu en Occident sous le sobriquet de « Kokedera », le « temple des Mousses ». Sur les ruines d’un ancien temple, il imagine une version nouvelle du jardin d’autrefois avec un grand étang central, mais aux dimensions plus réduites, dont les contours fortement découpés font penser à l’idéogramme chinois pour le mot « cœur ». Malgré la présence symbolique d’une barque sur l’eau, c’est à pied que le visiteur rejoint les trois îles aménagées en son centre et reliées entre elles par d’étroits passages qui font office de ponts.
C’est à l’automne que le jardin resplendit. Le feuillage des érables s’embrase et se détache alors parfaitement sur une mer de jade comme un brocart de soie. 36
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« Ceux qui sont détachés du monde goûtent le calme des montagnes. Les sages aiment naturellement la pureté de l’eau. En jouant avec le paysage et le cours d’eau, je ne vise qu’à en affiner la clarté. » Musô Soseki
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Ryôan-ji Le mystère de la beauté dans l’équilibre Le « Temple du Dragon Paisible », puisqu’il s’agit de la traduction de son nom japonais, est sans nul doute le plus connu des jardins zen au Japon. Paradoxalement, l’abondance de commentaires qui l’accompagne a tendance à envelopper le sujet d’un brouillard aussi épais qu’inutile. Il faut toutefois reconnaître que son histoire est un mystère car nous ne possédons malheureusement pas de trace écrite. Certains faits et événements historiques permettent toutefois d’apporter des éléments de réponse. Nous devons remonter à l’heure de gloire de l’époque de Muromachi au milieu du xve siècle. En 1450, le puissant seigneur Katsumoto achète un domaine qui était autrefois la résidence de campagne d’un noble à la cour de Heian. Il réhabilite le lieu en reconstruisant la résidence au bord du lac, et sur la colline un vieux temple qui portait déjà le nom de Ryôan-ji. Mais la guerre éclate et son domaine est pillé. En 1488, son fils Masamoto retourne sur les lieux et restaure le temple. C’est de cette époque que date vraisemblablement le jardin sec.
Le créateur de jardins zen est un chorégraphe et les groupes de rochers ses danseurs. Il a ainsi recours à trois lignes de force. L’axe vertical installe une tension contenue, l’axe horizontal le repos. Ces forces latentes sont mises en mouvement par l’introduction d’un axe diagonal qui les relient. En résulte une imbrication de triangles asymétriques planes et tridimensionnels particulièrement dynamiques.
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La peinture de paysage Voici deux fragments de la grande composition « Fleurs et Oiseaux des quatre Saisons », qui décore la salle de réception dans l’angle sud-ouest. La nature en devient le thème central qui s’organise autour d’un pin au tronc sinueux et d’une cascade rectiligne. Les motifs de grande dimension, rehaussés de riches couleurs à la chinoise, sont disposés au premier plan pour réduire la profondeur de l’espace. Nous sommes à contre-courant de la récession spatiale chinoise classique utilisée dans le jardin du Daisen-in. Le Japon s’évade ainsi des procédés formels chinois et propose sa propre vision des choses.
Le thème des quatre saisons est récurrent dans la peinture japonaise, dont le cycle se lit aisément de droite à gauche par la présence d’animaux et de végétaux clairement associés aux moments de l’année.
Au jardin coexistent quatre manières de créer le paysage : a/ la récession classique, b/ la création d’un avant-plan qui réduit la profondeur, c/ l’affirmation d’un plan moyen, d/ l’emprunt du paysage lointain pour agrandir l’espace.
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1 1 a/ Dans ce paysage, l’œil ne privilégie aucun élément en particulier. Il s’agit d’une récession spatiale classique avec son premier plan (1), son plan moyen (2) et son arrière-plan (3) traités d’égal à égal.
b/ Le paysagiste introduit ici un élément percutant qui oblige l’œil à donner la priorité à l’avant-plan (1) comme sur la peinture de paysage décrite plus haut. 86
b/ La présence du pont force cette fois le regard à donner la priorité au plan moyen (2), ce qui permet à l’avantplan (1) et à l’arrière-plan (3) de se rejoindre. 87
d/ L’espace créé incorpore le paysage lointain (1), ce qui rend le jardin immense et sans limite.
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Ginkaku-ji Le Pavillon d’Argent Le shôgun Ashikaga Yoshimasa (1435-1490) restera plus célèbre dans l’histoire pour son goût immodéré de l’art que pour sa piètre carrière politique, placée sous le signe d’une épouvantable guerre civile qui réduisit la presque totalité de Kyôto en cendres. Comme son grand-père l’avait fait avant lui un peu moins d’un siècle plus tôt au Kinkaku-ji, il entreprend la construction d’un palais-jardin dont le nom reste encore aujourd’hui un mystère. Ginkaku-ji se traduit par « Pavillon d’Argent », sans qu’aucune trace de feuille métallique ne soit pourtant visible sur les parois de l’édifice. On imagine toutefois l’esthète contempler l’astre nocturne aux reflets d’argent s’élevant au delà des collines justement nommées Tsukimachiyama, « la Montagne qui attend la Lune ». Les jardins empruntent au Temple des Mousses, le fameux Saihô-ji imaginé par le génial Musô Kokushi, ses principales composantes : un jardin de promenade en contrebas, une partie haute adossée à la colline qui fait office de « jardin sec », et un bâtiment à étage qui permet une vue plongeante sur les aménagements paysagers. Un siècle les sépare cependant et de nouvelles composantes ont fait leur apparition. L’étage inférieur du Pavillon, judicieusement nommé la « salle du Vide de l’Intérieur », sacrifie à la nouvelle architecture shoin avec des portes coulissantes, qui donnent sur un étang entouré de pins et d’érables. La présence de l’étage supérieur met davantage encore en évidence son atmosphère contemplative, dont le toit en joyau et les fenêtres cintrées rappellent les édifices zen.
Le shôgun Yoshimasa était à la fois un fervent admirateur du zen, qu’il pratiquait dans le pavillon principal (photo de gauche), mais il n’était pas moins adepte de la Terre Pure du Buddha Amida dont une image était conservée dans un pavillon adjacent (photo de droite). Ce dernier, désigné Trésor National, est considéré comme le prototype des futurs pavillons de thé à l’architecture de style shoin et ses dimensions idéales de 4 tatamis et demi.
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La seconde partie du domaine est beaucoup plus ambitieuse. Son admirable pavillon rend hommage au culte du Buddha Amida et le beau jardin qui s’étend tout autour évoque les aménagements de l’époque Heian, bien que la dimension restreinte des étangs et la présence de nombreux sentiers invitent bien plus à la promenade qu’à une partie de barque. Plus loin, le jardin intègre une haute colline dans le champ de vision, le fameux « shakkei », mais il invite également à en arpenter le flanc qui se transforme alors en paysage sec dynamique. Nul doute que Yoshimasa admire le Saihô-ji dont il emprunte les idées révolutionnaires. Mais un élément étonne à la fois le regard et l’esprit. Une partie du jardin inférieur s’est transformée en une vaste aire surélevée de sable gris, soigneusement ratissée, à l’image d’une mer d’argent que le clapotis de quelques vagues structure en bandes parallèles de vides et de pleins. À son extrémité s’élève un grand cône tronqué de sable à l’image d’un volcan (le mont Fuji ?), dont le magma d’argent aurait peu à peu formé l’étendue adjacente. Eau et rochers, des éléments tant chéris par les jardins japonais, ont ici complètement disparus au profit du sable. Un choix audacieux mais qui semble anachronique pour son temps. Il est fort possible que cette image abstraite ait été rajoutée bien plus tard à la fin de l’époque Muromachi en lieu et place d’un édifice disparu. Toutefois, l’esprit des lieux demeure, même si l’effet peut paraître moderne. Le monticule de sable se nomme en effet « Kogetsudai », ce qui se traduit par « plateforme tournée vers la lune ». Or le shôgun Yoshimasa nous a livré un poème dont la lecture rassemble chacune des composantes du jardin : « Car ma hutte se trouve au pied de la Montagne qui attend la lune, je pense longuement à l’ombre du ciel évanescent. Réalisant que tout n’est que rêve illusoire, je n’ai en moi ni joie ni anxiété. »
Cette partie du jardin ne devait pas faire partie des aménagements initiaux mais elle respecte pleinement l’état d’esprit des lieux et l’admiration que portent les esthètes japonais pour l’astre de nuit.
Le haut cône de sable ressemble à un Mont Fuji dont l’improbable éruption a généré une mer d’argent.
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Le jardinarchitecture X X e  siècle
La nature pardonne quelques erreurs. Isamu Noguchi (1904-1988)
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aujourd ’hui jardins du musée adachi
Il est bien difficile de distinguer les limites du jardin tant le mimétisme est étudié pour rendre le point de vue immense. Pourtant l’œil exercé relève un avant-plan hautement structuré et aménagé ainsi qu’un plan moyen où la ligne ondulante que forment les arbres taillés s’inspire du paysage lointain.
magma de lave verte qui décroche et amène avec lui une partie du paysage sauvage à l’avant-plan. La puissance des rochers, soulignée par la forme similaire des azalées taillées, et la miniaturisation des pins accentuent cet effet saisissant. Même s’ils constituent un réel tour de force, ces jardins n’en restent pas moins un vibrant hommage au jardin japonais traditionnel. Dès lors, pourquoi en parler dans un chapitre consacré à la période contemporaine ? Zenko, rappelons-le, admire la peinture dont il expose une belle collection dans son musée. Les jardins qui l’entourent ne seraient qu’une pièce rapportée s’il n’avait conçu une manière inhabituelle et résolument moderne d’en faire le tour. Sans quitter l’enceinte du musée et en contrepoint des toiles exposées, le visiteur déambule dans les couloirs savamment agencés pour offrir de multiples points de vue sur le décor extérieur. Parfois, Zenko impose son propre regard au travers de fenêtres qui encadrent de face ou de biais une partie du jardin à la manière d’un rouleau de peinture accroché au mur. Ailleurs s’ouvre un point de vue objectif par la présence de larges baies vitrées. Enfin, il nous libère de toute contrainte et nous invite au dehors. L’occasion est alors donnée de contempler librement la suite des espaces avec, en point d’orgue, une haute cascade empruntée au paysage naturel. Nature sauvage, nature réinterprétée et architecture se rencontrent sans heurt. Au contraire, elles partagent leur force et leur puissance respectives sans perdre leur identité propre.
Par une journée sans soleil, les ombres dessinent la perfection des lignes. Le volume apparaît, mettant en évidence la rondeurs des îlots et des buissons d’azalées. 184
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