A Tokyo, le désespoir et la colère de ceux qui ont tout perdu

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Le Monde Dimanche 27 – Lundi 28 mars 2011

Séisme au Japon : le désastre humanitaire

A Tokyo, le désespoir et la colère de ceux qui ont tout perdu Réfugiés dans un gymnase au nord de la capitale japonaise, les habitants des villages proches de la centrale nucléaire racontent leur exode

Reportage Tokyo Envoyé spécial C'est une salle calme qui bout d'une colère retenue, un endroit silencieux où les gens ne demandent qu'à être entendus. Ce complexe dévolu aux arts martiaux, au nord de Tokyo, accueille, depuis une semaine, des réfugiés de régions proches de la centrale de Fukushima. Ils sont plus de 300 à dormir sur les tatamis, à ronger leur frein dans les couloirs, à se nourrir des denrées distribuées par la préfecture de Tokyo. Aucun n'a été évacué, tous ont quitté leur ville de leur propre initiative. Leurs exodes ont pris des chemins différents. Mais tous sont imprégnés de la même angoisse de la contamination, de la même amertume envers le gouvernement, de la même impression d'être les victimes invisibles du drame qui se noue au Japon. Saiko se sent « trahie et abandonnée » comme son village situé sur la commune de Minamisoma, à dix kilomètres de la centrale endommagée. Ce qui l'indigne le plus, c'est de voir que, deux semaines après la catastrophe, les bilans officiels ignorent toujours sa municipalité. «A cause de la radioactivité, plus personne n'est retourné là-bas, dit-elle. Personne n'est allé chercher les éventuels survivants, retrouver les corps. Personne n'a comptabilisé les disparus. » Saiko sait bien, pourtant, que les dégâts et les pertes humaines sont immenses. Elle a vu de ses yeux, alors qu'elle s'était réfugiée sur une hauteur, la vague engloutir son village et sa maison. Au soir du n mars, jour où le séisme et le tsunami ont frappé, la seule bonne nouvelle a été un appel téléphonique de son mari, abrité sur une autre colline. Lui était en train de travailler sur le site même de la centrale nucléaire, pour le compte d'une entreprise sous-traitante du bâtiment. Lorsque la terre a tremblé, il s'est enfui immédiatement en voiture et a échappé de justesse au flot qui a fracassé les installations. Le lendemain, la famille s'est reconstituée dans un centre de réfugiés. Saiko, son mari, ses deux filles et ses deux petits-enfants ont commencé leur errance, ballottés au gré des événements de la centrale. «Le premier camp était à moins de dix kilomètres des réacteurs, raconte-t-elle. Quand la première explosion a eu lieu, on nous a dit de partir un peu plus loin, à 15 km, tout en nous expliquant qu'il n'y avait pas de danger. Puis le len-


demain, le premier périmètre dé sécurité a été mis en place, alors on nous a envoyés à 3o km, dans l'école élémentaire d'un village où l'on vient de détecter de la radioactivité dans le lait des vaches. » Cet exode angoissé n'a pris fin que lorsque le fils d'amis de Tokyo est venu chercher toute la famille avec juste assez d'essence pour les ramener dans la capitale. Là, maintenant, il faut survivre. «Nous n'avons plus rien : ni argent, ni compte en banque, ni papiers. Tout a été englouti là-bas. » Le mari de Saiko ne touche plus de salaire. Il a donc été obligé de chercher des petits boulots au jour le jour. «Personne ne se soucie de nous, personne ne veut même nous entendre, dit Saiko. Tout ce que le gouvernement nous a proposé, ce sont des mensonges. » Takayoshi tremble de la même indignation. «Dans ma ville, plus personne n'a la moindre confiance dans les informations officielles, dit-il. Trop de choses nous ont été cachées. » L'angoisse l'a décidé à quitter sa commune d'Iwaki, à moins de 50 km de la centrale, cinq jours après le tsunami. Il craignait trop pour la sécurité de sa femme et de ses deux enfants. « Les premiers jours, nous prenions une douche et nous changions de vêtements chaque fois que nous sortions. Nous n'avions reçu aucune information officielle, ce sont des employés de la centrale nucléaire, qui habitent dans le coin, qui nous ont conseillé de faire comme ça. Mais cela devenait intenable. La maison n'a plus d'électricité, nous n'avions plus assez de carburant pour aller nous ravitailler. Une famille ne peut pas survivre dans ces conditions. »

Saiko, ses filles et petites-filles habitaient Minamisoma, à dix kilomètres de la centrale de Fukishima

« Nous n'avons plus rien : ni argent, ni compte en banque, ni papiers. Tout a été englouti là-bas » Saiko Les derniers litres d'essence ont servi à rallier Tokyo, où Takayoshi et sa femme ne toucheront pas non plus leur salaire. «Le centre de loisirs où nous travaillons est fermé jusqu'à la fin avril, au moins. Nous ne serons donc plus payés. » Il ne sait pas encore bien comment il va s'en sortir. Mais tout vaut mieux qu'une vie d'angoisse à Iwaki, où presque plus personne ne travaille, où circulent toutes sortes de rumeurs. «Les livreurs ont tellement peur que le ravitaillement n'est plus assuré, dit-il. Le commerce est en train de s'arrêter, il n'y a presque plus rien à manger. » Comme Saiko, Takayoshi vient de s'inscrire au tirage au sort qui attribuera 600 logements vacants de la préfecture de Tokyo à des réfugiés. Comme elle, il n'a aucune intention de retourner dans le nord, si près de la centrale maudite. Pour fuir cette zone d'Iwaki, Yokie, sa mère, sa cousine et ses enfants s'y sont reprises à trois fois. Lors des deux premières tentatives, elles n'ont pas trouvé de station d'essence


ouverte qui leur permette d'aller plus loin. Elles ont dû faire demi-tour vers les nuits de frayeur, dans une maison située à moins de 50 km de la centrale. La troisième fois, elles ont supplié les policiers de les laisser rouler sur l'autoroute réservée aux secours. Ils ont accepté. Maintenant, elles s'inquiètent pour les hommes de la famille, restés sur place pour aider à rétablir les réseaux d'eau et d'électricité. Le mari de Kazuko est également retourné au nord, pour veiller sur ce qui reste de son usine de produits marins, dévastée par le tsunami. Lorsque la vague a frappé, leur village de Nanahama, à moins de 50 km de la centrale, s'est retrouvé isolé, toutes routes coupées. Il a fallu fuir à pied par la montagne. Mais cela n'est rien à côté de l'avenir désespéré que Kazuko voit venir pour son village. « On aura été frappés par quatre catastrophes: le séisme, le tsunami, le nucléaire, qui seront suivis par l'effondrement économique de toute la région. Plus personne ne voudra revenir là-bas », dit cette grand-mère qui évoque déjà avec nostalgie la spécialité de son bout de littoral, les oursins. Elle en veut au gouvernement bien sûr, à l'irresponsabilité de Tepco, le propriétaire de la centrale, évidemment, mais elle se sent aussi coupable. «J'ai regardé tant de catastrophes à la télévision. Et il aura fallu que j'attende d'avoir 54 ans pour comprendre enfin ce que c'est de tout perdre, de n'avoir plus de futur. » Elle en veut aussi aux autorités locales qui ont laissé croire que ce littoral était préservé des tsunamis, dit-elle, son petit-fils dans les bras. « Quand la vague s'est approchée, j'ai vu des gens rester sur la plage pour regarder, dit-elle. Ailleurs, cela aurait été inimaginable. Ils sont tous morts. » Deux semaines plus tard, elle évoque encore la violence, de la lame en frissonnant. «On aurait dit une fumée qui avançait vers nous, comme si la mer était en feu », dit-elle, avant de remercier en s'inclinant, comme tous ses compagnons d'infortune, pour avoir été écoutée. Jérôme Fenoglio


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