FIGURES D'UN POINT PARTI MARCHER Élise Gautier dsaa Multimédia Session 2014 Sous la direction de Alexia de Oliveira Gomes et Boris Du Boullay
Élise Gautier DSAA Design Graphique Multimédia Lycée Jacques Prévert 2014 Sous la direction de Alexia de Oliveira Gomez et Boris Du Boullay
ÂŤUne ligne est un point parti marcherÂť Paul KLEE
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos Introduction
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I/ Tracer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 1 - délimiter 2 - connecter 3 - représenter
26 52 64
II/ Arpenter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79 1 - marcher 2 - circuler 3 - remémorer
84 96 112
III/Dépasser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 1 - transgresser 2 - étendre 3 - fortifier
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Conclusion Épilogue
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Internet, un cyberespace sans frontières ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .186 Introduction
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1 - L'utopie Internet fantasme d'un cyberespace universel et sans frontières
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2- La territorialisation d'Internet différentes formes et niveaux de segmentation
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3 - Internet et global communication
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vers une uniformisation ?
Conclusion
Amorce au projet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .214 ANNEXES : Bibliographie .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 218 Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228
AVANT-PROPOS
Sur la photographie, je suis assise avec ma sœur à une table de plastique vert dans un jardin d'Auvergne, un été, il y a plus de quinze ans ; nous sommes à l'ombre d'un grand parasol jaune, et nous dessinons avec une concentration telle que l'une de nous tire une langue appliquée. Rien ne semble exister alentour. Je me rappelle distinctement cet instant, car la photographie laisse deviner le dessin que je suis en train de réaliser, et qui a en réalité vocation à représenter fidèlement le paysage s'ouvrant en contrebas. Dans le coin gauche de l'image, on distingue la silhouette familière de ces petits vallons rebondis, figures typiques et intemporelles qui peuplent en toute quiétude les anciennes terres volcaniques du centre de la France. Leurs dos bossus sont semés d'une herbe dense et odorante, d'un vert tendre, que les troupeaux de bovins prennent plaisir à déguster. Dans cette région, le bocage traditionnel a été conservé : les pâturages sont enclos par des levées de terre portant des haies ou des rangées de petits arbres trapus, délimitant des parcelles de formes et de tailles diverses. Si l'on regarde bien, on s'aperçoit que ces talus offrent le gîte et le couvert à toutes sortes de petits animaux qui parcourent les prés à la nuit tombée, et dont les chasseurs avertis débusquent aisément les traces. 12
Depuis le promontoire naturel créé par le jardin, on voit distinctement ce quadrillage de prairies et de champs s'étirer jusqu'à l'horizon, vers la silhouette bleue des montagnes. L'ensemble forme une palette polychrome, du fait de végétations disparates ; certaines parcelles, laissées en jachère, arborent un vert moucheté de taches colorées, coquelicots, boutons d’or et rosacées, lorsque celles dédiées à la culture des céréales tirent, suivant les saisons, davantage vers un vert, un ocre ou encore un brun soutenu. Durant l’hiver, ces dernières sont en outre entièrement striées de ces petits sillons parfaitement parallèles que dessine avec flegme un tracteur, probablement jaune ; par la suite, la vigueur des tiges les submerge jusqu’au mois d’août, lorsque la marche mécanique des moissonneuses y creuse à nouveau des rayures régulières. Plus loin, entre les haies, serpente un petit ruisseau qui disparaît souvent entre les plis terreux des collines. À certains endroits, il est traversé par un pont de bois reliant deux sentiers pédestres. Là-bas, un chemin de terre zigzague jusqu’au village. Au centre de ce paysage, la route départementale trace quant à elle un itinéraire plus rectiligne, renforcé par le marquage au sol en pointillés qui s'évanouit lui aussi lorsqu'il en vient à franchir le haut des coteaux.
Des années plus tard, j'ai retrouvé le dessin réalisé ce jour d'été ; bien que très coloré, il est exempt de tout aplat de couleur. Il ne comporte que des tracés : la ligne sinueuse du petit ruisseau se perd dans celles, plus épaisses, des haies, symbolisées au feutre par des boucles successives d'un beau 13
vert foncé. Les champs sont striés de hachures. Le chemin de terre est représenté par un trait beige qui coupe à plusieurs endroits la ligne plus massive de la route, se perdant elle-même, au loin, dans les troncs rectilignes des arbres d'une forêt, que l'absence de perspective rend d'ailleurs parfaitement gigantesques.
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INTRODUCTION
Une des représentations courantes de la vie d'un homme le place sur un chemin dont il ignore globalement les étapes et la destination finale ; le voyageur parcourt cette ligne à une vitesse variable, avec plus ou moins de difficultés. Il lui arrive souvent d'être confronté à des choix complexes à savoir, suivre une ligne plutôt qu'une autre, renoncer, reculer, délaisser, avancer à l'aveuglette. À l'origine de ce travail de mémoire, il y a avant tout un questionnement sur la liberté ; ne pas suivre docilement une voie toute tracée fait-il de moi un être plus libre qu'un autre ? Après tout, même les oiseaux en plein vol obéissent à des tracés instinctifs qui les mènent a priori à bon port... En suivant cette « ligne » de pensée, j'ai voulu comprendre comment ces lignes abstraites peuvent être mises en relation avec d'autres formes, plus concrètes, de lignes et de parcours. Depuis des millénaires, quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes dans l’espace : en marchant, en voyageant, en construisant des routes, des ponts, des murs d’enceinte, et ce afin de délimiter un champ ou un pays, de connecter entre eux des espaces et des populations, mais aussi de repousser les frontières de l’inconnu. Ces lignes obéissent à des lois précises tout comme elles régissent et structurent un certain mode de vie et de pensée. 16
Que l'on parle de frontières, de seuils, de réseaux, de pistes, de trajets, d'itinéraires ou encore de routes, la ligne est comme un motif récurrent qui vient donner du sens à l'espace, transformant alors une vaste étendue indéterminée en territoire – c’est-à-dire, en une portion identifiée et appropriée de la surface terrestre. Mais plus qu'un motif, il semblerait surtout qu’il s’agisse d'une des composantes essentielles de nos schémas mentaux de représentation du monde. Ces schémas s’articulent autour de deux unités, l’espace et le temps ; on peut même dire qu’ils s’articulent autour de deux espaces, le premier étant à proprement parler un espace « spatial », et le second un espace «temporel». Le premier est régi par la géométrie, gouverné par des lignes multiples qui tour à tour le morcellent, le scindent, le fractionnent. De même, en Occident, l’espace temporel est organisé le long d'une ligne droite, à l'image des frises chronologiques trônant aux murs d'une école primaire ; à gauche le passé, à droite le futur, en perpétuelle fuite vers l'avant. La ligne relie deux points et chaque point est un instant.
La ligne du temps, c'est celle de ma vie, ce petit chemin sinueux plein d'ornières et bordé de plantes vertes. Mon pays, c'est ma mémoire, cette longue, mais confuse étendue de temps où mon esprit vagabonde, à l'image de cette carte de géographie saturée de pointillés que l'on colorie en violet ou en orange selon les cas, et où certaines fois une zone lointaine et mystérieuse demeure étrangement vierge.
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L'objectif de ce mémoire n'est pas d'établir un inventaire exhaustif des lignes passées, existantes ou à venir qui structurent nos espaces de vie, ni d'entamer un copieux – et probablement exténuant - travail d'analyse de leur fonctionnement global et de leurs conséquences. Mon intention est d'ouvrir une piste de réflexion sur l'influence des lignes dans l'espace – qu'elles soient droites, ou plus discursives – sur l'identité des individus qui y sont confrontés.
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Chapitre I
I/ Tracer «Si vous n’êtes pas contre moi, ne passez pas cette ligne» Steve Zissou dans La vie Aquatique
Prenez une feuille blanche, et tracez-y une ligne. Voilà une consigne pour le moins évasive ; en effet, les possibilités qui s’offrent à vous pour répondre à cet exercice sont multiples. Si vous êtes de nature soigneuse, voire pointilleuse, optez pour un trait précis tracé à l’aide d’une règle ou d’un compas. Si au contraire vous êtes de nature enjouée ou passionnée, préférez alors un trait plein, né d’un large geste de la main, comme le fait ici le capitaine Steve Zissou sur le pont du Belafonte avant de s’adresser à son équipage. Tracer une ligne sépare inéluctablement un espace en deux - qu’il s’agisse d’une ligne droite, horizontale, verticale, diagonale, ou d’une ligne courbe, voire d’une ligne brisée. Le premier attribut de la ligne serait donc de diviser, de désunir une entité – comme ici, lorsque Steve Zissou s’exclut du reste de l’équipage en se plaçant de l’autre côté de la ligne qu’il vient de tracer. Néanmoins, pour Kandinsky, le pouvoir de la ligne - outre de séparer – est aussi de créer des surfaces, « un pouvoir qui se manifeste comme celui d’une bêche, dont le tranchant, par le mouvement, crée une surface dans le sol » 1. Pour Euclide, la ligne est distincte de la dimension des corps, raison pour laquelle elle les domine. Un corps sans dimension 1 KANDINSKY Wassily, Point et ligne sur plan, Folio, p.71
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Chapitre I
est un espace, de même qu’un espace sans largeur est une ligne 1. La ligne est-elle alors une entité si ténue qu’elle n’a pas de réelle influence sur les espaces qu’elle traverse ? Si elle ne crée pas constamment des surfaces praticables – comme c’est le cas ici dans notre exemple, où la ligne dessinée sur le pont est si fine qu’à l’échelle d’un homme elle ne semble avoir ni intérieur ni extérieur – la ligne crée pour le moins des signes ; ainsi sur cette page blanche, elle pourrait devenir, selon les intentions de son « traceur », une portée de musique, un dessin, un mot calligraphié. De même, la ligne tracée par le capitaine sur le pont du bateau n’est pas anodine puisqu’elle intervient comme l’élément central de la résolution d’un conflit : ainsi, quiconque la franchit déclare ouvertement son animosité envers lui. Quittons maintenant l’espace de la page blanche pour nous intéresser à celui, plus vaste, d’un territoire. Ce changement d’échelle va-t-il induire pour la ligne un changement de dimension et de comportement ?
1 BRUSATIN Manlio, Histoire de la ligne, Champs Arts, 2013, p.19
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Chapitre I : TRACER
1- délimiter «Ainsi périsse quiconque franchira mes murailles.» Parole célèbre attribuée à Romulus
Mais qu’est-ce qu’un territoire ? Très pragmatiquement, il s’agit d’une étendue de terre déterminée sur laquelle évoluent des êtres vivants. L’emplacement du territoire où s’établir dépend de plusieurs facteurs : il doit être propice à la vie, c’est-à-dire comporter des espaces où s’abriter, où se reproduire et bien entendu, où se nourrir. Cependant, en cas de surpopulation, ses ressources seront rapidement épuisées, et c’est pourquoi il doit être délimité et défendu contre les intrusions. Tracer une ligne tout autour d’un espace permet de définir plus globalement un champ d’action. Un territoire est par conséquent déterminé par trois composantes : le dedans, le dehors et l’entre-deux qui les distingue. En fonction du contexte, l’une ou l’autre de ces composantes est amenée, à un moment donné, à prendre une importance plus grande que les autres. Chaque territoire est unique : en effet, on recense une multitude de variations de formes, d’étendues et de types de limites pour chacun d’entre eux. La notion de territoire a particulièrement été étudiée chez les animaux et notamment les oiseaux. Certains d’entre eux entretiennent avec les limites de leur territoire une relation 26
PARTIE 1 : délimiter
presque obsessionnelle : ces lignes de démarcation sont composées de marqueurs visuels ou olfactifs sans cesse renouvelés. La défense du territoire passe par la défense de cette ligne, qui ne doit pas être dépassée. Dans Territory in Bird Life, le premier ouvrage de ce type publié en 1920, l’ornithologue britannique Eliot Howard développe la théorie selon laquelle les mâles ne rivalisent pas entre eux pour des femelles, mais pour des territoires. Il soutient également que la combattivité d’un mâle dépend de la position de ce dernier par rapport à son territoire ; plus il est éloigné de ses limites, plus sa pugnacité augmente 1. La théorie de Howard nous permet de souligner une première relation entre territoire et émotion, frontière et combattivité. Des études plus récentes ont néanmoins démontré qu’un animal ne défend pas son territoire, mais se défend lui-même 2. Cette gestuelle animale n’est pas sans rappeler le schéma d’appropriation des espaces plus ou moins intimes dans lesquels nous vivons : le lit, la chambre, l’appartement, le quartier, la ville, la région, le pays, le continent… tous sont ceinturés de lignes délimitantes plus ou moins précises et formalisées. Peut-on alors parler de la ligne comme mode de pensée ?
Partons d’un constat simple : il ne nous est pas possible d’habiter un espace sans le délimiter par des lignes. Certaines d’entre elles sont des repères, c’est-à-dire des points de 1 BURKHARDT Richard Jr., Patterns of Behaviour, University of Chicago, 2005, p.94 2 Kourtessi-Philippakis Georgia, La notion de territoire : définitions et approches, 2008
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Chapitre I : TRACER
références qui guident les hommes dans leurs actions : c’est le cas, par exemple, de la ligne continue tracée au centre d’une route ou des lignes peintes sur le gazon pour créer un terrain de football. D’autres lignes, au contraire, sont plus durables ; certaines sont même indélébiles. Il peut s’agir du mur d’une maison, de la clôture d’un jardin, ou encore du portail électronique séparant une gated community du reste de la ville. Mais certaines d’entre elles ne sont pas matérialisées par une surface : ce sont des lignes imaginaires que nous pourrons appeler « lignes fantômes ». Dans l’espace, leur apparition est la résultante d’une expérience, d’usages et de pratiques propres. Nous pouvons globalement en distinguer deux types, les frontières et les seuils. D’un point de vue formel, nous pourrions dire que la frontière est, de ces deux lignes, à la fois la plus ténue et la plus conséquente. La plus ténue tout d’abord, la plus mince, car administrativement, une frontière est simplement une ligne reliant des points. Internationalement par exemple, s’il est d’ailleurs aisé de trouver des informations concernant la longueur des frontières interétatiques, il est beaucoup plus complexe de déterminer leur « largeur ». Cette donnée n’est d’ailleurs pas déterminée de manière réglementaire ; pour déposer une frontière officielle, l’ONU réclame uniquement la liste des coordonnées de chaque point, et un dossier de cartes à jour de différentes échelles 1. En ce sens, la frontière correspond à la définition albertienne de la ligne, à savoir 1 FOUCHER Michel, L’obsession des frontières, p.58
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PARTIE 1 : délimiter
« un signe qui peut se diviser en partie dans sa longueur, mais dont la largeur est si mince qu’on ne peut jamais la fendre. » 1 La plus conséquente ensuite, car s’il y a bien des lignes qui rencontrent la vie, ce sont les frontières ; ainsi, « des millions d’hommes sont morts pour ces lignes » 2, pour les défendre, les tracer, les déplacer ou au contraire parce qu’ils ne parvenaient pas à les franchir.
Selon le dictionnaire de l’ATLIF, une frontière peut être soit « une limite, un point de séparation entre deux choses différentes ou opposées », soit « toute sorte de barrage, défense ou obstacle que l’on peut ou doit franchir » ; mais son sens premier est surtout d’être une « limite qui, naturellement, détermine l’étendue d’un territoire ou qui, par convention, sépare deux États ». Tracer une frontière est en effet la condition légale nécessaire à l’établissement d’un État – et donc à la délimitation d’une souveraineté particulière sur un territoire. L’anthropologue Tim Ingold nous dit ainsi : « En faisant sien le territoire qu’il contrôle, le souverain pose des repères et impose des règles que ses habitants doivent respecter. Et à travers ses jugements politiques et ses décisions stratégiques – ses règles - il impose sa ligne de conduite. » 3 Tracer une frontière garantit donc également l’application d’un droit national singulier.
1 BRUSATIN Manlio, Histoire de la ligne, p.46 2 PEREC Georges, Espèces d’espaces, p.147 3 INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, p.208
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Chapitre I : TRACER
Cette phrase de Tim Ingold soulève un autre questionnement : le souverain d’un territoire donné « fait sien » un territoire, se l’approprie, en marquant ses limites par une frontière. Peut-on dire alors que délimiter un dedans - sur lequel on étendra son influence - d’un dehors, c’est avant tout reconnaître la notion de propriété ? La clôture du champ, la grille du parc, la porte du château, les murs d’une cité, etc. Nos lieux de vie regorgent de ces frontières entre intérieur et extérieur, entre soi et autrui. Et parler de quelque chose qui est sien, n’est-ce pas le séparer du reste du monde ? En effet, sans distinction, tout est dans tout et rien n’est quoi que ce soit en particulier. Plus largement, il semblerait donc que l’existence d’une frontière soit un facteur de différenciation à la fois sur le plan identitaire et comportemental ainsi que sur le plan des référents culturels. Nos mythes fondateurs font tous état de frontières – l’histoire de Rome, par exemple, s’ouvre sur un sillon et un corps sans vie. Ce sillon, c’est le pomerium, limite sacrée symbolisant les futurs remparts de la cité romaine. Dans le mythe de la fondation de Rome, Rémus est tué de sang-froid par son frère Romulus pour l’avoir franchi par dérision. À savoir si nous descendons d’une ligne ou d’un meurtre, il n’y a qu’un pas… Pourtant, aux yeux de la tradition romaine, Romulus n’est pas coupable ; il n’a fait que protéger la ville que les dieux lui ont donné pour mission de construire et de défendre. Dans la Rome antique, le sillon initial qui précède l’édification d’une cité constitue une barrière quasi magique destinée à protéger la ville contre les ennemis, qu’il s’agisse d’hommes, 30
PARTIE 1 : délimiter
mais aussi de puissances surnaturelles ou malfaisantes. C’est pourquoi la muraille s’élevant ensuite sur l’emplacement de ce tracé n’est que la matérialisation de cette barrière. Cette limite entre la cité romaine et son territoire constituait une frontière à la fois politique et religieuse : interdiction pour l’armée de la franchir, exclusion des sépultures et de certains lieux de culte à l’extérieur de ce tracé, comme les cultes des divinités infernales. En franchissant délibérément le pomerium, Rémus s’est donc rendu coupable d’une infraction pour laquelle il est puni de mort. Beaucoup d’autres mythes fondateurs, et en particulier cosmogoniques, mettent en scène un Être créateur qui sépare une forme d’un fond. La Genèse biblique se rapproche par sa structure de ces mythes, le monde y étant décrit comme un « tohu-bohu informe et vide », qui prend forme grâce à l’action de Dieu : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide (...). Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour. » 1 De même, Dieu créa Eve en découpant une partie du corps d’Adam2, tout comme Zeus coupa un androgyne primitif afin 1 Genèse I, 1-5 2 « L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme. » Genèse II, 21-22
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Chapitre I : TRACER
d’en faire un homme et une femme 1. Tout semble converger vers cette ligne séparatrice, cassure originelle qui n’est pas pour autant une faille béante : car à peine divisés, tous les organismes vivants établissent avec le dehors une zone de contact protectrice et vitale, afin de se former et croître. La frontière est donc à la fois ligne séparatrice et source de vie. Régis Debray souligne d’ailleurs ce point lorsqu’il explique que « partout où il y a une frontière, il y a de la vie et donc, du sacré. » La Rome antique entretenait avec ses frontières une relation consacrée, où s’entrecroisaient mythes, croyances et rituels. Sur le plan de l’étymologie, on observe d’ailleurs qu’en latin les murs sont dit «sacri» et les portes de la ville étaient réputées res sanctae, c’est-à-dire, choses sacrées. De même, le soin de délimiter un champ, une cité ou un territoire était confié à des représentants de l’autorité religieuse de la cité, appelés arpenteurs. Leur rôle consistait également à rendre la justice, un individu pouvant là encore être puni de mort pour une erreur de bornage. Notons sur ce point que l’héritage romain se propage dans le temps puisque sacré, en français, vient du latin sancire, qui signifie délimiter, interdire, rendre inviolable. Il en est de même pour sanctuaire. Ces exemples étymologiques montrent que la frontière est aujourd’hui encore très présente au sein de notre société occidentale, mais de manière latente. Régis Debray affirme par ailleurs qu’un espace défini par une frontière, quelle qu’elle soit, s’agrémente toujours d’une 1 Le Mythe d’Aristophane, in Le Banquet, Platon
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PARTIE 1 : délimiter
valeur sacramentelle : on remarque ainsi « une indexation du degré de sacralité sur le degré de fermeture. (...) L’idée de séparation (…) s’atteste dans notre architecture, où le sacrosaint est toujours à couvert. » 1 De nombreux exemples d’architecture sacrée illustrent en effet cette remarque : les cryptes, sanctuaires, tombeaux ou encore les nécropoles sont toujours défendues par des enceintes plus ou moins épaisses. Les lieux de culte sont de même toujours des espaces fermés, ce qui les rend propices au recueillement. Mais l’architecture n’est pas la seule à créer des enceintes sacrées. Ainsi, la peau constitue elle aussi une frontière qui protège des intrusions de l’extérieur l’enceinte fermée du corps, qui est par ailleurs « le premier des sanctuaires »2. Citons ici un exemple historique : pendant longtemps, les autopsies et dissections furent interdites par l’Église en Europe : forcer la barrière du corps n’était ni plus, ni moins qu’une profanation. La fonction de la frontière semble donc, en premier lieu, de séparer l’autorisé de l’interdit. La séparation de deux espaces physiques bien distincts est donc aussi celle de deux territoires symboliques. À ce titre, la frontière est donc aussi une figuration matérielle de la loi. Sa présence se manifeste physiquement dans l’espace, mais également symboliquement dans les codes qui régissent une société. En Europe, notre système judiciaire découle du droit romain, 1 DEBRAY Régis, Éloge des frontières, ibid, p. 30 2 Ce paradigme est notamment très présent dans la religion catholique ; on en trouve une évocation dans l’Evangile selon St Jean 2.13-25 : « Dieu n’habite pas des temples de pierre ».
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Ancien temple romain à Baalbek (Liban), 1er siècle av. JC
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Crypte de la cathédrale Notre-Dame de Bayeux, XIème siècle ap.JC
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Chapitre I : TRACER
dont il a repris plusieurs des principes fondamentaux. Le corpus juridique de droit romain est en effet l’un des premiers systèmes juridiques de l’histoire, dégagé de la coutume et de la religion, mettant en forme la vie sociale, en découpant, caractérisant et singularisant des entités comme la personne, la représentation, les biens, etc. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette société mettant en scène la frontière dans son mythe fondateur comportait également beaucoup de règles, la hiérarchie sociale étant strictement définie, de même que le temps, séparé entre jours fastes et néfastes. Plus largement, le statut des frontières est régi par des textes juridiques. Elles forment à ce titre des institutions politiques, et également « le cadre de l’attribution et de la transmission d’une nationalité, d’une citoyenneté comme lien juridique d’un État à sa population constitutive. » 1 Ce dernier point est bien entendu crucial : pas d’identité sans frontières. On dira qu’on est d’une terre, d’une portion d’espace dans laquelle l’homme s’enracine et par laquelle il se caractérise. Mais la définition d’une identité outrepasse parfois les limites nationales, en se définissant aussi par rapport à une région culturelle. Les frontières existent alors, mais de façon plus officieuse ; quelle influence alors les limites peuvent-elles avoir sur l’image et l’identité de ses habitants ? Dans une étude menée en 2012, Romain Cruse s’est intéressé au cas particulier de la Caraïbe, une région dont les frontières sont difficiles à définir, du fait notamment des nombreux métissages et de la créolisation. Lors de son enquête, 1 FOUCHER Michel, L’obssession des frontières, ibid, p.20
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PARTIE 1 : délimiter
l’universitaire a demandé à des étudiants caribéens de définir sur une carte ses contours territoriaux ; en fonction de la nationalité (cubains, guadeloupéens, jamaïcains ou trinidadiens), on remarque que les perceptions individuelles des limites fluctuent énormément. (voir ci-contre) Le territoire de la Caraïbe semble donc être « à géométrie variable ». Comment les Caribéens aiment-ils alors se définir et quelles perceptions ont-ils d’eux-mêmes ? « Les Cubains, par exemple, se définissent largement comme des « Latinos » et non pas comme des Caribéens – exception faite de ceux originaires de Santiago de Cuba, une ville où la population d’origine africaine est beaucoup plus importante. À l’autre bout de la chaîne de volcans, les jeunes de Martinique et de Guadeloupe ont développé une identité particulière qu’ils nomment « antillaise ». Les Antillais sont, selon leur perception propre, les habitants de Martinique et de Guadeloupe. Opposant cette identité à celle des autres îles de l’archipel, ceci leur donne une place à part dans cet ensemble, à mi-chemin entre la France et la Caraïbe. Pourtant, lorsque l’on demande à des étudiants d’entourer sur une carte la Caraïbe, Cubains comme Martiniquais et Guadeloupéens s’incluent dans cet ensemble. C’est un des nombreux paradoxes de la perception qu’ont les Caribéens de leur région. Les perceptions des limites de la Caraïbe varient considérablement. Le Guyana et le Belize tendent par exemple à être beaucoup plus rattachés à l’espace caribéen par les anglophones (particulièrement pour les habitants de Trinidad et Tobago) qui sont leurs voisins les plus proches. » 1 1 CRUSE Romain, La Caraïbe, un territoire à géométrie variable, 2012 in Le Monde Diplomatique
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Chapitre I : TRACER
Cartographie Romain Cruse 2012
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PARTIE 1 : délimiter
Il semblerait donc que le manque de définition des frontières entraîne un phénomène de mosaïque identitaire ; à l’inverse, l’établissement de frontières légales serait donc un facteur de cohésion pour les populations. Néanmoins, même si les échantillons sélectionnés pour cette étude sont trop limités pour en tirer de véritables conclusions scientifiques, ils nous permettent de réfléchir à l’influence des frontières sur les représentations que peut avoir un individu de lui-même.
Si l’établissement de frontières induit un ancrage culturel dans un territoire, il mène en outre à la sédentarisation des populations ; par extension, cela suppose en effet l’établissement de la propriété foncière. Celle-ci est notamment citée dans le cadre légal de la reconnaissance du droit de propriété à la terre. Ce droit joue un rôle important dans l’occupation du territoire, puisque sa conséquence logique est l’enracinement des populations dans un territoire géographique donné. Ces lignes délimitantes ne sont néanmoins signifiantes qu’au regard de notre mode de vie sédentaire, même si, partout dans le monde, les populations nomades sont elles aussi de plus en plus forcées à se sédentariser. On peut alors se demander s’il s’agit d’un droit ou, au contraire, d’une tentative de contrôle biaisée allant à l’encontre des droits humains. Durant la Seconde Guerre mondiale par exemple, les Tziganes pouvaient - théoriquement - échapper à la déportation s’ils étaient capables de justifier de l’acte de propriété d’un
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Chapitre I : TRACER
terrain situé sur le territoire français 1. De nos jours, la Chine pratique elle aussi la sédentarisation forcée des populations nomades tibétaines, dans le but de mieux les contrôler. Or, le rapport des nomades au territoire, mais également à la propriété est très différent du nôtre, qu’il s’agisse de terres ou d’objets. Chez les Tziganes par exemple, la notion d’héritage lorsqu’une personne décède n’existe pas. Le Tzigane Auguste Shutt déclare ainsi : « lorsqu’une personne décède, on ne doit rien garder, il n’y a pas d’héritage. Chaque membre de la famille choisit un objet en souvenir du défunt et ensuite, on brûle la caravane. Le feu est un symbole sacré qui nous aide à faire le deuil. » 2 Ce témoignage nous permet d’entrevoir une différence fondamentale entre populations sédentaires et populations nomades, qui ne réside pas uniquement dans une façon de se déplacer. Entourer, délimiter, borner, circonscrire : la ligne close, bien qu’elle divise, structure et donne vie à l’espace. En l’agençant et en le distinguant du reste du monde, la frontière fait du territoire un lieu de vie, d’histoire, de pensée et d’action. Régis Debray écrit ainsi : « Comment faire souche ? Comment mettre de l’ordre dans le chaos ? (...) En traçant une ligne. En séparant un dedans d’un dehors. » 3
1 Le réalisateur Tony Gatlif nous en donne un très bon aperçu dans son film Liberté, sorti en 2010. 2 Témoignage du Tzigane Auguste Shutt, in La dépêche, 2 août 2008 3 DEBRAY Régis, Éloge des frontières, p. 25
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PARTIE 1 : délimiter
Ce dedans et ce dehors peuvent être plus ou moins hostiles et opposés. Dans certains cas, la matérialisation de la frontière constitue ainsi un message politique. La frontière de l’Empire romain était marquée par une ligne continue appelée limes ; il s’agissait d’un ensemble de frontières naturelles et de fortifications artificielles. Il va de soit que ce mur n’avait pas une fonction défensive - en effet, il était la plupart du temps aisément franchissable ; néanmoins, il constituait un signal fort à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Empire. En effet, à l’époque romaine, les barbares ne sont pas seulement des « sauvages » étrangers à la civilisation, ils la menacent directement. Celle-ci se dresse alors comme un rempart contre la barbarie, matérialisée par des murs qui symbolisent une frontière civilisationnelle (le limes, mais aussi le mur d’Hadrien qui sépare le Pays de Galles de l’Écosse). Au sens occidental, on peut donc dire qu’entrer dans l’ère de la frontière, c’est entrer dans l’ère de la civilisation. Plus tard, l’idéologie du colonialisme s’est développée sur ce concept de l’apport de la civilisation (européenne) à des peuples considérés comme « barbares » et inférieurs. La frontière, bien que souvent matérialisée dans l’espace, reste avant tout une ligne impalpable, imaginaire et relative. Car si un territoire national est défini objectivement par la loi, l’exemple des Caraïbes présuppose qu’il existe des frontières culturelles bien plus fluctuantes ayant néanmoins aussi une grande importance. La frontière semble donc être davantage une « chose mentale » qu’une chose physique. Nous avons vu en effet que cette notion traversait des domaines aussi vastes que l’histoire, le droit, les mythes et la religion. En 41
Chapitre I : TRACER
outre, on peut pressentir que la frontière est un élément nécessaire de l’identité, à la fois au sens propre – l’identité d’une personne est notamment définie par le pays dont elle possède la nationalité – et au sens figuré, la notion d’identité étant indissociable de celui de séparation, de distinction entre deux choses, un dehors et un dedans. Mais la limite entre deux espaces n’est pas toujours une frontière ; elle n’est même pas toujours une ligne, au sens d’un ensemble continu de points. Il peut s’agir d’un point unique, à l’image de la porte qui sépare une pièce du reste de l’habitation ; on parlera alors de seuil. Voici la définition qu’en donne l’ethnologue Arnold Van Guennep dans Les rites de passage : « Le seuil, à la fois ligne et marge, border et frontier en angais, sillons et confins, est précisément ambigu ; il représente aussi bien une strie sans épaisseur (…) qu’un obstacle ou une zone neutre, un no man’s land, un «désert» ou un «marécage» où l’on flotte entre deux mondes. » 1 Cette dénomination implique un changement d’échelle sinon un déplacement de la perception. À chaque type de territoire correspond un type de limites ; c’est pourquoi on parlera davantage de frontière pour qualifier la ligne circonscrite à un espace public - sur lequel s’applique la juridiction d’un État notamment ; en revanche, on parlera de seuils pour désigner les limites d’un espace intime et quotidien, relatif à un groupe singulier d’individus. Plus généralement, les seuils sont des « coupures socialement 1 VAN GUENNEP Arnold, Les rites de passage, 1909, Picard, p.24
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PARTIE 1 : délimiter
et culturellement définies »1. qui rythment la vie humaine. Nous franchissons d’ailleurs tous les jours de notre vie ces limites entre des territoires distincts, parfois même sans nous en rendre compte. En outre, il y a une gradation des seuils que l’on ne retrouve pas dans l’immédiateté surgissante de la frontière. Un seuil n’est, par définition, pas infranchissable ; mais il peut néanmoins se transformer en limite infranchissable, comme par exemple le pas d’une chambre la nuit. Dans la Rome Antique, les seuils avaient une valeur sacrée, marquée notamment par le culte voué au dieu Janus, l’un des plus anciens et caractéristique de la religion romaine. Janus est le dieu aux deux visages, il préside aux commencements, aux passages et aux transitions, mais il accompagne aussi le passage de la guerre à la paix, et de la vie à la mort. Il donnera ainsi son nom au premier mois de l’année, en latin januarius, car ce mois constitue lui aussi un passage, une porte ouverte d’une année à une autre. On peut donc dire qu’un seuil est avant tout un espace de transition – un espace intermédiaire d’accoutumance. Il se marque par une discontinuité, un changement, une modification, une rupture dans la continuité des faits, des formes ou des processus 2. En physique, le seuil est un niveau de déclenchement de processus, il sépare deux mécanismes dissemblables. Tout est en effet commandé par deux seuils : la 1 CENTLIVRES Pierre, Rites, seuils, passages, in Communications, vol. 70, 2000, p.36 2 Roger BRUNET, Les phénomènes de discontinuité en géographie, Editions du centre national de la recherche scientifique, 1968
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manifestation et l’apparition d’un côté, l’extinction de l’autre. Et même s’il y a toujours une certaine interférence des deux processus de part et d’autre de ce seuil, chacun d’entre eux est dominant dans un espace donné. Le franchissement des seuils entraîne alors à lui seul toute une cascade de transformations 1 . L’espace du seuil serait donc celui d’une marge présente à la fois dans le temps et dans l’espace : c’est le lieu, et le moment, où tout bascule. Plus généralement, le seuil est l’expression d’une limite au-delà de laquelle se manifeste un phénomène2 ; la formation et le franchissement d’un seuil sont donc affaires de perception, conscientes ou non. Dans notre ligne continue délimitant le territoire, c’est la zone d’interférences, de superposition des phénomènes et des perceptions, semblable à une courbe sinusoïdale d’amplitude variable (et non plus une ligne de points sans épaisseur). La matérialisation des seuils intervient avec l’architecture, qui les a symbolisés par un certain nombre de paliers, cloisons, vestibules, couloirs, portillons, etc. Lorsque la frontière est la zone ultime de séparation d’avec l’autre, le seuil est la zone de rencontre des individualités. Dans l’habitat collectif occidental par exemple, le rite du passage du dedans au dehors est marqué par la traversée de multiples zones intermédiaires, du hall au palier jusqu’à la porte du logement. Le palier est le dernier des seuils à être franchi, c’est celui de la promiscuité la plus directe : on entendra les voix, les disputes, la musique des voisins 1 (Cette définition est par ailleurs extraite d’un cours de physique-chimie auquel j’ai assisté en classe de première.) 2 Définition donnée par le dictionnaire Larousse
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PARTIE 1 : délimiter
à travers la porte, et si celle-ci est ouverte ou entre-baillée, c’est aussi le lieu où leur intimité peut se dévoiler 1. La valeur symbolique d’un seuil en architecture marque ainsi le changement de lieu, souvent l’entrée dans l’espace privé s’il s’agit du seuil d’une maison – dans les usages de nombreuses cultures, il convient d’ailleurs fréquemment d’être déchaussé au-delà de celui-ci. Dans la traversée des espaces quotidiens, le seuil permet donc le passage de l’être public à l’être intime et inversement. Au Japon, la fragilité des architectures traditionnelles suggère un rapport différent aux limites et à leurs matérialités ; l’organisation spatiale repose sur une construction culturelle de l’espace intégrant un grand nombre de symboles, de rituels, de paroles et de gestes. Ainsi l’entrée dans une maison traditionnelle japonaise se fait en traversant cinq niveaux de seuils successifs ; des paroles et des signes de bienvenue sont habituellement délivrés à chaque stade, en fonction de l’interlocuteur et du niveau de profondeur auquel on le laisse accéder 2. Or, si l’établissement d’une frontière semble être une spécificité des sociétés sédentaires, on retrouve par contre les seuils aussi dans les habitations nomades, mais d’une manière différente. L’exemple des nomades mongols est intéressant, car les seuils des habitations traditionnelles (les 1 SAN-JUAN Magalie, «Le parcours vers l’intimité du logement» in Le palier, enjeux pour la cohabitation des individualités dans l’habitat collectif, Ecole Nationale d’Architecture de Montpellier 2006 2 SAN-JUAN Magalie, « La gradation des seuils » in « Le palier, enjeux pour la cohabitation des individualités dans l’habitat collectif », ibid
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Chapitre I : TRACER
yourtes) y sont beaucoup plus minces. Pour ces nomades, l’hospitalité est l’une des valeurs fondamentales, notamment car elle est indispensable au déploiement d’une structure sociale 1. Franchir la porte d’une yourte est donc aisé, même pour un étranger à la famille. L’archéologue et voyageur Marc Alaux, qui a parcouru avec eux des milliers de kilomètres, nous dit ainsi : «Il en va ainsi de la yourte ; la différence entre le dehors et le dedans est ténue. (…) À l’inverse d’une maison, une yourte abrite du froid et du soleil sans couper de l’environnement. (…) Elle vibre des sons de la steppe.» 2 L’intérieur d’une yourte n’est de même composé que d’une vaste et unique pièce, dans laquelle s’imbriquent tous les espaces de la vie quotidienne, et non de pièces compartimentées comme c’est le cas d’une maison japonaise ou d’un habitat collectif occidental. Lorsque la paroi entre intérieur et extérieur pourrait être symbolisée dans le premier cas par une ligne en pointillés permettant à la fois une respiration et une circulation libre des éléments, elle serait au contraire figurée par une succession de lignes plus ou moins épaisses en ce qui concerne les deux derniers. Il semblerait donc que les habitats sédentaires favorisent les espaces transitoires d’entre-deux, au contraire des yourtes mongoles où le dedans et le dehors ne sont jamais complètement séparés. Pourtant, et paradoxalement, il semblerait que dans notre culture l’entre-deux n’existe que très rarement. Être dans l’entre-deux est en effet fréquemment assimilé à un refus 1 ALAUX Marc, La vertu des steppes, 2010, p.47 2 ALAUX Marc, ibid, p.43
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de choisir son camp ou son identité, de flotter entre les deux. Michel de Montaigne écrit ainsi dans ses Essais que ceux qui décident de ne pas choisir sont considérés comme «dangereux, ineptes, importuns : (car) ceux-ci troublent le monde.» 1 À la lumière de ces exemples, la première hypothèse que nous pouvons émettre est que la symbolique et la gradation des seuils nécessaires à l’intimité dépendent de particularités culturelles ; enfin, il semblerait aussi que, contrairement aux frontières, ils fluctuent au gré des perceptions individuelles. Quel rapport établir entre frontières et seuils ? Comment la notion d’intimité prend-elle place dans le territoire au regard de ces délimitations ? Que dire de ces limites vues au prisme de l’intimité des sujets qui les vivent et les pratiquent au quotidien ? Dans le cadre du 10ème colloque de la Relève VRM (Montréal, 21-22 mai 2013), une enquête a été menée par Laurence Primeau-Leduc afin de déterminer s’il existait un lien entre l’environnement physique et la manière dont un individu s’ancre dans l’espace, réflexion axée sur le chez-soi en dehors de l’espace d’habitation principal (appartement, maison, résidence.) L’une des hypothèses avancées est que les individus ont tendance à inscrire les frontières de leur chez-soi aux endroits où l’environnement subit une brisure – un environnement fortement contrasté offrant plus de «prises» possibles permettrait à l’individu une plus grande 1 MONTAIGNE, Essais, livre I, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, p.313
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quantité d’options que dans un environnement homogène. Vingt et une entrevues ont été menées sous forme de parcours commentés ; environ un tiers des participants a mentionné un ancrage, quasi physique, dans ce territoire. L’enquête, bien que réalisée sur un échantillon non représentatif, semble démontrer que les brisures et contrastes jouent un rôle dans la délimitation de cet espace ; les territoires convergent davantage vers des milieux homogènes. Par ailleurs, il a été demandé aux participants de définir le mot frontière : pour la majorité, celles-ci permettent de structurer le Soi, et donnent des points de repère. « Mais si pour la majorité des participants, le terme frontière est trop fort pour parler des limites de l’espace de leur chez soi (une frontière est associée à un obstacle à franchir), toujours est-il que les sens donnés s’appliquent aux délimitations du chez soi, mais que la portée, ou la force de différenciation serait moins grande et plus floue.» 1 Les frontières et les seuils délimitent des espaces de vie qui prennent par la suite une place primordiale dans la définition de l’identité : le pays, la ville, la maison. Il existe toutefois des types de délimitations moins précises que ces lignes ; bien souvent, nous sommes confrontés à des espaces médians qui outrepassent le statut de limite, car vastes et fluctuants. Ces zones se trouvent entre deux espaces opposés voire antinomiques, comme par exemple la montagne et la plaine, le littoral et l’intérieur, la ville et la campagne. 1 PRIMEAU LEDUC Laurence, Forme urbaine et ancrage territorial : La délimitation de l’espace du chez-soi, 2013
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Un espace médian est un espace ouvert, évolutif et non délimité, contrairement à l’espace de référence qui dispose d’au moins une limite : le sommet pour la montagne, la mer pour le littoral, le centre-ville pour les zones urbaines. Les limites des espaces intermédiaires sont donc déterminées par les frontières externes des espaces-référents. De nos jours, le problème de la délimitation se pose de manière récurrente pour les pays, car les découpages administratifs ne rendent souvent pas compte de manière satisfaisante de phénomènes économiques, démographiques ou sociologiques.
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Chapitre I : TRACER
2- CONNECTER
Les lignes dites délimitantes, qu’elles soient physiques ou imaginaires, sont par nature ambiguës ; autant qu’elles séparent, elles sont aussi des connecteurs entre deux surfaces. Les seuils permettent et encouragent le passage ; les frontières sont théoriquement étanches, mais en réalité toujours poreuses. La plus juste représentation de ces lignes dans l’espace serait donc, plutôt qu’une ligne continue, une ligne de pointillés ménageant des espaces d’échange plus ou moins larges et pratiqués. Beaucoup d’exemples de coopération internationale à la frontière nous prouvent la fertilité de cette perméabilité. L’un des exemples parlants en la matière est celui de la frontière franco-allemande : aujourd’hui devenue un espace dynamique et fécond tant sur le plan humain et culturel qu’industriel, elle est également caractérisée par une histoire complexe, alternant conflits et concorde, manifestant encore davantage la porosité et la mutabilité des frontières. Mais comment avoir une juste perception des territoires si l’on ne considère que leurs limites ? En effet, habiter un lieu induit nécessairement de s’y déplacer ; c’est pourquoi l’espace terrestre est saturé de lignes transversales reliant entre eux des points donnés. S’approprier un territoire c’est aussi le relier à d’autres afin d’assurer sa pérennité. L’autarcie est une illusion bien tenace : tous les peuples ont besoin d’échanger 52
Chapitre I : TRACER
et de se confronter à d’autres, et ont pour cela, depuis la nuit des temps, tracé et pratiqué des voies de communication. Selon Tim Ingold 1, ces voies peuvent être séparées en deux types, d’une part les lignes de trajet et de l’autre, les lignes de transport. Les lignes de trajets sont, à l’origine, des itinéraires pédestres de promenade ou d’errance : ces lignes sont profondément liées à un mouvement et sont par ailleurs toujours en développement – mais nous verrons cet aspect plus en aval (voir partie 2, « Arpenter»). Une ligne de transport, au contraire, est une ligne qui va le plus rapidement d’un point à un autre : elle est la résultante d’un processus de construction et d’assemblage de trajets fragmentés. La particularité de ces lignes est qu’une fois la construction achevée, elles ne peuvent pas aller plus loin : elles relient des éléments, mais ne se développent pas. Elles nous mettent « en présence d’un ensemble interconnecté de destinations qui, comme sur une carte, peut être perçu dans sa totalité et en une seule fois. » 2 Pour Tim Ingold, la ligne de trajet a été peu à peu supplantée par la ligne de transport sous l’influence de la modernité : « dans nos sociétés métropolitaines modernes, les hommes évoluent de plus en plus dans des environnements qui sont construits comme des assemblages d’éléments connectés. » 3 La façon dont les hommes habitent de nos jours les environ1 INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, « Connecter, traverser, longer » Zones sensibles, 2011, p.97 2 INGOLD Tim, ibid 3 INGOLD Tim, ibid
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PARTIE 2 : connecter
nements où ils vivent est pour lui intimement liée à ce nouveau rapport aux lignes ; notre monde est en effet rempli de ces lignes qu’on pourrait dire « pressées », un gigantesque entrelacs de connexions ne connaissant pas de frontières puisque reliant des points distanciés, qu’il connecte au lieu de séparer. De nos jours, un réseau désigne « un ensemble de lignes entrelacées » au sens propre, et au sens figuré, « un ensemble de relations ». Par extension, il désigne un espace interconnecté, qui autorise la circulation de flux ou d’éléments finis. Les lignes d’un réseau sont reliées par des points que l’on appelle des connecteurs, et sont idéalement aussi droites que possible. De ce fait, ce ne sont pas des lignes libres : leur trajectoire est déjà déterminée avant même d’être tracée, comme lorsque l’on trace un trait droit à l’aide d’une règle - on sait alors précisément où la pointe du stylo va s’arrêter, et l’itinéraire qu’elle va emprunter dans l’espace blanc de la page. Ce type de transport réduit donc considérablement les risques. Pour Tim Ingold, «dès qu’on utilise une règle, c’est comme si la maîtrise du risque inhérente au trajet du stylo cédait la place à une maîtrise du certain qui va directement au point d’arrivée. »1 Le terme de réseau est par conséquent particulièrement bien adapté pour désigner un ensemble interconnecté de « lignes de transport » ; dans le vocabulaire courant, on parle ainsi de réseaux de transports (ferroviaire, routier, urbain), de réseaux informatiques (télécommunications), de réseaux de ressources (transport d’eau, d’électricité, de gaz), mais aussi fréquemment de réseaux sociaux. Ces réseaux permettent la 1 INGOLD Tim, 2011, ibid, p.210
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Chapitre I : TRACER
circulation de marchandises ou de personnes, d’informations et de données, de matières premières de manière sécurisée ; pour le dernier d’entre eux, la circulation d’émotions entre des personnes. Ce dernier exemple me rappelle une conversation que j’ai eue avec un de mes proches à propos des lignes, alors que nous étions dans le train à destination de Paris. Par la fenêtre, nous voyions se succéder les lignes de fils électriques qui alimentaient la locomotive, de même que la ligne des rails qui déterminait notre trajectoire. Il me fit alors très justement remarquer que nous étions pris dans un réseau de lignes à la fois du fait de notre mouvement dans l’espace, mais aussi puisque, en parlant, nous dirigions en ligne droite nos émotions l’un vers l’autre. Les pensées et les paroles que nous avons sont en effet toujours dictées par des émotions, qui sont elles-mêmes dirigées vers des personnes, en ligne droite. Il suffit alors que plusieurs personnes se trouvent, de près ou de loin, en interaction, pour créer un immense filet de connexions. Celles-ci sont à la fois invisibles et extrêmement prégnantes, puisqu’elles peuplent notre espace de vie et influencent très fortement la direction que prennent nos actions. Au niveau géographique, l’intensification de tous ces phénomènes de relation a aussi un impact important sur le développement économique et démographique des zones traversées, même si on remarque les voies de communication se sont fixé sur les itinéraires naturels – cours d’eau, vallées, plaines – qui sont pratiqués depuis des millénaires. Ces zones sont celles des parcours « faciles », justifiés par la loi du moindre effort et du moindre coût. La plupart du 55
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temps, c’est sous l’influence des puissances en place que se créent des réseaux de connexions entre des lignes droites et artificielles ; Tim Ingold les nomme « lignes d’occupation » 1. Ces lignes sont construites en prévision de la circulation qui va y passer, facilitant le passage des hommes et du matériel vers des zones de peuplement et d’exploitation. Les lieux où elles se croisent créent des centres d’autorité (carrefours, communes, métropoles). Là aussi, ces lignes d’occupation ont été tracées pour être le plus droites possible et favoriser la rapidité des échanges. Bien souvent, des moyens considérables ont été mis en œuvres pour tracer ces voies : par exemple, la construction de la première voie de chemin de fer transcontinentale américaine nécessita 6 ans de travaux entre 1863 et 1869 et le sacrifice de 2 000 hommes sur les 20 000 employés 2. Plus récemment, en 2007, le projet autoroutier « Big Dig » à Boston - englobant la réhabilitation de 260 km de voies - nécessita pas moins de 3 millions de m3 de béton de même que la somme de 14,6 milliards de dollars. Mais il existe au niveau mondial beaucoup d’autres routes, devenues légendaires avec le temps, traversant des espaces immenses et éloignés : citons pour exemple les voies ferroviaires du Transsibérien et de l’Orient-Express, la Stuart Highway en Australie, la Route 66 aux États-Unis ou encore la Panaméricaine, qui s’étend sur 48 000 kilomètres. Or, le problème de ces lignes d’occupation, pérennisées dans 1 INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011, p.110 2 À propos des rails : pour Manlio Brusatin, « aucun train de la civilisation n’aura roulé aussi vite sur cet enchevêtrement hautement efficace de lignes parallèles que sont les rails, avec lesquels les ingénieurs ficellent le monde. » p. 121 Construire des voies de communication a donc résolument à voir avec une forme de pouvoir, de souveraineté sur le territoire.
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le paysage par un marquage durable, est qu’elles font peu de cas des lignes d’habitation « naturelles » qui ont été tracées par la pratique des animaux et des hommes dans un territoire donné : bien souvent, elles les coupent, perturbant par là sérieusement la vie de ceux qui les fréquentent. De plus, ces lignes préconçues quasi omniprésentes dans nos territoires (urbains en particulier) sont par essence paradoxales : car si elles facilitent d’une part le déplacement entre deux points, elles brident la liberté de se déplacer à sa guise entre ces derniers. L’omniprésence des réseaux et la course à la rapidité ont totalement transformé notre rapport à l’espace ; parfois, c’est comme si les distances n’existaient plus – ou très peu. Les fraises des étals du supermarché en provenance d’Israël me semblent avoir été cueillies hier, et ce livre envoyé du Canada quarante-huit heures auparavant est déjà dans ma boîte aux lettres. En tant que tel, le voyage d’un point à un autre n’a plus d’intérêt ; seules comptent les étapes pour parvenir à une destination. C’est le cas par exemple d’un voyageur en transit ; ces étapes sont pour lui des aires d’activité, ces dernières étant tout entières concentrées dans un seul lieu. Entre deux sites, c’est donc à peine si le voyageur effleure la surface du monde, ne laissant aucune trace, ne gardant aucun souvenir de son voyage. Outrepassant l’espace, il ne perçoit que le temps nécessaire pour parcourir une certaine distance. Sa perception d’un territoire sera donc bien différente de celle des usagers qui le parcourent et l’éprouvent quotidiennement. Il me vient à ce propos en tête une anecdote concernant les transports en commun parisiens. Pendant longtemps, j’ai eu – et comme beaucoup de provinciaux je 57
PARTIE 2 : connecter
pense – une perception de la ville uniquement centrée sur le plan graphique du métropolitain ; je ne distinguais pas sa géographie selon des zones déterminées (des quartiers), mais comme un réseau de lignes colorées reliant entre elles des points. De même, j’exprimais les distances selon des données temporelles liées à la pratique de ces lignes de transport (Montparnasse 10 minutes, Bastille 40 minutes, Roissy 1h20). J’étais incapable, une fois à l’air libre, de relier à pied transversalement deux points, même proches, n’étant pas situés sur la même ligne colorée. Cette vision de la ligne se rapproche alors de celle que peut en avoir Léonard de Vinci, pour qui elle est une « quantité de temps. Et parce que son début et sa fin sont des points, le terme et l’origine de tout espace sont des instants. »1 De nos jours, c’est cette vision du transport des données et des biens qui est encouragée par le système : ainsi, des lois seront votées pour assujettir les distributeurs à l’étiquetage de la provenance des produits, mais le consommateur ne sera jamais informé des potentiels méandres par lesquels on a promené le steak qui trône au centre de son assiette. La masse des touristes d’un tour organisé ne sort de son engourdissement qu’à des points temporels donnés : on dira de la prochaine escale qu’elle est dans 4 jours et non dans 1106 miles marins. Là aussi, le mouvement dont nous parlons ne s’estime plus en terme de lignes, mais en terme d’assemblage de points – des points d’activité intenses séparés par des segments plus ou moins longs de silence. On observe donc un phénomène croissant de fragmentation (de ponctuation ?) 1 BRUSATIN Manlio, Histoire de la ligne, Champs Arts, 2013, p.85
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Chapitre I : TRACER
de ces lignes : aller d’étapes en étapes, c’est un peu comme découvrir successivement de nouveaux panoramas, de même que lors d’une promenade, en tournant au coin d’une rue, on aperçoit un nouvel horizon. En connectant toujours davantage des espaces, on finit par ne plus voir que les points d’articulation d’un assemblage global – le problème étant que ces points ne sont eux-mêmes perçus plus qu’en tant que connecteurs. Pour Tim Ingold, la grande victime de cette « fragmentation des lignes de mouvement (…) et de leur compression dans des espaces restreints est le lieu. »1. Autrefois, un lieu était perçu comme un espace de calme sur un chemin de mouvement ; aujourd’hui, il prend davantage « la forme d’un nexus où sont contenues toutes les formes de vie, de croissance et d’activité. Entre ces lieux, il n’existe plus que des connexions. » Chaque lieu apparaît donc comme « une plateforme centrale d’où partent des connexions disposées en étoiles. » Cette représentation du lieu est de nos jours fréquemment utilisée pour parler d’un itinéraire ou de l’endroit où l’on se trouve. (le fameux «vous êtes ici» !) Néanmoins, il nous faut nuancer ce propos : connecter des lieux par des lignes construites n’est pas la seule façon de le relier à d’autres. Mentalement, un réseau de connexions permet de s’orienter plus rapidement et d’apprivoiser un espace pauvre en repères visuels. Les nomades de la steppe par exemple utilisent un quadrillage de lignes que l’on pourrait qualifier d’ affectives pour structurer leur image mentale du territoire : « Plutôt que de chercher à maîtriser l’immensité, les nomades l’investissent en lui forgeant une 1 INGOLD Tim, 2011, ibid, p.128
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PARTIE 2 : connecter
territorialité spécifique : une géographie qui parle moins de paysages que de familles et d’amis. Montagnes, sources et cairns sacrés forment des repères stables dans l’espace, mais les yourtes constituent d’autre pôles, mobiles ceux-là. Ces champignons blancs calquent sur l’immensité – paysage visible - la maille des liens de parenté, d’amitié et de relations de travail – paysage invisible - pour former un espace réticulaire. (…) Les nomades n’évoquent pas leur pays comme un océan, mais comme une trame tissée, une mosaïque de terroirs différents.» 1 Ainsi, les nomades quadrillent l’immensité de milliers de lieux de rencontres possibles. *
1 ALAUX Marc, La vertu des steppes, Transboréal, 2010, p.17
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Chapitre I : TRACER
3- REPRÉSENTER
La capacité d’un organisme à s’orienter dans l’espace, à mémoriser les lieux importants et finalement à s’y déplacer de manière optimale repose sur ce qu’on appelle sa mémoire spatiale. Cette mémoire concède à l’individu la capacité d’adapter son comportement d’une part en fonction des contraintes immédiates de l’environnement dans lequel il évolue, mais également en fonction des changements passés et futurs qui sont susceptibles de s’y produire. À ce titre, la mémoire spatiale favorise la survie des espèces et des individus, en leur fournissant un puissant mécanisme adaptatif. Mais ces mécanismes se manifestent-ils tous de manière universelle ? Notre perception de l’espace, et surtout les représentations qui en découlent sont-elles des données unifiées ? Dans la continuité de cette réflexion autour des lignes « communicantes », cette partie se propose maintenant de réfléchir au(x) fils qui peuvent être tirés entre, d’une part, les lignes et de l’autre, la géographie des représentations. Les aborigènes d’Australie, décrits par Bruce Chatwin dans son livre Le chant des pistes, ne conçoivent pas leur pays comme une surface que l’on pourrait diviser en plusieurs morceaux, mais plutôt comme un « réseau » de lignes et de « voies de communication entrecroisées ». Ces lignes sont à proprement parler ce que Chatwin traduit par songlines, 64
Chapitre I : TRACER
c’est-à-dire « itinéraires chantés » ou encore « piste du rêve ». Dans la culture aborigène, ce sont les pistes que les Ancêtres ont chantées pour créer le monde, au Temps du Rêve ; on les retrouve dans les allées et venues, les récits et les chants de leurs réincarnations contemporaines. Pour un aborigène, c’est à la fois une carte, un long poème narratif et la base de sa vie religieuse. Ainsi, « tous les mots que nous utilisons pour dire « pays », explique l’interlocuteur aborigène de Chatwin, sont les mêmes que pour dire lignes. » 1 Chez les Inuits, « il suffit qu’une personne ou un animal se mette en mouvement pour qu’il devienne une ligne ». Pour partir en quête de gibier ou de quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les Inuits tracent une piste linéaire dans l’espace et se mettent en quête d’indices menant à une autre piste, jusqu’à ce que l’objectif recherché soit atteint. Ils perçoivent donc également leur territoire comme « un ensemble d’itinéraires organisés par un réseau de lignes sur lesquelles circulent les hommes, mais aussi le gibier. »2 Dans Playing dead, une méditation sur l’arctique , l’écrivain canadien Rubi Wiebe compare la perception du territoire des Inuits avec celle des officiers de la Royal Navy. Les Britanniques, contrairement aux Inuits qui visualisent des lignes, s’orientaient selon des zones déterminées par la latitude et la longitude d’un ensemble de points : le bateau ainsi dirigé traversait donc ces zones une à une jusqu’à destination. Nous sommes ici en présence de deux modèles alternatifs de représentation de l’espace : la ligne est présente dans chacun 1 CHATWIN Bruce, Le chant des pistes, Grasset, p.102 2 COLLIGNON Béatrice, Inuits : ce qu’ils savent du territoire, 1996, p. 98
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PARTIE 3 : représenter
d’entre eux, mais intervient tour à tour comme un guide et comme un séparateur. Dans le premier cas, pour les Inuits, elle est au centre du déplacement, et l’itinéraire se constitue par analogies de lignes qui se coupent en fonction d’informations connexes. Pour les Britanniques, qui s’orientent dans l’espace selon un schéma cartésien, la ligne intervient davantage comme une donnée immatérielle qui vient en complément d’autres savoirs (on se repérait aussi en fonction des étoiles et des courants) ; cet usage de la ligne prend son sens au regard d’un croquis cartographique par exemple. Pour les Britanniques, le mouvement du bateau est donc envisagé de manière globale, par rapport à un espace donné représenté schématiquement par des lignes ; tandis que pour les Inuits, la ligne induite par un mouvement supplante l’espace existant. Lorsque nous regardons le ciel étoilé, nous imaginons que les astres sont reliés entre eux par des lignes invisibles, formant des constellations. Sans ces lignes, on ne pourrait d’ailleurs rien raconter sur les astres... Ces droites qui connectent, d’une part, des points pour former des espaces géométriques clos d’autre part, nous sont réellement nécessaires pour percevoir et appréhender l’espace colossal de l’univers. Elles sont à la base de nos récits mythiques, mais aussi de nos schémas mentaux de représentation de l’espace environnant – ici, un espace infini et inconnu, car vierge de toute expérience de trajet. La cognition spatiale est de manière générale une intelligence subjective, car influencée par des référents culturels spécifiques de même que par les usages pratiques qu’un 66
Chapitre I : TRACER
individu a d’un espace. Ligne droite verticale puis coude à droite, coude à gauche, longue ligne droite, coude à gauche, à droite, à nouveau à gauche : voici - de manière très schématique - la représentation, dans mon esprit, de la distance à parcourir pour relier mon domicile à la supérette la plus proche (trajet maintes et maintes fois parcouru) ; chaque fois que j’entame ce déplacement, c’est celle que je convoque inconsciemment. Les espaces que je connais mal en revanche m’apparaissent comme de grandes zones floues ceinturées par des itinéraires connus ; la représentation de ceux que je n’ai jamais visités se substitue à la vision très schématique d’une zone blanche entourée de frontières, et très semblable en définitive à une carte de géographie. D’autres personnes m’ont rapporté percevoir l’espace davantage comme un ensemble de droites prenant place dans un quadrillage de points cardinaux ; le territoire est alors symbolisé par une surface rigide que l’on pivote pour se diriger dans l’une ou l’autre des ces directions. Comment alors communiquer à d’autres ces perceptions divergentes de l’espace ? Il serait possible, bien sûr, de simplement décrire ce que l’on voit ; mais à supposer que le paysage ait changé, qu’un des éléments ait été déplacé ou supprimé ... on ne peut pas être tout à fait certain que la personne ainsi guidée puisse arriver à bon port. L’une des solutions consiste alors à créer une image de cet itinéraire. Les progrès de la géométrie et de la cartographie ont permis au fil des siècles d’élaborer des images de plus en plus précises contribuant à l’élargissement du monde connu.
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PARTIE 3 : représenter
L’origine des cartes géographiques est difficile à déterminer ; en Europe, on retrouve dès le XXIIIème siècle avant notre ère 1 des productions imagées retranscrivant la connaissance que les hommes avaient de l’espace. Comme nous l’avons vu auparavant, dans l’Antiquité, la plupart des cartes avaient une vocation administrative importante, notamment dans les territoires susceptibles d’être grandement modifiés par des éléments naturels – comme ce fut le cas en Égypte ancienne, où les cartes établies par les scribes avaient pour but de garder une trace des terrains voués à être noyés sous les crues annuelles du Nil. Encore aujourd’hui, la carte joue un rôle déterminant dans la hiérarchie sociale puisqu’elle fait figure d’autorité en matière de droit foncier, déterminant la répartition des propriétés individuelles sur un territoire (cadastre). La carte appartient au monde de l’image - une image claire, esthétique et immédiatement perceptible –, mais surtout une carte de lignes permettant de concrétiser et garder une trace de ce qui est inaccessible à la vue. Elle se distingue du plan parce qu’elle n’est jamais une image neutre - elle délivre un message fondé sur une représentation de l’espace subjective, au sens où l’on mettra certains éléments en lumière lorsque d’autres volontairement ignorés ou diminués. Les premiers croquis cartographiques sont nés dans des contextes de récits oraux – soit lorsqu’une personne racontait son propre voyage, soit lorsqu’il s’agissait de récits de voyage de personnages mythiques ou légendaires. La carte géographique est 1 La plus ancienne carte est appelée « carte akkadienne » : elle présente un espace circulaire traversé de lignes où l’on peut reconnaître des ruisseaux et des montagnes.
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Chapitre I : TRACER
donc une sorte de livre d’histoire d’une expérience ressentie à partir de multiples points de vue. Les lignes qui y sont représentées sont des lignes de mouvement : le mouvement de la main traçant la ligne sur le papier retrace la marche du voyageur dans l’espace réel. Ainsi, « les lignes d’un croquis cartographiques reconstituent des gestes de voyages déjà éprouvés »1 ; leur principale fonction d’indiquer le chemin et les directions que les autres pourront prendre à leur tour. « C’est pourquoi les croquis cartographiques ne sont généralement pas entourés de cadres ou de limites. Le croquis géographique ne prétend pas représenter un territoire en particulier ni indiquer des lieux contenus à l’intérieur de ses frontières. Ce sont les lignes qui importent, et non les espaces autour d’elles.» 2 Dans son livre L’invention du quotidien, Michel de Certeau nous indique que «les premières cartes médiévales comportaient seulement les traces rectilignes de parcours (…) avec la mention d’étapes à effectuer et de distances cotées en heures ou en jours (de marche). Le parcours à faire y domine (…) tout comme la description d’un chemin à effectuer s’accompagne aujourd’hui d’un dessin hâtif.» 3 Néanmoins, ils ne survivent pas toujours au contexte immédiat de leur réalisation. Par exemple, si je dessine sur une feuille un croquis de l’itinéraire à emprunter pour aller de chez moi à la gare la plus proche, il est fort probable qu’une fois le trajet 1 INGOLD Tim, ibid, p.112 2 INGOLD Tim, ibid, p.112
3 DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, « Habiter, cuisiner », p.213
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effectué et mémorisé il ne me soit plus d’une grande utilité et finisse roulé en boule au fond d’une poche. De plus, la carte ne représente pas toujours uniquement un espace physique : ainsi, plus on recule dans le temps et plus les cartes présentent des superpositions de territoires concrets et symboliques. Mais les cartes ont aussi pour vocation d’être lisibles au plus grand nombre : leur vocation narrative doit également se soumettre aux conventions de représentation de l’espace. C’est pourquoi elles comportent des repères objectifs symbolisés par des lignes imaginaires. Au XIVe siècle par exemple, la mer est sillonnée par les lignes des rhombes et des « roses » des vents qui divisent en seize ou trente-deux « aires du vent » les cartes maritimes 1. L’utilisation des méridiens et des parallèles est de même une convention remontant au second siècle av. J.C, où Ptolémée conçoit la première carte du monde à l’aide d’un quadrillage de ces lignes parallèles et perpendiculaires. Dans « L’espace fragmenté », Bernard Poche souligne à ce propos la façon dont la territorialité occidentale est aujourd’hui encore structurée par cet héritage cartésien : l’espace est perçu de manière «objective», régi par un quadrillage linéaire et régulier 2. Nous l’avons vu, la compréhension d’une carte est bien sûre dépendante de savoirs cognitifs relatifs à une certaine représentation de l’espace ; la perspective est l’une d’elles. 1 BRUSATIN Manlio, Histoire de la ligne, Champs Arts, 2013, p.65 2 POCHE Bernard, L’espace fragmenté, L’Harmattan, 1996
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Chapitre I : TRACER
Cette convention nous rend intelligible la projection sur une surface place d’objets en plusieurs dimensions. Par exemple, la connaissance de la perspective me permet immédiatement de déceler que les espaces dessinés par Maurits Cornelis Escher sont impossibles, et ce sans même en avoir fait l’expérience dans l’espace réel. L’invention de la perspective comme outil de représentation de l’espace découle de la géométrie euclidienne selon laquelle il existe un observateur et des rayons sortant de son œil, dotés de directions aussi précises que des trajectoires de flèches. « La vision est une force aussi mince qu’une ligne et, comme elle, elle est rapide et incisive parce qu’elle procède par la voie la plus courte. »1 La ligne droite relie donc directement l’oeil de l’observatoire et les surfaces lumineuses qu’il regarde ; en déterminant un point de fuite vers lequel convergent toutes ces lignes, la perspective permet, en quelque sorte, de formaliser un point de référence unifié (la ligne d’horizon) pour construire sur le papier des espaces de façon réaliste. Mais en réalité, c’est la surface lumineuse du papier où convergent les lignes qui constitue le plan de l’image, c’est-àdire sa surface de projection. Ces conventions ne sont pas universelles ; nous avons vu tout à l’heure que, d’une société à une autre, les perceptions de l’espace diffèrent – il en est donc logiquement de même pour les modes de représentation. Pour indiquer les intersections des houles marines, les marins de Micronésie utilisaient non pas du papier, mais des 1 BRUSATIN Manlio, ibid, p.40
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PARTIE 3 : représenter
nervures de feuilles de cocotier. 1 Les peintures rituelles des Aborigènes, apparemment abstraites, composées de cercles, de lignes, d’ondulations et de points, sont en réalité la représentation d’itinéraires parcourus par les Ancêtres totémiques au Temps du Rêve – les songlines. Ces cartes orales ont connu l’étrange destin de se voir converties en récits cartographiques par la civilisation occidentale - néanmoins, ces peintures sont faites uniquement pour les Blancs, et existent pour la valeur marchande qu’on leur accorde. Les véritables dessins sacrés sont tracés dans le sable lors de cérémonies rituelles, ne peuvent être vus que par les initiés et sont immédiatement effacés. Les peintures aborigènes parlent de lieux et d’itinéraires sacrés parcourus par les Ancêtres lors de la création du monde au Temps du Rêve ; les sites où sont apparus les ancêtres, de même que ceux où ils sont apparus, sont symbolisés par des cercles concentriques – ces lieux sont eux-mêmes reliés par des lignes. Nous avons vu précédemment que, dans notre vision occidentale moderne, un lieu est schématiquement représenté comme un cercle duquel partent des lignes en étoile. Il est étonnant de remarquer que ce type de représentation possède une forte ressemblance avec les motifs que les Aborigènes dessinent. Pour l’ethnographe des Walpiri2 Nancy Munn, le lieu symbolisé par un cercle ou une spirale « évoque un réservoir de vie qui est relié à d’autres comme les points nodaux d’un réseau ». Mais en réalité, ils ne décrivent 1 TURNBULL David, Mapping the world in the mind, p.24 2 Les Walpiri sont un groupe d’Aborigènes vivant en Australie Centrale.
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pas un lieu au périmètre fermé, mais plutôt les courants de vie qui y transite en un mouvement constant. « Dans la façon de penser des Walpiri, le lieu est comme un vortex ». Les lignes qui partent du cercle sont comme « une sorte de ligne de vie » traçant des mouvements continus. En revanche, au milieu du site, comme dans l’oeil du vortex en somme, tout est immobile ; c’est le point de repos absolu, là où l’Ancêtre retourne à la terre dont il avait émergé. Le lieu est donc un centre de vie vers lequel transitent les mouvements, et non un simple connecteur entre des mouvements. Ainsi, pour les Walpiri, les lignes qui relient un lieu avec un autre ne sont pas à proprement parler des « connexions », puisqu’elles ne cherchent pas à aller en ligne droite d’un point à un autre ; au contraire, ces lignes symbolisent une multitude de trajets individuels qui se croisent, se chevauchent et se rencontrent – comme des fils de laine tissant un tapis. Plutôt que de se représenter l’espace comme un réseau de connexions, les Walpiri semblent davantage concevoir leur territoire comme un maillage complexe. Dans l’art aborigène, la réalité du territoire est transfigurée sans se trouver écartée : il s’agit de faire figurer le sacré dans la représentation du monde naturel. Pour Bruce Chatwin, qui les a longtemps côtoyés, c’est dans l’essence même du nomadisme, ce déplacement continu, que les Aborigènes trouvent la vigueur pour confronter avec une justesse et une actualité saisissante, monde réel (concret) et monde sacré (symbolique) dans une image. Dans son ouvrage, Béatrice Collignon nous montre que le 73
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peuple des Inuits, bien que de tradition orale, est capable de faire l’aller-retour entre des représentations symboliques et concrètes d’un territoire ; pour citer un exemple historique, lors des expéditions britanniques de 1818 et 1820 recherchant un passage Nord-Ouest dans les mers polaires, les capitaines John Ross et William Parry s’aperçurent que les Inuits de la terre de Booth comprenaient fort bien, et pouvaient même compléter les cartes marines qui leur étaient montrées ; ils avaient, d’ailleurs, des notions géographiques assez détaillées sur leur pays1. Les Inuits, lorsqu’ils se déplacent, procèdent en effet comme les marins, « en suivant des alignements. »2 Pourtant, en Arctique, les repères sont souvent difficiles à distinguer pour qui ne connait pas le terrain, et surtout, ils sont susceptibles de disparaître lorsque la visibilité s’amenuise, dans le brouillard, la tempête ou la nuit. C’est pourquoi les chasseurs apprennent très jeunes « à lire le paysage selon une grille de lecture particulière, fondée sur l’attention à une multitude de petits détails qui sont autant de points de repère pour le voyageur »3 , la disposition des étoiles, l’orientation générale des bancs de neige, la direction des vents ou le relief du terrain par exemple. Pour l’auteure, les trois faits de structure qui interviennent dans la représentation de l’espace (relationnalité, relativité et subjectivité) existent simultanément dans la territorialité occidentale et inuit, mais elles sont utilisées à des échelles différentes ; ainsi, les Inuits fusionnent dans une même 1 COLLIGNON Béatrice, Inuits, ce qu’ils savent du territoire, L’Harmattan, 1996 2 COLLIGNON Béatrice, ibid, p.74 3 COLLIGNON Béatrice, ibidem
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représentation des lieux, d’une part la position et la situation, et de l’autre les caractères du site et les évènements de nature historique ou mythique – mais sont néanmoins capable de dissocier ces perceptions. Les lignes qui composent le savoir géographique vernaculaire des Inuits sont donc de deux types : les premières forment une grille de repères objectifs, permettent de s’orienter très précisément même dans un territoire inconnu ; les secondes composent un fin maillage de points et de lignes entrelacés, correspondant aux itinéraires parcourus, aux lieux habités et aux mouvements effectués dans l’espace. Ainsi, lorsqu’ils sont amenés à lire des cartes, «les Innuitait commencent toujours par le repérage de quelques lieux clés, à partir desquels ils déchiffrent ensuite l’ensemble de la carte en y transposant leur image mentale du territoire : un réseau d’itinéraires, des lignes qui relient des lieux. (…) C’est par elles que l’espace prend sens, qu’il devient lisible, interprétable, apprivoisé. (…) Les Inuits (y compris les jeunes) continuent à penser l’espace d’abord en termes d’axes, de chemins : un tissu de relations où chaque lieu a sa place le long des fils et se mémorise en fonction des qualités de ses liens avec d’autres lieux, disposés eux aussi le long d’itinéraires qui sont comme le fil d’Ariane du territoire.» 1 Ce qui compte pour un lieu n’est pas le point lui-même, mais sa position par rapport à d’autres, autrement dit le réseau spatial dans lequel il est compris. De même, dans le Sahara, «le maître du voyage, le madougou qui conduit la file des dromadaires à travers le Sahara, est un homme capable de progresser linéairement, en fixant un 1 COLLIGNON Béatrice, ibid, 1996, p.157
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avenir dépourvu de signes évidents. (..) L’avance métronomique de la caravane mène pas à pas vers l’invisible but. Et toute la cohorte des hommes est tendue vers cette ultime direction.»1 La trajectoire ici est donc ce qui guide les hommes, en dépit d’un espace qui semble infini et souvent dépourvu de repères. Pour Jean-Pierre Valentin, dans le désert, «le vertige horizontal anéantit la perception. Le manque de repères est terriblement troublant.» 2 Il est vrai que notre monde occidental est entièrement balisé : nous sommes habitués aux itinéraires jalonnés de marques et de signes. Le moindre de nos chemins, le plus petit des sentiers, est désigné par un panneau ou un trait de couleur. Cette sensation d’étourdissement, ce vertige dont parle Jean-Pierre Valentin, je le rencontre lorsque je me trouve face à l’océan : l’immensité horizontale écrase l’espace, et annihile tout discernement. On est alors à la fois prodigieusement heureux de tant de liberté, mais également déconcerté par la démesure de l’espace ouvert. À la lumière de ces exemples, nous pouvons dire que la mémoire et la cognition spatiales sont articulées sur des modes de représentation culturels particuliers. Il semble en outre que les lignes jouent un rôle important dans la représentation et la communication autour du territoire ; dans la culture occidentale de tradition écrite, elle permet l’élabo1 VALENTIN Jean-Pierre, ibid, p.70 2 VALENTIN Jean-Pierre, ibid, p.69
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PARTIE 3 : représenter
ration de cartes de plus en plus précises qui repoussent les limites du monde connu. Dans les cultures de tradition orale telles que les Aborigènes, la ligne est centrée sur un maillage de lignes sinueuses représentant des itinéraires parcourus. Pour les Inuits enfin, ces deux types de lignes semblent se superposer. Si les lignes sont souvent associées à des repères immobiles qui structurent l’espace, les exemples de représentation alternatifs que nous avons découverts précédemment nous montrent qu’elles symbolisent bien souvent davantage un lien entre un territoire et ceux qui l’occupent par le mouvement. *
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Chapitre II
II/ ARPENTER «Seules les traces font rêver.» René Char
Nous l’avons vu, les hommes tracent des lignes tout au long de leur vie ; elles leur sont essentielles pour communiquer à travers l’espace et le temps, de même que pour s’approprier et habiter un territoire. Néanmoins, certaines lignes semblent échapper à leur contrôle. La métaphore qui introduit ce mémoire est celle d’un homme qui suit la ligne de sa vie, sans trop savoir où le mènera cette trajectoire – ce qui ne l’empêche pas d’être pris dans un mouvement perpétuel et irrévocable. Dans la religion romaine, le « fil de la vie » tissé par les Parques se déroule inexorablement jusqu’à être tranché par la lame du destin. Cette ligne de vie n’est pas quelque chose que nous pouvons toucher, comme pourraient l’être un mur, un pont ou bien une route ; nous ne pouvons pas non plus en faire l’expérience ponctuelle, comme ce serait le cas pour une frontière ou un seuil. Prise dans un mouvement continu, cette ligne est à la fois extrêmement perceptible, mais aussi totalement insaisissable. Pour Kandinsky, la ligne géométrique est « un être invisible »1. Elle est aussi « la trace du point en mouvement, donc son produit » - un point immobile devenant une ligne suite à 1 KANDINSKY Wassily, Point et ligne sur plan, Gallimard, 1991, p.67
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Chapitre II
l’action de forces extérieures de natures variées s’exerçant sur lui. Avec la ligne, se produit donc « le bond du statique vers le dynamique ». C’est donc presque comme si la ligne donnait vie au point, qu’elle l’animait, le sortait d’un néant mortel. Cette phrase de Kandinsky pourrait faire écho à une autre phrase, écrite cette fois-ci par Alexandre Dumas dans l’avantpropos de ses Milles et un Fantômes. « Moi, je vais comme les autres ; moi, je suis le mouvement. Dieu me garde de prêcher de l’immobilité ! L’immobilité, c’est la mort » 1. Sans ambiguïté, cette phrase illustre ici une idée communément répandue selon laquelle il n’y a pas de vie sans mouvement. De la même façon, les hommes vivent et occupent un territoire en s’y déplaçant, en y voyageant, ou tout simplement en y bougeant. Par le simple fait d’entrer en mouvement, ils tracent et suivent donc des lignes - à la fois de façon abstraite, à l’image du fil tissé par les Parques, et concrète, à l’image du tracé linéaire que laissent des pas dans l’herbe humide d’un champ. En outre, la pratique de l’arpentage dans la société romaine antique nous montre bien que, pour tracer une ligne viable, il faut d’abord l’arpenter. Ces lignes, parce qu’éphémères, pourraient être des lignes silencieuses. À l’opposé d’imposantes lignes construites et habitées, nous ne pouvons pas les toucher, les escalader, ni même entendre l’écho particulier d’un son propagé le long de leurs courbes. En effet, elles sont immatérielles, ne produisent aucune lumière, aucune énergie, aucun son – à l’exception de ceux formés par le contact des corps mobiles 1 DUMAS Alexandre, Les milles et un fantômes, Bibliothèque Electronique du Quebec, coll. À tous les vents, p.8
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Chapitre II
avec les surfaces qu’ils traversent. L’existence de ces lignes est donc subordonnée à celle des corps qui les génèrent, et c’est pourquoi on est donc en droit de s’interroger sur leur réalité. Néanmoins, à défaut d’être sonores, et pour peu qu’on s’y intéresse, il semblerait que ces lignes se révèlent être les remarquables narratrices d’une histoire humaine se déployant à l’horizontale.
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CHAPITRE II: ARPENTER
1- marcher
La plus simple et ancienne façon de se déplacer reste la marche - qu’elle soit vitale, comme pour le nomade, ou simplement un moyen de déplacement. L’expérience du territoire par la marche est celle d’« une ligne qui part en promenade » 1 : c’est la ligne la plus active et la plus authentique. Le marcheur en mouvement est, à proprement parler, son mouvement. Car « si un espace peut être idéalement parcouru, les points et les lignes ne peuvent, en revanche, être séparés des corps qui se meuvent, détachés de cet espace. » 2 Pour Tim Ingold, cette manière de voyager qu’il nomme « trajet » s’oppose au « transport ». Une ligne de transport, comme nous l’avons vu plus haut, est une ligne de mouvement visant à connecter deux espaces – et donc, à adopter le chemin le plus court pour y parvenir. La ligne de trajet est au contraire, pour reprendre une expression de Paul Klee, une « ligne libre qui se promène sans entraves. » 3 Il existe à vrai dire une infinité de ces lignes éphémères, invisibles et quotidiennes, car le simple mouvement d’un corps qui se 1 Paul Klee, ibid 2 Brusatin MANLIO, Histoire des lignes, p.18 3 KLEE Paul, Cours du Bahaus, traduction française Claude Riehl, Hazan, Paris, 2004, p.36
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PARTIE 1 : MARCHer
déplace d’un point à un autre suffit à en produire une. Ce type de ligne caractérise par exemple le mouvement d’un voyageur itinérant effectuant un voyage qui semble n’avoir ni début ni fin ; elle se développe à partir de son extrémité (son point de départ) tandis que le voyageur avance, parfois sans savoir à l’avance quelle sera sa destination finale - contrairement à une ligne de transport qui, elle, vise une destination précise. Je suis dans la ville, je marche sur le trottoir. Est-ce que trace ma propre ligne dans l’espace ou à l’inverse, ne fais-je que suivre instinctivement des lignes préconçues ? Par moment, certes, je traverse une rue hors des clous, je coupe une place en diagonale, j’enjambe un trottoir. Bien souvent, je vais au plus rapide, au plus praticable. Je ne vais pas forcément droit ; les lignes « droites » sont celles que l’on a tracées, en dur, pour moi. Les rues, les routes, les passages piétons. Néanmoins ces lignes me font souvent faire des détours inutiles ; lorsque je me déplace à pied je les suis que rarement fidèlement. Lequel de ces comportements alors est celui d’une « ligne sans entraves » ? Cependant, il me semble que la marche constitue une ligne libre autrement que par les trajectoires qu’elle génère. C’est aussi une manière d’être et de penser. Il serait en effet réducteur de cantonner la marche à un simple moyen de locomotion. Prenons un exemple pour clarifier ce point : selon Tuck Po Lye, les femmes Batek de la région de Pahang en Malaisie ont coutume de dire que les racines des tubercules qu’elles cueillent pour se nourrir 85
CHAPITRE II: ARPENTER
« marchent » tels des hommes ou des animaux. En réalité, ce qu’elles expriment est que marcher consiste avant tout à tracer un chemin. Ainsi les racines qui, en se développant sous terre jusqu’à affleurer au sol, illustrent-elles le même phénomène qu’un marcheur se frayant une voie de passage au fur et à mesure de sa progression1. À la différence d’une « ligne d’occupation », ces traces sont bien souvent invisibles et éphémères, détruites par la modification des environnements où elles reposent. Par exemple, quand la glace fond et que les Inuits embarquent sur leurs kayaks ou leurs baleiniers, les traces qu’ils laissent derrière eux sont automatiquement effacées par l’eau. Pourtant, elles restent gravées dans la mémoire de ceux qui les suivent 2. Les traces que dessine un marcheur guident et transmettent un savoir particulier, né d’une expérience du territoire parcouru. L’écrivain et documentariste Jean-Pierre Valentin nous dit à propos des nomades touaregs du Sahara : « L’éleveur itinérant possède cette science du pas qui fait de lui un marcheur extraordinaire. (...) Certaines sentes sont imprimées depuis des générations, d’autres non. À chaque passage, le caravanier aménage un chemin provisoire. » 3 Les sentiers crées par la marche sont donc des indices que le marcheur transmet à ceux qui le suivront : ainsi, un sentier souple indique une progression aisée et désincarnée. En 1 INGOLD Tim, 2011, ibid, p.102 2 INGOLD Tim, 2011, ibid, p.102 3 VALENTIN Jean-Pierre, Le murmure des dunes, Transboréal, 2008, p.24
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PARTIE 1 : MARCHer
revanche, un chemin plus saccadé révèle des difficultés à venir, et dans ce cas, la foulée est plus inquiète et irrégulière : « dans les zones escarpées, l’appréhension du virage provoque une enjambée soudain plus mesurée » 1 . Mais les chemins ainsi tracés sont-ils toujours fidèlement suivis, contredisant de ce fait l’idée d’une ligne qui se déplace librement ? En Arctique, « les déplacements suivent le plus souvent des itinéraires, mais pas de chemins. Chacun trace sa route comme il l’entend. Le choix se fonde pour une bonne part sur un savoir technique qui permet au voyageur entraîné de repérer les terrains sûrs et ceux qui le sont moins. » 2 En marchant, le voyageur expérimente donc la réalité du territoire, mais il y confronte également son individualité et ses aptitudes propres. En devenant une ligne active, il y écrit sa propre histoire. Mais surtout, en introduisant du mouvement dans l’immobilité du paysage, le marcheur l’anime et lui donne vie. Marc Alaux déclare ainsi : « L’esthétique primaire de la marche insuffle la vie dans le désert. (...) Y vivre crée la vie à partir du néant ; c’est comme accueillir une naissance. »3. Ce n’est donc pas seulement par les traces qu’elle créé que la marche donne vie au territoire, mais aussi parce que son dénuement rudimentaire renferme une grâce particulière ; à demi-mot, ce passage nous souffle que ce qui pousse peut-être avant tout les hommes à marcher, c’est une sensibilité exaltée 1 VALENTIN Jean-Pierre, ibid, 2008, p.26 2 COLLIGNON Béatrice, 1996, ibid, p.75 3 ALAUX Marc, ibid, 2010, p.24
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CHAPITRE II: ARPENTER
à cette harmonie retrouvée du corps et de l’espace. Pour l’artiste marcheur Hamish Fulton, la marche est avant tout une immersion dans la nature qui permet une expérience artistique. Le texte A walk into Nature commence par ces deux phrases : « L’implication physique de la marche crée une réceptivité au paysage. Je marche sur la terre pour m’introduire dans la nature » 1 . Marcher optimise donc la perception, dans une relation sans intermédiaire avec la terre. Plus loin, il poursuit ainsi : « Depuis les fenêtres de la maison, aux vitres du bus, les vitres du train, les vitres de l’aéroport, les vitres de l’avion, les vitres de l’aéroport, les vitres de la navette de l’aéroport, les vitres du train, les vitres du taxi, les vitres de l’hôtel, les vitres du restaurant, les fenêtres de la galerie, l’écran d’ordinateur, et l’art protégé par du verre.» Cette caricature du monde urbain souligne l’omniprésence des murs qui séparent et enferment les individus dans une succession d’intérieurs. Mais lorsqu’il marche, le voyageur n’est pas protégé du monde par une quelconque cloison ; il est à l’extérieur et renoue avec une certaine idée de la liberté. En outre, avec la marche, seul le corps intervient dans le déplacement ; la mécanique des pas qui s’enchaînent assure un mouvement des plus réguliers, l’amplitude des variations de vitesse étant très mince. Le mouvement d’un marcheur peut donc s’apparenter à une ligne continue, ponctuée d’instants de repos, à l’encontre d’une ligne de transport qui fragmente le voyage en une succession de points et de lignes. 1 FULTON Hamish, “Into A Walk into Nature”, in Hamish Fulton, Walking Artist, Düsseldorf : Richter, 2001, p. 8
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Or, parce que l’espace se rapporte au temps et au mouvement, si un observateur modifie son mouvement, le temps et la distance de perception changent également, car la relation entre espace et temps est elle-même modifiée. Ainsi, si l’on se place dans la position d’un voyageur empruntant, successivement les transports en commun, le train puis l’avion, sa perception de la distance sera faussée par rapport à la réalité du territoire qu’il traverse. La régularité du mouvement d’un marcheur permet en revanche une évaluation objective des distances couvertes, celles-ci étant évaluées en nombre de jours de marche et étant comparables d’un jour à l’autre : la marche favorise alors un retour à une forme de vérité et d’authenticité. Outre se déplacer sans entraves dans l’espace, la régularité du mouvement permet aussi au marcheur de laisser son esprit vagabonder à sa guise. C’est d’ailleurs comme si ce dernier outrepassait la présence physique du corps pour s’épanouir tout à fait. Cette vision semble se rapprocher d’une perception de la marche propre à la pensée nomade, puisque Jean-Pierre Valentin écrit, à propos des caravaniers sahariens : « ils n’ont pas besoin d’être présents physiquement ; il leur suffit de savoir qu’ils marchent quelque part »1 . Comme pour Hamish Fulton, la marche semble alors être une finalité en soi.
Au Moyen-Âge, en Europe, la division tripartite de la société – ceux qui combattent, prient ou travaillent – masque une autre division : ceux qui voyagent et ceux qui restent. Les 1 VALENTIN Jean-Pierre, ibid, p.13
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Chapitre II : ARPENTER
grands pèlerinages à Saint-Jacques de Compostelle et en Terre Sainte entrent dans l’itinéraire possible d’une vie humaine en mouvement, en opposition avec une vie de travail sédentaire qui attache une multitude de personnes à la construction de villes ou la culture de champs. Le pèlerinage, dit aussi « voyage de dévotion » est une forme de vie qui est entièrement contenue dans un aller et retour décrit par un cheminement circulaire. La marche permet ici d’entrer en contact avec le sacré, afin d’accomplir un vœu, demander une guérison ou faire acte de pénitence. Pour les territoires traversés, la présence de ces flux de marcheurs induit à la fois des retombées économiques, mais aussi, souvent, un renforcement des identités culturelles sur les lieux d’origine, d’arrivée et de passage1. C’est aussi un facteur de développement, les chemins de pèlerinage ayant de ce fait largement contribué à la modification des espaces traversés : citons pour exemple le cas de la ville de Pau dont la proximité avec Lourdes en a fait un aéroport international. En Australie, les Aborigènes pratiquent encore de nos jours une tradition particulière, appelée walkabout. Nous avons vu précédemment que la base de la mythologie aborigène parle « d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence » 2 . Chaque aborigène possède un être totémique révélé en rêve à ses parents ou déterminé 1 BRUSATIN Manlio, ibid, p.62 2 CHATWIN Bruce, Le chant des pistes, ibid
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par son lieu de naissance. Lorsqu’ils atteignent l’âge adulte, il arrive à ceux-ci de partir sur les traces de leurs ancêtres : c’est ce voyage qui est appelé walkabout. Un Aborigène en plein walkabout est capable de traverser d’immenses étendues désertiques sans aucune carte, puis de revenir à son point de départ comme si de rien n’était. Dans son livre Le chant des pistes, Bruce Chatwin donne à ce propos l’exemple d’un propriétaire fermier ayant vu du jour au lendemain ses employés aborigènes quitter leur lieu de travail pour revenir, parfois plusieurs années après, sans aucun souvenir du temps écoulé. Cela s’explique, car le walkabout s’apparente à une transe durant laquelle l’Aborigène chante l’itinéraire chanté par son ancêtre, ce qui lui permet de ne jamais se perdre. En effet, ce chant décrit tous les éléments du paysage crées par cet ancêtre et fait donc office de carte orale. La pratique du walkabout permet entre autres d’expliquer la connaissance intime qu’ont les Aborigènes de leur territoire, maintes fois parcouru, et surtout entièrement préservé de toute modification. Ce dernier point a son importance et s’explique, car, pour les Aborigènes, « l’homme est engendré au sein de la Terre, espace sacré qui ne doit pas être profané, ni par une route ni par une voie de chemin de fer et doit seulement être parcouru « d’un pas léger » 1 . C’est là qu’a lieu le choc des civilisations entre les populations autochtones et colonisatrices. Pour écrire son livre, Bruce Chatwin part sur la piste des songlines en compagnie d’Arkady, un Blanc passionné par la culture aborigène, qui les étudie dans le but d’aider à la construction d’une voie de 1 CHATWIN Bruce, Le chant des pistes, ibid
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chemin de fer reliant Alice Springs à Darwin en évitant les sites sacrés. Or, pour les Aborigènes, la totalité du territoire est sacrée, car parcourue d’une multitude de lignes correspondant à des itinéraires chantés. De surcroît, les Aborigènes se réalisent dans cette pratique de la marche qui est au centre de leur vie religieuse et sociale. Bruce Chatwin indique d’ailleurs que « la vie d’un Aborigène est représentée sur la terre par la somme de ses chemins ». Encore aujourd’hui, c’est en marchant que la plupart des Aborigènes effectuent leur walkabout – certains utilisent parfois des 4x4, mais roulent dans ce cas à vitesse très réduite. Lors de son voyage, Chatwin rencontre un vieil Aborigène nommé Limpy ; celui-ci demande à Arkady de l’emmener en voiture à la Cycad Valley, un « lieu de la plus haute importance pour son itinéraire chanté et sur lequel il ne s’était jamais rendu. » Le Rêve - ou l’Être totémique de Limpy - est un petit marsupial appelé le dasyure. Alors qu’ils arrivent dans la vallée, le vieil Aborigène semble entrer en transe, car, soudainement, il se met à murmurer des choses à toute vitesse. Arkady comprend alors qu’ils se trouvent sur sa songline, et réduit la vitesse du véhicule à 5 km/h, soit la cadence d’un homme qui marche. « Instantanément Limpy accorda son rythme à celui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d’un côté et de l’autre. Le son devint une belle mélodie frémissante ; et l’on sut qu’il était le Dasyure. » Contrairement à un chemin de pèlerinage, la songline de Limpy ne laisse pas de réelles traces sur le sol qu’elle traverse ; elle est même invisible pour les non-initiés. À vrai dire, 92
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elle semble davantage s’apparenter à un phénomène, une sensation puissante et intérieure pour celui qui la suit, qu’à un signe visuel. Cependant, cette ligne a une réelle influence sur le territoire, puisqu’elle détermine les lieux et la façon dont les hommes l’occupent ; en outre, de par son caractère sacré, elle impose de le préserver de toute modification. Qu’elles soient visibles ou non, le mouvement d’un marcheur dans l’espace génère donc des traces : celles-ci auront vocation à être suivies, élargies, pérennisées, ou au contraire oubliées, voire dépassées. Ces traces dessinent certes des lignes dans l’espace, mais avant tout des lignes dans le temps. Elles sont en outre la résultante d’une expérience et vont influer sur le rapport intime qu’entretient le marcheur avec le monde qui l’entoure. La photographie de Richard Long qui introduit ce chapitre, intitulée A line made by walking, authentifie la ligne de marche comme un motif graphique. Pour la réaliser, Long a parcouru plusieurs fois un aller-retour entre deux points, jusqu’à ce que l’herbe couchée par son passage reflète différemment le soleil. Cette ligne créée par un corps en mouvement existe alors au même titre que les lignes construites dans l’espace : elle devient un signe. Néanmoins, lorsqu’on regarde avec attention cette image, quelque chose peut nous interpeler : en effet, cette ligne semble être tout à fait rectiligne. Pourtant, selon Tim Ingold, « aucune ligne ne peut jamais être parfaitement droite » 1 . Cette remarque est encore plus 1 Tim Ingold, ibid, 2011, p.210
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Chapitre II : ARPENTER
vraie lorsque l’on parle de marche : même les mannequins des catwalks s’entraînant des mois durant à marcher le long d’une ligne droite fictive ne réussissent pas cet exploit. D’ailleurs, il faudrait pour y parvenir que le trajet parcouru s’effectue sur une surface lisse totalement dénuée d’obstacles ou d’une quelconque difficulté – ce qui semble difficilement imaginable au quotidien. Au vu des exemples que nous avons donnés, il semblerait en outre que la ligne d’un marcheur s’apparente davantage à une ligne sinueuse et imprévue qu’à un tracé rectiligne ; et en tant que marcheur expérimenté, on peut imaginer que Richard Long en ait eu conscience au moment de prendre cette photographie. Peut-être alors que cette ligne pourrait être envisagée dans un sens plus métaphorique. Le dictionnaire de l’Atlif donne pour le verbe marcher une définition intéressante sur ce point : marcher droit, c’est « rester dans le droit chemin, avoir une bonne conduite. » 1 En nous penchant à nouveau sur cette photographie, demandons-nous alors quelle vision pourrait avoir Richard Long d’une « bonne conduite ». Et si c’était tout simplement d’être, coûte que coûte, en mouvement ? *
1 Le trésor de la langue française informatisé, atlif.atlif.fr, article « Marcher », consulté le 8 février 2014
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chapitre II: arpenter
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Pourquoi les hommes se déplacent-ils plutôt que de rester immobiles ? Quelle est véritablement cette « horreur du domicile » dont parle Baudelaire ? Écrivain et voyageur, Bruce Chatwin a cherché toute sa vie à répondre à cette question. Selon sa théorie dite de l’alternative nomade, le malaise moderne viendrait du fait que nous sommes tous, en réalité, des nomades. Notre mode de vie sédentaire – qui provoque la redistribution inégalitaire des biens, la hiérarchisation sociale, la propriété individuelle, le surplus et la production - est donc contre nature, tout comme l’omniprésence des objets et des images qui nous entourent. En devenant humain, l’homme aurait acquis, en même temps que la station debout et la marche à grandes enjambées, une «pulsion» ou instinct migrateur qui le pousse à marcher sur de longues distances d’une saison à l’autre. Cette pulsion serait inséparable de son système nerveux et, lorsqu’elle est réprimée par les conditions de la sédentarité, elle trouve des échappatoires dans la violence, la cupidité, la recherche du statut social ou l’obsession de la nouveauté. « Notre nature, écrivait Pascal, est dans le mouvement. Sans changement, notre cerveau et notre corps s’étiolent ; l’homme qui reste tranquillement assis dans une pièce aux volets clos sombrera 98
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vraisemblablement dans la folie, en proie à des hallucinations et à l’introspection. »1 La thèse de Chatwin est séduisante ; on peut la vérifier chaque jour dans notre lutte avérée contre la routine du quotidien qui nous enlise. Il est d’ailleurs intéressant de noter que tous les mouvements de nouveau nomadisme en Occident, des beatniks au « new travellers » anglo-saxons qui manifestent une farouche volonté de circuler, sont toujours la manifestation d’une contre-culture. Les courants de pensée anticapitalistes des années 70, qui manifestaient les prémices d’une nouvelle organisation sociale, revendiquaient d’ailleurs un rapport vital au voyage, à la mobilité permanente, face à une angoisse profonde de la mort. Encore aujourd’hui, se lancer sur la route est à la fois une nécessité et un idéal afin de fuir une société qui nous consomme. Les vagabonds, ni tout à fait nomades ni tout à fait sédentaires, trouvent dans le mouvement une solution pour échapper à une sédentarisation « assignée à résidence », avec ce qu’elle comporte de solitude et d’isolement. « Une fois de plus, nos valises cabossées s’empilaient sur le trottoir ; on avait du chemin devant nous. Mais qu’importe : la route, c’est la vie. » Jack Kerouac, Sur la route, 1957
L’itinérant se réalise alors dans le monde sous la forme d’une ligne qui voyage. Le voyageur et sa ligne sont ici une seule et même chose : cette ligne se développe à partir de 1 CHATWIN Bruce, En patagonie, Les Cahiers Rouge, Grasset, 2002 (réédition de 1977)
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son extrémité, tandis que le voyageur avance, suivant un processus de croissance, de développement constant et d’autorenouvellement 1. Cette vision est particulièrement partagée par les peuples inuits, pour qui voyager est véritablement un mode de vie. L’anthropologue Claudio Aporta rapporte ainsi de son expérience au sein de la communauté des Iglooliks « le voyage n’est pas une activité de transition marquant le passage d’un endroit à un autre, mais une manière d’être. L’acte de voyager avec un point de départ et un point d’arrivée joue un rôle dans la définition et l’identité du voyageur.» 2 Néanmoins, précisons qu’il existe une réelle différence entre un voyageur et un nomade3 ; lorsque le premier va se définir par rapport à son mouvement, une ligne libre qui se déploie à sa suite, le second se définira quant à lui par son itinéraire. Dans le cas des bergers mongols, cet itinéraire est celui des nomadisations nécessaires au bétail – il inclut donc un certain nombre d’étapes à rejoindre, qui sont des repères précis dans l’espace. Marc Alaux nous dit à ce propos : «En faisant moins du mouvement un déplacement qu’une réponse à des données géographiques et sociales, les nomades traversent moins l’espace qu’ils ne l’investissent. Le voyageur errant se différencie du nomade itinérant qui nomadise sur une trajectoire calculée. En plus d’être en mouvement, il perçoit son 1 INGOLD Tim, ibid, 2011, p.101 2 APORTA Claudio, Siku : Knowing Our Ice : Documenting Inuit Sea Ice Knowledge and Use, Springer, 2010 3 Précisons que les peuples nomades forment deux ensembles distincts, les chasseurs-cueilleurs et les pasteurs-éleveurs. Le nomadisme de ceux qui vivent de la chasse et de la cueillette et celui de ceux qui pratiquent l’élevage et la transhumance ne sont pas du même ordre, les premiers circulant sur un territoire restreint selon un cycle saisonnier précis lorsque les seconds se déplacent dans des espaces plus vastes en fonction des pâturages et de leur cheptel.
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territoire par le mouvement, vision dynamique qui impose d’estimer l’éloignement d’un lieu selon les efforts à fournir pour l’atteindre. »1 La ligne de mouvement d’un nomade sera donc semblable à un fil tendu entre ces différents points, un mouvement continu en étant la corollaire. Le nomade circule donc à l’intérieur d’un territoire strictement balisé, un peu comme un casanier parcourerait son domaine. Dans certaines zones arides, être mobile est une nécessité pour survivre ; ces milieux souffrent effectivement d’un stationnement prolongé des bêtes, car les ressources s’épuisent rapidement ; les troupeaux les mieux portants sont de ce fait les plus mobiles. Ces déplacements nomades, comme une illustration du mouvement perpétuel, font écho à la théorie de Bruce Chatwin : parcourir l’espace, y circuler, c’est y insuffler la vie de manière durable. Dans la steppe, les mouvements nomades sont pour Marc Alaux ce qu’il y a de plus permanent, les tentatives de sédentarisation étant la plupart du temps brèves et pénibles. Les migrations humaines dessinent alors les contours d’un paysage mouvant qui souligne la beauté ténue du provisoire ; cycliques, elles connectent et relient en outre durablement des espaces parfois lointains. La figure du nomade a beaucoup été fantasmée, car elle célèbre un partage du territoire de même qu’une liberté de circulation supérieure à ce que nos sociétés permettent. Le nomadisme est associé pour beaucoup aux modes de vie primitifs épargnés par les dérives mercantiles de nos sociétés 1 ALAUX Marc, ibid, 2010, p.64
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contemporaines. Néanmoins, la réalité correspond moins à cette vision idéalisée qu’à une réelle évolution sociétale. Aujourd’hui, la très grande majorité des nomades sont en réalité des semi-nomades, d’une part car les États qu’ils traversent cherchent à les sédentariser, et de l’autre, car ces modes de vie traditionnels ne correspondent plus toujours aux aspirations des jeunes. Pour l’écrivain Pierre Bonte 1, la plupart des sociétés nomades actuelles, marginalisées ou folklorisées, ne seraient plus - mis à part quelques foyers de résistance - que des vestiges d’un passé qui semble désormais révolu. Faut-il pour autant craindre une immobilisation grandissante des populations humaines ? Car malgré tout, c’est un fait, la mobilité internationale est en constante augmentation. Cela est dû principalement à l’effet croisé des progrès mécaniques et technologiques des moyens de transport et de communication, et plus globalement de la mondialisation. Le terme « nomade » est d’ailleurs particulièrement galvaudé en Occident – mobilier, parfum, équipements technologiques, etc. portent aujourd’hui cette étiquette – puisqu’il évoque la légèreté, la facilité de déplacement et l’adaptabilité à des environnements changeants. Ces qualités sont d’ailleurs de plus en plus valorisées et recherchées. À partir de la seconde moitié du XXème siècle, après la Seconde Guerre mondiale, la notion de mobilité occupa une place prépondérante dans les visions prospectives occidentales, et ce, qu’elle s’applique aux hommes, aux objets, aux capitaux, aux techniques ou encore aux structures (politiques, 1 BONTE Pierre, Les derniers nomades, éd. Solar, 2004
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sociales, économiques ou juridiques), notamment en France. Par exemple, le rapport publié en 1964 par le « Groupe 1985 » 1 et intitulé Réflexions pour 1985, consacre un chapitre entier à la mobilité : « Le progrès technique permet à l’homme de disposer de loisirs plus longs dont il profite pour voyager, mais il oblige le travailleur au déracinement (changement de domicile, changement de métier). La tendance récente permet d’observer un accroissement de la mobilité dans de nombreux domaines. (…) Cette tendance paraît inéluctable à l’avenir. L’homme de 1985 devra être formé en vue d’une mobilité professionnelle accrue. Le changement de métier ne devra plus être considéré comme un accident, mais comme une étape normale de la vie. (…) L’évolution vers une plus grande mobilité géographique et professionnelle des individus paraît caractériser la tendance récente. » 2 L’époque des mobilités semble alors vouloir tirer un trait sur celle, ancestrale, de la sédentarité et de l’immobilisme. Tandis que les nouveaux nomades, les globe-trotters des années 1950, bientôt suivis par les premiers hippies sillonnaient le monde, les premiers astronautes quittaient la terre dans leurs capsules spatiales pour partir à la conquête de l’espace. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, la première des sources de circulation des personnes est le tourisme : en 2012, l’Orga1 Constitué par le gouvernement à la fin de 1962, ce groupe se proposait d’étudier « sous l’angle des faits porteurs d’avenir, ce qu’il serait utile de connaître dès à présent de la France de 1985 ». 2 d’après ROY Eve, La question de la mobilité dans les représentations et expérimentations architecturales en Europe de 1960 à 1975, 2008
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nisation Mondiale du Tourisme a ainsi estimé à plus d’un milliard le nombre de voyageurs internationaux, soit plus d’une personne sur six. Si auparavant, ces flux de population se concentraient dans de grands axes uniformisés, dont la finalité semblait être de supplanter tous les autres – et donc, se rapprochant davantage de lignes de transport que de lignes de trajet - les voyageurs d’aujourd’hui semblent néanmoins chercher de plus en plus à renouer avec la «ligne libre» de Paul Klee en choisissant des itinéraires plus authentiques, et en valorisant le hasard des rencontres. Le succès des plateformes en ligne comme Couch-surfing ou Woofing n’est d’ailleurs pas étranger à ce phénomène. Cette soif de nomadisation croissante chez les populations sédentaires peut amener à se demander si ce qui les caractérise n’est pas, contre toute attente, leur manière de se déplacer, lorsque les peuples nomades seraient, eux, caractérisés par leur manière de s’arrêter. En matière de déplacement, il semble en effet que c’est ce qu’on fait le plus ponctuellement – c’est-à-dire, à des intervalles marqués au sein d’une continuité – qui nous particularise. Et si ce n’étaient pas les actes répétés qui comptaient, mais au contraire les plus rares, ceux qui marquent une rupture et créent un contraste avec le cliché ? Ce phénomène entretient entre nomades et sédentaires une fascination réciproque : on parlera beaucoup de la capacité qu’ont les premiers à construire un campement solide en une nuit pour se protéger d’une tempête de sable ; quant aux seconds, on louera avec enthousiasme l’ingéniosité avec laquelle ils ont conduit un tour du monde en quatre-vingts jours ! Notons en outre que c’est aux nomades que l’ont 104
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doit les modèles d’habitat durables les plus efficaces dans le cadre des normes actuelles de respect de l’environnement (architectures de toiles tendues, maisons en terre crue) et aux ingénieurs sédentaires que l’on doit les moyens de transport les plus rapides et extravagants. Le tourisme n’est pas la seule source de déplacements internationaux ; on compte aussi, entre autres, une moyenne annuelle de deux cents millions de migrants, c’est-à-dire 3 % de la population mondiale. Ce chiffre comptabilise les migrants économiques, les migrants permanents (comme les réfugiés politiques) et les migrants réfugiés. Jusqu’ici, nous avons distingué les différents mouvements humains par rapport à la ligne qui les caractérisait : ligne droite d’un transport, ligne libre et sinueuse d’un trajet. Or, il semblerait que la taxinomie des lignes établie par Paul Klee ne soit pas vraiment appropriée pour décrire de façon adéquate le mouvement d’un migrant. À vrai dire, ce déplacement est à la frontière d’une ligne de trajet et d’une ligne de transport. À ce niveau, la comparaison entre tourisme et migration repose en premier lieu sur le contexte dans lequel ces migrations s’inscrivent : la première s’ancre dans un contexte positif d’enrichissement personnel aisé et finalement très occidental. Elle est envisagée comme une boucle ; le touriste gravite autour d’un centre, son « point de chute », qu’il rejoint après une durée déterminée. En comparaison, un migrant part vers le mieux pour échapper à une situation déparante sur le plan politique, économique ou social – c’est donc une trajectoire de vie qui se constitue en fonction d’un contexte et avec le temps. Les étapes qui se trouvent entre son point de 105
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départ et sa destination finale sont des intermèdes le rapprochant de son objectif. Le voyage en tant que tel n’est d’ailleurs pas ce qui motive le trajet, contrairement au cas d’un touriste. En outre, ce voyage n’intègre pas le retour de manière certaine et déterminée ; il demeure un point flou, encore inconnu. La ligne se déroule donc de manière sinueuse, et à priori dans un sens unique : en effet, il est rare de réemprunter exactement le même chemin qu’à l’aller, comme ce pourrait être le cas pour un touriste qui traverse l’espace le long de grands axes de communication. Ce trajet est en outre loin d’être linéaire et rectiligne : par exemple, le déplacement d’un migrant clandestin cherchant à franchir une frontière s’effectue via des chemins de traverse souvent semés d’embûches. Dans le cas d’une migration légale, les ralentissements administratifs divers peuvent intervenir dans la fragmentation du trajet. Ces étapes transitoires sont donc le plus souvent indépendantes de la volonté d’un migrant ; sa trajectoire est fréquemment déviée par des forces extérieures qui s’exercent sur elle. Les flux migratoires sont ainsi aujourd’hui de plus en plus orientés et maîtrisés par diverses politiques d’immigration et d’émigration : néanmoins, leur influence sur les territoires est indéniable puisqu’ils permettent une extension des limites d’un pays en le connectant à un autre autant politiquement que socialement et culturellement. Les migrations humaines sont au cœur de l’histoire et de l’identité de nombreux pays : migrations « sous silence » ayant déporté 20 millions d’Africains vers les Amériques et les pays arabes, grandes vagues de peuplement européen vers les espaces du Nouveau-Monde, extension de la diaspora 106
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chinoise aux quatre coins de la planète, déplacements forcés par les conflits mondiaux du XXème siècle, disparition des empires coloniaux. Or, si du fait de leur histoire, la plupart des pays occidentaux ont été peuplés par des migrations successives, la proportion s’inverse de nos jours puisque les flux d’immigrés dans le monde occidental sont à grande majorité non-occidentaux : entre 2002 et 2007, c’est le cas pour 56 % des flux reçus en Europe et 89 % des flux reçus aux États-Unis. Cette réalité pose beaucoup de questions sur le plan culturel et identitaire. Pour certains, c’est le signe d’un remplacement graduel de la population autochtone par une population d’origine immigrée, lorsque d’autres insistent sur la nécessaire complémentarité de ces deux populations. Néanmoins, un troisième point de vue est possible, si l’on considère que l’immigration est un processus à double sens1 : les migrants ne sont alors plus vus comme des vecteurs de valeurs et pratiques et de pratiques non-occidentales dans les pays occidentaux, mais davantage comme des canaux par lesquels les valeurs et pratiques occidentales sont diffusées au-delà de l’Occident2. Cette dernière remarque souligne le fait que la circulation en elle-même n’est pas uniquement ce qui connecte les territoires et leurs populations : une influence plus diffuse se répand dans les pratiques culturelles, que ce soit par des lignes de filiation (voies de l’éducation) ou des lignes d’interaction directe (voies de la parole) facilitées par les progrès 1 Voir aussi la théorie de Ravestein, selon laquelle chaque flux migratoire produit un contre-flux compensatoire. 2 FARGUES Philippe, Migration et identité : le paradoxe des influences réciproques, mars 2009.
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techniques des moyens de communication. Les migrations humaines sont un phénomène probablement aussi ancien que l’humanité, au cœur de la formation des sociétés ; leur histoire a probablement commencé dès la préhistoire il y a un million d’années, avec les déplacements d’Homo Erectus hors de l’Afrique à travers l’Eurasie. En ce sens, on pourrait se rapprocher de la théorie de Chatwin qui parle d’un instinct primaire du voyage. On remarque pourtant que souvent, les migrations s’effectuent sous la contrainte d’un contexte climatique, ethnique, économique ou politique devenu défavorable, et non d’un unique « désir de voyage » décontextualisé. Les migrations convergent en outre vers des centres économiques et industriels qui se développent de ce fait très rapidement ; on observe alors un déplacement progressif de la population vers ces centres. Aujourd’hui, l’exode rural vers les villes est notamment l’un des flux migratoires qui touchent le plus de pays. Habiter un espace, l’occuper et le faire vivre semble être la conséquence de mouvements répétés, de lignes mobiles qui le façonnent et le caractérisent. *
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3- Remémorer « On est de son enfance comme on est d’un pays. » Antoine de Saint-Exupéry
Nous avons vu précédemment que l’espace et le temps étaient tous deux régis par des lignes ; mais si dans l’espace, l’existence d’une cohabitation et d’une complémentarité entre des lignes mobiles et statiques ne fait aucun doute, on peut se demander s’il en va de même dans l’espace temporel. Détaché du moment, que reste-t-il de l’espace dans les projections et représentations mentales ? Dans l’introduction de ce mémoire, j’ai parlé d’un « pays de la mémoire », à savoir un espace mental dans lequel l’esprit vagabonde librement. Cet espace est bien entendu fictif, en ce sens qu’il ne se rapporte à aucune étendue concrète, à aucun sol terrestre, si ce n’est par le biais des souvenirs qui le jalonnent. Dans le cas d’un territoire tangible, l’action des hommes qui y vivent, construisent et circulent laisse, durablement ou non, une empreinte ; celle-ci est porteuse de sens pour ceux qui viennent à leur suite. Dans ce chapitre, nous tenterons de montrer que le territoire peut constituer le point de départ d’une « ligne vive » pour ceux qui sillonnent le temps à la recherche de traces du passé ; l’espace tangible fait alors écho à une région plus intime et abstraite.
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Chapitre II : ARPENTER
« Un jour, un homme eut envie de revoir la maison où il était né. Il revint sur les lieux, mais ne vit rien ; la maison avait disparu, remplacée par un pré d’herbe verte. L’homme, désolé, s’arrêta longuement au bord du pré. Un paysan qui passait par là lui demanda ce qu’il cherchait. - Ma maison, répondit l’homme. Le paysan réfléchit un instant puis lui fit signe de le suivre. Au centre du pré, l’herbe poussait en brins plus tendres. La maison semblait réapparaître avec ses murs et ses pièces dans la verdure. L’homme était heureux. Il remercia le paysan et revint souvent marcher dans les pièces de sa maison, que dessinaient sur l’herbe de simples lignes d’un vert plus clair. » 1 Dans ce texte, la portion d’espace retrouvée permet ici de remonter le fil de la mémoire, il est le déclencheur d’un processus de retrouvailles avec l’intime. L’homme, en retrouvant les traces de sa maison, effectue littéralement un retour aux sources, il renoue avec ses racines. Par ailleurs, la métaphore d’une racine creusant profondément son chemin dans la terre est révélatrice de l’existence d’une « ligne verticale » liant passé et présent, dont l’origine est un lieu qui agit comme un déclencheur. Peu importe, par ailleurs, que le lieu tel qu’on l’a connu ait changé, voire disparu. Ici, les lignes au sol sont avant tout des signes, la marque qui certifie la véracité de quelque chose 1 BRUSATIN Manlio, Histoire de la ligne, Flammarion, 2001, p. 17
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qui a été. La figure de la maison d’enfance ou de famille est de ce fait, dans une société sédentaire, particulièrement symbolique, car elle exprime l’attache avérée d’un individu simultanément dans le temps et dans l’espace. L’évocation de ce lieu par les lignes d’une photographie est généralement à même de déclencher chez l’observateur le même sentiment de nostalgie. C’est en effet ce sentiment qui suscite la plupart du temps un désir de retour au « chez-soi », ce lieu emblématique qui raccorde au temps et à la vérité de l’être, semblable à la lumière du phare noyé sous les bourrasques de vent. Somme toute, c’est un peu comme si, en dépit de tous les déplacements que l’on ait pu faire, de toutes les lignes que l’on ait pu tracer, il subsistait malgré tout un point d’ancrage outrepassant les lieux traversés. L’Odyssée d’Homère exploite en grande partie cette thématique ; on a parlé d’Ulysse l’homme-frontière, mais aussi beaucoup d’Ulysse l’homme-nostalgie. Effectivement, Ulysse ne trouve un accomplissement ni dans le voyage ni dans le succès des épreuves qu’il traverse, mais en revenant là d’où il vient, à un point de chute central dont son voyage l’a malencontreusement détourné vingt ans durant. Il va donc ici de l’extérieur vers l’intérieur, le familier, en passant par une multitude d’expériences de l’altérité. Dans sa structure, le récit d’Homère adopte par ailleurs le schéma du retour, lorsque les traditionnels récits de voyage choisissent à l’inverse des schémas d’exil ou du moins, de départ. Ulysse n’a donc de cesse de chercher à revenir sur ses 114
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pas, mais paradoxalement c’est la découverte d’un ailleurs lointain et différent qui va lui permettre d’effectuer véritablement ce retour. Le voyage prend alors la forme d’une introspection ; à mesure que le navire traverse l’espace, Ulysse traverse les étapes de sa vie. Manlio Brusatin fait d’ailleurs le lien entre le fil de la vie que tissent les Parques et le trajet d’un navire sur l’océan ; il s’agit, pour lui, de la « métaphore par excellence de la vie vécue » 1. Dans la culture occidentale, cette image sera par la suite conjuguée avec la perfection du périple, de la boucle enfin bouclée. Cet aboutissement du parcours par le ralliement d’un point fondamental donne soudain du sens à un monde qui n’était auparavant qu’un ensemble enchevêtré de chemins disparates. Le mythe d’Ulysse soulève sur ce point une interrogation : le lien avec le passé ne se fait-il réellement qu’à travers le prisme d’un point fixe et non par le mouvement ? Une conception couramment répandue considère en effet que la notion de mouvement est incompatible avec celle de durabilité ; à compter que ce mouvement caractérise un mode de vie, serait-il alors contradictoire avec un processus d’enracinement dans un territoire ? Dans les processus d’appropriation et d’occupation de l’espace, la volonté de durabilité s’est manifestée très tôt dans notre société, entre autres parce qu’elle s’est inscrite depuis l’Antiquité dans une tradition d’architecture « faite pour durer » se traduisant par un désir de constance à la fois dans les structures adoptées, mais aussi, plus spécifiquement, 1 BRUSATIN Manlio, ibid, 2001, p.24
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dans les matériaux utilisés. Le premier principe de la triade vitruvienne, à laquelle l’architecture doit satisfaire d’après les règles classiques, est d’ailleurs la solidité et la robustesse (firmittas). Bien qu’ancienne, cette norme trouve encore un écho dans les pensées contemporaines : par exemple, l’une des pensées développées par l’architecte Rudy Riciotti dans son livre HQE, les renards du temple1, est que les nouvelles normes environnementales HQE ne sont pas compatibles avec une bonne architecture puisqu’elles s’inscrivent, non pas dans une volonté de durabilité, mais de renouvellement. La vie nomade est souvent perçue, quant à elle, comme réduite à l’instant. Comme si la brièveté des haltes caractérisait dans son ensemble ce mode de vie, et plus globalement le lien des populations avec le territoire. À nouveau, l’expérience de Marc Alaux auprès des nomades de la steppe vient contredire ce préjugé : «Dans le monde rural de la steppe, l’objet qui résiste à l’usure du temps et l’homme qui vieillit donnent l’exemple d’une existence accomplie. (…) L’empreinte, seule trace du passage d’un animal ou d’un éleveur, a autant de sens que l’écrit. S’y lisent l’âge et la provenance de celui qui l’a laissée. Pareillement, en laissant sa trace, l’homme s’enracine dans l’histoire de sa région. »2 Ainsi, de même que les nomades ont des repères dans l’espace, ils s’en construisent dans le temps. Les histoires et les mythes qui circulent entre les familles y dessinent un paysage mouvant, mais non moins vivace. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que ces régions continuent d’avoir l’une des identités culturelles les plus marquées ; pareils à un souffle d’air, ces récits se propagent 1 Voir Riciotti Rudy, HQE, les renards du temple, aux éditions Al Dante, 2009 2 ALAUX Marc, ibid, 2010, p.54
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parmi l’espace sans pour autant y être absorbés. Ainsi, la dispersion des hommes n’entrave pas la naissance d’un sentiment national ou communautaire. «On croit les nomades détachés de nos réalités, profitant d’un bonheur ancien et menacé, et se définissant – un peu comme des pirates ou des marginaux – par rapport à l’homme et à la liberté et non par rapport à une cité, une nation ou un pays. Mais chacun va à l’école, effectue son service militaire, s’inscrit sur une liste électorale ; nombre d’entre eux ont une conscience politique et suivent l’actualité grâce à la presse. »1 Reprenons une autre de ces idées reçues ; la construction de lieux statiques et fermés dédiés au culte et à la mémoire est une spécificité sédentaire. Or, plusieurs exemples démontrent que cette pratique se retrouve fréquemment chez les populations nomades, ces lieux constituant d’ailleurs les attaches véritables au territoire. Des nomades mongols, Marc Alaux nous dit : « Vestiges de la querelle de Cain et d’Abel, les manuels d’histoire confortent une stricte opposition nomade/sédentaire alors qu’une immersion en contexte mongol démontre qu’elle est archaïque. Changer de campement n’empêche pas le nomade de s’attacher profondément et sincèrement au territoire qu’il occupe toute l’année. L’ovoo2 et le culte qui lui est dédié relient clairement les communautés à la terre. »3
1 ALAUX Marc, ibid, 2010, p.49 2 Cairn qui marque un lieu privilégié pour communiquer avec les esprits, mais qui peut aussi représenter une communauté ou son district. 3 ALAUX Marc, ibid, 2010, p.64
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PARTIE 3 : remémorer
Dans le contexte cultuel, les points fixes sont donc des repères stables et nécessaires de la vie religieuse mongole ; les ovoo sont en effet des repères extérieurs balisant des itinéraires rituels. Ces chemins sont différents de ceux qui sont empruntés pour la route « de tous les jours », le voyage chamanique procédant d’un rythme différent. Néanmoins, du fait de leur très grand nombre, ces points fixes jalonnent aussi les itinéraires du quotidien, même s’ils ne constituent pas des lieux de halte durable : car si un Mongol ne doit jamais passer devant un ovoo sacré sans s’arrêter, il ne constitue pas pour autant un lieu de campement. Il semblerait donc que dans ce cas, l’enracinement dans le territoire relève de la combinaison d’une ligne mobile rituelle, qui relie entre eux des points statiques sacrés, et d’un maillage de lignes quotidiennes organisées autour de ces points. Les Meakambut, l’un des derniers peuples nomades de Papouasie-Nouvelle-Guinée, ont coutume de fragmenter leurs déplacements par des haltes dans des cavernes rocheuses. Ces dernières constituent à la fois des lieux de sépulture, où l’on célèbre le culte des ancêtres, et des lieux de vie solidement abrités ; les itinéraires rituels et quotidiens semblent donc être confondus. En revanche, contrairement aux ovoos, la particularité de ces grottes est qu’elles ont chacune un propriétaire, la propriété se transmettant de père en fils1. La différence ici ne se porte pas sur les lignes qui relient ces points fixes, mais sur les lignes qui les entourent. Ces cavernes 1 JENKINS Marc, « Au plus près des derniers nomades de Papouasie-Nouvelle-Guinée », article publié le 11 juillet 2013 in nationalgeographic.fr.
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Chapitre II : ARPENTER
sont en effet délimitées par un type particulier de frontière, qui est non-exclusive puisque qu’elle n’empêche pas le reste de la tribu d’y séjourner ; néanmoins, certaines cavernes ont une légende qui est, elle, strictement personnelle - seul le propriétaire peut en partager les secrets. S’approprier un lieu passe donc par la possession de son histoire, celle-ci se transmettant par filiation d’homme en homme depuis des temps immémoriaux. L’exclusivité se manifeste donc, non pas dans l’appropriation d’un espace spatial délimité, mais bien dans la possession d’un espace temporel matérialisé par un mythe. C’est comme si l’existence de cette frontière particulière permettait un « dédoublement » du lieu, non plus simultanément lieu de vie et de culte, mais distinctement l’un ou l’autre, un point fixe dans l’espace concentrant deux symboliques différentes - cette supposition est néanmoins à nuancer, étant donné que certaines grottes plus sacrées que d’autres sont très difficilement accessibles. Dans cet exemple, nous constatons aussi que des points fixes sont nécessaires pour s’enraciner dans le territoire, même dans le cadre d’une vie mobile : ils permettent la création de ponts entre passé et présent, entre un territoire vécu et un territoire perçu. Néanmoins, bien que le propriétaire soit attaché à un lieu auquel il revient de manière cyclique, la différence avec le mythe d’Ulysse est que ce lieu n’a pas de rapport avec son identité propre, mais avec la mémoire collective propre à son peuple. L’exemple de la territorialité inuit apporte une donnée intéressante à ce questionnement. Béatrice Collignon nous dit ainsi que, pour les Inuits, le territoire appartient « à celui qui 119
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l’utilise régulièrement », c’est-à-dire, à celui qui le parcoure de part en part et, en ce sens, établit avec l’espace un lien fort et durable : le territoire est donc avant tout un espace vécu individuellement. En outre, l’appropriation d’un territoire n’a pas de réalité politique ni juridique, et elle ne s’accompagne pas non plus d’un processus d’exclusion. « La fréquentation régulière d’un lieu ou d’une zone implique l’appropriation de la surface au titre de territoire, qui se manifeste par une identification qui signale l’existence d’une relation forte et entretenue entre un ou des hommes et une portion d’espace, et non par l’application d’un principe d’exclusivité. (…) Les hommes appartiennent d’ailleurs autant au territoire que celui-ci leur appartient. Aussi est-il plus pertinent de parler de filiation plutôt que d’appropriation. »1. La perception de l’ancrage dans le territoire dépend donc ici d’un passé plus proche et plus quotidien. En parlant de filiation, Béatrice Collignon met de nouveau l’accent sur la présence d’une ligne « verticale » qui lie l’espace et le temps ; l’appropriation d’un territoire se fait non pas en le délimitant par une ligne circulaire, mais en y instaurant avec la vie humaine un lien profond et durable qui dépend d’un maillage de lignes mobiles. Si l’on s’en tient à ces éléments, il semblerait donc que cette « ligne » existe non pas au départ d’un point fixe emblématique, mais d’une étendue plus large – qui n’est cependant pas moins spécifique. Cependant, là aussi, la territorialité inuit - parce qu’elle n’est pas exclusive - parle davantage d’un lien pluriel avec le territoire, berceau d’une identité collective. 1 COLLIGNON Béatrice, ibid, 1996, p.45-47
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Chapitre II : ARPENTER
Ces différents exemples nous montrent que l’opposition entre nomades et sédentaires sur le plan de l’enracinement au territoire est à nuancer ; un mode de vie fondé sur le mouvement n’empêche pas la construction de lieux fixes et permanents qui font un lien entre le présent et un passé mythique ou historique. Pour certaines populations nomades, ces lieux sont des repères à partir desquels organiser leurs déplacements. La durabilité de ces sites est d’ailleurs fréquemment dépendante de ces mouvements : les ovoos mongols croissent par exemple au fur et à mesure des passages, chaque Mongol les rencontrant devant y déposer une nouvelle pierre. Les cavernes meakambut sont quant à elles des centres de vie autant que des lieux sacrés, ce qui assure entre autres leur entretien et leur praticabilité. Quant aux Inuits, c’est justement le mouvement qui définit une surface comme étant un territoire ; la vie humaine, bien que fugace à l’échelle des éléments, est ce qui garantit un lien profond et stable avec la terre. En outre, et il est bon de le rappeler, l’histoire des nomades est généralement intimement liée avec l’histoire des peuples sédentaires avec lesquels ils partagent leur environnement. Pour les pasteurs transhumants notamment, un lien avec les agriculteurs sédentaires est bien souvent nécessaire. Ces points fixes constituent donc eux aussi des repères stables dans l’espace et participent de la territorialité nomade. L’augmentation de la mobilité dans les sociétés sédentaires n’empêche pas la perpétuation de ce sentiment partagé chez les individus de se définir par rapport à un lieu unique, 121
PARTIE 3 : remémorer
idéalisé, miroir de projections identitaires. Il peut s’agir d’un lieu en rapport avec la lignée, telle la figure de la maison de famille, ou bien d’un territoire plus vaste, comme c’est le cas d’Ulysse avec l’île d’Ithaque. Peut-on dire alors que la mobilité d’un individu sédentaire n’est pas régie par des lignes mobiles allant d’un point A à un point B, mais davantage par des boucles semblables aux axes de révolution d’un corps autour de son centre ? Le nomade, quant à lui, occupe l’espace en suivant des itinéraires qui ont plusieurs centres. Ces centres portent la trace d’une mémoire collective enrichie par les passages – encore une fois, citons l’exemple de l’ovoo qui s’est construit graduellement par l’accumulation des pierres déposées. On pourrait comparer ces lieux aux pièces d’un puzzle qui ne révèle son sens caché qu’une fois celles-ci assemblées. On aura souvent tendance à penser la notion de territoire incompatible avec le nomadisme ; or, les nomades n’empruntent pas n’importe quels tracés. Ces territoires existent donc, mais ils sont délimités de façon linéaire, plus semblables à une distance parcourue qu’à une aire. Les territorialités sédentaires et nomades sont indéniablement différentes ; mais peut-on pour autant dire qu’elles sont antithétiques ? Au même titre qu’un territoire sédentaire, les territoires nomades sont occupés par des groupes humains qui se les sont appropriés, et ils jouent de ce fait un rôle essentiel dans la construction d’une représentation d’eux-mêmes et de leur histoire.
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Chapitre II : ARPENTER
Où l’on rendra justice à la ligne verticale J’ai récemment retrouvé chez mes parents un livre illustré de François Place, Grand Ours. D’après la dédicace, j’ai offert ce livre à mon père en 2004, pour Noël ; néanmoins, je pense que ce don était un gentil tour de passe-passe, car j’étais si fascinée par les illustrations que je souhaitais en réalité l’acquérir pour moi-même. Sur la première page, on peut voir un vol de canards sauvages ; les lignes de leurs ventres beiges sont toutes parallèles, de sorte qu’on les imagine aisément glisser dans le ciel, sans effort, et ce malgré la tempête de neige qui constelle l’image de petites pastilles blanches. Sur la seconde page nage un banc de poissons argentés ; les contours de leurs dos écailleux se confondent avec les lignes plus claires des courants marins tracées de gauche à droite sur la page. Enfin, sur la troisième, une horde de chevaux trapus traverse l’espace ; toute l’image est baignée par une nuée bleuâtre dans laquelle leurs sabots disparaissent, de sorte qu’il semble que seules les taches colorées de leurs pelages dessinent l’horizon. Tous ces animaux sont représentés fidèlement à la réalité, c’est-àdire pris dans un mouvement qui ne semble jamais finir et qui se traduit toujours de gauche à droite le long de la page. Dans un tel paysage d’aquarelle, l’élan des corps aurait laissé dans la page une large trainée de couleur ; le mouvement du canard sauvage aurait alors très probablement rejoint celui du troupeau, dans un espace invisible situé au-delà de l’espace connu de la page, complètement à ma droite.
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PARTIE 3 : remémorer
La dernière illustration est accompagnée d’une phrase qui m’est toujours restée en tête : « il y a ceux qui marchent sans cesse sur la peau du monde ». Le sol terrestre serait donc comparable à un épiderme, une enveloppe lisse sur laquelle les corps glissent sans accrocs, un peu comme cette goutte de pluie qui coure lentement le long de mon poignet. En regardant attentivement ces illustrations, force est de constater que ce panorama longitudinal est structuré exclusivement par des lignes horizontales. Les lignes verticales apparaissent à la page suivante. Car la quatrième double page présente maintenant un « étrange peuple » : les hommes. Ces derniers marchent aussi, mais ils sont différents. Leur mouvement n’est pas continu ; ils s’arrêtent beaucoup, parfois longtemps. Ils construisent des abris qu’ils arriment à la terre. Désormais, l’image fourmille de traits verticaux : la fumée du campement, les lances plantées dans la terre, les grands troncs droits qui fournissent les branchages pour le feu, le sommet des huttes, les silhouettes elles-mêmes. Car en dépit de tous les mouvements qu’ils produisent, de tous les pays qu’ils sillonnent, il semblerait que les hommes ne puissent réduire leur rapport au territoire à un ordre uniquement horizontal. Je crois à vrai dire n’avoir, jusqu’ici, pas assez rendu justice à la ligne verticale : les lignes étudiées précédemment (frontières, seuils, lignes tracées sur un plan ou encore trajectoires mobiles) ont toutes une prédominance à l’horizontalité ; elles se propagent le long des surfaces sans jamais les pénétrer. Les points fixes qui les ponctuent et servent de lieux d’ancrage établissent certes des ponts que l’on pourrait dire « verticaux » entre deux espaces spatio-temporels 124
Chapitre II : ARPENTER
distincts. Néanmoins, ils ne pénètrent pas dans la structure de l’espace à proprement parler. Pourtant, la capacité à s’ancrer dans l’espace conduit nécessairement les hommes à concevoir et à construire des lignes verticales lorsqu’ils décident d’occuper un lieu. Ces lignes sont particulièrement prégnantes dans les sociétés sédentaires et on peut aisément illustrer ce postulat en s’intéressant à la réalité des villes. En bâtissant des habitations toujours plus élevées, ces lignes déplacent la vie verticalement : dans les tours, les planchers des appartements ne touchent pas le sol. L’augmentation de la densité humaine dans ces villes est le corollaire de cette contamination de l’horizontal par le vertical : les mégalopoles japonaises, européennes et américaines contemporaines en sont une bonne illustration. Au contraire, les nomades se définissent par un mode de vie horizontal : parcours cyclique dans des espaces souvent peu densément peuplés, la vie se déroulant comme à la poursuite d’horizons jamais rattrapés, fuite de la perspective. Ce qui n’empêche pas les nomades d’être attachés profondément à leurs territoires, notamment par le biais de la mémoire des lieux comme nous l’avons vu précédemment. Plutôt que par le choix d’un mode de vie statique ou mobile, la distinction entre les modes de vie sédentaires et nomades ne se situerait-elle pas davantage dans un rapport au monde qui soit vertical ou horizontal ? Depuis la construction du premier gratte-ciel en 18851, on observe une véritable frénésie des sommets dans le cadre citadin, motivée entre autres par l’évolution démographique 1 Le Home Insurance Building fut construit par William Le Baron Jenney à Chicago.
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PARTIE 3 : remémorer
de la planète ainsi que l’hypertrophie urbaine. Pourtant, les villes sont loin d’être dépourvues d’éléments horizontaux. Dans ce cas, lesquelles de ces lignes prédominent ? Quel équilibre trouver ? Ces questionnements n’ont pas manqué de trouver un écho dans la pensée architecturale moderne. En 1960, inspiré par les conurbations ainsi que par la notion d’espace parcouru et de temps pris en déplacement, l’architecte Yona Friedman conceptualise la Ville Spatiale, où il semble rétablir par ironie un monde strictement horizontal à la hauteur d’une tour de dix étages. Pour cela, il invente de grandes dalles fictives au-dessus des villes, des mégastructures. Pour lui, l’horizontalité est un concept corrompu, car notre société tend avant tout à la vie verticale : il faut donc rétablir une horizontalité dans la verticalité, et non l’inverse. En outre, les structures urbaines traditionnelles, trop rigides et coûteuses, ne sont pas adaptées aux sociétés nouvelles ; c’est pourquoi les structures qu’il propose sont mobiles, temporaires et légères. 1 Dans les années 70, la volonté des architectes de rendre visibles les lignes de structure a donné naissance à des édifices manifestes, qui sont comme des corps ouverts. Le centre Georges Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers pourrait être à l’architecture ce que les cadavres de Léonard de Vinci sont à l’art et à la science. On peut aussi faire le parallèle avec les cathédrales gothiques, où la structure est toujours soulignée dans sa verticalité par des nervures apparentes, comme un squelette ; or, le centre Pompidou valorise également ses lignes horizontales et l’harmonie 1 SAMADET Matthieu, litterature grise, de l’attitude à l’image 2013, ENSA MARSEILLE
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Chapitre II : ARPENTER
générale qui émane de ce maillage. Ces structures font apparaître la structure comme ligne de vie du bâtiment, comme si la ligne était, en fin de compte, sa seule et unique nécessité. Même si la plupart de ces projets sont restés des utopies en ce qui concerne l’habitat collectif à échelle urbaine, aujourd’hui de plus en plus de personnes revendiquent un désir de vivre à l’horizontale. Et si l’habitat vertical personnel existe peu, l’habitat horizontal se place en revanche, en théorie et en pratique, en accord avec le monde. Le projet de maison horizontale du studio d’architectes Lacaton & Vassal s’inscrit dans cette démarche : le bâtiment s’inspire des routes corses qui « s’accrochent à la montagne ». En prenant pour référence la cime des arbres, le projet – placé sur pilotis et long de 83 mètres – se fond totalement dans le paysage.1 Le mode de vie horizontal semble donc revendiquer un retour à la nature et à l’harmonie ainsi qu’à une forme d’humilité : les hommes doivent admettre qu’ils vivent à la surface de la Terre et non dans le ciel. Les constructions verticales comme les tours, toujours plus hautes, sont quant à elles de véritables défis techniques qui bravent les lois de la gravité. Le challenge du vertical trouve certes ses justifications dans l’évolution des sociétés et l’augmentation de la densité humaine dans les villes : néanmoins, ne s’agit-il pas avant tout de repousser toujours plus loin les limites de notre condition ? *
1 Site officiel du studio Lacaton & Vassal ; url : http ://www.lacatonvassal.com/ ?idp=29#
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Emil Zatopek aux Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952
chapitre III
III/ Dépasser « Il n’est rien qui ne résulte de passages et d’obstacles » François Dagognet
Nous sommes un jeudi, l’été ; il fait incroyablement chaud. Les gens portent des shorts et des sandales ; un vendeur d’eau minérale parcourt les tribunes d’un pas leste, slalome entre les rangées avec la précision d’un skieur de fond descendant une pente enneigée. Le soleil au zénith est aveuglant : ses rayons verticaux illuminent en contrebas les lignes blanches peintes sur le sol rouge. Huit couloirs, une ligne de départ, une ligne d’arrivée. Mais voilà que la rumeur sourde de la foule s’exalte comme une vague. Les petites silhouettes chamarrées se sont déjà élancées ; de si haut, elles ressemblent à des points tellement vifs qu’on jurerait qu’ils se dédoublent, un peu comme dans une chronophotographie de Muybridge. La lutte est intense, mais demeure néanmoins distante, compartimentée, sans autre contact que celui du pied sur la terre cramoisie ; chacun des points file sur sa voie propre, strictement encadré par deux lignes qu’il n’est aucunement question de dépasser – d’ailleurs, couper la route d’un rival vaut disqualification sans autre forme de procès. Mais les petits points véloces se moquent bien de franchir ces lignes ; c’est d’ailleurs comme si elles n’existaient pas vraiment. La véritable ligne se trouve au-devant des coureurs, elle est celle 129
chapitre III
à elle tous les corps comme un aimant. Or, en vérité, cette fascination ne concerne pas réellement la ligne en elle-même, mais la pensée de son franchissement. Si jusqu’ici, nous avons parlé de la manière de tracer les lignes et de les arpenter, il nous faut maintenant nous attaquer à un nouveau - et non moins passionnant – problème : que produit la rencontre de ces deux phénomènes ? Quels comportements adopter vis-à-vis de ces lignes omniprésentes dans l’espace ? Ce dernier chapitre propose, via l’exploration des lignes franchies ou repoussées, de se pencher plus spécifiquement sur la question des limites dans l’espace.
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Chapitre III : dépasser
1- Transgresser « Trangresser, c’est passer outre. » Cédric Passard
En 1928, le « Red line agreement » conclut un accord entre les compagnies pétrolières brittoniques, américaines et françaises partenaires de la compagnie turco-irakienne TPC. L’objectif de cet accord était de formaliser la structure de cette entreprise et d’introduire une clause interdisant aux partenaires de rechercher du pétrole pour leur propre compte au sein des territoires de l’ancien Empire ottoman. Or, la légende dit qu’au moment de la signature, aucun des Occidentaux présents ne connaissait réellement les frontières de cet empire avant qu’il ne s’effondre. Afin d’y remédier, un homme d’affaires arménien du nom de Calouste Gulbenkian se serait saisi d’un crayon rouge pour en tracer arbitrairement les frontières sur une carte.1 Cette anecdote diplomatique est à l’origine de l’expression internationalement usitée « franchir la ligne rouge ». La désignation initiale d’une frontière devient alors celle d’un seuil et d’un point de non-retour. Par extension, cette expression a évolué dans les esprits au sens d’une interdiction de franchissement, souvent justifiée par la présence d’un danger. Cette ligne rouge, parce qu’elle est le fruit d’un accord 1 MELNIK Alexandre, « Diplomatie : d’où vient l’expression franchir la ligne rouge » publié le 8/09/2013 sur atlantico.fr
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écrit entre des parties, obéit à un règlement : son franchissement hors du cadre de celui-ci place de ce fait le responsable en situation d’infraction, un peu comme lorsqu’on franchit la « ligne blanche » tracée au milieu d’une route. Plus qu’une ligne, il s’agit donc d’une limite, c’est-à-dire d’un point à partir duquel s’arrête l’action de quelque chose ou de quelqu’un – et donc, commence nécessairement celle de quelque chose ou de quelqu’un d’autre. Un franchissement irrégulier de cette limite place alors l’individu concerné dans une nouvelle zone, un nouveau territoire, celui de l’interdit. La ligne tracée dans l’espace physique se déplace alors dans un territoire moral et symbolique. Comme nous l’avons vu précédemment dans le chapitre consacré, franchir une frontière, qu’elle soit morale, légale, éthique ou religieuse n’est jamais sans conséquence. Durant l’époque romaine antique, les frontières possédaient un caractère sacré qui renforçait encore davantage leur inviolabilité : on parlait alors d’une profanation lorsqu’elles étaient traversées. Or, l’évolution des mœurs et des croyances dans notre société actuelle amène le philosophe Michel Foucault 1 à dire que « notre monde ne reconnaît plus de sens au sacré », et que, de ce fait, il n’a plus « d’espaces à profaner ». La transgression serait alors une forme de profanation moderne, dégagée de toute notion sacramentelle. « La transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, 1 FOUCAULT Michel, Préface à la transgression, 1994
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Chapitre III : dépasser
son origine même. Le trait qu’elle croise pourrait bien être tout son espace. Le jeu des limites et de la transgression semble être régi par une obstination simple : la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se renferme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable. Mais ce jeu met en jeu bien plus que de tels éléments ; il les situe dans une incertitude, dans des certitudes aussitôt inversées où la pensée s’embarrasse vite à vouloir les saisir. » 1 À la lecture de ce premier extrait, une observation en particulier peut se dégager : la ligne, à partir du moment où elle est transgressée, n’a plus d’existence. Une nouvelle ligne se crée et, sitôt transgressée, disparaît à nouveau. À la différence d’une ligne que l’on tente de repousser, et qui conserve de ce fait toujours son existence, la ligne transgressée n’existe, paradoxalement, jamais autant que dans le geste qui la nie et la fait donc disparaître. Nous n’honorons d’ailleurs jamais autant une limite que par la pensée ou l’acte transgressifs : nous la reconsidérons, l’étudions alors avec une attention toute nouvelle, presque fiévreuse ! Seule la ligne, brillante et captivante, se détache du paysage – et non son avant ou son après. L’espace au-delà est vague, teinté d’incertitude. Peu importe par ailleurs. Éphémère, insaisissable, la transgression est un oiseau fugace et solaire. Michel Foucault questionne ainsi : « La limite a-t-elle une existence véritable en dehors du geste qui glorieusement la 1 FOUCAULT Michel, ibid
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PARTIE 1 : transgresser
traverse et la nie ? Que serait-elle, après, et que pouvait-elle être, avant ? Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instant où elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point de temps ? » 1 Il est vrai que s’il n’y avait personne pour enfreindre les limites, elles n’existeraient probablement pas ; transgression et système de valeur vont donc de pair et ne se conçoivent pas l’un sans l’autre. Lorsque l’on transgresse une limite, c’est effectivement toujours par rapport à un système de valeur donné que l’on tend à dépasser ponctuellement et auquel, par là même, on est amené à se référer. Paradoxalement, l’acte transgressif affirme donc l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en question. Par conséquent, la transgression semble être affaire de perception bien plus que de règles claires et précises. En évoquant un épuisement de la limite, Michel Foucault semble suggérer que le pouvoir de cette ligne tient tout entier dans son ambition d’empêcher le passage. Mais il est en outre notable de relever que, si une ligne sépare distinctement deux entités, la transgression quant à elle « n’oppose rien à rien (…) elle ne fait pas resplendir l’autre côté du miroir par-delà 2 la ligne invisible et infranchissable. » La transgression n’existe que dans la spontanéité de son geste, en somme nous pourrions dire qu’il s’agit d’une expérience de la ligne, et non d’une négation. C’est pourquoi nous ne pouvons pas réellement affirmer que la transgression est l’antithèse 1 FOUCAULT Michel, ibid 2 FOUCAULT Michel, ibidem
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Chapitre III : dépasser
de la limite, comme le sont par exemple le noir et le blanc ; chacune est en réalité liée à l’autre « selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout. » 1 C’est pourquoi ce texte nous invite à nous méfier d’une vision de la transgression trop naïvement manichéenne, distinguant d’un côté le bien et le mal, le continu et le discontinu. Michel Foucault nous dit enfin : « Il faut dégager la transgression de ses parentés louches avec l’éthique. La libérer de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-àdire de ce qui est animé par la puissance du négatif. (…) Rien n’est négatif dans la transgression : elle affirme l’être limité et révèle cet illimité pour la première fois à l’existence. Mais on peut dire aussi qu’elle n’a rien de positif : nul contenu ne peut la lier, puisque, par définition, aucune limite ne peut la retenir. » 2 Ainsi, l’acte transgressif ne s’effectue pas nécessairement dans un contexte de violence ou de subversion ; c’est pourquoi les notions de déviance, de détour et d’infléchissement peuvent elles aussi constituer des formes de transgression. Le personnage de Mr. Hulot dans les films de Jacques Tati est l’une de ces figures qui ne parviennent pas à filer droit ; le film Trafic, sorti en 1971, est d’ailleurs l’un de ceux exploitant le plus la dialectique d’une ligne trajectoire qui ne cesse de dévier, enfreignant souvent malgré elle les règles établies. En premier lieu, le scénario de Trafic dessine nettement une 1 FOUCAULT Michel, ibidem 2 FOUCAULT Michel, ibid, p.20
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ligne à suivre, de Paris à Amsterdam ; en effet, la société automobile Altra tente de se faire remarquer au salon automobile d’Amsterdam avec un nouveau modèle de voiture, et Mr. Hulot doit s’y rendre, car il en est le dessinateur. Cette trajectoire, la ligne à suivre, est érigée en véritable motif durant tout le film, de même que son corollaire, la ligne de fuite. À travers une mise en scène du paysage autoroutier, les lignes visuelles et directives (panneaux, flèches et marquages au sol) laissent apparaître la ligne invisible du droit chemin, à laquelle la ligne de fuite hulotienne va, presque malgré elle, chercher à échapper. Une scène résume à elle seule tout le film : Hulot est accoudé à sa table de designer. Il se concentre et trace soigneusement sur la feuille une ligne droite et précise. Mais soudainement, la porte s’ouvre ; Hulot sursaute, le crayon dérape, la ligne fait un écart, zigzague, le dessin est à refaire. Plus loin, on passe à la transcription visuelle de cette ligne dessinée : le camion Altra se retrouve en panne sèche sur l’A1. Hulot part avec son bidon d’essence afin de le remplir ; l’autoroute étant le lieu de la ligne droite, c’est la direction qu’il choisit de prendre. Or, force est de se rendre à l’évidence que dans cette direction, il n’y a rien (en effet, le double autoroutier de Hulot revient bredouille). Hulot comprend alors qu’il lui faut dévier, et il coupe l’autoroute par un chemin de traverse. Le personnage de Monsieur Hulot est en lui-même une ligne de fuite, une forme changeante qui ne parvient pas à filer droit. Malgré lui, il transgresse les codes et les lignes de conduite imposés par la société. Pour le critique Michel Chion, Hulot est d’ailleurs « une velléité d’être, il erre sans 139
Chapitre III : dépasser
but et quand il y a but, celui-ci est très vite dilué dans les multiples détours qu’il emprunte avant d’y parvenir. »1 Derrière cet exemple, on prend conscience que la transgression peut avant tout s’agir d’une manière d’être en dehors des sentiers battus et des lignes droites préconçues. Elle agit sans provocation ou agressivité, presque maladroite, parfois même sans le savoir, mais avec une indicible candeur. Plus que contre la modernité, Tati s’érige ainsi contre la rectitude de la vie, la géométrisation de l’espace par les lignes et les tracés qui sont avant tout des directives, et qui empêchent les hommes de penser et de circuler à leur guise 2. La fiction de Hulot est issue de ces transgressions, et nous montre que le chemin le plus court peut en réalité être le plus long ! La transgression est aussi un thème très exploité dans les contes, qu’ils soient romantiques ou populaires. Il est intéressant de constater que, si c’est en bravant un interdit que les ennuis arrivent, la plupart du temps c’est aussi grâce à cette désobéissance que le héros peut donner la mesure de lui-même, et devenir adulte. Ainsi, c’est parce qu’elles ouvrent la porte interdite que Blanche-Neige et l’héroïne de Barbe-Bleue gagnent finalement le droit au bonheur ; la première en épousant le prince qui l’a embrassée, et la seconde en profitant de la richesse de son cruel, et heureusement défunt mari. L’interdit est d’ailleurs symbolisé, dans les deux cas, par une frontière physique à ne pas dépasser (la porte), sous peine de mort : on voit bien ici que l’image de la frontière physique est utilisée dans le conte pour signifier 1 Michel Chion, Jacques Tati, Cahiers du Cinéma, Paris, 1987, p.18 2 DHAINAUT Alexandrine, « Trafic » in http ://www.iletaitunefoislecinema.com/
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PARTIE 1 : transgresser
une frontière morale ou éthique beaucoup plus signifiante. Un autre questionnement mérite d’être abordé : qu’est-ce qui sépare véritablement la provocation de la transgression ? Pour l’anthropologue Georges Balandier, l’acte transgressif doit être intentionnel, porteur de sens et risqué 1. Et rassembler la triade n’est pas si aisé qu’on veut bien le croire. En outre, nous l’avons vu, si la transgression en elle-même peut-être détachée de la violence ou de la subversion, il reste qu’un acte transgressif est souvent apparenté à un non-respect voire une agression délibérée. Au niveau géopolitique, la transgression de limites nationales peut de ce fait déboucher sur de graves conflits menaçant directement l’autonomie et la paix de nations ou de territoires ; une grande majorité des guerres sont déclenchées par une tentative d’invasion du territoire, et donc par la transgression de la souveraineté d’une frontière par des groupes armés. En dehors de ces situations de conflits internationaux, la question de la transgression se pose également dans le cadre de la justice internationale aux prises avec la circulation des personnes et le passage des frontières : l’immigration illégale, la contrebande et le droit d’extradition2 se trouvent 1 BALANDIER Georges, Violence et transgression, Anthropos, 1979, 196 pages 2 Le droit d’extradition intègre par ailleurs des mises en pratique aussi diverses dans le temps et dans l’espace que la piraterie, le mouillage des navires dans les ports étrangers, le banditisme frontalier, la désertion, le terrorisme, le crime organisé ou encore les crimes de guerre. Symbole du droit inconditionnel de l’État souverain, cette notion, de même que la notion d’asile, se révèle en pratique susceptible de subvertir cette souveraineté au nom du droit des personnes. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme refuse par exemple d’extrader un individu sous la juridiction d’un État membre si celui-ci est condamné à la peine de mort dans son pays d’origine.
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Chapitre III : dépasser
notamment au cœur de ces problématiques. Ainsi, la frontière qui sépare deux autorités étatiques ménage des règles de jeu et des marges ; car « si le franchissement illégal d’une frontière est passible de poursuites, le réfugié politique peut le faire sans autorisation et trouver secours à l’abri d’une ligne protectrice. »1 Dans le cadre de l’immigration illégale, la question de la transgression de la frontière et des sanctions judiciaires qu’elle provoque est souvent complexe : en effet, nous n’ignorons pas que certains migrants franchissent la frontière dans l’espoir de construire une vie meilleure, voir souvent pour des questions de vie ou de mort. Là encore, on peut se demander si cette infraction à la loi d’un pays n’est pas la seule réponse à une nécessité de survie. Et dans ce cas, ne serait-ce pas une transgression des droits universels d’empêcher de telles initiatives ? Cet exemple en particulier nous amène à une observation ; Michel Foucault soutient que, une fois transgressée, la limite « aussitôt se renferme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable. » De manière plus générale, est-ce parce qu’on franchit une limite qu’elle disparaît réellement ? Nous pouvons nous poser cette question dans un sens plus large, c’est-à-dire en incluant le fait que l’on ait été autorisé à franchir cette ligne (on ne parlera alors plus de transgression, mais uniquement de franchissement).
1 FOUCHER Michel, ibid, 2001, p.20
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Si l’on s’intéresse au cas du passage des frontières dans le cadre de l’immigration – qu’elle soit, donc, légale ou illégale - on observe que la ligne, même franchie, subsiste avec celui qui est de l’autre côté. C’est d’ailleurs une frontière qui se répand partout : on relèvera les écarts de langage, les attitudes discordantes, les codes vestimentaires détonants. La nouvelle frontière qui se crée est une frontière imaginaire, bien difficile à matérialiser sur une carte, et n’est d’ailleurs pas exclusive à celui qui a immigré. Question d’identité, de peur, ou tout simplement de hiérarchisation de la différence ? Nous sommes tous un jour ou l’autre amenés à expérimenter cette frontière que fatalement, nous construisons entre nous et « les Autres ». Quelle est l’issue de ce phénomène ? Le franchissement croissant des lignes à l’échelle mondiale, du fait de la mondialisation, mènera-t-il à une ouverture des lignes ou au contraire un durcissement des limites ? Voici, en partie, les questionnements que nous aborderons dans les deux prochains chapitres. *
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2- ÉTENDRE
S’imagine-t-on aujourd’hui ce qui a mû Christophe Colomb et ses compagnons pour se lancer vers un au-delà qu’ils ne pouvaient même pas matérialiser ? Qu’est-ce qui a poussé les explorateurs à se lancer dans de telles aventures, au-delà des limites du monde connu et parfois de la connaissance même ? Il est vrai que les motivations des explorateurs ont été très diverses au cours de l’histoire, et pas toujours très louables ; une grande majorité y recherchait des avantages de toutes natures, telles que la conquête de nouvelles terres, la conversion des populations visitées, ou encore l’appât du gain. Dépasser la ligne, pour ceux qui étaient assez braves, était un synonyme de gloire et de succès. Dans ses chroniques de la découverte d’El Dorado à travers l’Amazone, Gaspar de Carvajal déclare par ailleurs : « la quête de la gloire est ce qui permet de dépasser les peurs. La gloire, c’est-à-dire l’élévation au-dessus des hommes. La gloire, c’est-à-dire la transgression du code social. »1 Pour d’autres, le moteur principal a été l’aspect scientifique de la découverte de la Terre. Dans l’exemple du NouveauMonde, la découverte de nouveaux horizons a été possible 1 d’après TRIAUD Jérôme, « Frontières géographiques, frontières intérieures », 27 novembre 2008, in mediapart.fr
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grâce au voyage maritime, qui a étendu de ce fait les frontières terrestres de l’Ancien Monde connu. Mais pour un explorateur avide de découvertes, ces lignes sont comme le pied de l’arc-en-ciel ; on ne les atteint jamais vraiment. L’horizon, comme une ligne de fuite constamment repoussée, demeure de ce fait terriblement insaisissable. Pour Gaston Bachelard, cette obsession de l’ailleurs et du lointain peut aussi résulter d’une « angoisse de l’intérieur ». Dans son livre La poétique de l’espace 1, il en donne un exemple précis en citant le poème en prose de Henri Michaux intitulé L’espace aux ombres. Pour lui, le poète y manifeste une « phobie de l’espace intérieur » en exaspérant la frontière du dedans et du dehors. La toute petite cellule de l’espace intime devient alors plus oppressante que des horizons lointains. Lorsqu’il découvre l’Amérique, Christophe Colomb croit en réalité se trouver dans les Indes orientales. Il cherchait effectivement à établir une nouvelle route maritime pour le négoce face au «verrou» islamique entraîné par la prise de Constantinople par les Turcs ottomans en 1453. En cherchant à contourner une limite, il en vient donc à la rendre obsolète. Cette découverte marque la rencontre de deux sociétés qui avaient quasiment évolué indépendamment l’une de l’autre pendant environ douze mille ans2. La fièvre colonisatrice 1 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France – PUF (1957), 10ème édition 3ème tirage, 2011, p.191 2 Les mythes vikings font en effet mention de la découverte de terres au-delà des océans aux alentours de l’an mille par le Viking Islandais Leif Ericson. Des fouilles ont permis de retrouver des traces de la présence des Vikings au Canada, même si on continue de débattre pour savoir s’il s’agit effectivement du Vinland de Lief Ericson.
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qui anime dès lors les grandes puissances occidentales aboutit à la construction d’empires coloniaux toujours plus vastes, qui finirent la plupart du temps par être absorbés par d’autres empires ou, au contraire, par devenir indépendants de leur métropole. Leur construction étend de ce fait encore davantage la frontière de la civilisation occidentale au reste du monde, mais se fait au détriment des populations autochtones et de leurs cultures, largement décimées. L’avancée d’une frontière se fait difficilement sans quelques « égratignures ». L’un des exemples les plus célèbres de ce cas est l’indépendance en 1783 des Treize colonies britanniques qui devinrent les États-Unis. Celles-ci se lancèrent à leur tour dans la conquête de l’Ouest sauvage, puis, plus tard, dans une expansion outremer. La ligne-frontière devient une idée fixe et un prétexte aux débordements, comme un filet lancé en avant le plus loin possible dans l’espace.
La conquête de l’Ouest s’inscrit dans l’un des mythes historiques des États-Unis que l’historien américain F.J. Turner a théorisé en 1893 1 sous le nom de « mythe de la Frontière ». La frontière symbolise alors la ligne marquant la zone limite de l’implantation des populations d’origine européenne sur les territoires sauvages américains. Cette ligne étant un front mouvant en perpétuelle extension (de 1776 à la fin du XIXe siècle), et désignait donc davantage un front pionnier qu’une « ligne délimitante » au sens où on l’entend généralement. 1 TURNER F.J., The signifiance of frontier in American History, 1893
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Dans la culture américaine, plus largement, le mot frontière ne signifie donc pas seulement une limite entre deux pays par exemple, mais une limite atteinte dans un domaine particulier – ici, la colonisation d’un territoire « primitif ». Cette ligne marquait de ce fait la coupure entre le monde civilisé et le monde barbare, entre les primitifs et les modernes parvenus au stade de la civilisation (ce qui n’est pas sans rappeler le limes romain, à la différence que celui-ci était entériné par un mur). Le mythe de la frontière s’accompagne de celui d’une violence régénératrice, par laquelle l’Amérique se renouvelle et renaît en permanence de la lutte manichéenne entre le Bien et le Mal. Cette ligne mobile dépasse donc, là aussi, largement ses attributions de « front » physique pour s’inscrire dans un territoire symbolique et allégorique ; il semblerait en outre que les répercussions de cette ligne s’étendent dans le temps, par le rôle qu’elle a joué à la fois dans les constructions d’une identité nationale, mais également dans les définitions identitaires individuelles. Ses représentations ont ainsi été très nombreuses, notamment au cinéma avec l’avènement du western. Au cinéma, l’importance du mythe de la frontière dans le western n’est plus à démontrer. En 1992, l’historien des civilisations Richard Slotkin est allé jusqu’à affirmer, dans son livre Gunfighter Nation 1, que « le western est l’histoire de l’Amérique » 2. Le western se présente ainsi comme une 1 SLOTKIN Richard, Gunfighter Nation : The Myth of the Frontier in Twentieth-Century America, University of Oklahoma Press, 1998. 2 KIEFER Bernd, à propos du western, in www.arte.tv, 13 juillet 2010
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promesse de liberté et de courage, mais dont on démasquera plus tard l’aspect cauchemardesque. Presque tous les westerns classiques se situent lors de la phase décisive de la construction de l’Amérique, c’est-à-dire entre 1865 et 1890 : ils relatent la conquête mythique de territoires démesurés, la lutte contre ceux qui y vivent, présentés comme le Mal personnifié à combattre. Cette idéologie sera d’ailleurs utilisée jusque dans les années 1950 pour légitimer ce qui s’était passé. Les temps heureux du western comme « genre le plus important du cinéma mondial » prennent fin dans les années 1970, alors que l’Amérique est traumatisée par la guerre du Vietnam, qu’elle pensait là aussi mener sur la seule ligne du Bien et du Mal. C’est à cette époque qu’apparaissent les premiers films traitant du génocide indien et livrant une autre vision de la frontière, comme c’est le cas par exemple avec Little Big Man d’Arthur Penn, sorti en 1970, qui fait figure d’allégorie politique. Dans ce film, le schéma classique d’opposition « PeauxRouges » et « Visages-Pâles » sort de l’ordinaire, le réalisateur manifestant ainsi la volonté d’inverser à la fois les rôles et les pôles. Toutes les rencontres que le héros, Jack Crabb, fait chez les Blancs sont négatives ; le personnage du marchand d’élixir frelaté, par exemple, est à l’image de la réalité blanche : un monde hypocrite et trompeur qui s’autodétruit de l’intérieur. Avec ce film, Arthur Penn fournit un négatif de la légende américaine, comme s’il cherchait ainsi à « annuler les poncifs magnifiant accumulés par les générations antérieures de 152
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western » 1 ; en somme, un peu comme s’il nous en offrait une vision depuis l’autre côté de la ligne, un horizon déchu enfin rattrapé. Bien que la fin de la frontière soit annoncée par le Bureau de recensement des États-Unis en 1890, il semble que ce modèle, basé sur l’innovation et la conquête de nouveaux espaces, ait été nécessaire aux États-Unis pour garantir leur vigueur. Dans son discours électoral du 15 juillet 1960, le futur président J.F. Kennedy déclare : « Je vous dis que nous sommes devant une Nouvelle Frontière, que nous le voulions ou non. Au-delà de cette frontière, s’étendent les domaines inexplorés de la science et de l’espace, des problèmes non résolus de paix et de guerre, des poches d’ignorance et de préjugés non encore réduits, et les questions laissées sans réponse de la pauvreté et des surplus. » 2 La conquête spatiale, dont la course à l’espace menée entre 1957 et 1975 entre les États-Unis et l’URSS est l’une de ces nouvelles frontières, où la ligne manifeste d’une part une stricte opposition idéologique et de l’autre un objectif à atteindre, une limite à repousser. Au sortir de la Guerre froide, la situation a bien entendu évolué, mais la frontière existe toujours ; aujourd’hui, après avoir posé le pied sur la Lune, Mars est « plus que jamais la
1 KIEFER Bernd, ibid 2 « But I tell you the New Frontier is here, whether we seek it or not. Beyond that frontier are the uncharted areas of science and space, unsolved problems of peace and war, unconquered pockets of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and surplus. »
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PARTIE 2 : étendre
nouvelle frontière de la conquête spatiale » 1. Or, bien que techniquement réalisable, les coûts faramineux évalués pour l’envoi d’une mission humaine sur la planète rouge (près de 300 milliards de dollars) repoussent pour l’instant encore l’échéance aux alentours de 2030.
Couverture de l'hebdomadaire AIR & COSMOS n°148, "L'exploration de mars pourrait commencer vers 1985", 16 avril 1966
1 d’après COT Bruno, «Objectif Mars : le scénario d’une conquête », 6 août 2013 in lexpress.fr (url : http ://www.lexpress.fr/actualite/sciences/objectif-mars_1271633.html)
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De nos jours, la mondialisation pose à nouveau le problème d’une extension des limites du monde dû à l’ouverture de certaines frontières, mais aussi et surtout du fait de l’avènement d’Internet et des nouveaux moyens de communication. Contrairement à ce que l’on entend souvent, nous ne vivons pas la première mondialisation. En effet, la mondialisation des échanges et des biens remonte , selon Michel Foucher, 1 à la Renaissance : l’élargissement du monde connu grâce à la découverte du Nouveau-Monde entraîna en effet une ouverture significative des horizons sociologiques et économiques des hommes. La mondialisation ne constitue donc pas, en elle-même, une innovation. Cependant, la mondialisation que nous vivons aujourd’hui s’appuie sur une révolution technique sans précédent des outils de communication, et c’est justement pour cela qu’elle se distingue de ses devancières ; en premier lieu, par son étendue, puis par la rapidité de sa progression, et enfin par l’aspiration de la société civile à être écoutée et entendue par les pouvoirs politiques (notamment via l’utilisation massive desdits outils de communication). La mondialisation induit, par bien des aspects, que nos territorialités contemporaines s’affranchissent des frontières. Depuis les années 1970, le capitalisme financier s’est répandu à la surface du globe, imposant au monde entier sa vision occidentale basée sur le libre-échange. Or, la principale conséquence de cette ouverture est, plus de quarante ans
1 FOUCHER Michel, L’obsession des frontières, p.11
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plus tard, l’inquiétant creusement des inégalités entre pays riches et pays pauvres ; la mondialisation a de ce fait, presque paradoxalement, provoqué un durcissement manifeste des frontières à l’échelle mondiale. Les sociétés sont amenées à composer avec des communications qui sont, grâce à la technologie, presque intégralement globales et en temps réel ; ces nouveaux flux d’information génèrent quant à eux des images influençant fortement des perceptions territoriales souvent déformées, en particulier entre les pays occidentaux et non occidentaux. Les enjeux de la mondialisation pour les pays sont complexes : comment préserver son identité dans un monde « ouvert » et globalisé ? Sur le plan de la communication, quelle image donner de soi à l’international ? (Cette question se pose également, dans une autre mesure, sur le plan individuel.) La nuance peut en effet être difficile à établir entre omniprésence de la communication et propagande ; enfin, l’accroissement des flux migratoires non désirés amène certains pays à cultiver des discours contradictoires. C’est le cas par exemple du Royaume-Uni qui, afin de dissuader les candidats à l’immigration en provenance de la Bulgarie et de la Roumanie, envisageait en 2013 de diffuser dans ces pays des spots publicitaires dévalorisant le pays 1. La teneur des slogans envisagés - « s’il vous plait, ne venez pas en Grande-Bretagne, il pleut et le peu d’emplois disponibles est
1 À noter que ces mesures ont été prises dans le cadre des mesures d’assouplissement prévues dans l’espace Schengen.
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mal payé ! » 1 - laissait peu de place au doute quant à l’accueil leur étant réservé. Un ministre, sous couvert d’anonymat, a de même déclaré : « nous voulons corriger l’impression que les rues sont pavées d’or. » Là encore, la réalité des perceptions territoriales à l’étranger, accrues par les médias, est un fait avéré ; l’extension de la mondialisation semble de ce fait avoir son revers négatif. Le Guardian note par ailleurs l’ironie de voir le gouvernement britannique détruire volontairement sa propre image lorsque des pays dépensent des fortunes auprès de consultants anglais afin d’améliorer la leur, en particulier das le but d’attirer des flux touristiques. La crispation des frontières semble être le revers de la médaille d’un monde en apparence « ouvert » ; la mondialisation actuelle, s’inscrivant dans une tradition occidentale de libre échange, entraîne son lot de contrastes et d’inégalités. Il est vrai que la conquête de la Terre est aujourd’hui terminée, tous les espaces vierges ayant été découverts et colonisés ; cependant, les logiques expansionnistes ne sont pas en berne pour autant lorsqu’on voit la quantité de conflits qui existent de nos jours autour de frontières contestées, que chacun cherche à repousser le plus loin possible dans les territoires adverses 2. Or, on peut se demander si, aujourd’hui, la véritable frontière à surpasser n’est pas moins sur Terre que dans les esprits ... * 1 « Please don’t come to Britain – it rains and the jobs are scarce and low-paid » d’après SYAL Rajeev, « Immigration : Romanian or Bulgarian ? You won’t like it here. », 27 janvier 2013, in theguardian.com 2 voir FOUCHER Michel, L’obssession des frontières, 2007
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3- FORTIFIER
Enfant, l'une des figures m'ayant le plus marquée lors de mes lectures romanesques est sans conteste celle du petit Gavroche bravant les balles debout sur sa barricade. On parle souvent des murs comme de l'image de la limite et de la claustration ; or, ces murs-ci me semblaient au contraire être des barrages contre l'asservissement. Les barricades révolutionnaires mises en scène dans le roman de Hugo parlent incontestablement de liberté : car ces lignes de défense dissidentes étaient construites comme les emblèmes d'une farouche opposition aux forces de l'ordre et de l'Empire. Le raccourci peut sembler facile ; néanmoins, il me semble entériner le puissant potentiel symbolique du mur – ou, en tout cas, de la ligne fortifiée. Pour Gaston Bachelard, l'ouvert et le fermé sont en réalité des pensées. Dans La poétique de l'espace, il développe cette théorie selon laquelle cette dialectique a « la netteté tranchante de la dialectique du oui et du non qui décide de tout. On en fait, sans y prendre garde, une base d'images qui commandent toutes les pensées du positif et du négatif. » 1 En 1954, le philosophe Jean Hippolyte écrit : « vous sentez quelle portée a ce mythe de la formation du dehors et du 1 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France – PUF (1957), 10ème édition 3ème tirage, 2011, p.191
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dedans ; c'est celle de l'aliénation qui se fonde sur ces deux termes. Ce qui se traduit dans leur opposition formelle devient au-delà aliénation et hostilité entre les deux. Et ainsi, la simple opposition géométrique se teinte d'agressivité. L'opposition formelle ne peut pas rester tranquille. »1 Barricader. Faire barrage. Barrer d'une ligne ou d'un trait. Ces mots n'expriment certes pas réellement l'existence d'un dehors et d'un dedans, mais simplement l'interdiction d'un passage, la négation d'une autorité. Néanmoins, les deux mots cités par Hippolyte, aliénation et hostilité, sont, il me semble, deux notions-clés pour comprendre les conditions qui mènent à l'édification d'un mur - car le mur découle sans conteste de l'existence d'une limite entre deux espaces, qu'il cherchera à protéger ou au contraire à bafouer. * À l'époque médiévale, en Europe tout particulièrement, la construction de hautes murailles défensives était très répandue et due à un contexte de guerre presque constant. L'édification de protections marquées par des murs infranchissables se faisait dans l'objectif de protéger un territoire des invasions, et ainsi de le maintenir sous la tutelle d'un souverain. Les villes fortifiées étaient de ce fait entourées de protections complexes ; ces lignes de défense et autres périmètres sophistiqués prenaient par ailleurs un temps infini à construire. Le rôle de ces forteresses était de manifester ostensiblement à de potentiels envahisseurs la 1 HYPPOLITE Jean, Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud, apud la Psychanalyse, 1956, p.35
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puissance dudit souverain – plusieurs d'entre elles, parmi les plus solides, avaient d'ailleurs un but purement dissuasif et ne furent jamais attaquées. Au début du XVIème siècle, Nicolas Machiavel a par ailleurs dénoncé1 le lourd tribut payé par les habitants, lorsque ces « orgueilleuses forteresses » étaient prises et démantelées pour effacer la figure d'un tyran qui les avait voulues, non pour le bénéfice du peuple, mais pour maintenir celui-ci sous sa tutelle. Il pensait au demeurant que ces murailles constituaient une défense totalement inefficace, le statut des villes ayant changé, ces dernières n'étant plus faites d'eau et de murs, mais étant devenues un véritable lieu de vie investi par le peuple qui le considère comme sa patrie. La viabilité des murs semblait par conséquent « dépassée », compromise par un contexte urbain en pleine transformation. À la même époque, l'architecte italien Giovani Giocondo métamorphose le profil des villes médiévales dans les territoires lombards et vénitiens, suite au siège de Padoue par les armées de Maximilien d'Autriche ; il installe autour des villes, dont il fait ouvrir les murailles médiévales, un nouveau réseau de lignes capables de s'opposer aux nouvelles armes à feu de l'armée adverse. En modifiant (en un temps extrêmement court) tout leur système de défense, les cités opposent alors aux armées adverses, non plus de lourdes murailles continues, mais un assemblage complexe d'obstacles ponctuels et de lignes de défense brisées. Cette stratégie est un moyen de signifier vigoureusement à l'occupant que, même s'il prend ces villes, il lui sera très 1 in Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, livre II, autour de 1513.
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PARTIE 3 : fortifier
difficile de les garder étant donné la rapidité avec laquelle une nouvelle ligne, plus infranchissable encore, sera construite – ce processus n’étant d’ailleurs pas sans rappeler celui de la cicatrisation de la peau. Mais là encore, le problème de ces fortifications est qu'elles asphyxiaient les villes en empêchant la circulation et l'expansion vers les faubourgs, contredisaient leur nature en tant que lieux de vie et donc, de mouvement ; peu à peu, elles devinrent ce que Manlio Brusatin nomme « les enceintes désertes de villes imaginaires ».1 Les villes ont donc peu à peu évolué pour devenir des espaces d'ouverture et de libre circulation ; il faut dire que les territoires ont été sécurisés, les fronts déplacés des villes aux frontières des nations. Or, ces frontières, lignes pourtant imaginaires et impalpables, tendent de nos jours de plus en plus à se matérialiser par la construction récurrente de murs – et ce, même en temps de paix. De qui alors ces murs se réclament-ils : forteresses sécuritaires ou barricades réfractaires ? * Pour Régis Debray, la frontière qui sépare deux espaces, pour être viable, doit être un régulateur, un peu comme la peau entre le corps et le monde extérieur : l'organisme ne peut pas fonctionner si les pores sont entièrement bouchés ou, à
1 BRUSATIN Manlio, ibid, 2001, p.70 32 DEBRAY Régis, ibid, 2010
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l'inverse, s'il comporte une plaie béante.1 Néanmoins, cette notion de régulation induit forcément celle, plus ambiguë, de contrôle des flux entre le dedans et le dehors. Les clôtures, barrières, grilles et portes matérialisent ces lignes de contrôle ; l'augmentation des frontières interétatiques depuis la fin de la Guerre froide est également un fait incontestable. Le fait est qu'à l'échelle mondiale, depuis 1991, « plus de 26 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été institués, 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation, et si les programmes annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme il s’étireraient sur plus de 18 000 km. Jamais il n’a été autant négocié, délimité, démarqué, caractérisé, équipé, surveillé, patrouillé. » 2 Ces chiffres, qui viennent contredire l'existence d'un monde « sans frontières », sont en premier lieu la conséquence de la formation de nouveaux États indépendants depuis la chute de l'URSS ; or, la liste n'est pas close, et on peut redouter un morcellement plus grand encore dans des pays où la souveraineté nationale est incertaine. En effet, pour Michel Foucher, « créer une frontière vise toujours à régler un problème, avéré ou non (...) sans toujours savoir ce qui s'ensuivra ». 3 Il ajoute également qu'« une version moderne de l'antique ligne fortifiée se diffuse, ici pour
1 DEBRAY Régis, ibid, 2010 2 FOUCHER Michel, L’obsession des frontières, p.7 3 FOUCHER Michel, ibid, p.8
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contenir des menaces à la sécurité, là pour décider unilatéralement d'un tracé définitif dans un territoire contesté, ailleurs pour ralentir des flux migratoires. (...) L'homme moderne paie sa liberté d'aller et venir d'une surveillance accrue aux accents orwelliens. L'État (...) doit se montrer visible et actif sur la scène frontalière devenue spectaculaire. » 1 Aujourd'hui, les frontières se sont transformées « en membranes asymétriques, autorisant la sortie, mais protégeant l'entrée d'individus venant de l'autre côté ». 2 La circulation des individus semble en outre être l’une des conséquences à long terme de la circulation d'images suscitant des conflits d'interprétation entre les différentes cultures mises en contact par ce biais, « et entre les représentations de l'Autre qu'elles véhiculent massivement. » 3 Dans un monde de plus en plus mobile, la recrudescence des matérialisations frontalières questionne profondément la géopolitique. Le mur a en effet constitué avant tout une figure de la Guerre froide (21 construits entre 1945 et 1989) 4 et le démantèlement du mur Berlin était devenu un symbole d'une ère d'ouverture appelée à s'étendre en Europe et même au-delà. Or, ce désir d'aller et venir librement n'a pas rencontré l'écho estompé. « Un contre-modèle l'a évincé, celui de la clôture, du mur, 1 FOUCHER Michel, ibid, p.8 2 FOUCHER Michel, ibid, p.8 3 FOUCHER Michel, ibid, p.8 4
AMILHAT-SZARY Anne-Laure, « Murs et barrières de sécurité : pourquoi démarquer
les frontières dans un monde dématérialisé ? » in Dictionnaire des mondialisations, 2006, p. 447-451
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doté d'appareils électroniques, redonnant consistance à la barrière frontière supposée produire de la sécurité dans une logique de séparation nette ou de filtrage contrôlé. » 1 C'est pourquoi pour Michel Foucher, ces nouveaux murs sécuritaires incarnent une « mondialisation négative ». Par ailleurs, contrairement aux anciennes fortifications, ils ne sont pas destinés à stopper la progression d'armées adverses. Leur mise en place est justifiée par la lutte antiterroriste (notamment en États-Unis) et par une volonté étatique grandissante de contrôler les flux migratoires, ou du moins de freiner les entrées illégales sur le territoire, « ce qui place les migrants au rang d’ennemis du peuple par glissement sémantique » 2 pour la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary. Certaines fois en effet, les murs sont si hermétiques qu'on pourrait croire qu'ils interdisent tout contact avec les intrus au même titre que s'ils étaient porteurs de virus. Michel Foucher parle d'ailleurs de frontières « prophylactiques » 3 . Or, si les murs semblent être synonymes d'une frontière dure et immuable, il s'avère que dans certains cas ils ne soient pas aussi linéaires qu'ils le semblent au premier abord. Dans le discours politique, le tracé de telles clôtures peut constituer un choix temporaire, dans l'attente de l'amélioration d'une situation conflictuelle. Ainsi, l'érection de nouveaux murs sera justifiée par une volonté préventive de geler les conflits
1 FOUCHER Michel, ibid, 2001, p.75 2 AMILHAT-SZARY Anne-Laure, ibid 3 FOUCHER Michel, ibid, p.96
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– alors que c'est pourtant bien souvent l'inverse qui survient. Le mur construit par Israël depuis 2002 pour se séparer des territoires palestiniens (qui n’est pas à proprement parler une frontière), appelé security fence (littéralement clôture de sécurité) ou Geder HaHafrada, c'est-à-dire grillage de séparation en hébreu, est une bonne illustration de ce phénomène. Ainsi, contrairement à la Ligne Verte qui établissait clairement les lignes de démarcation du territoire israélien, le mur est davantage conçu comme une « frontière mouvante » plutôt que comme une « ligne coupant le 1 territoire en deux ».  Anne-Laure Amilhat-Szary souligne de même qu'« il existe un décalage important entre l’effet du mur chez les Israéliens et les Palestiniens : les Israéliens qui projettent une continuité de type frontalière sur une ligne discontinue le conçoivent comme un dispositif efficace de protection, tout en n’en faisant que rarement l’expérience (peu le côtoient, certains le traversent) ; les Palestiniens le conçoivent comme un symbole de leur oppression (sachant que les dispositifs de check-points sont beaucoup plus restrictifs de leurs déplacements. » Si le cas israélo-palestinien est unique, ce n'est pourtant pas le cas des murs. Pourquoi les pouvoirs en place prennentils le parti de matérialiser la fermeture de l'espace national ? Pourquoi ce désir grandissant d'étanchéité ? On pense souvent qu'il s'agit de tentatives pour stopper, ou du moins contrôler au mieux, des flux de migrants ou de terroristes. 1 AMILHAT-SZARY Anne-Laure, ibid, 2006
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Or, toujours selon Anne-Laure Amilhat-Szary, ces réponses s'avèrent rapidement insatisfaisantes. Les travaux de recherche autour des murs ont élaboré à ce propos plusieurs théories qui se divisent, d'une part, entre ceux qui les pensent liés au changement des paradigmes sécuritaires, et d'autre part, entre ceux qui les comprennent comme une analyse critique de la mondialisation voire d'une dénonciation de l'enfermement de l'Occident sur lui-même. Pour Michel Foucher, la stratégie du mur constitue avant tout un acte de communication publique du pouvoir central : en rendant à nouveau visible la frontière, l'Etat cherche à manifester à sa population qu'il répond à ses désirs et aspirations en matière de sécurité. Plus qu'un emblème à usage externe, la frontière ainsi clôturée constitue donc un message puissant à usage interne, et ce même si son efficacité pour atteindre ces objectifs n'est pas prouvée, soit que les migrants acceptent de payer un prix prohibitif pour franchir un mur, soit qu'ils disposent de moyens techniques pour passer outre, comme c'est le cas par exemple avec le guidage satellite utilisé dans les déserts de la frontière États-Unis/Mexique. D'après cet argument, on perçoit donc que le phénomène des murs met davantage en jeu une certaine conception du pouvoir et de la politique qu'un réel endiguement des flux migratoires, et ce alors que, paradoxalement, « la très grande majorité des murs sont construits par des démocraties. » 1 Les frontières fermées peuvent alors être comprises comme des artefacts matériels qui sont en réalité des espaces de 1 AMILHAT-SZARY Anne-Laure, 2006, ibid
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projection politique, destinée à la fois à ceux qui vivent dans ce paysage délimité, mais aussi - et surtout - à ceux qui en reçoivent les images. Le lien entre la recrudescence des murs frontaliers et la mondialisation de l'économie et des images semble avéré et mérite de ce fait d'être mis en exergue. Dans les régions frontalières asymétriques, la mondialisation négative des murs cherche ainsi à endiguer des flux humains animés d'une part par le désir de voir ce qu'il se passe de l'autre côté, et de l'autre par des récits et des images diffusant abondamment les représentations d'une mondialisation positive ; on en revient ici à la dialectique du positif et du négatif évoquée par Bachelard. Pour Anne-Laure Amilhat-Szary, « la frontière fermée joue la fonction de symptôme inédit du rapport de nos sociétés à leur espace. La volonté d’inscription spatiale de la frontière que les murs expriment ressort de la nécessité de montrer l’impalpable : il ne s’agit plus seulement de rassurer la communauté sur sa cohérence, mais sur son existence même, en distinguant le dedans du dehors par un mur. » En construisant un mur, on chercherait donc à affirmer coûte que coûte son identité ? La ligne se double alors de symboles et d'emblèmes, un processus par ailleurs de plus en plus présent du fait de la mondialisation. Il est vrai que lors du passage d'une frontière par des postes de douane, nulle part ailleurs sur un espace aussi restreint, on ne rencontre autant d'emblèmes étatiques : drapeaux, écussons, uniformes de douaniers, cachets apposés sur les passeports, billets de
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banque, etc. Ces symboles marquent de ce fait l'identité propre à chaque pays, exaltée, mais aussi leur souveraine autorité. 1 En se rendant visible autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, la ligne rassure autant qu'elle dissuade. Bien que dans certains espaces, la liberté de circulation entre les pays soit maintenue, nous sommes encore conditionnés par un imaginaire de la frontière qui sépare, isole, singularise plus qu'elle ne rassemble. Dans l'espace Schengen par exemple, bien que les contrôles aux frontières aient été officiellement abolis, leurs vestiges sont encore bien visibles : guérites toujours fréquentées par des douaniers, marquages au sol demandant le ralentissement des voitures, etc. Ces signes, ostensiblement conservés, semblent vouloir indiquer que tout ne pourrait être que temporaire, que le naturel - c'est-à-dire, la tentation de repli sur soi-même - pourrait bien revenir au galop. Le photographe allemand Josef Schulz en témoigne d'ailleurs avec sa série Transition, réalisée entre 2005 et 2008 ; les postes-frontière abandonnés qu'il immortalise aux frontières des pays européens, semblables à des géants endormis, paraissent à la fois joliment surannés et, de même, étonnamment actuels. (voir ci-contre)
1 CENLIVRES Pierre, 2000, ibid
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SCHULTZ Josef, Transition (extrait). source : www.josefschulz.de
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En 2007, les écrivains et poètes Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau lancent en France un appel contre les murs qui menacent de nos jours la relation à l'autre. 1 Dans ce texte, ils déclarent que « la tentation du mur n'est pas nouvelle. Chaque fois qu'une culture ou qu'une civilisation n'a pas réussi à penser l'autre, à se penser avec l'autre, à penser l'autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d'idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. » Gardons-nous bien, en effet, de toute conclusion hâtive : l'invention des murs qui s'érigent aux frontières ne date pas d'hier. La mondialisation que nous vivons aujourd'hui semble en avoir provoqué une extension, mais elle n'est pas à l'origine de ce phénomène au cœur de problématiques d'identité et d'altérité. Plus loin dans la lecture de ce texte, on peut aussi lire que « la notion même d'identité a longtemps servi de muraille. » En effet, définir ce qui est soi et le distinguer de ce qui tient de l'autre a donné les éternelles confrontations de peuples que l'on connaît, les empires, les expansions coloniales, les génocides. L'intensification de la construction de murs que l'on observe aujourd'hui n'est donc pas à voir comme une fatalité, mais comme un fléau récurrent à combattre ; car malgré les murs, « le monde a quand même fait Tout-Monde. 1 Le texte d’intervention « Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? » a été rédigé en réaction contre l’inauguration en France du « mur-ministère » de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité Nationale et du Co-developpement.
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Les cultures, les civilisations et les peuples se sont quand même rencontrés, fracassés, mutuellement embellis et fécondés, souvent sans le savoir. » Contre toute attente, des possibilités de contact et de communication s'ouvrent de plus en plus en réaction contre les murs – ou peut-être faudrait-il dire, à travers les murs. Espace de projection, le mur est au cœur de nombreuses interventions artistiques ; si ces dernières peuvent, en premier lieu, être interprétées comme étant une forme de transgression politique, elles permettent en outre de réfléchir au sens de la fermeture des frontières. À la violence du mur s'opposent donc de multiples possibilités de détournement.  Pour Anne-Laure Amilhat-Szary, « en devenant un support de productions artistiques qui développent différentes figures de contestation, le mur permet une prise de paroles par les populations avec lesquelles on refuse de communiquer. » 1 Il est étonnant de remarquer qu'en ce qui concerne les murs, l'art se propose comme une alternative d'ouverture dans un paysage pourtant extrêmement froid et rationnel. De nombreux murs apparaissent ainsi investis par des migrants, habitants ou riverains qui utilisent cette surface comme un moyen de protestation (graffitis, objets mortuaires, etc.) dans une démarche à la fois politique et sensible. Les artistes quant à eux cherchent à détourner la violence du mur et à la transformer en parole artistique et militante en explorant des thèmes aussi divers que le passage et l'obstacle, la violence faite au paysage, aux corps et au regard, et enfin certaine fois un déni du mur par la mise en place de trompe1 AMILHAT-SZARY Anne-Laure, ibid, 2006
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l’œil qui reconstituent la vue originelle. Même s'il n'a été peint que d'un côté, le mur de Berlin en constitue un exemple caractéristique ; de nos jours, le mur qui sépare la frontière entre les États-Unis et le Mexique est l'une des meilleures illustrations d'activisme frontalier, les interventions artistiques se dressant dès les années 70 contre les politiques d'enfermement et cherchant à ouvrir un dialogue avec elles. La frontière israélo- palestinienne est également l'une de celles ayant été le plus investie par les artistes. « Le mur est une page » Le mur, frontière « extrudée », est donc un support de projections d'images symboliques, de représentations mentales, mais également d'interventions artistiques concrètes. Comprendre les murs induit de nouveaux modes de lecture du paysage ; celui-ci est traditionnellement abordé comme la traduction d'un ordre politique. De ce fait, il instrumentalise des figures qui vont s'inscrire durablement dans l'espace. Or, si l'on privilégie l'approche par le regard, on s'aperçoit que la figure du mur peut aussi devenir une arme. Pour Anne-Laure Amilhat Szary, le pouvoir politique prend conscience de son pouvoir d'intervention en fonction de la représentation qu'il donne de lui-même. Dans un monde de plus en plus mondialisé et dématérialisé, le mur - et plus largement la frontière – s'impose donc comme un énergique signal de différenciation. En ce sens, les murs constituent des figures universelles.
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Or, comme nous l'avons vu précédemment, l'ère de mobilité dans laquelle nous vivons, induite par l'ouverture globale et la mondialisation, sème le trouble et la confusion quant à la viabilité et à la légitimité de ces murs. Les lignes de mouvement semblent de ce fait résister aux lignes statiques tracées par les hommes ; franchies, transgressées, repoussées, mais aussi, en conséquence, fermées et fortifiées, ces dernières s'inscrivent durablement dans le paysage et radicalisent des rapports d'altérité à la frontière. Cependant, l'appropriation des murs par les populations et les artistes semble constituer une porte de sortie ; ainsi, « l'esthétisation de la limite vient en défaire l'aspect tragique 1 hérité de l'histoire ». Requalifiés par les productions artistiques, les murs tendent de plus en plus à devenir des espaces publics, non plus centrés sur la territorialité et la violence, mais sur la diversité, dont ils forment un symbole de cohésion. En ce sens, le mur constitue un point commun qui sépare et rassemble à la fois, y compris dans l'opposition qu'il provoque. * En abordant dans ce chapitre la frontière du point de vue d'une ligne à dépasser, nous nous rendons compte qu'elle est bien plus que le « simple » objet linéaire défini par le droit international. À vrai dire, seule, détachée des territoires qu'elle délimite, mais aussi des populations qui y vivent et s'y confrontent, cette ligne ne signifie pas grand-chose. Il en est de même si on la considère comme libérée de la dialectique du dedans et du dehors, et des rapports d'aliénation 1 AMILHAT-SZARY Anne-Laure et FOURNY Marie-Christine, ibid, 2011
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et d'hostilité qu'elle génère. Néanmoins, la ligne est aussi comme un fanal auquel se raccrocher, trouver ses repères et, par là même, se construire. Vivre et évoluer dans un territoire délimité semble de ce fait être une nécessité, en particulier parce qu’une limite constitue un barrage contre l'angoisse d'un dehors qui nous submerge (le dedans et le dehors étant en réalité sans réelle mesure.)
Dans son recueil de poèmes paru en 1925, Jules Supervielle déclare ainsi : « trop d'espace nous étouffe beaucoup plus que s'il n'y en avait pas assez ». 1
1 SUPERVIELLE Jules, Gravitations, éditions Gallimard, coll. Poésie, n°9. 224 pages.
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Intervention artistique anonyme sur le mur Tijuana/San Diego
Intervention artistique de JR en 2007 sur le mur IsraĂŤl/Paslestine
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Conclusion Il me semble que j’arrive ici au bout de cette ligne tracée quotidiennement depuis bientôt six mois. Si je regarde en arrière, je ne suis pas étonnée de voir qu’elle est bien loin d’être droite. Au contraire, elle se rapproche de la ligne sinueuse d’un trajet, avec ses détours, ses pauses, ses retours en arrière et ses moments d’incertitude. Néanmoins, le point que j’ai emmené marcher avec moi n’est plus le même qu’au départ : il me semble en effet plus dégourdi, son mouvement est plus souple et son pas plus assuré. Je veux croire que ce point – unité géométrique de base, somme toute assez ordinaire – se distingue des autres par cette ligne, car sa façon d’interagir avec l’espace en dit beaucoup plus long sur lui que n’importe quelle autre action. Par son mouvement, il se multiplie, se dépasse lui-même, se jauge, se réalise peut-être, se surprend aussi, probablement. C’est pourquoi les actions de tracer, arpenter et dépasser, ne peuvent en réalité pas être séparées, car elles sont intrinsèquement liées. À plus grande échelle, les individus, potentiellement identifiés, sautent entre ou sur les lignes, les suivent parfois sans pour autant s’en apercevoir. Ces individus restent des points. Et plus les points se mettant en marche sont nombreux, plus ils influencent leur nouvel espace et plus leurs possibilités sont grandes de le comprendre et d’être en
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harmonie avec celui-ci. Chacun à leur manière, qu’ils soient pressés, rêveurs, vagabonds ou casaniers, ils déterminent les courbures et les sinuosités de leur trajet. Car à travers la ligne et le territoire, c’est le point qui est en jeu. Pour aller plus loin, on peut se demander quelle est l’influence des lignes dans la composante structurelle d’un espace virtuel dans lequel transitent, non plus des personnes, mais des informations. En tant qu’apprentie graphiste, j’aurais pu m’intéresser au rôle et à l’utilisation des lignes dans les images ; mais ce qui m’intéresse davantage c’est de voir ce qu’elles peuvent nous apprendre et nous révéler de notre relation quotidienne à l’espace. Grâce à ce mémoire, je me rends compte que ces lignes, par lesquelles nous l’occupons et nous l’approprions, nous permettent avant tout de lui donner du sens. Les graphistes qui m’ont le plus marquée par leur travail, mais aussi ceux que j’ai rencontrés et qui m’ont généreusement aidée à y voir plus clair, m’ont toujours impressionnée par leur capacité à donner du sens aux images qu’ils créaient. Car qu’est-ce qu’une image de plus ou de moins dans un paysage déjà saturé, si ce n’est du sens ? Je pense qu’un des plus grands risques du design est d’oublier de se tourner vers le dehors, et vers les espaces dans lesquels il se répand. Or, nous dessinons tous des lignes dans l’espace qui elles-mêmes contribuent à former l’image d’un paysage particulier. À ce titre, nous sommes tous un peu graphistes, mais surtout nous sommes tous susceptibles d’influencer durablement l’espace présent et l’espace à venir.
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Je ne dis pas que l’influence d’un designer puisse être comparable à celle d’un homme qui construit un mur infranchissable le long d’une frontière – et c’est tant mieux. Cependant, ce travail de mémoire m’a beaucoup enrichie, car il me conforte dans l’idée qu’un designer ne doit pas seulement être un créateur d’images ou d’objets, de « jolies choses », mais aussi une personne responsable de celles-ci et de leur évolution dans le temps et l’espace. C’est pourquoi sa réflexion doit sans cesse « partir en promenade » dans différents domaines transversaux. Mon parcours personnel dans le monde du graphisme est, je pense, semblable à la ligne tracée pour écrire ce mémoire, c’est-à-dire elle aussi sinueuse et rencontrant des moments de doute (que l’on me pardonne), en particulier quant au « poids » de ce métier que j’aime pourtant et que j’ai choisi. Ce mémoire nourrit et oriente très certainement ma pratique future, et je suis convaincue que l’enseignement des lignes que j’y ai rencontré se distillera bénéfiquement par la suite, à la fois dans ma trajectoire professionnelle – en la rendant peut-être plus rectiligne –, mais aussi, sûrement, d’une manière plus graphique et concrète au sein de celle-ci.
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ÉPILOGUE
Maintenant le dessinateur de paysage range ses outils ; il roule d'abord consciencieusement les routes, les rues et les allées, qu'il a auparavant nettoyées avec un peu d'alcool. Il les glisse dans un petit sachet de satin qu'il place tout au fond de sa boîte à couleurs. Puis il étale avec précaution les chemins de randonnée, qui font beaucoup de poussière ; il souffle dessus puis les plie en longs rubans qui vont d'un bout à l'autre de la boîte. Le fleuve est quant à lui enroulé dans du cellophane, et ses ponts rangés sur des supports en bois afin qu'ils conservent leur belle courbure. Voici le tour du marquage routier : le dessinateur saisit la longue ligne blanche avec une pince à épiler, puis il l'enroule avec précaution sur une bobine de fil, afin qu'elle ne s'emmêle pas. Dans une boîte ovale, il dépose un à un tous les petits pointillés, qui s'enroulent sagement en conservant leur forme linéaire – c'est très pratique. Avec une autre pince, plus fine encore, il attrape enfin les empreintes et les petits fils dorés que le mouvement d'une personne a laissés ici, ou là. Ce matériau est de loin le plus fragile, car il se délite au soleil, c'est pourquoi il convient de les glisser dans une boîte noire aveugle. Les murs et les clôtures sont par contre les plus difficiles à discipliner ; il faut les tenir fermement par un bout pour ensuite les plier 182
en accordéon, et enfin les maintenir avec une quantité de pinces à dessin. Le dessinateur ferme sa boîte ; il considère un instant la page vierge qu'il laisse derrière lui. Quelqu’un qui se souvient est déjà en train de la remplir.
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Étude de cas "Internet, un cyberespace sans frontières ?"
INTRODUCTION
Cette étude de cas propose une réflexion sur les différents rapports qu'entretiennent les pays avec le réseau mondial d'Internet, dans la continuité d'une précédente réflexion articulant lignes et territoire. Jusqu'à présent, l'omniprésence des lignes dans les actions humaines a été mise en évidence dans un espace physique et concret délimité ; il m'a néanmoins semblé que négliger l'étude de l'espace Internet, cette fois-ci virtuel, aurait rendu ma réflexion lacunaire. En effet, si les lignes dont j'ai parlé précédemment induisent toutes un rapport intrinsèque au corps, celles-ci sont d'un genre nouveau : elles sont immatérielles et mécanisées, issues d'éléments de simulation informatique. Néanmoins, indubitablement, elles ont profondément modifié nos manières de vivre, de travailler et de communiquer à travers l'espace physique. Je propose donc, à travers cette étude, un changement d'échelle et surtout de dimension dans l'aventure des lignes.
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ÉTUDE DE CAS
I/ L’utopie Internet
Il est dit que le territoire est un des ancrages les plus fondamentaux de l'identité ; effectivement, nombreuses sont celles - qu'elles soient nationales ou communautaires - à posséder une dimension territoriale. En outre, un territoire n'existe qu'à travers un système souvent complexe de représentations, qui en trace les frontières, le charge de symboles et de sens et l'individualise par rapport aux espaces attenants. Nous sommes des cartographes : comme nous l'avons vu précédemment, la définition d'un pays relève ainsi en premier lieu d'une ligne tracée précisément sur une carte. C'est cette vision « officielle », disons même « objective », qui sera par la suite relayée les livres et servira de supports aux représentations mentales du territoire. Une multitude de représentations subjectives se superposent en outre à celle- ci, plus officieuses ; pour un territoire donné, les représentations sont d'ailleurs fréquemment hétérogènes, voire contradictoires. Leur histoire est de ce fait une composante représentative de l'évolution d'un territoire. Les vecteurs de représentation territoriale sont traditionnellement artistiques (à travers la littérature, le cinéma, la photographie, la peinture, l'architecture) ou médiatiques (à travers la presse et la télévision notamment) ; or, depuis une vingtaine d'années, l'apparition d'Internet est venue complexifier et enrichir ces processus de représentations.
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ÉTUDE DE CAS
Dans l'imaginaire collectif, Internet est bien souvent cette étendue floue, surréelle et dénuée de limites qui « recouvre » la surface du globe – étendue qui est en réalité le reflet d'un maillage dense créée par l'interconnexion d'ordinateurs du monde entier. Le réseau Internet est le plus grand réseau informatique mondial ; comme nous l'avons abordé précédemment, les points d'un réseau sont reliés par des lignes droites permettant de transporter des masses et des énergies par le chemin le plus court. Néanmoins, la particularité d'Internet est qu'il ne constitue pas une forme hermétique, étant qu'il a la particularité d'être en perpétuelle extension, semblable à une structure vivante qui s'autopropage. En outre, les différentes lignes qui composent ce réseau ne sont pas toutes semblables ; ces liaisons nœuds à nœuds se distinguent en effet selon leur structure topologique (densité, connexité, cohésion, redondance, centralité, intermédiarité) et leur aspect rhéologique (le mode de circulation des flux qui les caractérise). Cette immense « toile » de lignes invisibles est un espace virtuel totalement novateur ; et cet espace, utilisé, parcouru, voire même habité par les internautes, peut-on le considérer comme un territoire ? L'une des représentations courantes du cyberespace est en effet celle d'un espace « à part », comme désolidarisé de la géographie ; son caractère virtuel semble donc lui permettre d'échapper aux lignes présentes dans le monde réel. Car « en ligne », pas de frontières (du moins en théorie), et surtout, plus de distances.
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ÉTUDE DE CAS
La plupart des représentations qui ont conduit à une perception territorialisée du cyberespace remontent à la naissance de ses précurseurs que sont ARPAnet, MILnet et NSFnet à l'aube des années 1970. Ce phénomène trouve ses sources en particulier au sein de la contre-culture américaine et du mouvement New Age. Ces mouvements contestataires avaient pour utopie la volonté de reconstruire un « nouveau monde » (dans un contexte hostile de violence, de racisme et de guerre) dans lequel le progrès scientifique pourrait être utilisé à bon escient. La cybernétique notamment, visant à mettre au point des machines intelligentes afin d'aider les hommes à lutter contre l'entropie, mais aussi les nouvelles technologies, était à ce titre perçue comme de véritables moyens de salut pour l'humanité. Pour les New Agers, l'échange d'informations immatérielles par le biais d'Internet revenait à produire un élargissement des frontières du monde réel « vers le haut », et donc vers une communauté spirituelle. Cette vision du monde virtuel se retrouve dans la plupart des symboles utilisés sur Internet : vues aériennes, ciel, planète, espace, vitesse (symboles largement usités, par exemple, dans les logotypes des navigateurs.) Ces représentations séduisantes sont venues nourrir l'utopie Internet, cette dernière se retrouvant par ailleurs dans certains discours universalistes, car potentiellement extensibles à l'univers entier. D'où le fantasme d'une communication universelle ? Dans la philosophie New Age, la communication est instaurée à la fois comme une valeur d'espérance, de changement et de développement personnel. Elle est donc un
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ÉTUDE DE CAS
élément central des préoccupations ; et pour une communication saine, chacun doit être libre de s'exprimer librement. C'est pourquoi cette utopie a également été profondément marquée par l'esprit du premier amendement de la Constitution américaine interdisant l'adoption de lois limitant la liberté de religion ou d'expression et la liberté de la presse. 1 Aujourd'hui, ces revendications à la fois libertaires et communautaires sont toujours le propre de la communauté Internet, qui les défend farouchement. Ainsi, J.P. Barlow, cofondateur de l'Electronic Frontier Fondation 2 a rédigé en 1996 une Déclaration d'Indépendance du Cyberespace qui consacre la liberté d'expression comme son principe fondateur ; plus récemment, le mouvement des Anonymous l'a reprise et modifiée pour dénoncer les textes SOPA et ACTA sur le respect des droits d'auteur en ligne qu'il jugeait contraires à la liberté d'expression. Au fond, les utopies New Age et Internet s'appuient donc sur des éléments communs de représentations (maillage, réseau commun) et non de fonctionnement. En outre, la territorialisation d'Internet légitimise le fait qu'il possède, à l'instar d'un territoire traditionnel, ses propres règles de conduite. À ce titre, la construction de cette représentation a beaucoup été popularisée dans les années 1980 et 1990 par différents acteurs vantant l'avènement d'une nouvelle société de l'information ; l'EFF y a bien sûr contribué de même que le magazine Wired, fondé d'après les
1 FERREUX Marie-Jeanne, « Le New-Age : un nouveau monde cybersacré», 2001 2 Crée en 1990, l’EFF est un important lobby pour la défense des libertés dans le monde digital
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recherches de Marshall McLuhan sur le concept de « village planétaire ». Pour ce dernier 1, le cyberespace qui véhicule une information de masse fait de notre Terre un monde unifié, où toutes les cultures sont réunies en une seule ; grâce aux nouveaux moyens de communication, mais aussi à la mondialisation, il n'existerait alors plus qu'une seule et même communauté possédant à la fois le même langage, les mêmes références et des lieux d'échange communs. En outre, parce qu'une personne, où qu'elle soit dans le monde, a désormais la capacité de récupérer très rapidement une information, elle est susceptible de devenir un nouveau point actif du réseau, et à ce titre, de contribuer à son développement. Toujours selon McLuhan, les conséquences de ce phénomène sont, d'une part, le bilinguisme et le tribalisme, avec un renforcement des identités ; d'autre part, une captation accrue des décisions, et enfin des prises de conscience planétaires (les mouvements de pensée altermondialistes par exemple). Parce qu'il apparaît comme un espace communautaire où chacun peut trouver sa place, le cyberespace est alors perçu comme l'espace ultime de la liberté d'expression, mais aussi comme un lieu salvateur où il est possible de se renouveler, de reprendre de zéro ses relations avec les autres, grandement facilitées par le couvert de l'anonymat ; l'explosion des journaux intimes en ligne via les plateformes de blogging semble en effet démontrer un besoin croissant de créer des liens avec cette communauté virtuelle qui inspire confiance et réconfort. Internet est donc ce Nouveau Monde rêvé, non plus de 1 MCLUHAN Marshall, The Medium is the Message, 1967
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l'autre côté des mers, mais à portée de clic, qui possède une spatialité et une temporalité particulière. « L' invasion » de ce territoire est pacifique, il n'y a pas d'envahisseurs ni de territoires occupés ; on ne se dispute pas un espace donné puisque chaque internaute a la possibilité de créer ex nihilo son propre espace d'expression personnel. Néanmoins, si Internet demeure un espace « à part », sa territorialisation semble être un fait avéré – du moins, en ce qui concerne le domaine de la représentation. Le vocabulaire du cyberespace comprend de plus de nombreuses références à la géographie : on navigue sur le web, les flux d'information transitent par des portails, des passerelles, des canaux ou des ports. On retrouve un contenu via une adresse ou un nom de domaine. Pour autant, Internet ne nie-t-il pas les réalités de la géographie physique et des États ? Les lignes qui structurent le réseau ne semblent, si l'on en croit ses représentations courantes, n'être que des connexions. Mais Internet échappe-t-il réellement aux frontières ?
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II/ La territorialisation d’ Internet Il nous faut malheureusement noircir le tableau ; le cyberespace s'apparente moins à une vaste étendue unifiée qu'à un archipel composé d'une multitude de territoires morcelés, parfois reliés entre eux par des voies plus ou moins faciles d'accès. À l'échelle d'un pays, les zones isolées n'étant pas reliées à Internet sont davantage encore mises à l'écart d'une dynamique globale, par ce qu'on pourrait identifier comme une territorialisation économique du Web. C'est le cas notamment des zones rurales, difficiles à équiper, du fait de leur faible rentabilité pour les opérateurs. Or, être privé d'accès au web peut être perçu par les populations des campagnes comme un isolement supplémentaire, un renforcement des clivages sociaux et surtout un manque de considération. Ainsi, fin décembre dernier en France, les habitants d'un petit village en Haute- Vienne ont décidé de ne plus s'acquitter de leurs impôts tant qu'ils ne seraient pas raccordés au haut débit par câble. L'un d'eux déclare à ce propos au micro de France 3 : « on est considéré comme des citoyens de seconde zone, on n’a pas les mêmes avantages que tout le monde. On est pas des citoyens à part entière. » 1 1 Reportage du 20 décembre 2012, réalisé par E. Denanot, H. Simonet et P. Ruisseaux
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Mais les clivages économiques influent également sur la territorialisation d'Internet au niveau mondial. Ainsi, en termes d'utilisation, on compte en août 2013 environ 2,7 milliards d'utilisateurs, soit un peu plus d'un tiers de la population mondiale. Les dix pays en tête pour l'utilisation d'Internet sont tous situés en Europe, à l'exception de la Nouvelle-Zélande, classée 8e, et du Qatar, en 10e position. 1 Dans le même temps, près de 90 % des personnes vivant dans les 49 pays les moins développés ne disposent d'aucune connexion. D'un autre côté, les abonnements à une connexion haut débit sur téléphones mobiles sont devenus largement majoritaires par rapport à une connexion haut débit fixe : on observe une croissance annuelle de 30 %, ce qui en fait la technologie connaissant la croissance la plus rapide de l'histoire humaine 2. Or, les pays pauvres restent là encore totalement en marge de cette évolution. L'Afrique est l'une des régions où la vie des habitants a été le plus modifiée par l'arrivée d'Internet. Si cette innovation a permis d'améliorer les conditions de vie, de travail et de communication sur le territoire, les contrastes existants ont aussi été creusés : ainsi, l'Afrique de l'Est et du Sud ne représentent que O,O7% de la capacité de la bande passante mondiale, tout simplement parce que l'accès à Internet repose sur des infrastructures satellites coûteuses, en marge du réseau mondial. Les prix sont à ce titre prohibitifs, de 1 Le podcast Journal, « Le haut débit marginalise les pays pauvres », 30 septembre 2013. 2 Selon le rapport de la 8ème réunion de la Commission sur le haut débit pour le Développement Numérique en septembre 2013
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vingt à quarante fois plus élevés que ceux pratiqués aux États-Unis. Ainsi, au Kenya par exemple, un Méga de débit coûte 7500 $, contre une moyenne mondiale de 200 $. Un autre exemple : une entreprise de télécommunications qui souhaitera connecter 25 opérateurs pendant un mois se verra remettre la facture salée de 17 000 $, lorsqu'elle ne serait que de 600 à 900 $ dans un autre pays mieux équipé. Ces chiffres parlent d'eux-mêmes : l'absence de connexion marginalise complètement ces régions qui ne peuvent pas être compétitives sur le marché mondial. L'Internet - et notamment l'Internet haut débit - sont donc devenus de véritables clés pour le développement social et économique. Un autre problème est également à prendre en compte : l'éditorialiste et ancien ministre du Développement au Vénézuela Moises Naím met en évidence une autre fracture économique dans le cyberespace 1. Selon lui, le fait que les inégalités mondiales se creusent converge vers un phénomène préoccupant : il existera bientôt d'un côté l'Internet des nantis, et de l'autre, l'Internet du reste du monde. Cela ne veut pas dire qu'il y aura deux réseaux distincts : par contre, les populations défavorisées seront les premières victimes d'un Web « contaminé », peu sécurisé, et contre lequel il est coûteux de se protéger. En effet, l'accroissement des délits sur le web est le malencontreux corollaire de la multiplication des internautes. Virus, spams, violations de confidentialité, mais aussi usurpations d'identité ; ces techniques frauduleuses causent de graves préjudices aux victimes qui, outre le fait de perdre de l'argent, passent des mois voire des années à laver
1 NAIM Moises, « Le web des pauvres, le Web des riches : l’autre fracture », 8 mai 2012.
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leur honneur. La cybercriminalité rapporte gros 1 , et surtout, elle n'a pas de frontières : les délits peuvent facilement être menés à grande échelle et à l'international, ce qui complique les poursuites et de ce fait les procédures d'indemnisations. On peut donc craindre que le « fossé numérique » se creuse encore entre ceux qui auront les moyens d'acquérir les meilleures protections et ceux qui ne le pourront pas. Cette fracture se manifestera à l'échelle internationale, mais aussi au sein même des pays, entre des populations plus ou moins défavorisées. Ces faits viennent encore contredire l'image d'un cyberespace unifié et bienveillant, même si l'existence d'antivirus libres de droits tels qu' Avast permet d'obtenir une bonne protection à moindre coût. La territorialisation d'Internet est aussi linguistique ; cela s'explique par le fait que le réseau Internet est avant tout « du langage en mouvement ». En effet, contrairement à l'espace physique sur lequel se déplacent des personnes et des biens, ici, il s'agit d'informations. La barrière de la langue est à ce titre une des raisons de la segmentation du cyberespace, car il est compliqué pour un internaute de naviguer sur des sites dont la langue, si ce n'est l'alphabet, lui sont étrangers. Cette barrière invisible, ni plus ni moins qu'une frontière culturelle, est également renforcée par les usages de navigation des internautes qui diffèrent selon les pays. La présence accrue des réseaux sociaux a de même tendance à enfermer ces derniers dans une bribe cloisonnée 1 Selon une étude de Symantec, société spécialisée dans la sécurité informatique, les pertes mondiales engendrées par la cybercriminalité ont atteint pas moins de 114 milliards de dollars entre janvier et mai 2012.
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d'Internet qui correspond à leurs goûts, leurs références et leur cercle social. Peut-on dire alors que cet usage différencié d'Internet n'est que la continuité des frontières physiques dans le monde réel ? Et à ce titre, même hors de ces disparités langagières, les frontières continuent-elles de se manifester dans le cyberespace ? La géographe Isabelle Scherrer a étudié dans un article 1 le paradoxe du réseau mondial d'Internet confronté à l'espace transfrontalier situé entre la France et la Belgique. Entre ces deux pays pourtant proches et partageant une langue commune, 2 on observe bien un « effet frontière ». Celui-ci est bien présent au sein du réseau cybernétique dans l'espace géographique tel qu'on le conçoit traditionnellement, tant au niveau technique, économique, politique et réglementaire qu'administratif. «Dans le cas de la métropole franco-belge, elle délimite deux organisations nationales distinctes qui fonctionnent parfaitement bien avec le minimum de relations (...) Mais la frontière géographique disparaît dans une nouvelle spatialité créée par le réseau lui-même et les contacts qu’il permet. Ainsi, deux espaces s’opposent : l’espace objectif, celui des infrastructures, du marché des opérateurs, de la législation, des frontières administratives et des distances réelles, et l’espace de l’abstraction, celui de la «toile», où il n’y a pas de frontière et où les distances sont abolies. (...) La frontière ne s’efface cependant que partiellement. En effet, à 1 SCHERRER Isabelle, « Internet, un réseau sans frontière ? Le cas de la frontière franco-belge », 2005 2 12 Pour une partie de la population belge tout du moins
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l’intérieur même de cet espace, des discontinuités d’un autre genre se recréent : des frontières liées à la langue (moteurs de recherche), aux mentalités, aux inhibitions, à l’éthique, créant de fait un cloisonnement de la toile. Ou plutôt réapparaissent, puisqu’elles ne sont que la permanence de frontières préexistantes. Ainsi, le réseau Internet n’est pas sans frontières puisqu’il est soumis de fait à certains cloisonnements, des frontières qui se reproduisent et se pérennisent à travers lui. » Dans le monde, cet « effet frontière » est plus ou moins marqué, ce qui amène les théoriciens à parler non plus d'Internet, mais d' internets. Cette appellation souligne en particulier des inégalités préoccupantes, et l'on peut véritablement se poser la question du contrôle de ces territoires virtuels, mais aussi de leur influence sur le contrôle des territoires physiques et des populations. La territorialisation d'Internet s'effectue donc également sur le plan politique ; on peut alors pressentir qu'elle opère probablement aussi idéologiquement. Dans le monde, beaucoup de frontières physiques restreignent le cyberespace . Certains États tentent ainsi, comme pour d'autres médias, de réguler Internet, voire de l'interdire totalement (et ce, bien que ces limitations aillent à l'encontre des droits de l'homme et enfreignent la liberté d'expression.) Reporters sans Frontières publie tous les ans une liste des pays dits « ennemis de l'Internet ». En 2012, cette liste en comptait 12, et 14 étaient « sous surveillance » (dont la France
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et l'Australie). En 2013, contrairement aux autres années, l'organisation n'a pas édité de liste générale de ces pays, car (d'après Lucie Morillon, directrice de la recherche chez RSF), « celle-ci serait devenue trop longue » ; c'est pourquoi elle s'est concentrée sur les cinq pays ayant appliqué le contrôle le plus strict sur les réseaux, à savoir le Bahreïn, la Chine, l'Iran, la Syrie et le Vietnam 1 . Néanmoins, aujourd'hui encore, d'autres pays pratiquent également une forte censure sur Internet, comme la Corée du Nord, Cuba, l'Arabie Saoudite, l'Ouzbékistan ou encore la Russie. Les procédés techniques de filtrages sont élaborés et bien souvent achetés 2 à d'importantes entreprises occidentales . Cinq de ces entreprises (Amesys, Blue Coat, Gamma, Hacking Team et Trovicor) figurent ainsi dans la liste des « sociétés ennemies d'Internet » pour 2014. Mais comment s'opère véritablement cette censure ? Si la structure même du réseau rend tout contrôle étatique difficile, son architecture peut être néanmoins modifiée, ce qui permet dans certains cas de simplifier les volontés de contrôle des États. En outre, dans les pays où le réseau est peu développé, le contrôle est plus aisé, car les nœuds à surveiller sont peu nombreux. La République populaire de Chine a, selon ce principe, mis en place un réseau aisément contrôlable ; l'expression de « grande muraille électronique » désigne cette censure mise en place par Pékin, et qui constitue une frontière stricte 1 PEPIN Guénaël, « RSF liste les pays ennemis d’Internet en 2012 », 12 mars 2013 in lemonde.fr 2 MARISSAL Pierric, « Ces entreprises qui aident les dictatures à contrôler leurs populations », septembre 2011 (archives) in L’Humanité
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au sein du cyberespace. Lancé en 2003, le système permet de filtrer l'accès aux sites étrangers : au-delà des règles classiques de routage, qui permettent de bloquer une adresse IP ou un nom de domaine, la grande muraille électronique de Chine utilise massivement les technologies de DPI pour la détection et le blocage de mots-clés.1 On peut observer que le gouvernement chinois semble craindre davantage une contamination idéologique, la censure effective étant dirigée contre des contenus précis et non contre Internet en tant que tel. En effet, selon la Banque Mondiale, 42,3 % des Chinois utilisent Internet au 22 février 2014. Depuis le départ de Google qui refusait de censurer ses résultats, le moteur de recherche local Baidu monopolise 85 % du trafic chinois. Baidu obéit aux règles de la censure, néanmoins il est aussi le plus prompt à proposer des liens de téléchargement de films et de musique quasi illégaux (le paradoxe étant que ces contenus sont parfois eux-mêmes censurés en Chine !) Ailleurs, des ruses ont été mises en place par les pouvoirs politiques pour décourager les internautes ; ainsi, à Cuba, naviguer sur l'intranet national coûte 0,60 dollar de l'heure, contre 4,5 dollars pour une heure de connexion sur le réseau international – un prix prohibitif lorsqu'on sait que le salaire moyen est de 19 dollars mensuels 2 .
1 Le Deep Packet Inspection, littéralement “inspection en profondeur des paquets” permet d’intercepter et d’inspecter les paquets de données transitant sur le réseau Internet. Dans un contexte de surveillance, l’utilisation du DPI peut permettre d’accéder au contenu d’emails, de conversations instantanées et d’échanges par VoIP et de découvrir si une communication est chiffrée ou non. Plus le type d’information recherchée est précis, plus les ressources nécessaires pour les systèmes de DPI sont importantes. 2 Le Monde/AFP, « En deux mois, 100 000 Cubains s’abonnent à Internet », communiqué du 29/8/13, Paris.
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En Iran, le projet de créer un « Internet propre », c’est-à-dire en accord avec les valeurs de la Révolution, est émis depuis une dizaine d'années. Le gouvernement a accéléré sa mise en place en 2012 en le justifiant par des vagues de cyberattaques contre ses installations nucléaires 1 . Ce réseau parallèle, dont les applications et services tels que boites mail, moteurs de recherches, réseaux sociaux et opérateurs seront développés par le gouvernement, est doté d'une vitesse de connexion élevée, proche de l'ADSL français ; la connexion au réseau international est quant à elle très surveillée et filtrée, de plus son débit est très faible 2 . En février 2012, à un mois des élections législatives, le pouvoir s’est appuyé sur une modification de l'architecture du réseau pour renforcer ses capacités de surveillance du cyberespace dans le pays : pour paralyser les opposants au régime, le gouvernement a cherché à paralyser les opposants au régime en leur interdisant l'accès aux sites en https (protocoles sécurisés) tels que Gmail, Hotmail, Twitter et Facebook, ces outils leur permettant jusque là d'échapper à la censure. La territorialisation idéologique avait atteint des sommets en Corée du Nord puisque, jusqu'en 2011, l'enfermement sur lui-même du pays était renforcé par une coupure totale du World Wild Web pour sa population. À ce titre, le pays ne possédait pas de fournisseur d'accès privé et l'accès aux réseaux n'était accessible qu'à une faible minorité, à savoir les diplomates étrangers et quelques membres haut placés du régime via une connexion satellite. Cela dit, la guerre idéolo-
1 Source : http ://surveillance.rsf.org/iran/ 2 Le Monde/Reuters, « L’Iran finalise son Internet national », communiqué du 24/9/12, Paris
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gique entre les deux Corées a trouvé une caisse de résonance dans les médias et la Toile, puisque le régime de Pyongyang a décidé depuis 2011 de tirer avantage des réseaux sociaux et de se lancer dans une campagne de propagande particulièrement agressive sur ces réseaux, en créant des comptes Twitter et YouTube sous le nom d'utilisateur Uriminzokkiri 1 ; à noter que ces contenus sont d'ailleurs censurés en Corée du Sud et restent globalement peu diffusés (en moyenne moins de 300 vues pour chaque vidéo YouTube.) Cet exemple illustre le fait que ce qui est en jeu ici est la confrontation de deux mondes, un combat idéologique dont Internet est le champ de bataille. Outre ces technologies, la cybercensure s'effectue aussi dans un cadre législatif, plus officiel : ainsi, en Russie, au nom de la protection de l'enfance, une liste noire a été mise en place en novembre 2012 par une agence fédérale répertoriant les sites internet promis au blocage, sans débat contradictoire ni décision judiciaire (Facebook en a d'ailleurs fait partie, même s'il a réussi depuis à résoudre le litige). À ce titre, les autorités russes peuvent désormais bloquer des sites internet sans passer par la justice. En Chine, depuis mars 2012, une nouvelle législation oblige tout utilisateur de sites de micro blogging à s'enregistrer sous son vrai nom et son numéro de téléphone 2 . À l'heure où j'écris ce texte, mi-février 2014, l'avenir de
1 Mot signifiant « notre nation » en coréen 21 source : http ://surveillance.rsf.org/chine/ 2 ource : http ://surveillance.rsf.org/chine/
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l'Internet ouvert attend également d'être fixé dans l'Union européenne : en effet, les députés seront amenés à voter dans les semaines à venir la proposition de loi dite « d'antineutralité du Net » de Neelie Kroes 1 . Selon La Quadrature du Net , ce texte, qui prétend protéger la neutralité de l'Internet en interdisant le blocage et le ralentissement des communications en ligne, pourrait être un puissant outil législatif permettant la mise en place de garanties indispensables pour l'application de la non-discrimination des flux ; or, ce texte autorise également explicitement la discrimination commerciale par le biais de priorisation 2 . La priorisation de données de certains fournisseurs de services (tels que ) dé- prioriserait automatiquement toutes les autres au détriment de la liberté d'expression et de l'innovation. Ne nous y trompons donc pas, le filtrage et le blocage de sites n'est pas une spécificité des pays non démocratiques : en réalité, de nombreux pays, dont des démocraties soutenant fortement la liberté d'expression et de la presse, s'engagent à lutter contre certains contenus diffusés en ligne. La pédopornographie et les discours de haine sont bloqués dans la plupart des pays du monde ; les contenus liés au nazisme ou à l'holocauste sont également bloqués en France et en
1 Neelie Kroes est une femme politique néerlandaise, nommée le 27 novembre 2009 commissaire européenne chargée de la société numérique. Appartenant au parti néerlandais libéral-démocrate, elle est parfois surnommée « Nickel Neelie », en référence à la « Iron Lady » Margaret Thatcher. 2 « 23.2 Les utilisateurs finaux doivent aussi être libres de conclure des accords aussi bien avec des fournisseurs de communications électroniques qu’avec des fournisseurs de contenu, d’applications ou de services quant à la fourniture de services spécialisés avec qualité de service augmentée. » (source LQDN)
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Allemagne, à différents niveaux 1 . Là encore, on peut s'interroger sur la forme d'arbitraire de ces censures, et des notions de criminalisation et de pénalisation qu'elles supposent. Cela crée en outre des situations ambiguës de contradictions de droits, entre liberté d'expression et délit d'incitation à la haine raciale notamment. C'est la fameuse (et complexe) question de savoir où s'arrête la liberté d'expression. Un autre débat oppose la protection des droits d'auteur et la liberté d'expression, et a été particulièrement controversé suite à la polémique qui a enflammé le Web avec la fermeture en 2012 du site megaupload.com par le FBI. Enfin, bien que dans les pays démocratiques la liberté d'expression autorise chacun a dire et écrire ce qu'il pense dans les médias, on remarque que l'autocensure est monnaie courante ; les sujets « sensibles », non politiquement corrects, sont fréquemment mis de côté. Cela se comprend si on considère qu'en France, les journalistes sont souvent freinés dans leurs propos par des mises à pied et des sanctions, le pays des Droits de l'Homme détenant par ailleurs le record européen d'amendes et d'arrestations policières contre des journalistes. Ces formes d'autocensure héritées de la presse sévissent de même sur Internet. On peut alors se demander s'il n'existe pas, dans certains cas, une forme de connivence entre les systèmes de censure que nous avons précédemment évoqués, et la forme d'autocensure des pays qui pratiquent un contrôle relatif à la criminalité. 1 ZITTRAIN Jonathan et PALFREY John, « Acces Denied :The practice and policy of Global Internet Filtering », 2008
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De manière générale, Internet pose problème, car il rend difficilement perceptibles les frontières entre le dedans et le dehors, l'autorisé et l'interdit. De plus, contrairement aux médias d'information traditionnels, l'information sur Internet naît d'une multitude de subjectivités isolées, et est diffusée largement en un laps de temps très court. La contestation est de ce fait difficile à endiguer et même à localiser. La question des frontières dans le cyberespace est donc plus que prégnante de nos jours, même si celles-ci sont difficiles à définir avec précision. La pérennité de ces limites est remise en cause d'une part, car le cyberespace est en perpétuelle extension - et donc peu délimitable d'un point de vue purement « spatial » - et d'autre part, en terme d'utilisation, car ces limites dépendent de pouvoirs politiques locaux, et non d'une réelle administration globalisée qui serait en mesure de spécifier unanimement ce qui est, ou non, acceptable, publiable, licite, obscène ou dissident. Si nous reprenons notre image de départ, à savoir cette étendue lisse , libre et illimitée - représentation utopique d'Internet - nous nous rendons rapidement compte que le maillage de cet espace se distend à plusieurs endroits, allant même jusqu'à être percé d'ombres noires et insondables. Les frontières géographiques mondiales sont, assurément, toujours pertinentes sur le cyberespace ; elles peuvent même dans certains cas y être renforcées. De nos jours, il ne fait cependant aucun doute qu'Internet influe sur la représentation que nous avons du territoire mondial ; ainsi, les pays qui partagent notre réseau nous semblent plus proches et faciles d'accès, à l'image des
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III/ INTERNET ET GLOBAL COMMUNICATION Ces rapprochements géographiques ne sont pas qu'une question de représentation puisqu'on observe la naissance d'une véritable culture du web 2.0, qui possède ses propres références, son propre humour, son propre langage – d'ailleurs largement dominé par l'anglais. Aux différents niveaux de territorialisation que nous avons évoqués semble donc s'ajouter une autre dimension, plus spécifique. La question de la culture se trouve être centrale lorsqu'on aborde la nébuleuse Internet. Et en ces termes, le cyberespace est-il toujours cet indubitable outil de progrès, cette écriture de la modernité ? Une forte implantation d'Internet dans un territoire est souvent synonyme d'un processus démocratique solide et stable. Néanmoins, n'est-ce pas au contraire une tentative biaisée d'introduire une pensée unique – ou, du moins, uniformisée – dans les espaces connectés ? En effet, si l'intégration au « village global » semble être une clé pour le développement économique et social, subsiste cependant encore la crainte qu'il se révèle être davantage un outil d'acculturation qu'une « vitrine » valorisant les identités culturelles locales. Devant l'intérêt croissant porté par le grand public à ce nouveau média, certains redoutent en effet une contagion du 206
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réseau par l'idéologie dominante, que l'on peut grossièrement résumer comme une soumission aux impératifs libéraux de l'économie de marché, surtout que les internautes sont de plus en plus considérés uniquement comme des consommateurs. Pour d'autres enfin, Internet serait avant-tout un outil de contrôle et de propagation de l'impérialisme américain. Ce dernier point nous amène à cette question : Internet est-il un réseau a- national ou international ? Qui le dirige véritablement ? Le web est en effet souvent considéré comme un réseau mondial décentralisé et sans gouvernance particulière ; dans sa Déclaration d'Indépendance du Cyberespace, J.P. Barlow déclare ainsi « Gouvernements du monde industriel ( ...) vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre. Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir un. » 1 Or, aujourd'hui, près des trois quarts des opérateurs techniques des TLD, et donc ayant autorité sur les noms de domaine, sont américains (notamment l'ICANN) 2 . Et sans noms de domaine, il n'y aurait presque plus de sites internet accessibles. Internet n'est donc pas une terra nullius ; néanmoins le contrôle du cyberespace ne s'effectue pas de la même façon que pour un territoire classique, dans la mesure où n'est pas en jeu une zone délimitée, mais les données qui y transitent. Mais au demeurant, tous les territoires ne sont-ils pas 1 Voir en annexe, « Déclaration d’Indépendance du Cyberespace », 1996 2 HERARD Pascal, « Réunion de l’ICANN en Afrique du Sud : mais qui dirige Internet ? », 11 juillet 2013, in tv5.org
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exploités pour les ressources qu'ils contiennent ? La territorialisation économique d'Internet reflète effectivement les frontières géographiques comme nous l'avons vu, mais elle semble aussi marquée par des règles qui lui sont propres. L'utopie d'Internet célèbre à l'origine la communauté ; le cyberespace a ainsi été originellement pensé comme un immense phalanstère où chacun cultiverait ses propres ressources, son propre talent, et pourrait démontrer sa valeur en dehors des déterminismes sociaux. Néanmoins, l il y a aujourd'hui un véritable paradoxe entre cette utopie et l'utilisation finalement productiviste et capitalisée qui en est faite. Par exemple, en 2013, l'économie numérique française a contribué à un quart du développement du PIB national d'après l'Observatoire du Numérique. Les entreprises et multinationales se sont emparées du secteur et génèrent par ce biais des sommes faramineuses ; et d'ailleurs, les formations des nouveaux métiers du web et du multimédia visent à révéler aux jeunes comment rentabiliser et monétiser au mieux le cyberespace. Et que dire du bien-nommé community manager dont le rôle consiste à attirer et fidéliser les consommateurs ? La communauté Internet a évoluée avec des objectifs de rentabilité et de rendement ; et cela n'est en soit pas étonnant puisque le web a principalement été développé dans les pays capitalistes occidentaux. Heureusement, il existe des chemins de traverse ; les nombreux logiciels open-source (tels Firefox ou encore OpenOffice), largement usités, permettent de renouer avec l'utopie originelle d'Internet, dans la lignée de l'identité
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construite par le mythe libertaire des années 70. Ce dernier transcenderait-il la réalité marchande d'Internet pourtant si visible actuellement ? On y retrouve un réel esprit de partage et d'entraide communautaire et bénévole entre des personnes des quatre coins du monde ; il n'y a pas de hiérarchie entre utilisateurs et développeurs, puisque les deux s'entraident mutuellement dans l'objectif d'améliorer le logiciel à la fois pour eux-mêmes et pour les autres. Le programmeur Richard Stallman est ainsi à l'origine du projet GNU 28 en tant que militant du logiciel libre ; ce projet est d'ailleurs universellement reconnu puisqu'en janvier 2004, l'UNESCO a élevé le logiciel libre au rang de patrimoine mondial de l'Humanité et a conféré à GNU 1 la valeur symbolique de « Trésor du Monde ». Mais la question de la gouvernance d'Internet demeure pourtant, et pose problème : est-il véritablement aux mains du peuple, comme ce dernier exemple semble l'attester, ou constitue-t-il en réalité une arme contre lui ? Il est vrai que la liberté d'expression sur Internet crée une vox populi beaucoup plus grande que dans la presse, sûrement facilitée par le couvert de l'anonymat ainsi que par la possibilité pour chacun de posséder gratuitement un espace où s'exprimer. En France, bien qu'elle aussi libre (plus de contrôles directs de l'État), force est de reconnaître que la presse ne laisse pas pour autant toujours la parole aux voix dissidentes. Des personnalités censurées dans les médias telles que Daniel Schneidermann ou encore Dieudonné, pour ne citer qu'eux, trouvent alors refuge sur Internet. 1 GNU est un système d’exploitation libre crée en 1983 par Richard Stallman ; il permet l’utilisation de tous les logiciels libres, pas seulement ceux réalisés dans le cadre du projet GNU.
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Même si Internet reflète l'opinion publique, grâce à la contribution d'une multitude de voix individuelles, ce système a ses dérives. Car on pourrait en réalité se demander si Internet n'est pas finalement dirigé par la rumeur. Le lancement de rumeurs est en effet très courant et facilité par la quasisimultanéité des échanges ainsi que par la large diffusion qu'offre ce média, notamment via les réseaux sociaux ; l'immédiateté de la transmission tient alors lieu de règle d'information. L’information, la vraie comme la fausse, peut donc être publiée sans aucune vérification, prise telle quelle et rendue crédible par son aspect viral. La création de « hoax », c'est-à-dire des mensonges crées de toutes pièces, de canulars, est courante sur le web : le site hoaxbuster.com s'est ainsi fixé pour mission de mettre un terme à la propagation de ces rumeurs sur le web francophone, dans le but de rétablir la vérité et débusquer les arnaques, mais aussi de désengorger l'encombrement du réseau. Sur Internet, tout est susceptible d'être épié, repris et parodié, le moindre scandale devenant en quelques heures international. L'une des anecdotes édifiantes est notamment celle du Prince Harry, dont les clichés où il pose en tenue d'Adam dans un bar de Las Vegas ont circulé sur la Toile en 2012, créant un mini-scandale à Buckingham Palace. En outre, un individu sur les réseaux sociaux se représente certes lui-même, mais aussi son entreprise, son organisation et sa
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famille 1 . Beaucoup d'hommes politiques se sont également frotté au jeu de la rumeur et du scandale sur Internet, et l'on payé très cher 2 . Or, le fait que tout le monde puisse être, à sa manière, journaliste en relayant une information, ne veut pas dire pour autant que tout le monde ait de la déontologie. Sachant qu'une censure des informations répandues sur Internet ne peut être exercée – et ne peut encore moins être souhaitée – le danger de débordements persiste et sera somme toute toujours présent. En outre, ces rumeurs qui enflent en un laps de temps très court, semblent capables de dévier les opinions des véritables sujets de préoccupation dans l'actualité. Relayé par l'opinion commune, les «on dit», les discours que tout le monde reprend sans en être jamais responsable, le politiquement correct sur Internet finit par établir une forme de doxa, qui constitue en elle-même une idéologie. Cette doxa interdit la pensée responsable pour celui qui change d'opinion comme de chemise, et est d'ailleurs l'un des ressorts de la propagande de même qu'un danger pour les systèmes démocratiques. *
1 D’après QUALMAN Erik « What happens in Vegas stays in Youtube : Privacy Is Dead. The New Rules of Reputation. », 2013. Cette remarque est le 31ème commandement de « ceux qui doivent se préoccuper de leur réputation digitale ». 2 En mai 2012 par exemple, Anthony Weiner, membre du Congrès américain, publie par inadvertance un cliché de ses parties intimes sur Twitter. Cette publication lui a à l’époque coûté son poste et son honneur.
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CONCLUSION
La territorialisation d'Internet n'est donc pas seulement marquée par la censure, mais aussi par des formes de connivence ; la communication globale et la quasi-simultanéité des échanges ont aussi leur revers de la médaille puisqu'ils facilitent la propagation de rumeurs et d'une dangereuse idéologie du politiquement correct. Les internautes doivent à ce titre rester extrêmement vigilants et responsables des informations qu'ils relaient, et ce dans le but d'éviter qu'Internet devienne le royaume de la pensée unique, à défaut d'être une communauté sans-frontières.
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pour aller plus loin... amorce au projet
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INTRODUCTION
La dernière partie de mon mémoire s’est spécifiquement penchée sur le cas des lignes dépassées ; ce phénomène a lieu, nous l’avons vu, lorsqu’une ligne de mouvement rencontre une ligne statique et la franchit. Lorsqu’on s’intéresse au cas particulier des frontières, on s’aperçoit que le franchissement s’accompagne souvent de la notion de transgression, transgression qui nait d’une confrontation avec des limites qu’elle enfreint. Cette notion est souvent associée méliorativement aux notions d’avantgarde, mais aussi péjorativement à la provocation et à la subversion. Or, comme nous l’avons vu, nous sommes tous ammenés à transgresser des lignes, parfois sans nous en rendre compte.
Pour le projet, je souhaiterai travailler sur le thème de la sensibilisation à la question du franchissement des frontières dans le cadre de l’immigration. Ce projet questionnerait tout particulièrement le rôle des images en tant que vecteurs des perceptions territoriales, phénomène aujourd’hui déculpé par la mondialisation et Internet. Je l’imagine pour l’instant comme une exposition, peut-être itinérante, dont il s’agirait de concevoir la communication et la scénographie. Elle 216
pourrait avoir comme contexte le Musée de l’Immigration à Paris. Mon travail de recherche pour l’étude de cas a également mis en évidence la présence de frontières dans le cyberespace. En ouverture à ce projet, j’envisage aussi de réfléchir aux nouvelles formes de transgression que l’on trouve sur le Web en lien avec ces frontières électroniques, et notamment les moyens mis en place pour contourner la censure. Le projet pourrait donc également s’orienter vers une réflexion autour d’outils numériques capables de mettre en exergue cette censure, voire de la dénoncer. Enfin, une autre possibilité est de travailler sur une installation interactive par laquelle les visiteurs seraient amenés à expérimenter une simulation de webcensure. En outre, de manière générale, je pense que ce travail s’articulera autour de recherches documentaires, de témoignages, c’est pourquoi on peut imaginer aussi un apport documentaire (vidéo/texte/photographies) dans le projet final.
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REPORTAGES TÉLÉVISÉS : DENANOT Emmanuel, SIMONET Henry et RUISSEAUX Philippe, « Grève des impôts pour les habitants d'un village de Haute-Vienne », sur France 3. Reportage réalisé le 20 décembre 2013 à Sainte-Anne-Saint-Priest (87). (url :http :// api.dmcloud.net/player/pubpage/4f3d114d94a6f66945000 325/52cd770e94a6f62f71d792ce/10203061499b480f84f9f1 9a4ff64e38 ?wmode=transparent&autoplay=1)
SITES INTERNET : Perspective Monde, outil pédagogique des grandes tendances mondiales depuis 1945 http ://perspective.usherbrooke.ca/ Reporters sans frontières http ://fr.rsf.org/ La Quadrature Du Net http ://www.laquadrature.net/fr
LIVRE : QUALMAN Erik, « What happens in Vegas stays in Youtube : Privacy Is Dead. The New Rules of Reputation. », éditions Equalman Studios, 2013. 192 pages. 228
remerciements Je tiens à remercier toute l’équipe d’enseignement du Lycée Jacques Prévert et particulièrement mes tuteurs Alexia de Oliveira Gomez et Boris du Boullay, pour leurs précieux conseils et relectures. Un grand merci également à Matthieu pour son aide avisée et son sens des bons mots. Merci à mes proches pour leur soutien, ainsi qu’à tous ceux ayant contribué de près ou de loin aux quelques bons souvenirs dans lesquels j’ai puisé l’inspiration pour écrire ce mémoire.
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