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ELODIE FERREIRA
Un trait de crayon, c’est une forme, un usage, une technique, un prix, d’autres paramètres peuvent se greffer, mais c’est la base.
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Charlotte Perriand nait en 1903. Son père est tailleur et sa mère couturière pour la haute-couture. Charlotte Perriand est diplômée de l’Union centrale des arts décoratifs en 1925 après 5 ans d’études2. Elle se fait connaître à l’âge de 24 ans avec son Bar sous le toit en acier chromé et aluminium anodisé qui est présenté au Salon d’automne de 1927 et acclamé par la critique. Peu après elle commence une collaboration qui dure près de dix ans avec Pierre Jeanneret et le cousin de ce dernier Le Corbusier qui l’intègre dans l’équipe de son agence en 1927 en lui confiant la responsabilité de « l’équipement de l’habitation ». Elle présente avec eux en 1929 au Salon
d’automne : L’Équipement de l’habitation : des casiers, des sièges, des tables. Ce mobilier est édité plus récemment par Cassina (en). Au côté de René Herbst et Pierre Chareau, elle est un des membres fondateurs de l’UAM (Union des artistes modernes) en 1929, présidée par Robert Mallet-Stevens. Elle entretient également des liens étroits avec les ateliers de Jean Prouvé à Nancy mais aussi avec les architectes Paul Nelson ou l’atelier Lagneau-Weill-Dimitrijevic (LWD). À partir des années 1940, son style est fortement influencé par un long séjour en extrême-orient, et notamment au Japon de 1940 à 1942 (voir le mouvement Mingei).
Charlotte Perriand est restée au Japon entre l’automne 1940 et l’hiver 1942. Elle y occupe le poste de conseiller à l’art industriel auprès du ministère du Commerce et de l’Industrie. L’invitation lui est parvenue par Junzō Sakakura3 avec qui elle avait travaillé dans l’atelier de Le Corbusier entre 1931 et 1936. Charlotte Perriand a donné au Japon une série de conférences sur les arts
décoratifs et a visité des ateliers de création et des écoles. Elle a organisé aussi une exposition « SélectionTradition-Création » qui a eu lieu du mois de mars à mai 1941 au magasin Takashimaya de Tokyo et d’Osaka. Son influence sur le design japonais est visible après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950, dans la production de Sōri Yanagi, Daisaku Choh ou Kazuo Shinohara.
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Les années 1950-1990 Charlotte Perriand participe entre 1967 et 1986 à la conception de la station d’altitude des Arcs en Savoie, à la fois dans son architecture et dans les aménagements d’intérieurs. En 1993 elle crée L’espace Thé de l’UNESCO, inspiré par les pavillons de thé japonais. Cassina réédite du mobilier de Charlotte Perriand depuis 2004.
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... Après tout, le design est la r gestes de l’être h Ensuite, il y a un au-delà de ce qu une sorte d’harm même, avec son ce genre de prise affecte tout.
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réponse aux humain. côté même ui a à voir avec monie avec soienvironnement; e de conscience Lorsqu’en 1927 Charlotte Perriand rejoint l’agence de Pierre Jeanneret et de Le Corbusier, elle décide de rompre avec l’académisme architectural, et d’adopter des théories prenant en compte les matériaux, la fonctionnalité, les loisirs et le bienêtre. Elle se tourne ainsi vers le lo-
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gement social qui, durant l’entredeux-guerres fut une des questions les plus importantes et des plus difficiles à résoudre au vu de l’urgence d’une telle nécessité. Les architectes se voulant alors modernes et impliqués dans le mouvement politique et social, se devaient de s’y atteler.
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En 1929, dans une même logique elle démissionne du Salon des artistes décorateurs et fonde avec d’autres membres l’Union des artistes modernes (l’UAM), avec notamment Robert Mallet-Stevens. Ce mouvement a pour volonté d’exploiter les nouveaux matériaux et les nouvelles techniques pour les adapter à une vision moderne et revalorisée des arts décoratifs. En 1930, lors du IIIe Congrès international d’architecture moderne (CIAM) à Bruxelles (Belgique), Le Corbusier, dans ce que l’on nomma la Charte d’Athènes, précisa ainsi les volontés d’une trentaine d’architectes européens, tous membres du CIAM : la nécessité d’une conception nouvelle de l’architecture, qui satisfasse aux exigences matérielles,
sentimentales et spirituelles de la vie présente. En novembre 1931, Le Corbusier signe un article d’une trentaine de pages contenant études et dessins, paru dans le neuvième numéro de la revue Plans, dans lequel il présente ses études sur l’habitation minimum dont la cellule de 14 m2 par habitant. Plus tard celles-ci seront regroupées sous le vocable de ville radieuse. Charlotte Perriand collabora activement à cette étude importante, les 184 documents originaux qui la constituent furent en effet retrouvés dans ses archives, et non dans celles de l’agence Le Corbusier-Jeanneret, étant donné que ce fut elle qui réalisa la majeure partie de l’étude et des dessins. Ce ne sera qu’en 1935, lors de la parution de cette étude
sous forme de livre que le nom de Perriand apparaîtra en tant que collaboratrice. Le Corbusier était préoccupé par le logement social depuis ses études à La Chaux-de-Fonds, ville manufacturière. Lorsqu’il visite la Chartreuse de Florence à l’occasion de son premier voyage d’étudiant en architecture (il venait de terminer l’école d’arts décoratifs), il s’intéresse aux cellules qu’il désigne alors comme étant « […] la solution de la maison ouvrière type unique ou plutôt du terrestre. Il y voit un aménagement modulaire où les portes de placards deviennent des tables et où les rangements se trouvent encastrés dans les murs, bien qu’il ne se contente alors que de relever les motifs décoratifs, il parlera tout au long de sa
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carrière des cellules monacales. En 1934, lors d’un concours organisé par Paul Breton et la revue Architecture d’aujourd’hui, dont le thème fut « La maison individuelle, pour une famille composée des parents et de trois enfants, les membres de l’UAM dévoilent le principe de modularité. En 1935, ils sont de nouveau sollicités afin de réfléchir sur une maison de week-end ; celle-ci doit pouvoir accueillir les parents, trois enfants et deux invités, le tout en respectant une structure légère et démontable. Les projets les plus recherchés seront exposés à la 2e Exposition de l’habitation de la même année. Charlotte Perriand propose une maison à l’extrême modularité architecturale intérieure et extérieure ; elle recourt à son concept de zonage qu’elle
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avait déjà utilisé avec Le Corbusier lors du Congrès de Bruxelles. Celui-ci consiste en l’emploi de cloisons coulissantes afin de découper le logement selon les besoins et mouvements de ses occupants. La maison de week-end de Perriand est une sorte de tente faite de bois et de métal juchée à 50 cm sur une plate-forme ; plusieurs cellules de 9 m2 juxtaposables la composent, le nombre de celles-ci pouvant varier selon les besoins et le budget alloué à sa construction. Elle recevra la deuxième mention à ce concours. Perriand développera deux autres projets de la même essence, mais cette fois-ci en induisant le concept de préfabrication ; le Refuge Bivouac (1936-1937, ingénieur André Tournon), installé au col de Mont
Joly, à Megève en Haute-Savoie, pouvant accueillir six personnes : il est constitué d’éléments préfabriqués s’articulant autour d’un ossature faite de tubes d’aluminium légers et robustes.. Assemblable en seulement 4 jours, sa superficie intérieure de 8 m2 a été pensée de façon à ce que tous les équipements soient compacts, transportables et modulables, toujours dans un même souci de fonctionnalité, d’efficacité et d’économie. Le mobilier, fait nouveau pour l’époque, est conçu avant l’architecture afin que celui-ci soit pleinement intégré à l’ensemble de la structure. Ces innovations furent développées avec Jeanneret et Le Corbusier, notamment lors de l’étude de la cellule de 14 m25.
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L’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires (AEAR) est créée en 1932 par Paul Vaillant-Couturier, Léon Moussinac, Charles Vildrac et Francis Jourdain. La plupart de ses membres sont des proches du parti communiste et des représentants de « la littérature et de l’art non-conformiste comme Signac, Gide, Eluard, Giono, Malraux et Charlotte Perriand. Influencée par ses convictions politiques, Charlotte Perriand participera au Salon des Arts ménagers de 1936, dédié cette année-là plus à l’équipement qu’à la décoration. Les participants sont tenus d’aménager un espace réduit de 3 mètres sur 4 mètres, ce qui correspond alors à une pièce d’habitation bon marché (ancienne HLM). Elle propose la salle de séjour à budget populaire, où se développe un mobilier accessible aux classes moyennes atteintes par la crise. L’espace, ouvert sur une
terrasse, accueille sa création, une grande table en chêne massif pour prendre les repas, ainsi que des fauteuils pliables et empilables grâce à une conception en tube (éditées par Thonet). André Hermant installe un meuble de rangement pratique, Jourdain et André Louis une petite table de fumeur. Dans une autre pièce, elle réalise un photomontage, La Grande Misère de Paris. La ville s’étendant à cette époque de façon anarchique, au-delà des fortifications historiques, elle y présente ainsi la situation de ses habitants. Longue de 16 mètres, composée de photographies des beaux quartiers, d’immeubles de banlieues et de scènes de vie quotidienne, elle y inscrit: surpeuplement, misère du logement, maladies, l’argent existe, du travail pour tous. C’est ici un acte politique, qu’il lui vaudra d’être reconnue comme étant communiste.
En 1936, les partis de gauche forment une coalition, Front populaire, et remportent les élections pour la première fois. Le gouvernement sera composé de socialistes, soutenus par des communistes et aura pour Président du Conseil Léon Blum. S’ensuivent deux grèves ouvrières massives, paralysant le pays. En juin, Blum demande aux représentants du patronat et aux syndicats ouvriers de se rencontrer afin de signer les accords de Matignon. Seront alors décidés l’augmentation des salaires, les congés payés, la limitation du temps de travail et la reconnaissance du droit syndical. Les ouvriers profiteront pour la première fois de leur congés payés en été 1936. Sera désormais privilégiée l’organisation des loisirs, notamment en architecture. À l’occasion de l’Exposition de l’Habitation, 18 la revue Architecture d’aujourd’hui
organise un concours dont le thème est celui du loisir et auquel participe Charlotte Perriand. En août 1936 Georges Monnet, alors ministre de l’Agriculture, commande à Charlotte Perriand la transformation de la salle d’attente du ministère. Elle y utilise le même processus que dans La Grande Misère de Paris, «mode d’expression réaliste, accessible, compréhensible et efficace. Elle réalise un photomontage appelé l’Office du blé développé autour du monde agricole, de façon thématique ; elle dédie l’une des trois cloisons aux dures conditions de travail des paysans ; à celle qui lui fait face revient le thème du progrès technique. Enfin, au troisième mur qui les relie, elle place divers diagrammes de production agricole et des cartes de France. Elle aborde ainsi de 19 façon plus «pédagogique cette
œuvre afin de démontrer au public tout l’intérêt de la politique agricole que prône le gouvernement en place, mais aussi pour la légitimer. Poursuivant sa collaboration avec le ministère de l’Agriculture, elle participe à l’Exposition Internationale de 1937 (Paris), qui s’ouvre cette année aux arts et techniques dans la vie moderne. C’est avec Fernand Léger qu’elle réalise le Pavillon de l’Agriculture, Porte Maillot ; elle se sert ici encore d’un photomontage, placé sur des panneaux de bois constituant le dit pavillon, pour illustrer la politique agricole du Front populaire. Les slogans expriment les objectifs du gouvernement et les attentes de la population. En même temps, elle se trouve être maître d’œuvre du Pavillon des temps Nouveaux, imaginé
par Le Corbusier comme un musée d’éducation populaire où, sous une immense tente mobile de 31 m sur 35, sont dévoilés les bienfaits et les possibilités de l’urbanisme moderne. De nombreux artistes membres des CIAM illustreront les quinze thématiques qui composent l’espace. C’est pour eux l’occasion, entre autres, d’affirmer leur rôle de directeur de conscience, mais aussi de mettre en valeur leurs travaux. Par la suite, Charlotte Perriand se voit contrainte de laisser la maîtrise d’ouvrage à André Masson, étant données les difficultés qu’impose une telle réalisation : problèmes économiques, idéologiques et humains. Elle rompt aussi sa collaboration avec l’Atelier de Le Corbusier.
Il y a une chose que je n’ai jamais fait, et c’était le flirt. C’est que, je n’ai pas «joué».
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J'ai crĂŠĂŠ et produit, et mon travail ĂŠtait important. Il y avait un respect mutuel, une reconnaissance mutuelle.
Dès 1928, Charlotte Perriand utilise la photographie de manière pratique: son intention est de rechercher puis de fixer des formes de la nature qui lui serviront à créer ses pièces de mobilier. A la fois les formes et les matières seront exploitées et mises en valeur. La nature adopte un aspect extraordinaire et nous voyons une Charlotte Perriand, accompagnée de Fernand Léger, qui prospecte et recueille les objets et fragments de cette nature dont la beauté l’attire. Le contexte politique de 1936, sa générosité et ses fréquentations vont l’amener à défendre des causes humanistes.
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L’ossature de dalles et de poteaux en béton armé de la cité refuge de l’Armée du Salut, construite par les architectes Le Corbusier et Pierre Jeanneret, fait écho aux bibliothèques créées vingt ans plus tard par Charlotte Perriand. Célèbres bibliothèques conçues en collaboration avec Jean Prouvé, si novatrices avec leur alternance de vides et de pleins, plusieurs étages de hauteur différente, des couleurs d’origine reconnaissables entre toutes. Ces bibliothèques imaginées pour les Maisons de la Tunisie et du Mexique de
La montagne fut d’ailleurs une grande source d’inspiration pour elle, comme on le voit à l’entrée du Petit Palais avec la reconstitution du Refuge Tonneau, dont la forme s’inspire d’un manège pour enfant, pris en photo lors d’un voyage en Croatie. Projet jamais abouti de 1938, ses matériaux étaient pensés pour être très résistants mais légers de façon à être transportés sur le dos et montés en trois jours. Les habitants du refuge, qui pouvait accueillir jusqu’à 48 couchettes, suffisaient à réchauffer confortablement l’atmosphère ! 23
la Cité Universitaire de Paris étaient segmentées par des plots en tôle d’acier et rythmées par de petites portes coulissantes en aluminium peint. Quoi de plus conventionnel, répétitif qu’une bibliothèque avec ses horizontales et ses verticales ? Les bibliothèques de Charlotte Perriand introduisaient une sorte de rythme avec leurs décrochements sur la surface d’un mur. Elles furent par la suite déclinées en plusieurs exemplaires édités par la galerie Steph Simon à partir de 1956.