Mémoire de fin d'études - Se construire au sein du premier chez-soi - Elsa Steinmetz

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École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg Master 2 - Penser l’habiter. De la cabane au fab’lab

SE CONSTRUIRE AU SEIN DU PREMIER CHEZ-SOI relations entre construction personnelle, objets et espace

Elsa STEINMETZ sous la direction de Valérie LEBOIS avec Claire KARSENTY et Mireille DIESTCHY

Janvier 2021



École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg Master 2 - Penser l’habiter. De la cabane au fab’lab

SE CONSTRUIRE AU SEIN DU PREMIER CHEZ-SOI relations entre construction personnelle, objets et espace Elsa STEINMETZ sous la direction de Valérie LEBOIS avec Claire KARSENTY et Mireille DIESTCHY

Janvier 2021


MOTS-CLEFS


CHEZ-SOI APPROPRIATION INDIVIDUALITÉ SENSIBILITÉ ESPACE VIE QUOTIDIENNE OBJETS


AVANT-PROPOS

6


Je me souviens de cet instant où je me suis retrouvée pour la première fois seule

dans mon petit appartement du quatrième étage. Ce dont j’avais peur, c’était de dormir seule, savoir ma famille loin de moi. J’avais peur d’être triste, peur d’avoir fait une erreur, de regretter la maison familiale. Pourtant, la première fois que je me suis endormie chez moi, au milieu des valises éparses et des cartons dépareillés, je me suis sentie bien, je me suis sentie en harmonie avec moi-même. Il n’y avait pratiquement aucun meuble, c’était encore vide, mais c’était à moi, c’était chez moi. Pour la première fois, j’étais maître d’un espace, et, pendant un court instant, je me suis sentie maître de moi-même. Je me souviens m’être endormie en regardant la Cathédrale par l’étroite fenêtre de ma chambre. Je pense que c’est à cet instant que je me suis sentie pour la première fois chez moi. Au fil du temps, mon amour pour mon espace a grandi, a évolué, s’est renforcé, m’a même dépassée. Depuis, une question me taraude ; comment cela se fait-il que je me sente si bien chez moi ? Par quels mécanismes complexes ai-je autant grandi et évolué depuis que je vis seule ? Est-ce que c’est mon appartement, mes objets, ou bien est-ce juste le fait d’avoir un chez-moi à moi, un espace sur lequel j’ai tous les droits ? C’est autour de ces réflexions très personnelles que j’ai décidé de construire mon mémoire de fin d’études. A travers ce travail, j’ai voulu comprendre, en apprendre plus sur les mécanismes du chez-soi, mettre des mots sur ce que j’ai ressenti, ce soir de novembre, quand je me suis endormie à poings fermés. J’ai voulu confronter ma propre expérience à celle des autres, apprendre de leur propre ressenti, découvrir les histoires du chez-soi des autres. Cet espace quotidien et pourtant si important, si complexe, me fascine ; le chez-soi n’aura jamais fini de me livrer tous ses secrets, mais j’aimerais tenter dans ce travail de comprendre, ne serait-ce qu’un tout petit peu, de quelle façon il nous conditionne.

7


SOMMAIRE

8


Introduction Méthode

01 02 03

Les territoires du chez-soi : éclairages sur l’évolution et la définition de la notion de chezsoi 01.1 01.2 01.3 01.4

10 16

18

Historique de l’espace domestique et évolutions ; vers une individualisation ?

20

Évolution des modes de consommation autour de l’habitat

26

Le projet du chez-soi : entre investissement personnel et significations

32

Les objets : vecteurs d’un chez-soi identitaire ?

42

Appréhender la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes : vers une nouvelle expérience de l’habiter

48

02.1 02.2

Le mode d’habitat familial, berceau des premières expériences de l’habiter Entre tentatives d’appropriation et mauvaises expériences : une entreprise pas toujours concluante

50

02.3 02.4

Déménagement, emménagement : la rencontre entre habitant et espace, un moment clé ?

64

Les premiers pas vers une autonomie nouvelle

70

Construire son identité d’habitant ; apprivoiser le premier chez-soi 01.1 01.2 01.3 01.4

Se familiariser avec le nouvel espace : stratégies d’appropriation Redéfinition des espaces de vie : réorganiser le quotidien Se sentir chez soi à travers ses objets : transmissions et acquisitions Le chez-soi à l’épreuve du confinement ; réflexions autour d’une situation habitante inédite

Conclusion Bibliographie Annexe Table des matières Table des illustrations

58

78 80 88 98 108 114 120 124 138 142


INTRODUCTION

10


Je m’étais perçue modifiée par les pouvoirs de ce chez-moi : la même d’une certaine façon, mais plus déliée, l’esprit plus rapide et léger, une pure disposition d’être, sans le poids des attitudes soufflées du dehors, ni la limite des volontés imposées par autrui. […] Ma première chambre, tel le rectangle de douceur d’une serviette étendue sur la plage, m’offrait les contours sûrs d’un abri.1

Ainsi décrit la romancière Chantal Thomas les contours de l’imaginaire autour

du premier chez-soi. Lieu de l’entrée dans la vie adulte, espace de la découverte de soi, support sur lequel est construite notre façon de vivre le monde qui nous entoure, le premier chez-soi se décrit de manière romancée et poétique, en tant que lieu de tous les possibles. Pour autant, cette description idéale, qui dessine le premier chez-soi comme espace fondateur de la construction de soi se doit d’être nuancée. Entre joie d’une autonomie nouvelle et contraintes liées au départ du logement familial, l’expérience du premier chez-soi peut être vécue de bien des manières. Avec précaution et nuance, nous tenterons à travers ce travail de saisir les enjeux de la « transition habitante » entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes, transition qui pose la première pierre en direction d’une expérience habitante nouvelle. À travers son espace, ses objets et ses pratiques quotidiennes, nous tenterons de déterminer dans quelle mesure la construction du chez-soi participe-t-elle à une construction unique de la personnalité pour les jeunes habitants. Pour appréhender la question de premier chez-soi, il semble important de revenir sur la notion même de « chez-soi ». Lieu de l’intime, du repli et du confort, le « chez-soi » est l’endroit où l’on peut être soi-même, loin du regard des autres. C’est au sein de ce « chez-soi » qu’une partie de notre identité se construit, où le retour vers soi est autorisé. Cette notion du « chez-soi » telle que nous la connaissons aujourd’hui est le résultat de lentes évolutions qui prennent racines dans l’habitat des premiers Hommes. Des huttes et grottes préhistoriques aux habitats d’aujourd’hui, le but reste le même : l’Homme, pour sa survie, a besoin d’un toit au dessus de sa tête. Se protéger du froid, du vent, de l’insécurité intrinsèque de l’extérieur, empêcher l’intrus de pénétrer dans cet espace vital, dormir sur ses deux oreilles : telles sont les qualités premières d’un abri réussi. Pourtant, de la simple fonction d’abri, l’habitat d’aujourd’hui garde un souvenir relativement lointain. Avec son évolution, l’Homme a fait évoluer sa hutte. Les évolutions sociétales qui prennent racine dans les grandes transformations du XVIIIe siècle ont mené à une prise en compte plus importante des notions d’intimité, de bien-être et d’individualité. N’étant plus considéré comme un membre d’une société collective, l’Homme

1

C. Thomas, Comment supporter sa liberté, éd. Rivages, 2000

11


peut désormais assumer son individualité et, plus encore, la revendiquer. Aujourd’hui, on parle alors de « chez-soi ». L’utilisation du pronom « soi » indique une relation, un investissement de l’espace domestique par l’habitant. C’est d’ailleurs autour de la sémantique du terme que P. Amphoux et M. Villela-Petit définissent le « chez-soi », comme une « dimension relationnelle fondamentale 2 » qui implique alors une corrélation forte entre l’espace habité et l’habitant ; celui-ci ne se contente plus d’habiter sa hutte. Il l’apprivoise, se l’approprie, le transforme en un espace personnalisé et unique. Cet investissement, cette personnalisation que l’on qualifie d’appropriation par l’habitant de l’espace dans lequel il évolue est lourde de sens. Elle est une « expression individuelle unique qui relève de son affirmation identitaire et de son projet d’engager l’espace habité dans la construction de soi.3 ». La construction de ce « chez-soi » , son entretien et son évolution dans le temps vont donc de pair avec une construction individuelle unique ; espace domestique et personnalité de l’habitant deviennent intimement liés. Dans cette recherche, il s’agira alors de comprendre comment intimité et individualité ont transformé le chez-soi en véritable projet individuel, inscrivant sa construction en parallèle avec une construction unique de la personnalité. Au cours de la vie, il n’est pas rare de connaître plus d’un chez-soi. En effet, les trajectoires de vie individuelles et familiales de chacun sont jalonnées d’évènements significatifs qui peuvent entraîner une nécessité de changer d’espace de vie. Ce déplacement de la quotidienneté d’un espace domestique à un autre s’accompagne de ce que nous appellerons une « transition habitante ». Ces périodes de transition peuvent être définies comme des « périodes de passage fondamentales dans le cours de la vie de l’individu et auxquelles celui-ci doit s’ajuster 4 ». Marquées par des évènements forts tels que le déménagement et l’emménagement dans le nouvel espace de vie, ces transitions impliquent un processus de familiarisation avec le nouveau logement, afin de reconstruire un chez-soi dans un nouvel espace.

INTRODUCTION

Parmi les « transitions habitantes » qui jalonnent les trajectoires de vie des individus, l’une d’entre elles semble posséder une importance cruciale dans le développement individuel : il s’agit de la transition entre le mode d’habitat familial et le premier logement vécu en autonomie. En effet, cette transition peut être considérée comme l’une des premières « transitions habitantes » significatives, représentant un des marqueurs de passage dans l’âge adulte et la quête d’indépendance. Processus progressif et non linéaire, la transition qui accompagne la décohabitation du domicile familial peut s’articuler autour de plusieurs logements autonomes ; la forte mobilité associée aux trajectoires étudiantes et professionnelles des jeunes habitants nous pousse à considérer cette transition autour des premiers logements autonomes, et non pas du seul premier.

12

Amphoux, Pascal and Lorenza Mondada. “Le chez-soi dans tous les sens.” Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, p.125-150

2

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.92

3

dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005, p.11

4


La décohabitation du domicile familial et l’expérience des premiers logements autonomes peut se faire à nombreuses occasions. Autrefois synonyme de mise en couple ou de mariage, celle-ci se fait aujourd’hui autour de raisons plus diverses et individuelles ; choix délibéré, études dans une autre ville ou région, premier emploi, les raisons de ce départ sont nombreuses. L’âge de la décohabitation hors du domicile familial peut également varier selon les trajectoires individuelles ; notons tout de même qu’aujourd’hui, près de 43% des jeunes de 18 à 24 ans disposent de leur premier logement 5. Dans cette recherche autour de l’importance significative de la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes, nous nous concentrerons donc autour de jeunes habitants compris dans cette tranche d’âge. De plus, nous étudierons uniquement les jeunes habitants vivant seuls ou en couple. Cette définition du champ d’études exclura le mode d’habitat en colocation, qui bien qu’il soit un mode d’habiter relativement courant pour les jeunes habitants, pose des questions supplémentaires de par le caractère communautaire de la gestion de ses espaces quotidiens. Quitter le logement familial pour s’installer dans un logement autonome est l’occasion pour le jeune habitant de se détacher progressivement de la cellule familiale, détachement qui lui permet de découvrir une autonome résidentielle nouvelle, un libre-arbitre sur son propre espace de vie. Selon une enquête habitante autour des premiers chez-soi coordonnée par le prospectiviste de l’habitat Emile Hooge, le jeune habitant cherche lors de la transition vers les premiers logements autonomes « de nouveaux équilibres entre ses traditions familiales et ses envies d’expérimentations, cela questionne ses valeurs, sa représentation du mode de vie idéal, ses capacités d’organisation et son rapport aux autres.6 ». De ce libre-arbitre nouveau s’accompagne pour l’habitant une possibilité de construire son identité au travers de ses choix personnels autour de sa vie quotidienne. Entre ruptures, nouveautés et continuités dans les traditions quotidiennes familiales, c’est au nouvel habitant de composer sa propre façon de vivre au sein de son espace domestique ; enseignement personnel de la vie, cette période de transition marque une étape forte dans la construction unique de la personnalité de l’habitant. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, les premières expériences de l’habiter sont souvent dé-crédibilisées ; le logement étudiant est souvent comparé à un dortoir, un lieu fonctionnel et pratique qui ne revêt aucune autre signification pour son habitant, et qui lui permet simplement de se rapprocher de son lieu d’études ou de travail. Pour Bertrand Quentin, philosophe de l’habitat, « le premier appartement est souvent plus nu, moins chargé d’objets personnels que celui d’une personne âgée.7 ». Pourtant, dans notre société actuelle, acquisition d’ameublement, de décoration et d’objets relatifs à la vie quotidienne ne sont plus synonymes d’investissement important. Les enseignes dédiées se multiplient, offrant des prix toujours plus compétitifs ; la presse, la télévision et les réseaux sociaux

5

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage - L’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016

6

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

7

Pascal Dreyer, Chantier « Chez-soi », Tentative de définition d’un lieu concret et immatériel, Paris, Leroy Merlin Source, compte rendu de la réunion du 12 janvier 2006

13


s’emparent du sujet en proposant toujours plus d’inspirations. Avec les préoccupations environnementales actuelles, se sont également démocratisés la seconde-main ainsi que la récupération. Dans ce contexte, le nouvel habitant dispose de nombreux moyens pour engager un investissement dans son espace de vie, et, peut-être, construire un nid, un chez-soi qu’il serait alors impossible de qualifier de « nu ». À la lumière de ces constats, nous tâcherons à travers ce travail de saisir l’importance des premiers chez-soi dans le développement individuel, ainsi que dans la construction de l’identité du jeune habitant. Seul ou en couple, le nouvel habitant dispose désormais d’un espace domestique à lui, où les choix en matière d’appropriation et de décor ne passent plus par l’accord parental. Cette liberté nouvelle, qui trouve certes des limites dans le financement des études, de l’appartement et de la vie quotidienne, souvent permis par les parents, laisse alors au jeune adulte la capacité de construire son premier chez-soi. Le prix de cette autonomie résidentielle est bien souvent une profonde transformation des caractéristiques des espaces du quotidien, leur organisation ainsi que leur hiérarchisation. En effet, le mode d’habitat familial, se caractérisant par une organisation basée sur la dichotomie entre espaces communs et espaces intimes, diffère de l’habitat autonome, qui offre à l’habitant ou au couple d’habitant la totalité de l’espace. À travers ces profondes transformations spatiales qui marquent la transition entre domicile familial et premiers logements autonomes, comment les jeunes habitants réorganisent-ils leur espace et leur quotidien ?

INTRODUCTION

La description et l’étude du chez-soi sont des phénomènes relativement nouveaux. La sociologie du chez-soi tire ses origines dans l’anthropologie, qui a peu à peu donné place, dans son champ d’étude, à l’espace domestique ainsi qu’aux significations des objets qui le composent. Empreint de significations, support de valeurs individuelles et familiales et lié à de nombreuses variables, le chez-soi demande également un intérêt particulier à la temporalité. En tant que « contenant neutre8 », il est le réceptacle de « permanence, de stabilité ou de sécurité9 ». Le chez-soi permet donc de retracer l’évolution temporelle de son habitant et agit comme le support de la mémoire de celui-ci. Cette dimension de temporalité peut également se retrouver dans l’étude des objets qui composent le chez-soi. Des objets de la vie quotidienne à ceux acquis par soi-même ou qui nous sont transmis, leur accumulation au sein du chez-soi traduit la continuité et l’individualité. Nous avons alors à faire à un espace évolutif, voué au changement et aux transformations, comme une « éternelle reconstruction, comme une continuelle discontinuité.10 ». Au-delà de son aspect esthétique, l’objet « est le réceptacle de significations, de représentations, de mémoire, de souvenirs, de sentiments, d’affectivité11 ». Appropriation de l’espace domestique et mise en place des objets en son sein travaillent de concert dans l’élaboration de notre espace de tous les jours, espace qui prend alors tout son sens pour celui qui le construit.

14

B. Collignon et de J.-F. Staszak (dir.), Espaces domestiques, Paris, Ed. Bréal, 2003

8

Amphoux, Pascal and Lorenza Mondada. “Le chez-soi dans tous les sens.” Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, p.125-150

9

Ibid.

10

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999

11


En parlant de premier chez-soi, nous impliquons que celui-ci est temporaire, et qu’il sera succédé par d’autres logements. Pourtant, cette dimension temporaire du premier chez-soi n’est pas incompatible avec une forte appropriation de l’espace par ses jeunes habitants, « comme s’ils sentaient l’importance de jeter l’ancre pour se construire, tout en se préservant la possibilité de rester mobile et de continuer à naviguer.12 ». Ce marquage d’un territoire provisoire, laboratoire d’apprentissage de la vie domestique en autonomie, s’accompagne alors d’une construction individuelle de l’identité, ainsi que de l’acquisition et de la transmission de nombreux meubles, objets et décors de la vie quotidienne. A l’instar de l’espace domestique en lui-même, voué à être quitté, les objets, eux, pourront être emportés dans le prochain logement, et s’inscrivent donc une forte continuité habitante. Malgré le fait que l’expérience du premier logement autonome soit souvent considérée comme transitoire, peut-elle participer d’une étape fondamentale de la construction du chez-soi ? En tenant compte la ponctualité de cet investissement dans le temps, pourrait-on affirmer que ce sont les objets qui façonnent le chez-soi ? Au travers de cette étude, nous tâcherons donc de comprendre comment, à travers espace, objets et composantes relatives à la vie quotidienne, le nouvel habitant construit son identité au sein de son premier logement.

12

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

15


MÉTHODE 1. Line, habitante du Neudorf depuis 2019 2. Rémi, habitant de la Grande-Île depuis 2017 3. Charlotte et Yann, habitants du Neudorf depuis 2018 1

2

16 3


D’une grande majorité des études et recherches sur le thème du chez-soi ressort

un point commun : la mobilisation des discours recueillis dans le cadre d’entretiens en est quasiment une constante. La parole des habitants, rapportée par les enquêteurs et les sociologues, permet d’apporter des données concrètes aux travaux sociologiques qui questionnent le chez-soi. La théorisation sociologique et anthropologique du chez-soi ne suffit pas en effet à appréhender toute la subtilité de l’expérience quotidienne de l’habiter. Recueillir les discours et les témoignages des habitants est essentiel, car ceux-ci en restent les acteurs principaux. En effet, le chez-soi est un espace qui, par définition, est de l’ordre de la quotidienneté et de la vie de tous les jours, et ne peut délivrer toutes ses subtilités que par le biais de la parole de celui qui l’expérimente, appuyant encore une fois la forte corrélation entre habitant et espace habité. A partir d’analyses croisées de ces discours se construit la recherche, qui peut dégager des thèmes récurrents autour de l’expérience du chez-soi, et permettre de faire le lien entre expérience quotidienne et théorisation sociologique. Afin de comprendre les enjeux autour du thème des premiers chez-soi, ce travail s’appuiera sur des données issues d’entretiens avec des jeunes habitants de la ville de Strasbourg. Les habitants interrogés se situent dans une tranche d’âge de 18 à 25 ans, et habitent, seul ou en couple, un logement autonome depuis moins de cinq ans. Les entretiens ont été portés sur trois profils d’habitants13 et ont pris la forme d’une visio-conférence, compte tenu de la situation de confinement liée à la pandémie de Covid-19. Au vu des contraintes évidentes qu’ont impliqué ce confinement, les entretiens ont été réalisés selon la technique de « photo-elicitation »14, qui propose aux personnes interrogées de fournir eux-même des supports photographiques sur lesquels seront basés les entretiens, au travers de thèmes spécifiques. Les thèmes proposés aux jeunes habitants dans le cadre de la « photo-elicitation » ont été les suivants : les espaces du logement que les habitants pratiquent beaucoup, ceux qui, à leurs yeux, représentent le mieux leur logement, ceux qui représentent leur expérience du confinement, et enfin les objets dont ils ne pourraient pas se séparer. Parallèlement à ces documents photographiques, a été demandé aux habitants un plan schématique de leur logement, afin de faciliter la compréhension de leur espace malgré le format numérique des entretiens. Enfin, un guide d’entretien15 a permis d’échanger avec les habitants interrogés selon quatre thèmes principaux : la transition entre domicile familial et premier logement autonome, l’installation et l’emménagement dans le logement actuel, leur intérêt pour les objets et la décoration, et enfin leur expérience du confinement. A travers ces thèmes, et sur le support des données photographiques fournies par les habitants, nous avons échangé sur le thème du premier chez-soi, et tenté de comprendre les enjeux que celui-ci représente dans la construction individuelle des jeunes habitants. 13

Planches visuelles de synthèse des entretiens en annexe, p.130

14

Eva Bigando, « De l’usage de la photo elicitation interview pour appréhender les paysages du quotidien : retour sur une méthode productrice d’une réflexivité habitante », Cybergeo : European Journal of Geography, 2013

15

Guide d’entretien en annexe, p.126

17


01.

PARTIE

Les territoires du chez-soi : éclairages sur l’évolution et la définition de la notion de chez-soi

18


Pour comprendre les enjeux autour des premiers logements autonomes, il semble évident de devoir revenir sur la notion même de chez-soi. La compréhension de cette notion passe par un retour historique sur l’espace domestique et ses évolutions, avant de pouvoir définir la notion de chez-soi telle que nous l’entendons aujourd’hui. Les objets, ainsi que le rôle qu’ils jouent dans la construction identitaire au sein de l’espace domestique, sont comme nous l’avons dit en étroite corrélation avec la construction du chez-soi. Quelles significations revêtent-ils alors au sein de l’espace domestique ? Dans cette partie seront mobilisées des références historiques et sociologiques afin de dresser le portrait de la notion du chez-soi.

19


01.1

Historique de l’espace domestique et évolutions ; vers une individualisation ? Toute étude du chez-soi nécessite un retour à une approche socio-historique des modes d’habiter. Leur évolution au travers des époques, loin d’être linéaire, a mené à une diversité de manières de créer le chez-soi qui peuvent être considérées comme le reflet de la culture de l’habitant, de sa manière de vivre et de se positionner dans la société dans laquelle il évolue. Vers l’apparition de la notion d’intimité Protégeant l’homme des intempéries et le cachant aux opportuns, l’habitation sert avant tout à abriter. Telle constituait, du reste, la fonction originelle de l’habitat, lorsque les premiers hominidés venaient trouver un abri dans de sombres grottes. 16

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

De cette notion de refuge, d’abri et de protection envers les éléments extérieurs, l’habitat d’aujourd’hui garde une mémoire instinctive. Lorsque l’on franchit les portes de son chez-soi, « très souvent, symboliquement, on a envie d’enlever les vêtements de la ville et de revêtir un vieux vêtement, un jogging un peu avachi : c’est pour se sentir bien. On n’est plus sous le regard des autres (…) Chez-soi, c’est la quête du bien-être qui est absolument essentielle.17 ». Les contraintes de l’extérieur disparaissent, pour laisser place à un lieu de relâchement et de réconfort, où il n’est plus nécessaire d’être à l’affût du moindre élément extérieur.

20

Le chez-soi, en tant que simple refuge, ne nécessiterait pourtant pas d’attention particulière à l’esthétisme. Tant que l’abri est chaud, confortable, qu’il protège des intempéries et des agents extérieurs, l’abri est réussi. Pourtant, depuis quelques centaines d’années, l’abri, le chez-soi, est investi par son habitant. Celui-ci y consacre du temps, de l’énergie, le transforme en investissement. Aujourd’hui, le chez-soi est support de mémoire, de temporalité, de l’amour qu’il a pu abriter. Comment cet abri a-t-il bien pu se transformer en un lieu si important, si chargé de souvenirs et d’attentions, si fondamental qu’il en devient unique pour son habitant ?

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.19

16

Pascal Dreyer, Entretien avec Jean-Claude Kaufmann, sociologue, La question du bien-être total chez soi, Leroy Merlin Source, 2015

17


Pour comprendre cette évolution, il est nécessaire de s’attarder sur une période décisive dans l’évolution occidentale de l’habiter. Celle-ci se fait en parallèle de l’évolution de la notion même de vie privée et d’intimité. En effet, « du milieu du Moyen Âge à la fin du XVIIe siècle, vie privée et intimité se confondaient avec la vie collective.18 ». Jusqu’au XVIIe siècle, la maison ne rime pas forcément avec foyer confortable et réconfortant. Souvent insalubre, l’habitat n’est pas réservé uniquement à la famille ; espaces de travail, ateliers et boutiques se trouvent entre les mêmes murs. Les apprentis, les domestiques et autres auxiliaires à la famille vivent avec celle-ci. Bien souvent, les familles dorment dans une seule et unique pièce, qui, au matin, se transforme en salle à manger. Les fonctions sont entremêlées dans l’espace domestique, et la frontière entre vie privée et vie collective reste très floue : « Sous l’ancien régime, chacun savait ce qui se passait dans l’habitat de l’autre. C’est de là que viennent les commérages par exemple. Ces derniers permettaient le contrôle social des individus en étant les vecteurs d’une morale collective.19 ». Les notions de public et de privé sont à cette époque totalement renversées par rapport à l’époque actuelle. Là où, aujourd’hui, l’habitat est considéré comme le siège de la vie intime, elle constituait à cette époque un espace de passage et de côtoiement : Permanence du côtoiement des gens dans la rue, promiscuité, allées et venues et absence de privé dans la maison : la continuité entre la rue et la maison tient à l’exiguïté des logements, les demeures riches, peu nombreuses, faisant, bien sûr, exception. Ce qui ne peut être fait chez soi par manque de place est ainsi fait dehors, donnant à l’espace public une dimension fondamentale d’intimité et à l’espace privé un caractère public.20 Il faut attendre le tournant du XVIIe siècle pour constater des évolutions sociétales importantes qui entraînent avec elles une évolution des modes d’habiter. Ces évolutions s’articulent autour de la conception même de la vie privée et de l’intime. En effet, la notion d’intime, si importante aujourd’hui, est relativement récente. Dans le Dictionnaire de l’Habitat et du Logement, l’auteur décrit l’intime comme un élément qui « évoque le retrait, évoque en même temps le retour vers soi ou vers un cercle de proches, l’individuel, la conscience et la découverte du moi. L’intime introduit le sujet à une intériorité par rapport à soi 21 ».

18

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.15

19

Pascal Dreyer, Entretien avec Jean-Claude Kaufmann, sociologue, La question du bien-être total chez soi, Leroy Merlin Source, 2015

20

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.21

21

Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Ed. Armand Colin, 2002, p.68

21


Entre la fin du XVIe et le début du XIXe siècle, cette notion d’intimité apparaît progressivement dans les sociétés occidentales. Avec cette nouvelle façon de vivre la famille et l’individualité se développent des règles sociales nouvelles, qui gravitent autour du repli de la maison sur soi et sa famille, ainsi que sur l’ouverture de l’espace public pour la vie collective. Le développement de la notion d’hygiène contribue grandement au besoin naissant d’intimité et de repli. En effet, l’extérieur, ses décadences, l’insalubrité de l’espace public et la prépondérance de la pauvreté, qui entraîne avec elle un manque d’hygiène et une absence totale de raffinement pousse ceux qui y ont accès à se renfermer autour de leur propre cellule familiale, à redouter l’extérieur et à construire petit à petit une séparation sociale forte entre intérieur et extérieur.

L’espace domestique, théâtre d’une individualité naissante

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Désormais, la société qui entoure nos ancêtres n’est plus imposée, mais choisie. L’accès des familles bourgeoises à la propreté, au raffinement, à la découverte des arts et à l’oisiveté se démocratise et s’étend à des couches sociales inférieures. En se généralisant, ce modèle exclut alors peu à peu l’insalubrité, la promiscuité et le manque d’intimité. L’autre, l’inconnu, l’espace extérieur dégoûte, et il n’est alors plus question que de « se dérober au regard et au toucher d’autrui, constituer autour de soi un territoire qui soit exclusivement personnel, séparer son corps de celui des autres, instaurer de nouvelles normes de pudeur22 ». Se construisent peu à peu de nouveaux idéaux qui gravitent autour de la notion même d’intimité ; celle-ci induit notamment un retrait personnel autour de soi et de sa famille. C’est toute la façon de considérer l’individu qui se transforme radicalement jusqu’au début du XIXe siècle. Autrefois partie intégrante d’un tout, acteur anonyme d’une société collective, on assiste avec l’apparition de la notion d’intimité à celle d’individualité : « sociabilité élective, repli sur la famille et l’univers domestique, recherche de la solitude et retraite individuelle 23 » sont désormais les mots d’ordre de cette société qui évolue.

22

L’apparition des notions d’intimité et d’individualisme entraîne avec elle une profonde transformation des façons de concevoir la religion, la culture, la littérature. On assiste alors à de nouvelles formes de religion, qui « développent une piété intérieure - sans exclure, bien au contraire, d’autres formes collectives de la vie paroissiale24 ». La culture devient désormais une façon de revenir sur soi, mais aussi d’échanger avec autrui, au sein d’un système de sociabilité élective. Le retour sur soi se fait alors grâce à de nouvelles façons d’appréhender les arts ; « examens de conscience, méditation solitaire, journal

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.24-34

22

Ibid.

23

Ibid.

24


intime se constituent en sphères privées25 ». Les romans épistolaires, les ouvrages relatant des expériences personnelles, l’utilisation d’un journal intime consignant les journées, les aspirations et les sentiments de son propriétaire se développent, donnant à l’individu une importance qu’il n’avait jusqu’alors jamais revêtue. Désormais, sa parole, ses écrits sont écoutés, lus, admirés. L’individu en tant que tel devient intéressant ; sa parole compte dans la société. Parallèlement, la sociabilité élective, ou l’« association avec des individus ou des groupes librement choisis26 » permet d’échanger avec autrui, de partager ses idées et ses positionnements par rapport à la société d’une part, et à la culture de l’autre. Ces échanges se font avec des individus partageant ce goût nouveau des arts et de la culture, et qui partagent une « parenté de pensée et l’art de la conversation, qui participe à la constitution d’une nouvelle sphère publique où s’échangent les idées, se forment les opinions en matière de philosophie, d’art et de littérature, où s’exprime le goût des gens cultivés.27 ». C’est autour de l’espace domestique que se crée ce repli, qu’apparaît cette individualisation ; il n’est plus question de la maison comme lieu de travail, comme lieu de passage, où tout un chacun rentre comme dans un moulin. Désormais, la maison est le théâtre de l’intimité personnelle et familiale, et « fait l’objet d’un intense investissement affectif qui s’affirme comme l’autre face du sentiment de la famille.28 ». Le privé et l’intimité sont désormais considérés comme un droit, et non plus comme un privilège. Le respect de cette intimité est exigé, et ses transgressions sont considérées comme une atteinte à sa propre intégrité, à ses droits fondamentaux, et se vit comme un véritable affront. Ce basculement fonde la conception même du chez-soi tel que nous le connaissons aujourd’hui. Autrefois espace purement fonctionnel, répondant aux besoins primaires de son habitant, le chez-soi se transforme petit à petit en un lieu vivant ; c’est en son sein que se font les échanges, que se bâtissent les opinions et les idées, que se créent les liens familiaux et sociaux électifs et où se forgent les amitiés.

25

Ibid.

26

Ibid.

27

Ibid.

28

Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Ed. Armand Colin, 2002, p.68

23


Un renversement dans la manière de concevoir l’espace domestique Lieu d’inscription de la moralité naturelle de la famille, la maison devient au XIXe siècle objet investi de valeurs morales et politiques. Sa localisation, sa forme, les matériaux dont elle est bâtie, sa distribution intérieure, les objets qui l’habitent, son entretien, tout cela devient lourd de significations.29 Petit à petit, l’habitat lui-même se transforme ; ses espaces dits « sales », comme la cuisine, la salle de bain et les espaces fonctionnels, se retrouvent relégués au fond de l’habitation. Tout ce qui a attrait au manque d’hygiène doit être caché, supprimé au regard d’autrui. Les espaces plus nobles, comme le salon et la salle à manger, deviennent des espaces de représentation. Par leur biais, le visiteur autorisé à pénétrer dans la maison doit déceler le bon goût et le raffinement de ses hôtes. Le bon goût devient d’ailleurs une composante importante au sein de cette société qui évolue, et avec elle, la façon d’appréhender son logement se transforme. L’intérieur, qui peut être considéré comme « le territoire « naturel » de l’exercice du goût30 » acquiert désormais la lourde responsabilité de représenter le raffinement et la noblesse de pensée de son habitant, de montrer aux invités et aux visiteurs à quel point ceux-ci sont cultivés.

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

La manière même de concevoir le logement change elle aussi. Les pièces en enfilade, autrefois présentes dans la majorité des logements, disparaissent ; s’opère alors une dissociation des espaces de circulations avec les pièces principales du logement. Cette nouvelle répartition des espaces domestiques entraîne alors un plus grand respect de l’intimité ; on n’est plus obligé de passer par une pièce pour accéder à une autre. Les enfants ne dorment plus avec les parents, mais possèdent leur chambre personnelle ; les employés de maison vivent désormais dans des locaux séparés, opérant une distinction forte entre la famille nucléaire et les individus qui gravitent autour de celle-ci. Avec ces nouvelles conceptions apparaît un rapport nouveau à la lumière ainsi qu’au confort, avec notamment la distribution du chauffage dans toutes les pièces. Entremêlées, espace et intimité se transforment en « une nouvelle conception du corps et de la pudeur.31 ».

24

Ces évolutions sociétales et individuelles, qui connaissent leurs transformations les plus profondes du XVIe au XIXe siècle, ont radicalement changé la façon de percevoir et de concevoir l’espace domestique ; « le lieu de la protection de la vie individuelle, c’est le chez soi. Le « chez » ne désigne pas seulement le domicile et l’adresse, c’est la base de la construction du soi, le soi individuel ou le soi collectif de la famille.32 ». Théâtre d’un investissement personnel de plus en plus important, le chez-soi commence à être revêtu de significations individuelles et familiales ; il devient un espace qui n’a de sens que pour soi et sa famille, « le champ de l’exercice d’une forme de liberté33 ». L’individu devient

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.40-41

29

Ibid., p.32

30

Ibid.

31

Pascal Dreyer, Entretien avec Jean-Claude Kaufmann, sociologue, La question du bien-être total chez soi, Leroy Merlin Source, 2015

32

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.118

33


maître au sein de son espace domestique, il est sa forteresse, une bulle de protection envers l’extérieur et ce qui l’entoure, tout en devenant un espace lourd de sens, dans lequel chaque action, chaque décision, renvoie à la personnalité de celui qui l’habite. Ces transformations vont se généraliser au cours des siècles suivants, et ce jusqu’à nos jours. Au XXe siècle, cette nouvelle manière d’habiter, qui considère l’espace domestique comme théâtre de l’intimité et de l’individualité ainsi que de droit à la vie privée et familiale, se généralise à l’ensemble de la population des sociétés occidentales industrialisées. Autrefois réservée aux classes supérieures, ces privilèges de la vie quotidienne deviennent alors une généralité, une manière d’habiter nouvelle qui fait unanimité. Cette généralisation s’opère au tournant des années soixante. L’émergence de la notion de «chez-soi» se fait alors en parallèle de l’apparition du sentiment de la maison, autour de la transformation de la dichotomie entre le public et le privé. L’habitation et le droit au logement deviennent des enjeux sociaux majeurs, qui perdurent aujourd’hui encore ; avoir un chez-soi, une habitation salubre et réconfortante, devient un droit fondamental.

25


01.2

Évolution des modes de consommation autour de l’habitat À cette évolution de la façon d’appréhender l’espace domestique coïncide une évolution dans les modes de consommation autour de l’habitat. En effet, l’intérêt grandissant pour le chez-soi et sa construction induisent la genèse des arts domestiques, et font de la construction et de l’entretien du foyer une préoccupation fondamentale à l’aube du XIXe siècle, qui amènera petit à petit à l’engouement d’aujourd’hui autour de l’entretien et de l’aménagement intérieur du logement. Nous ferons dans cette partie un bref retour historique sur les transformations autour des manières de consommer autour de l’habitat, des premières pages de magazines dédiées à la décoration à la pluralité des enseignes spécialisées que nous connaissons aujourd’hui.

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Dans notre société actuelle, la décoration et l’aménagement de l’espace domestique, du chez-soi, ont pris une place prépondérante. Dans un article de Les Echos daté du 31 mai 2017, la décoration est qualifiée comme « un succès et une passion française34 » ; selon une étude de Harris Interactive datée de 2012, « la décoration occupe une place en forte croissance dans le quotidien des Français et ces derniers sont aujourd’hui 77% à se déclarer intéressés par cette activité35 ». Cet engouement très important pour la décoration et l’aménagement intérieur de la part des français s’inscrit dans la longue évolution du rapport entre l’habitant et son espace domestique, qu’il façonne à sa manière dans la création d’un véritable chez-soi. Cet attrait pour les arts de l’intérieur devient une activité à part entière qui permet à chacun d’exprimer son individualité au travers de son logement ; la logique d’aménagement et d’entretien du chez-soi ne répond alors plus simplement à des besoins primaires ou à une fonctionnalité pure, mais se revêt de nouvelles significations.

26

Des évolutions sociétales autour de l’habiter qui prennent leur racine au XVIe siècle à l’implication quasiment systématique des habitants dans l’aménagement de leur intérieur dans notre société actuelle, le rapport au chez-soi n’a cessé de se transformer de concert avec la société dans laquelle il s’inscrit. Afin de comprendre la nature de ces évolutions, il est nécessaire de revenir sur les transformations des modes de consommation autour de l’habitat au cours du siècle dernier.

Didier Granilic, «Décoration : cette passion française qui résiste à la crise», Les Echos, publié le 31.05.17 [consulté le 24.11.19], www.lesechos.fr

34

Les Français et la décoration : Internet, première source d’information, Etude Harris Interactive pour M6 web, février 2012

35


Une vaste campagne de publicité autour des thèmes de l’espace domestique Le XIXe siècle a connu un essor fulgurant quant aux modes de consommation ; « L’augmentation des revenus et du niveau de vie sont évidemment à placer au premier rang des causes du développement de la consommation, comme le reflux du religieux : on souhaite être bien sur la Terre, avant de peut-être l’être au ciel. 36 ». Cette recherche du bien-être passe alors en grande partie par l’implication dans la vie domestique ainsi que par les moyens déployés pour faire du logement un véritable foyer, théâtre du développement de la famille et de la vie quotidienne. D’un droit, cet engagement fort dans la création du chez-soi est devenu, à l’aube du XXe siècle, un devoir dont il revient à la femme du foyer toute la responsabilité. Là où l’homme se doit de dispenser à sa famille les revenus financiers et le niveau de vie, la femme, quant à elle, se voit assigner la lourde tâche de transformer la maison en foyer bienveillant et accueillant, où l’ensemble de la famille se sentira le mieux possible. Autour de cette idée du foyer familial se développe une large promotion des arts ménagers, à destination principale de la femme. Cette publicité autour de la sphère domestique passe notamment par la création du Salon des Arts Ménagers, qui, inauguré en 1923, présentera chaque année à Paris les dernières innovations en matières d’équipements autour du thème de l’habitation, et ce pendant plus de cinquante ans. Selon Martine Segalen et Beatrix le Wita, le Salon des Arts Ménagers assume durant ces années « l’oeuvre d’inculcation de principes, de respect par les ménagères de normes, d’intériorisation de canons esthétiques, mais aussi d’acquisition de nouveautés. 37 ». Chaque année, le Salon connaît un succès grandissant, jusqu’à atteindre un million de visiteurs en 1950, année de l’apogée de cette exposition. Les médias participent également à cette vaste sensibilisation des Français autour des questions de la vie domestique et quotidienne ; c’est en 1936 qu’apparaît la première page de décoration dans le journal Femmes d’Aujourd’hui. S’occuper de son foyer ne relève plus seulement des tâches ménagères : « Au-delà de la propreté, la société moderne impose l’art de décorer, bricoler, transformer et utiliser l’espace au mieux. 38 ». La décoration devient une « activité qui constitue désormais et jusqu’à nos jours une nouvelle branche du savoir domestique. 39 ».

36

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.18

37

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.127

38

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.45

39

Ibid.

27


LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI 28

Publicités pour le Salon des Arts Ménagers de 1956

Fig.1

de gauche à droite et de bas en haut : publicités Saint-Sabin de Pierre Roche, Louis Baillon, Charron pour Joseph-André Motte, publicités Ducal, Jacques Hitier, Jacque Gillen pour Maxime Old


Vers une généralisation de l’engouement autour de l’habiter À la publicité générée par les médias et, en grande partie, par le Salon des Arts Ménagers s’ajoute une transformation des modes de consommation. L’apparition des Grands Magasins au XIXe siècle marque un tournant dans la société et ouvre à de nouvelles façons de produire, de vendre et de consommer. Les Grands Magasins, « qui sont alors nouveaux et qui révolutionnent non seulement la conception même du commerce de détail, mais le rapport aux objets et à la maison, deviennent aussi le territoire d’étalage des comportements consommatoires. 40 ». Désormais, les produits relatifs à la création et à l’entretien du foyer sont plus accessibles, moins onéreux, et se déclinent en une multitude de choix divers et variés. Il faut cependant noter que ces nouvelles façons de consommer ne remplacent pas les précédentes : « Il n’y a pas eu de rupture d’ailleurs précisément d’un modèle à l’autre et il faut bien se garder d’opposer à un type de consommation qui serait traditionnel/stable, un type qui serait style de vie moderne / dynamique. 41 ». C’est dans un entremêlement entre traditions et innovations que s’est transformée notre manière d’appréhender notre espace domestique, ainsi que notre façon de consommer autour de cette thématique. Le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale marque un nouveau tournant dans la conception même du chez-soi ; L’accroissement du travail féminin, l’augmentation du temps libre et l’autonomie inter-individuelle de plus en plus grands à l’intérieur d’un même logement modifient fortement l’usage temporel du logement - aussi les nouveaux objets techniques proposés sur le marché ne visent-ils plus tant à économiser le temps de l’utilisateur (…) qu’à lui faire dépenser son temps libre à la maison (…). Il y a derrière une telle évolution un bouleversement de la notion de chezsoi qui repose sur de nouvelles formes d’appropriation. 42 Le rôle prépondérant de la femme au sein du foyer, sa responsabilité dans la création d’un chez-soi confortable pour la famille, se transforme doucement et se délègue au fur et à mesure aux autres personnes vivant dans le foyer. Désormais, la mise en place de celui-ci devient une « création familiale 43 », pour reprendre les termes de Martine Ségalen et de Beatrix Le Witta.

40

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.47

41

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.21

42

Amphoux, Pascal and Lorenza Mondada. “Le chez-soi dans tous les sens.” Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, p.125-150, p.144

43

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.21

29


À partir de cette période, le marché autour de l’espace domestique et de la décoration n’aura de cesse d’évoluer, et de constamment proposer une variété nouvelle d’éléments relatifs à ces thèmes : « en 1953, le secteur des objets domestiques (…) recouvrait les objets pour assurer l’alimentation, pour se chauffer, se vêtir, ainsi que les meubles de rangement et les sièges, les lits. Un tel secteur explose aujourd’hui en une multitude de sous-spécialités, notamment tout ce qui concerne la cuisine et la toilette tandis que des meubles inconnus alors se sont multipliés.44 ». Dans cette multiplication de l’offre, se dégage une liberté nouvelle. La création du chez-soi, son entretien, les éléments qui le composent, ne sont plus dictés par des médias tels que le Salon des Arts Ménagers, qui perd d’ailleurs en popularité à l’aube des années soixante ; chacun est désormais « non seulement libre, mais encouragé à donner cours à son imagination, à sa créativité ; le style remplacerait le goût, car le style est un bon révélateur de soi-même. 45 ». Cette liberté nouvelle nous renvoie à un questionnement formulé par Martine Segalen et Beatrix Le Witta : « Serait-on passé d’une société de normes à une société de choix ? 46 ».

Consommer autour de l’habitat aujourd’hui ; une offre toujours plus importante Aujourd’hui, l’engouement autour du chez-soi, de l’aménagement et de la décoration est devenu très important. Quatre-vingt ans après la première page de décoration dans Femmes d’Aujourd’hui, la presse décoration est devenue très diversifiée ; avec près d’une soixantaines de magazines dédiés différents, la décoration et l’aménagement du chez-soi sont devenus un véritable art de vivre. Mais la presse est loin d’être le seul média à s’être emparé de ce thème ; bon nombre d’émissions télévisées à travers le monde se sont concentrées sur le sujet. Visites d’intérieurs, intervention de décorateurs dans des foyers de particuliers, suivi de travaux de familles qui se sont lancées dans les aventures de la construction ou de la réhabilitation, la construction de la maison et du chez-soi est un sujet qui intéresse, aujourd’hui plus que jamais.

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Dans la continuité de ce que les Grands Magasins ont pu offrir dès le XIXe siècle en terme de consommation autour de l’habitat, les enseignes dédiées à la décoration et à l’ameublement se démultiplient. Des sous-spécialités apparaissent, offrant de plus en plus de choix aux consommateurs ; d’autres enseignes font le pari de proposer aux acheteurs des produits à moindre coût pour la maison, faisant de la décoration et de la construction du chez-soi une activité à part entière, disponible pour tous, de plus en plus facilement.

30

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.49

44

Ibid.

45

Ibid.

46


Cette variété dans les choix et dans les prix des produits conçernant l’espace domestique permet de démocratiser et de populariser l’aménagement et l’entretien du chez-soi. Sans distinction de génération ou de classes sociales, l’aménagement et la décoration sont désormais accessible à tous. Cet engouement autour de l’espace domestique se généralise à l’ensemble de la population, et en particulier aux jeunes habitants, pour qui les dépenses en matière d’aménagement et d’entretien du logement représentent un cinquième de leur revenu moyen mensuel. Plus généralement, les 18-25 ans dépensent moitié moins que les 35-55 ans 47 dans les biens de consommation liés à l’habitat, pour un revenu mensuel bien souvent nettement inférieur. On remarque donc que l’accès à l’ameublement et à la décoration, de plus en plus facilité pour les jeunes, éveille leur intérêt autour des thèmes liés à l’espace domestique. Certaines enseignes ont bien compris l’enjeu du chez-soi, et l’utilisent à des fins publicitaires, notamment avec Une vie à construire, spot publicitaire proposé par l’enseigne de bricolage Leroy Merlin qui énonce « On ne construit pas simplement sa maison, c’est avec elle que l’on se construit. 48 ». D’après un article dans Les Echos basé sur une étude Harris Interactive, « Le secteur génère, selon les estimations, entre 16 et 24 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Avec une croissance annuelle comprise entre 3 % et 5 % 49 », représentant pour les français un budget moyen annuel de près de 2000 euros. Avec les remises en question environnementales actuelles autour des questions de la sur-consommation et de l’obsolescence, de plus en plus de façons alternatives de consommer apparaissent. La démocratisation de la seconde-main, de l’échange, ou même de la location participe grandement à la mise à disposition de la décoration et de l’ameublement pour tous. La diversité des façons de consommer ainsi que celle des biens mis à disposition engendre une démocratisation de ce qu’étaient autrefois les arts ménagers. Désormais, chacun est libre d’exprimer sa créativité, sa façon de vivre, ses aspirations quant à la vie quotidienne et au foyer idéal.

47

Les principales ressources des 18-24 ans, Premiers résultats de l’enquête nationale sur les ressources des jeunes, INSEE Première, juin 2016

48

Nicolaï Fuglsig, Une vie à construire, produit par BETC pour Leroy Merlin, 1’31’’, 2019

49

Didier Granilic, «Décoration : cette passion française qui résiste à la crise», Les Echos, publié le 31.05.17 [consulté le 24.11.19], www.lesechos.fr

31


01.3

Le projet du chez-soi : entre investissement personnel et significations En constante évolution, la notion de chez-soi est donc la résultante de la naissance des notions d’intimité et d’individualité, ainsi que des transformations autour des modes de consommations qui, au fil des siècles, ont mené à un attrait important pour l’aménagement, la décoration et l’entretien du logement. Ces évolutions ne permettent néanmoins pas à elles-seules à expliciter ce qui fait d’un espace un chez-soi. Espace sécuritaire, territoire approprié et appropriable, théâtre du quotidien, le chez-soi se décompose en plusieurs facettes qui, ensemble, participent au sentiment d’être chez-soi. Dans cette partie, nous tenterons d’expliciter ces différentes dimensions du chez-soi, qui devient bien souvent un véritable projet à part entière. Stabilité et sécurité, le sentiment d’être chez-soi

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

La fonction primitive de l’habitat, est, comme nous l’avons dit, celle d’abriter, de protéger son habitant contre les menaces extérieures de toutes natures. En ce sens, habiter signifierait avoir un toit au dessus de la tête et quatre murs autour de soi, un refuge permettant de se dissocier de l’extérieur, de se protéger de l’autre. Lorsque, aujourd’hui, nous posons notre regard sur l’abri des premiers Hommes, il va sans dire que la sécurité du dispositif ne semble pas être la première de nos réflexions. Cette sécurité ne demande pas de justification, mais s’exprime par un sentiment intériorisé. L’intérieur chaud, réconfortant, sécuritaire, est, dans le langage courant, souvent qualifié de « nid » ; pourtant, « le nid, nous le savons bien, est précaire, et cependant il déclenche en nous une rêverie de la sécurité. 50 ».

32

Siège du repli, de la sécurité et de la rupture avec l’extérieur, le chez-soi en appelle à nos instincts les plus primitifs, voire à des instincts animaux ; celui-ci « recouvrirait la notion de territoire, au sens animal d’un espace strictement délimité et défendu, dans lequel l’intrus ne peut pénétrer autrement que par violation 51 ». En ce sens, construire le chez-soi reviendrait à « prendre possession d’un lieu où l’on ne manque de rien, s’y calfeutrer tel un écureuil dans le creux d’un arbre avec sa provision de noisettes 52 ».

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.74

50

Amphoux, Pascal and Lorenza Mondada. “Le chez-soi dans tous les sens.” Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, pp.125-150, p.139

51

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.121

52


1

Note de bas de page

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Note de bas de page

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Note de bas de page

1

Note de bas de page

Fig. 2

Photographie de plan issue du film de Gaspar Noé (Réalisateur). Enter the Void, Wild Bunch Distribution, 2009, 161 minutes

33


Au delà de la seule fonction d’abriter, les évolutions sociétales des siècles passés ont ajouté à l’espace domestique la fonction de lieu de l’intime. Le retrait par rapport à l’extérieur n’est alors plus seulement d’ordre sécuritaire, mais permet également de se recentrer sur soi, de revendiquer la privacité et l’intimité qui sont devenus au fil du temps un droit plutôt qu’un privilège réservé aux classes bourgeoises. L’espace domestique est alors devenu un lieu à soi, un lieu pour soi. Souvent employé pour désigner l’espace domestique, le terme « intérieur » renvoie précisément à cette corrélation entre l’individu et l’espace dans lequel il évolue. Dans cette polysémie, l’intérieur « évoque ce qui a rapport au dedans, dans l’espace compris entre les limites d’une maison ou d’un corps. 53 ». L’habitat est donc abri, espace sécuritaire et lieu de l’expression de l’intime. Pourtant, le sentiment de se sentir pleinement chez soi semble demander encore plus que ces fonctions primitives et historiques. Dans le Dictionnaire de l’Habitat et du Logement 54, Perla Serfaty-Garzon définit le chez-soi comme une association de deux questions distinctes ; « celle de la maison, […] véhiculée par le mot « chez » qui dérive du nom latin « casa » » ainsi que « celle transmise par le pronom personnel « soi » qui renvoie à l’habitant, à sa maîtrise de son intérieur, mais aussi à sa manière subjective d’habiter ». Parler de chezsoi revient alors à parler de l’association de l’espace domestique et de l’habitant, où l’un exerce une incidence sur l’autre et inversement. Le terme « chez-soi » cumule également deux verbes qui le lient à la personne ; en effet, on peut tout à fait dire « avoir un chezsoi » et « être chez soi ».

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Cette dichotomie dans la façon même de verbaliser le chez-soi soulève la complexité du lien qui unit habitant et espace habité. Pour s’épanouir dans son lieu de vie, l’habitant doit donc prendre en main son espace, le faire sien, le modeler à sa façon et lui faire prendre la forme qui sera pour lui la plus juste, la plus adaptée : « à ces conditions seulement, un logement pourra, en plus de fournir un refuge, procurer un authentique sentiment d’habitat. 55 ». L’utilisation du terme sentiment lorsque l’on parle du chez-soi indique sa complexité, ainsi que la difficulté à quantifier et à relever les éléments qui permettent ce sentiment. Celui-ci est unique et propre à chaque habitant. De ce fait, les raisons de ce sentiment d’être chez-soi, de ce bien-être véhiculé par l’expérience même de l’habiter peuvent être multiples. Malgré le flou qui entoure cette notion, nous tenterons d’évoquer, de manière non exhaustive, les éléments qui peuvent mener à ce sentiment d’être chez-soi, à cet heureux appariement entre habitant et espace habité.

34

Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Ed. Armand Colin, 2002, p.68

53

Ibid.

54

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.37

55


Appropriation et marquage : transformer l’espace en un support de la personnalité Quelle indication l’expression « chez moi » nous donne-t-elle, dans la mesure où, en elle, la question de la maison se trouve déjà reliée à celle du soi […] ? N’est-ce pas tout d’abord qu’elle nous oriente vers une compréhension de la maison qui ne s’arrête pas à la sphère de l’avoir ou à la simple localisation, mais l’envisage en rapport à la constitution même d’une identité personnelle ? 56 En tant qu’abri, le chez-soi protège, écarte l’habitant du monde extérieur, suscite un profond sentiment de sécurité. Lieu de l’intime, il permet à son habitant de s’épanouir en tant qu’individu, de laisser libre cours à ses envies et à ses aspirations personnelles. Le chez-soi pose la question du soi, suggère une relation entre espace habité et habitant ; celui-ci le modèle, le façonne à sa manière dans le but de se créer un espace répondant parfaitement à ses besoins, aussi uniques soient-ils. Refuge identitaire, le chez-soi prodigue un lieu où l’on se retire, où l’on se repose, où l’on oublie la frénésie du reste du monde. Le chez-soi, dans sa nature, est l’espace où l’on peut être soi-même, et baisser la garde par rapport aux exigences sociales de l’extérieur ; en ce sens, il est l’espace où sont permis le retour sur soi, la réflexion, la construction identitaire. Choisir de rester chez soi plutôt que de sortir peut parfois sembler être un rejet du monde extérieur, un renfermement, un refus vis-à-vis de la sociabilité ; pourtant, cela permet de se recentrer, de se ressourcer et de se recueillir avec soi même pour mieux évoluer dans le monde. Être chez soi, « ce n’est pas un état productif, ou pas toujours, mais c’est un état fécond, et même vital, qui permet la respiration de l’être, son ancrage dans le monde. 57 ». Ce retrait dans l’espace domestique ne représente pas non plus un retrait total par rapport au monde ; celui-ci permet de se comprendre soi-même, avant de pouvoir comprendre ce qui nous entoure. Cette compréhension personnelle de soi est d’autant plus importante lorsque l’habitant est jeune, et qu’il fait ses premiers pas dans la vie d’adulte. C’est bien à cette période de la vie que les enjeux de construction identitaire sont les plus importants, puisqu’ils préfigurent la personnalité future de l’individu. Ce lien fort entre espace du chez-soi et construction identitaire se tisse au fur et à mesure que l’habitant investit son logement, qu’il se l’approprie. Cette appropriation peut être considérée comme le premier versant de l’investissement personnel de l’habitant sur son espace de vie ; elle sous-entend le processus de familiarisation et de personnalisation de l’espace par le sujet. Le chez-soi ne devient pas parfait miroir de son

56

M. Villela-Petit, «Le chez-soi : espace et identité» in Architecture et comportement, Vol. 5, n° 2,p. 127133, 1989, p.128

57

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.28

35


habitant du jour au lendemain ; l’appropriation prend du temps, est lente mais ponctuée de gestes minuscules, parfois réfléchie, parfois spontanée. Celle-ci vise à « rendre propre quelque chose, c’est-à-dire de l’adapter à soi et, ainsi, de transformer cette chose en un support de l’expression de soi. 58 », et traduit « un objectif d’harmonie, un heureux appariement entre deux objets ou deux actions, ou entre un sujet et un objet. 59 ». Ainsi, c’est par cette adaptation à soi, cette justesse naturelle dans l’appariement entre sujet et objet que l’appropriation du logement transforme l’espace, le fait muter, le modèle selon une forme unique et très personnelle. Ce caractère unique de l’appropriation est très bien portrayé par le photographe Menno Aden dans sa série Room Portraits (Figure 3). S’approprier un espace ne veut pas forcément dire y amener des transformations drastiques, y apporter des touches évidentes de sa personnalité ; au-delà de l’aspect matériel, l’appropriation peut être faite dans des gestes infimes, et parfois dans l’image même que nous nous faisons de notre espace : « C’est en reconstruisant mentalement son lieu d’habitation, […] que l’individu parvient à s’y identifier. 60 ».

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

L’investissement de l’habitant au sein de l’espace qu’il pratique quotidiennement est lourde de sens. Chaque action, chaque geste que l’on peut trouver dans la quête d’un chez-soi qui nous est agréable et qui nous ressemble correspond à une infime partie de notre conscience individuelle que nous projettons sur notre espace privé. En ce sens, le chez-soi devient support spatialisé de l’identité, lieu où s’exprime la créativité et la personnalité, chaque jour et dans chaque geste ; « prolongement de la personne sur le plan mental et symbolique, l’habitat suscite logiquement un très vif désir d’identification. 61 ». La façon dont l’habitant s’approprie son espace participe à la création de son identité, lui donne un support sur lequel s’exprimer quotidiennement. Le chez-soi se construit et évolue de concert avec son habitant. En effet, « chacun sait que le moindre logement dévoile la personnalité de son occupant. Même une chambre d’hôtel anonyme en dit long sur son hôte de passage au bout de quelques heures. 62 ».

36

Il convient néanmoins de souligner que l’investissement de soi dans l’espace domestique n’est pas un automatisme. Le chez-soi en tant que lieu où l’on se sent bien, en sécurité, en accord avec nous-même, peut parfois être un espace tout autre qu’un logement. C’est le sentiment d’appartenir à un espace, et que celui-ci nous appartienne en retour, sur le plan émotionnel et non pas juridique, qui fonde le sentiment du chezsoi. Fortement attaché à la personnalité individuelle, le chez-soi est alors unique, et peut prendre des formes très variées ; ainsi, l’individu peut se sentir chez lui « au quotidien ou en voyage, dans une demeure, à une table de café ou au bout d’un chemin […], à l’autre bout du monde, mais aussi se sentir étranger dans ses propres meubles. 63 ».

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.89

58

Ibid.

59

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.20-38

60

Ibid.

61

Certeau M., L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, Paris, 10/18, 1980

62

Amphoux, Pascal and Lorenza Mondada. “Le chez-soi dans tous les sens.” Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, pp.125-150, p.140

63


Ces chez-soi alternatifs ne représentent néanmoins pas la majorité des cas. Fortement sédentarisées, les sociétés occidentales tendent vers un modèle où l’individu possède un point de repère, un espace donné dans le temps et l’espace qui incite au refuge ; « si, pour se comprendre, l’homme a besoin de savoir d’où il vient et où il va, il ne pourra déployer sa réflexion qu’après s’être situé, qu’après avoir délimité le lieu de son être. 64 ».

Le chez-soi, lieu du quotidien et du familier Le lien qui unit l’habitant à son espace domestique ne relève en rien d’actes héroïques ou mobilisant des ressources extrêmes ; elle est, comme le souligne Perla Serfaty-Garzon, « L’activité créatrice des pratiquants de l’ordinaire 65 ». Ce lien entre habitant et espace habité se construit dans l’investissement quotidien de l’habitant, dans ses gestes de tous les jours. La maison, comme le nid, dit le proverbe, se construit petit à petit, et ne cesse de se transformer : « son entretien, sa mise en ordre et en décor, les bricolages et les rénovations dont elle est l’objet, tout cela, qui est courant et familier, représente pour beaucoup l’essence même de la maison. 66 ». L’identité personnelle de l’habitant se révèle dans ses gestes quotidiens qui traduisent sa façon d’habiter, et par extension, sa façon d’appréhender le monde qui l’entoure. Par sa façon de vivre le quotidien, l’habitant transpose sur son espace un modèle unique qui participe à la construction du chez-soi et renvoie à l’idée de celui-ci en tant que prolongement de l’individu. Ces gestes quotidiens induisent une animation constante de l’espace habité, qui devient de ce fait un espace toujours en mouvement, « un mouvement intérieur qui fonde l’attachement au chez-soi. Loin de se réduire à une expérience statique de l’enracinement, elle [la maison] représente un dynamisme, un mouvement vers plus d’être. 67 ». Le chez-soi est donc en constante mouvance. Cette évolution est ponctuellement marquée des moments importants de la vie de l’habitant. « Périodes de passage fondamentales 68 », les transitions entre deux situations habitantes rythment la vie personnelle de celui-ci, et participent à sa construction identitaire. Ces transitions définissent le parcours résidentiel de chacun et, si on peut bien souvent y trouver des similitudes, sont uniques et propres à chaque habitant, et donnent une impulsion, qu’elle soit positive ou négative, à la construction du chez-soi. La transition entre le domicile familial et les premier logements autonomes étant l’une des premières transitions habitantes, elle peut représenter les prémices d’une construction individuelle allant de pair avec la construction du chez-soi, dans une logique de découverte d’une autonomie habitante nouvelle.

64

Certeau M., L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, Paris, 10/18, 1980

65

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.131

66

Ibid., p.11

67

Ibid.

68

Dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005, p.11

37


LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI 38 Fig. 3

M.Adden, Room Portraits , 2013 [mennoaden.com]


39


Le chez-soi est également l’espace qui suggère la temporalité ; si la construction du chez-soi se fait en parallèle avec la construction identitaire de l’habitant, les évènements forts de la vie de celui-ci se retrouvent dans son espace quotidien. Le chez-soi devient ainsi un lieu d’inscription de la mémoire, tout en permettant la projection du futur : « Pour permettre à son occupant de s’y sentir bien (dimension du présent) et d’envisager d’y rester à plus ou moins long terme (futur), le lieu de vie doit également renfermer une part d’histoire (passé), sur laquelle l’imagination peut prendre appui. 69 ». La présence d’éléments qui rappellent le passé, le souvenir, les évènements forts de la vie de ou des habitant(s) facilitent l’ancrage au chez-soi, apportant une familiarité réconfortante. « Que l’on vive ou non au même endroit que ses ascendants, l’habitation relie à la généalogie à travers sa dimension muséale. 70 ». Les photographies encadrées des membres disparus de la famille, les dessins des enfants sur le réfrigérateur, les objets acquis lors de voyages ou d’occasions spéciales servent alors de fil conducteur dans la vie de l’individu, qui marque son parcours de manière physique dans son espace de tous les jours afin d’entretenir la mémoire, tout en gardant une place pour se projeter dans le futur.

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Pour le jeune habitant, cette dimension de mémoire peut représenter une impulsion, ou au contraire un frein à la construction des premiers chez-soi en autonomie, en permettant de conserver des rapports familiers dans une nouvelle expérience habitante. Poussée à son paroxysme, cette incrustation de la mémoire dans l’espace domestique peut devenir envahissante et empêcher d’avancer, la construction du chez-soi se basant alors sur le passé et la nostalgie, et empêchant un futur de trouver sa place.

40

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.39

69

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.86

70


41


01.4

Les objets : vecteurs d’un chez-soi identitaire ? Le chez-soi est donc un espace de la temporalité et de la mémoire, qui permet à l’habitant de se situer dans le monde, ainsi que par rapport à son histoire et à ses proches. Au quotidien, cette construction habitante et identitaire passe par la mise en place des objets appartenant à l’habitant, qu’il s’agissent de transmissions par les ancêtres ou les parents, de cadeaux de proches ou d’acquisitions personnelles. Le mise en place de tous ces objets créent ce que l’on appellera un « système d’objets 71 » unique et propre à son habitant. Ce système d’objets fait partie intégrante de l’espace domestique, plus encore, participe à sa transformation en un espace personnalisé. Ameublement, décoration et objets du quotidien peuvent donc être considérés comme les réceptacles de la temporalité et de la mémoire liées à l’habitant. Les objets au sein d’un système ; éléments de langage du chez-soi

Habiter n’est pas seulement une question d’espace intérieur, c’est aussi une question de mobilier, de tissus d’ameublement et de décoration. C’est exprimer toute une série de valeurs, jusque dans le moindre recoin de la maison 72

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Afin d’aborder la question des objets dans la construction du chez-soi, il convient tantôt de considérer ceux-ci individuellement, tantôt de considérer l’objet faisant partie intégrante d’un tout, d’un système d’objets composé de tous les éléments que l’habitant introduit dans son espace domestique. Pris individuellement, l’objet peut être conservé, et suivre l’individu dans une partie ou dans l’intégralité de son parcours habitant. Les objets, quels qu’ils soient, connaissent des cycles de vie très particuliers, souvent complexes : « ils s’exposent, se cachent, ressortent, restent en sursis à la lisière du rebut, deviennent déchets, sont donnés à d’autres sujets individuels ou collectifs, tandis que d’autres objets réapparaissent alors qu’on les avait oubliés 73 ».

42

Partie intégrante d’un système complexe au sein de l’habitat, l’objet devient alors composante d’un système ; ce système participe à la création du chez-soi, à sa cohérence, à son lien fort avec son habitant. Face à un éventuel déménagement, l’objet peut rester,

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.81

71

B. Collignon et de J.-F. Staszak (dir.), Espaces domestiques, Paris, Ed. Bréal, 2003, p.184

72

Ibid., p.232

73


mais le système sera irrémédiablement différent, marquant les évolutions de l’habitant, s’adaptant au nouvel espace domestique. Dans leur ouvrage Objet banal, objet social, interrogeant les relations aux objets en tant que relations sociales, les anthropologues Isabelle Garabuau-Moussaoui et Dominique Desjeux décrivent les objets mis en place par l’habitant dans son espace domestique au travers de quatre dimensions principales : utilitaire, statuaire, esthétique et affective : Dans la dimension utilitaire, essentiellement pratique, l’objet est considéré comme un instrument. Avec la dimension statutaire qui a pour fonction de signifier la différence ou l’appartenance sociale, sexuelle ou générationnelle, l’objet est un signe. Dans la dimension esthétique l’objet exprime la beauté. Pour la dimension affective qui exprime le lien avec les autres ou avec son propre vécu, l’objet possède surtout une fonction symbolique. 74 La dimension utilitaire de l’objet concerne sa fonctionnalité. L’objet en tant qu’élément fonctionnel se caractérise par le service qu’il pourra rendre à l’habitant ; dans l’espace domestique, beaucoup d’objets du quotidien répondent uniquement à cette dimension utilitaire. Ceux-ci sont au service de l’individu pour faciliter la vie quotidienne, répondre aux nécessités premières. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l’espace domestique est le lieu de la représentation. En effet, « Un lieu habité par la même personne pendant une certaine durée en dessine un portrait ressemblant, à partir des objets (présents ou absents) et des usages qu’ils supposent. 75 » . Le visiteur autorisé à entrer dans l’espace domestique se retrouve alors face à un portrait de son hôte ; en ce sens, l’intimité du chez-soi se comprend par le fait que celui-ci dévoile son habitant, et peut même parfois le trahir. Les jeunes habitants peuvent par exemple ressentir le besoin de re-configurer et réarranger leur logement avant la visite de leurs parents, dans le but de donner l’illusion d’une autonomie et d’un rythme de vie respectables. Certains objets peuvent alors permettre de contrôler cette représentation, en signifiant à travers eux des convictions, des idées, des appartenances. La mise en place de l’objet dans l’espace domestique devient alors un acte social. « En effet, les actions, gestes, manipulations, de l’objet entrent dans un contexte social, temporel, local, et possèdent des buts sociaux. 76 ». Avec cette dimension statuaire vient s’entremêler la dimension esthétique. En effet, l’esthétisme de l’objet en dit alors long sur le goût de son propriétaire, prouve son implication et sa justesse en matière d’aménagement et de décoration. Le bel objet participe à la représentation, et entendre « C’est beau,

74

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.81

75

Certeau M., L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, Paris, 10/18, 1980

76

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.10

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chez vous ! » se comprend comme un compliment assez flatteur. Entre personnalité propre et représentation, le chez-soi s’équilibre dans une dichotomie entre ce que l’habitant est vraiment, et l’image qu’il veut se donner de lui-même. Cette fonction représentative souligne encore une fois la corrélation forte entre le chez-soi et la personnalité même de l’habitant ; critiquez son intérieur, et c’est lui-même que vous critiquerez.

L’objet en tant que réceptacle de la mémoire ; entretenir le souvenir Quand je les regarde, ces natures mortes me replongent aussitôt, comme si je respirais un parfum, dans l’atmosphère d’une période de ma vie, dont ces décors se sont gorgés comme des éponges. 77 De par ce témoignage, Mona Chollet, journaliste et essayiste suisse, capture de manière très simple la dimension affective des objets. Au-delà de sa dimension physique, de son aspect esthétique ou fonctionnel, l’objet peut être vu comme un réceptacle neutre, dans lequel l’habitant viendra fixer sa mémoire, ses souvenirs, sa temporalité. L’objet est donc porteur de la mémoire, mémoire qui sera activée chez l’habitant lorsque celui-ci entrera en contact avec l’objet. Au-delà de la dimension de la mémoire, les objets sont « dépositaires des émotions de leur propriétaire. En effet, de nombreux objets du foyer gardent le souvenir d’une personne ou d’un évènement associé à leur acquisition. 78 ».

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Dans l’objet se déploie alors le contexte dans lequel il a été acquis ; s’en séparer peut se révéler être symbolique, rejeter une partie de son passé, oublier un moment difficile. A l’inverse, il peut être témoignage, rappel quotidien et symbole physique d’une émotion psychique. D’autre part, la valeur affective peut être très importante pour un objet « qui peut même n’avoir aucune valeur, ni pécuniaire, ni même esthétique. 79 ». Les peluches raccommodées de l’enfance et les objets rappelant l’adolescence peuvent par exemple devenir de véritables totems pour les jeunes habitants, alors que ces objets n’ont intrinsèquement aucune valeur, ni monétaire, ni esthétique. Les autres dimensions de l’objet disparaissent alors au profit de celle des émotions, de réceptacle de sentiments, de mémoire, d’affectivité. L’objet est « « porteur » au sens métaphorique du terme, de mémoire, c’est-à-dire que c’est en présence de l’objet que l’action, apprise, intériorisée, peut se produire. 80 ».

44

Lorsqu’un objet est transmis, au sein d’une famille par exemple, les anthropologues Isabelle Garabuau-Moussaoui et Dominique Desjeux parlent de « réchauffement affectif 81 ». Pour que l’objet vaille la peine d’être transmis entre une ou même plusieurs générations, il faut qu’il ait une valeur spécifique ; celle-ci peut, dans certains cas, être

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.86

77

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.169

78

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.34-36

79

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.12

80

Ibid.

81


simplement monétaire, et représenter un bel objet auquel on tient car il a de la valeur. Mais dans d’autres cas, c’est la valeur affective qui motive la transmission. Dans ce cas, la personne qui reçoit l’objet doit se l’approprier, composer avec la valeur affective déjà présente dans l’objet pour la faire sienne. L’ancien propriétaire de l’objet, l’ayant potentiellement possédé pendant une longue période de temps, a pu l’avoir oublié, l’avoir relégué dans un placard, avoir fait de la place pour des objets plus importants. Lorsqu’un objet tombe dans l’oubli, on parle de refroidissement. Le réchauffement par la personne qui reçoit l’objet signifie alors redonner à cet objet de l’importance, lui faire retrouver sa place dans un nouvel espace, au sein d’un nouveau système d’objets ; « Les objets sont recontextualisés et reçoivent de nouvelles significations. Ils sont interprétés et arrangés en de nouvelles compositions. 82 ». La dimension affective de l’objet prend racine dans son vécu ; un objet très banal de premier abord peut trouver sa dimension affective dans le fait que son propriétaire lui a trouvé suffisamment de qualités pour le conserver longtemps, ainsi que pour se donner la peine de le transmettre ; « Sans vécu le réchauffement est plus difficile. Mais c’est lui qui rend aussi difficile la séparation d’avec l’objet. 83 ». Cette valeur affective « se révélera encore plus forte si un objet représente le dernier lien avec des lieux et des êtres aimés, s’il condense en quelques centimètres et quelques grammes un monde perdu à jamais. 84». Par le biais de l’objet, on peut alors se souvenir de ses proches disparus, d’une autre vie, d’un autre temps. Mis en place dans l’espace domestique, il apporte chaleur et familiarité, et connecte l’habitant à son histoire, à son entourage. Si le temps est révolu, on en garde le souvenir, la preuve au sein de l’espace domestique, pour ne pas oublier, pour avoir toujours sous les yeux un témoignage d’un autre temps. Ces objets peuvent inspirer une familiarité rassurante, créer dans l’espace domestique un rappel stable et chaleureux qui permet alors d’aborder sereinement les prochaines étapes de la vie.

Le système d’objets en tant que topographie intime de l’individu Le système d’objets représente alors pour beaucoup l’identité de son propriétaire. Tout comme l’espace domestique, dont il fait partie intégrante, le système, composé de tous les objets choisis et mis en place par l’individu est en étroite corrélation avec l’identité de celui-ci ; identité que l’on veut montrer, ou identité dont on veut se souvenir, celui-ci participe pleinement à la construction du chez-soi et à la création d’un espace personnalisé et unique. Celui-ci se construit alors « par sédimentation mais aussi par érosion ainsi que le montre le lien des individus à leurs objets lorsque l’on peut analyser leur itinéraire biographique. 85 ».

82

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.169

83

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.89

84

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.34-36

85

Pascal Dreyer, Chantier « Chez-soi », Tentative de définition d’un lieu concret et immatériel, Paris, Leroy Merlin Source, compte rendu de la réunion du 12 janvier 2006

45


Il existe donc un lien fort entre l’habitant et ses objets au sein du chez-soi. Partie intégrante de celui-ci, les objets ont la particularité de pouvoir suivre l’individu dans son parcours habitant ; quand le logement vient à être quitté, les objets peuvent être conservés, réintroduits dans les nouveaux logements, et « servir de première pierre pour rebâtir ailleurs cette concrétion de leur identité, de son histoire, de ses aspirations, par laquelle on fait son trou dans le monde, par laquelle on ouvre les canaux entre passé et futur. 86 ». Ceux-ci créent une « topographie intime 87 » du logement pour l’habitant, sédimentant les étapes de sa vie, marquant la temporalité et la mémoire d’évènements marquants. Certains objets peuvent alors suivre un habitant toute une vie, gonflant leur importance dans la construction de son identité. Plus ces objets accompagnent l’habitant dans le temps, « plus il vous donne le sentiment de participer de votre identité, de la soutenir ; plus il vous donne le sentiment que votre environnement est vraiment le vôtre. 88 ». On peut alors s’aventurer à considérer que ce sont les objets, ou tout du moins le système d’objets mis en place par l’habitant, qui crée le sentiment du chez-soi ; après tout, le logement vide et neutre ne suscite pas le même sentiment d’appartenance que celui qui exprime toute la personnalité de son habitant. Ce sont ces objets qui peuvent permettre aux jeunes habitants d’investir leur logement, même si celui-ci est irrémédiablement voué à être quitté. Ils permettent au chez-soi de se construire dans une continuité forte, sans pour autant être totalement solidaires de l’espace dans lequel ils sont introduits.

LES TERRITOIRES DU CHEZ-SOI

Les objets, quels qu’ils soient, dans leurs dimensions variées et complémentaires, « deviennent partie intégrante de votre expérience vécue quotidienne, de votre identité et de votre histoire. En ce sens, le moi s’étend vers le monde des choses, et les choses à leur tour deviennent des habitantes du moi. 89 ».

46

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.34-36

86

Ibid.

87

Ibid.

88

Ibid.

89


47


02.

PARTIE

Appréhender la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes : vers une nouvelle expérience de l’habiter

48


Les trajectoires de vie individuelles et habitantes sont jalonnées par des périodes de transition que l’on pourrait définir comme des « périodes de passage fondamentales dans le cours de la vie de l’individu et auquel celui-ci doit s’ajuster 90 ». La décohabitation du domicile familial et l’expérience des premiers logements autonomes chez les jeunes peut être considérée comme l’une des premières transitions habitantes significatives, représentant une étape clé dans le passage à l’âge adulte. A travers les principales étapes de cette période de transition, de l’expérience habitante au sein de l’habitat familial à l’emménagement dans les premiers logements et à la quête d’autonomie, il s’agira dans cette partie de comprendre l’articulation de cette transition, un processus loin d’être linéaire. Nous mettrons en regard les étapes clés de cette transition avec la construction identitaire du jeune habitant. Pour ce faire, les quatre jeunes habitants interrogés dans le cadre de ce travail nous fourniront leur témoignage autour de la façon dont ils ont pu vivre la transition entre domicile familial et premiers logements autonomes.

90

dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005, p.11

49


02.1

Le mode d’habitat familial, berceau des premières expériences de l’habiter Afin de comprendre les enjeux de la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes, il est nécessaire d’avoir recours à un rapide retour sur les caractéristique de l’habitat familial. En effet, celui-ci est, dans la plupart des cas, le point de départ de cette transition, et, en ce sens, sert de référence pour les jeunes habitants. Ceux-ci choisissent alors de construire leur vie quotidienne au sein de leur logement autonome dans un entremêlement entre ruptures et continuités familiales. Quel rôle ce mode d’habitat joue-t-il dans la construction individuelle lorsque le jeune expérimente la transition de décohabitation vers les premiers logements autonomes ? Que représente le domicile familial, quelles sont ses symboliques lorsque le jeune habitant se (re)découvre au sein de son premier chez-soi ? La chambre adolescente, symbole du mode d’habiter individuel occidental, représente-t-elle une préfiguration de la façon dont le jeune habitant appréhendera son premier espace réellement autonome ? Le rapport de l’enfant et l’adolescent au sein de l’habitat familial

APPRÉHENDER LA TRANSITION

Le mode d’habitat familial représente l’une - si ce n’est la première - expérience de l’habiter. Pourtant, ce mode d’habitat peut prendre des formes très différentes selon les individus et les trajectoires familiales. Certains enfants ont pu vivre des déménagements importants, des changements de ville liés aux activités professionnelles des parents. L’augmentation progressive du nombre de divorces depuis les années 1950 91 engendre également pour certains enfants des modes d’habitat alternatifs, comme la séparation de l’habitat en deux logements distincts dans le cas des gardes alternées ; certains enfants sont encore élevés par des membres de la famille distincts de leurs parents biologiques, et expérimentent un mode d’habitat familial qui s’éloignerait de la vision classique que nous nous en faisons, « celle de la maison bourgeoise avec sa cave, son grenier, son toit pentu et son jardin plein de charme 92 » véhiculée par l’imaginaire occidental.

50

Il existe pourtant autour du mode d’habiter familial un mythe fondateur, caractérisant celui-ci comme l’espace « premier à découvrir, le plus familier, le plus familial, le plus influent dans la construction de ses repères spatiaux et affectifs. 93 ». Il est par ailleurs important de noter que certains enfants ne privilégient pas de ce mode d’habiter premier, et

V.Bellamy, 123 500 divorces en 2014, Des divorces en légère baisse depuis 2010, INSEE Première, 06.16

91

J. Zaffran, La chambre des adolescent(e)s : espace intermédiaire et temps transitionnel, Actes du colloque international sur La chambre d’enfant, un microcosme culturel : espace, consommation, pédagogie, Musée national de l’Éducation-CNDP/CANOPÉ, Rouen, 7–10.03.13

92

Ibid.

93


connaîtront comme espace de l’enfance le logement insalubre, le logement éphémère, ou dans certains cas encore, l’absence même de logement. Nous nous concentrerons ici sur le schéma du mode d’habiter familial représenté par la maison individuelle, qui représente en 2006 65% de la situation habitante des enfants de moins de 18 ans 94. Au sein de l’habitat familial, l’enfant évolue dans un espace qu’il apprivoise progressivement, dans une logique de recherche d’équilibre entre le fonctionnement de sa famille et sa construction individuelle. La place de l’enfant dans la maison est évolutive et se transforme à mesure que celui-ci grandit (Figure 1). L’expérience de l’espace au sein du mode d’habiter familial, et particulièrement celui de la maison individuelle, se base sur une articulation de trois types d’espaces qui accordent à l’enfant - ou non - une place spécifique. Les espaces communs, familiaux, comme le salon ou la cuisine, engagent l’enfant dans une logique de construction des liens familiaux, de partage et de théâtre du sentiment de la famille. Dans le même temps, certains espaces peuvent lui être interdits, car jugés dangereux - garage, grenier, ou encore buanderie -. Enfin, lorsque l’enfant grandit et commence à acquérir une certaine autonomie, un, - ou pour les plus privilégiés, plusieurs - espace(s) personnel(s) de repli sur soi et de construction de l’intimité au sein d’un habitat familial partagé. L’exemple le plus caractéristique de ce type d’espace est sans doute la chambre individuelle, figure prégnante dans l’imaginaire de l’habiter familial occidental. A mesure que l’enfant grandit, celui-ci appréhende son espace de manière « exactement parallèle à celle de l’espace psychique : d’abord intriqué à celui des parents, il s’individualise progressivement. 95 ». Au travers de sa chambre individuelle, celui-ci devient « le créateur de ses propres références dans l’espace qui lui est concédé ou qu’il a conquis 96 ». Le temps de l’adolescence préfigurant celui de l’âge adulte, celui-ci est le théâtre d’un développement individuel de l’enfant, se traduisant par un besoin grandissant d’intimité qui peut parfois se développer en conflit avec les parents. La chambre individuelle devient à l’adolescence un espace qui « acquiert une sorte d’extraterritorialité par rapport au reste du logement. 97 ». La chambre est le lieu de l’habitat familial dans lequel l’enfant et l’adolescent ont le plus de pouvoir décisionnel ; « la chambre est plus qu’un refuge ; elle est une cellule dans laquelle les adolescent(e)s se retirent de la sphère familiale et dont l’intrusion peut être mal vécue 98 ». Par le développement de l’autonomie de l’adolescent au sein d’un espace autorisant le retrait et l’intimité, et dont il désire contrôler l’accès, la chambre devient - très littéralement - l’antichambre de l’expérience du logement autonome qui succède à la décohabitation parentale. Son organisation, son aménagement et son décor représentent les premières façons dont le jeune habitant dispose de son propre espace et dont il le transforme à son image, dans la limite de l’accord parental, qui pèse

94

C. Pirus, Les conditions d’habitat des enfants : poids des structures familiales et de la taille des fratries, INSEE Références, 16.11.16

95

J. Zaffran, La chambre des adolescent(e)s : espace intermédiaire et temps transitionnel, Actes du colloque international sur La chambre d’enfant, un microcosme culturel : espace, consommation, pédagogie, Musée national de l’Éducation-CNDP/CANOPÉ, Rouen, 7–10.03.13

96

Ibid.

97

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.55

98

J.L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », Enfances & Psy, 04.2006 (n°33), p.27-36

51


encore fortement sur les choix de l’adolescent. Dans une tension entre objets rappelant l’enfance et désir d’autonomie par rapport à l’autorité parentale, l’adolescent introduit dans son espace personnel les éléments qui « assurent la transition entre le présent et le futur, et par conséquent interviennent dans le travail identitaire 99 ». Le désir d’autonomie qui se développe avec l’enfant qui grandit se traduit par une multiplication des fonctions au sein d’un même espace somme toute restreint, celui de la chambre ; « Chez les jeunes il est même le centre du monde. Ils commencent à construire leur univers chez leurs parents à partir de leur chambre mais surtout de leur lit. Ils y dorment, éventuellement y font l’amour, y travaillent, s’y distraient, y mangent (et pas seulement le petit déjeuner) 100 ». Cette importance de la chambre individuelle en tant qu’espace unique et multi-fonctionnel n’est pas sans rappeler celui des premiers logements autonomes, qui organisent les fonctions du quotidien autour du même espace, de façon plus ou moins accentuée en fonction du type de logement. Depuis sa chambre d’adolescent, le jeune a donc déjà « commencé à construire son identité au sein du domicile parental, dont il emporte avec lui des morceaux (objets ou pratiques), des valeurs intériorisées, et avec lequel il garde un lien. La culture familiale de l’habiter se transmet ainsi de toutes sortes de manières et constitue une part importante de l’identité du jeune qui part vivre chez-soi. 101 ».

APPRÉHENDER LA TRANSITION

La transition hors de l’habitat familial

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Chaque trajectoire habitante individuelle peut être considérée comme unique, malgré le fait que celle-ci se calque souvent sur un modèle établi véhiculé par notre imaginaire occidental : « On observe ainsi depuis plusieurs décennies sous l’effet des changements sociaux une individualisation croissante des trajectoires de vie. 102 ». Tout au long de ce parcours, la vie des individus se jalonne par des changements importants dans la définition de leur quotidien, qui se traduisent spatialement par des transitions entre différentes expériences d’habiter. Ces transitions, que nous appellerons transitions habitantes, peuvent être considérées comme des périodes de passage entre deux situations différentes ; « ces étapes dans le parcours de vie prennent le sens d’une adaptation fonctionnelle à une nouvelle situation […] Il s’agit alors du passage à travers des frontières définies subjectivement qui entraînent une modification du fonctionnement personnel et des relations interpersonnelles. 103 ».

J.L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », Enfances & Psy, 04.2006 (n°33), p.27-36

99

Pascal Dreyer, Entretien avec Jean-Claude Kaufmann, sociologue, La question du bien-être total chez soi, Leroy Merlin Source, 2015

100

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

101

dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005, p.11-14

102

Ibid.

103


ENFANCE Pratique fréquente des espaces communs du logement, proximité avec la sphère familiale

ÂGE

ADOLESCENCE Pratique fréquente des espaces personnels de repli et d’intimité par rapport à la sphère familiale

ESPACES FAMILIAUX

ESPACES INDIVIDUELS

ESPACES PARENTAUX

Fig. 4 Pratiques des types d’espace de l’enfant au sein de l’habitat familial selon son âge.

53


La transition spatiale s’accompagne donc d’une transformation dans la manière même de gérer le rapport à soi-même et à autrui. Celle-ci donne une impulsion à de nouveaux comportements, à une nouvelle manière d’appréhender le quotidien, et « suscite(nt) de nouvelles conduites, de nouveaux projets et valeurs et participe(nt) ainsi activement au principe de construction de la personne. 104 ». Les transitions habitantes peuvent être nombreuses et se faire à la suite de raisons différentes : mise en couple, activité professionnelle, divorce, ou encore fondement d’une famille. Chargé de souvenirs, le domicile familial rassure, réconforte. Mais il peut aussi, dans le même temps, opprimer. Combien d’adolescents n’étouffent-ils pas, par exemple, dans une maison astiquée jusqu’à la fibre, entretenue comme on vénère un dieu ? Dans cette demeure gonflée d’importance, l’avenir n’a plus sa place. (…) La maison s’apparente à une « mère nourricière », jalouse et possessive, qui retient ses fils. 105 Le passage de l’habitat familial aux premiers logements autonomes représente l’une des premières transitions habitantes façonnant la construction de la personnalité. Au besoin grandissant de l’enfant et de l’adolescent de faire sien un territoire intime au sein même de l’habitat familial succède le besoin d’accroître cette autonomie en quittant le domicile familial et en s’affranchissant du contrôle parental sur l’espace quotidien. Le processus d’autonomisation des jeunes habitants ne se fait pas toujours de manière linéaire, et peut s’articuler dans des périodes d’oscillation entre découverte de la vie en autonomie et retour fréquent au domicile parental.

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La dimension décisive dans la construction personnelle de la transition entre mode d’habitat familial et autonome se traduit justement par une transition forte à la fois spatiale et psychologique ; à la transformation de l’espace quotidien s’ajoute alors également une transformation dans la gestion de la sociabilité de tous les jours ainsi qu’un processus d’autonomisation du jeune habitant à travers son espace propre. En effet, « se retrouver délesté du regard des parents sur la vie quotidienne permet aussi aux jeunes habitants de trouver leur propre rythme, d’élaborer leurs propres règles. […] Le jeune est finalement affranchi du rythme de vie et des contraintes régissant le domicile parental : il se retrouve seul, électron libre parti du noyau familial, et s’en désolidarisant, il se découvre. 106 ».

54

dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005, p.11-14

104

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.48

105

J.L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », Enfances & Psy, 04.2006 (n°33), p.27-36

106


Que celle-ci se fasse par obligation, par besoin ou par envie, la transition entre mode d’habitat familial et logement en autonomie représente l’une des étapes importantes de l’entrée dans l’âge adulte. Avec cette autonomie nouvelle, l’habitant doit recomposer sa vie de tous les jours hors de la tutelle parentale quotidienne, bien que celleci soit encore bien souvent présente, de par le caractère financier que les parents peuvent apporter, et tout particulièrement lorsque le jeune individu trouve un premier logement en raison de ses études. Entrée dans l’âge adulte signifie également sortie de l’enfance, bien que ces deux notions soient entremêlées dans un apprentissage progressif de la vie en autonomie. Le mode d’habitat familial représente alors cette enfance, et permet au jeune habitant de situer le point de départ de sa construction personnelle : « Le rôle mythique que joue la maison natale est essentiel puisqu’il va permettre de se situer, de prendre position pour affirmer son style et son goût. 107 ». L’apprentissage de l’habitat autonome et de la vie quotidienne hors du domicile familial se construit alors pour le jeune habitant en partie en fonction de son expérience habitante précédente, soit celle de l’habitat familial. Au travers de cette expérience, l’individu pose déjà les bases de ce qu’il va ou veut reproduire, et ce dont il veut se détacher, se dissocier : « Sans ce rapport à travers le temps à la maison première, « l’homme serait un être dispersé » 108 ».

L’habitat familial, un repère dans la construction habitante Première enveloppe, la maison natale, ses odeurs, ses matériaux, ses volumes imprègnent chacun de nous. Grenier de notre goût ou antichambre de notre esthétique, il s’agit d’un lieu en tout cas où l’on peut trier, laisser, dormir, fouiller et fouiner, répudier provisoirement un motif décoratif de notre nouvel intérieur. 109 L’habitat familial constitue donc un repère pour évoluer dans le monde, qu’il soit positif ou négatif ; pour les jeunes habitants, il est l’expérience d’habiter la plus récente qu’ils connaissent, et dont ils peuvent s’inspirer pour construire leur propre chez-soi, ou bien tout au contraire, dont ils savent qu’ils ne veulent pas reproduire les habitudes ; « Dans tous les cas, le logement de leurs parents reste un repère important auquel ils font référence pour expliquer qui ils deviennent ensuite en s’en démarquant. 110 ». Que l’expérience de l’habitat familial ait été positive ou négative, ou encore un savant mélange des deux, celui-ci permet au jeune habitant d’avoir une référence directe en matière de vie quotidienne, d’organisation et d’aménagement. C’est à partir de cette référence qu’ils construisent leur propre vie d’habitant : « Si le souvenir de la maison d’enfance va s’insinuer dans les projets d’aménagement futurs, les orienter, les interprétations seront multiples. 111 ».

107

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.140

108

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.75

109

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.140-142

110

J.L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », Enfances & Psy, 04.2006 (n°33), p.27-36

111

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.140-142

55


L’habitat premier n’est donc pas modèle mais exemple d’un mode d’habiter qu’ils peuvent réinventer et façonner selon leur façon individuelle d’appréhender leur vie quotidienne. À mesure que le temps passe, les similitudes ou les différences entre les deux modes d’habiter peuvent s’accentuer, mettant en avant les propres façons de faire du jeune habitant, qui se désolidarise peu à peu de ses modèles parentaux. Au delà du rôle référentiel que l’habitat familial représente pour le jeune habitant qui vient de décohabiter du domicile parental, celui-ci peut matérialiser spatialement la mémoire et le souvenir associés à la cellule familiale et à l’enfance : « Chargé de souvenirs, le domicile familial rassure, réconforte. 112 ». Pour bon nombre de jeunes habitants, retourner le week-end ou durant les vacances vivre dans le logement familial représente une façon de se ressourcer dans un endroit connu et familier. Bien entendu, cette dimension rassurante de l’habitat familial implique que l’expérience en son sein ait été relativement positive pour le jeune individu ; les foyers violents ou abusifs, ou simplement nocifs au développement personnel de l’enfant et de l’adolescent, ne représenteront pas la sécurité et la permanence ; le jeune habitant fera sans doute son possible pour s’éloigner de cette expérience habitante nocive. Malgré la diversité des trajectoires familiales et habitantes, et la disparité des conditions de vie des enfants au sein du domicile familial, celui-ci représente un témoin de l’enfance et une façon de se positionner dans le monde lorsqu’il sera quitté. Fortement relié aux notions de temporalité, le mode d’habitat familial peut se poser comme un témoin de la mémoire familiale et individuelle, un espace connu qui rassure et qui peut servir de refuge lorsque la transition avec les premiers logements autonomes se fait sans que le jeune habitant ne soit psychologiquement prêt. Autour de l’habitat familial se tissent des valeurs affectives et mémorielles qui l’inscrivent dans une dimension fondatrice de la construction de la personnalité de l’individu. Au-delà de sa spatialité, la maison familiale est également l’espace où sont entreposés les objets témoins de l’histoire familiale. C’est cette dimension d’archive spatiale que la journaliste Mona Chollet décrit avec perspicacité dans son ouvrage Chez-soi, Une odyssée de l’espace domestique :

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Matérialisant depuis plus de vingt ans mes racines dans ce monde, il [l’appartement familial] me donne un sentiment de sécurité, de permanence. Un logement est toujours à la fois un lieu de vie pratique et une sorte de musée, essentiellement à travers les photos de famille qui tapissent les murs. 113

56

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.48

112

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.83

113


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02.2

Entre tentatives d’appropriation et mauvaises expériences une entreprise pas toujours concluante La transition vers les premiers logements autonomes peut être vécue de beaucoup de manières différentes, de façon libre et choisie ou contrainte par un facteur extérieur, comme les études ou un premier emploi. La décohabitation soudaine hors du domicile familial peut être vécue comme une situation de déséquilibre, entraînant parfois un mal-être, une difficulté à vivre son espace. Dans quelles conditions l’investissement personnel au sein de l’espace des premiers logements se réalise-t-il, ou ne se réalise-t-il pas ? Quelles peuvent alors être les stratégies des jeunes habitants face à ces expériences habitantes infructueuses ? Celles-ci participent-elles malgré tout à la construction individuelle en poussant l’habitant à comprendre les raisons de sa difficulté à habiter son nouvel espace ? Le logement comme espace purement fonctionnel

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Comme nous l’avons souligné précédemment, la transition habitante entre domicile familial et premier logement autonome n’est pas linéaire et se fait de manière très différente en fonction des individus, de leurs aspirations personnelles, de leurs trajectoires familiales et de leurs choix en matière d’études, d’emploi ou de vie personnelle. La décohabitation de l’habitat familial peut se faire à diverses occasions ; notons néanmoins que le départ des jeunes adultes s’effectue dans six cas sur dix pour poursuivre des études 114. Cette raison derrière le départ d’un peu plus d’un jeune sur deux du domicile familial implique une problématique supplémentaire : la transition entre mode d’habitat familial et premier logement autonome n’est pas forcément faite par choix, mais peut être faite par contrainte. Cette dichotomie entre besoin d’intimité et contrainte du départ nous oblige à prendre en compte le fait que l’installation dans le premier logement autonome peut être vécue de manières très différentes par les individus.

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Si cette transition habitante peut être bien vécue dans le cas où l’individu se sent psychologiquement prêt à quitter le domicile familial, voire si il en éprouve le besoin, celle-ci peut également se faire de manière plus ou moins forcée, répondant à des contraintes extérieures au sentiment d’être réellement prêt à vivre de manière autonome hors de l’habitat familial.

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage - L’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016

114


Certains jeunes emménagent dans leur premier logement autonome en considérant celui-ci comme un espace fonctionnel et pratique, qui leur permet de se rapprocher de leurs études ou de leur lieu de travail, sans pour autant être prêts à vivre de manière autonome : « Au-delà des fonctions de base qu’ils lui attribuent, ils ne s’attachent pas et ne s’investissent pas davantage dans leur logement car ils ne s’y sentent que de passage. ils se vivent encore nomades, leur véritable chez-soi est encore le domicile familial et leur appartement n’est en fait qu’un pied-à-terre proche de leur lieu d’études ou de travail. 115». Lors des entretiens conduits dans cette recherche avec les jeunes habitants, Line nous explique qu’elle ne pratiquait quasiment jamais le premier appartement dans lequel elle a emménagé après avoir quitté avec sa soeur la maison familiale ; elle précise : « c’était vraiment plus un appartement d’appoint, pour être sur Strasbourg et éviter les transports parce que ça devenait compliqué. 116 ». L’emploi du terme « appartement d’appoint » souligne alors que le lieu de vie est uniquement fonctionnel et pratique. On retrouve la double façon de parler du chez-soi : on peut avoir un chez-soi, sans forcément être chez soi. En effet, le logement, « tant qu’elle (il) est pur abri, ustensile et instrument de protection contre les intempéries ou les ennemis, réserve de nourriture ou espace de fonctionnalité, elle (il) n’a pas lieu comme demeure ou comme chez-soi. 117 ». Considérer un premier logement comme un espace purement fonctionnel peut découler de plusieurs facteurs. Tout d’abord, la décohabitation qui se fait sous une contrainte étudiante ou professionnelle ne prend pas en compte le fait que l’individu peut ne pas être prêt à quitter le domicile parental ; dans ce cas, celui-ci peut considérer l’habitat familial comme son chez-soi, et ne pas éprouver l’envie ou le besoin d’en construire un autre ailleurs. De plus, il peut ne pas éprouver le besoin de s’approprier son espace de vie, considérant celui-ci comme un lieu pratique qui lui permet uniquement de se rapprocher de son lieu de travail ou d’études. Enfin, les premiers logements autonomes possèdent une dimension temporaire relativement forte ; ceux-ci sont voués à être quittés un jour, et ce beaucoup plus rapidement qu’un logement choisi à un âge plus avancé. S’investir, construire un chez-soi dans un espace que l’on sait être temporaire peut alors être perçu comme un acte vain, qui sera aide toute façon voué à être interrompu abruptement lorsque sera venu le temps de le quitter. C’est cette contrainte de temporalité que souligne Yann, jeune habitant du Neudorf : « Je ne me le suis pas approprié parce que c’était temporaire […] je voulais pas mettre de l’énergie dans quelque chose qui serve à rien 118 ». Dans ce cas de figure, l’individu peut éprouver l’envie d’attendre d’être dans un logement qui s’inscrira dans la durabilité pour considérer construire un chez-soi. Enfin, et de manière plus concrète, les conditions de logement des individus qui décohabitent du domicile familial peuvent également ne pas être propices à la construction d’un chezsoi ; « Habiter suppose que reste ouverte la temporalité du sujet, c’est-à-dire que restent

115

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

116

Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020), planche visuelle d’entretien p.132

117

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.83

118

Selon Charlotte et Yann (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020), planche visuelle d’entretien p.136

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possibles pour lui d’autres habitations, ailleurs, autrement. 119 » L’engagement personnel dans un premier logement n’est donc pas systématique, et peut parfois être le résultat de facteurs que l’individu ne comprends pas lui-même ; c’est ce que Rémi, habitant de Strasbourg depuis 2017 explique lorsqu’il parle du premier logement autonome dans lequel il a emménagé après avoir déménagé à Toulouse dans le cadre de ses études : « ça n’a pas porté, ça n’a pas fonctionné, j’ai pas réussi à me l’approprier, j’ai pas réussi à me sentir bien 120 ». Le rejet de toute forme d’investissement personnel au sein du logement peut se solder par une difficulté à y passer du temps, un inconfort, parfois même un rejet de l’espace en tant que tel. Dans certains cas, le logement peut même devenir insupportable, invivable même ; ses caractéristiques spatiales intrinsèques, l’éloignement physique avec la sphère familiale, le manque de ressources peuvent alors parfois justifier le rejet de l’espace par l’habitant.

Stratégies de contournement

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La difficulté à s’approprier le premier logement autonome, ou tout simplement le manque d’envie de s’y investir, se traduit donc par une difficulté à le pratiquer quotidiennement. Face à cela, les jeunes habitants trouvent des stratégies de contournement qui accentuent le caractère purement fonctionnel du logement. Le mouvement pendulaire entre le logement autonome la semaine et le domicile familial le week-end semble être l’une des stratégies des habitants pour fuir leur logement afin de ne pas se retrouver en tête à tête avec celui-ci ; Line explique que lorsque’elle vivait dans son premier logement, elle ne passait pas un seul week-end dedans : « Je rentrais, pour moi c’était vraiment la semaine Strasbourg et le week end chez mes parents, je dormais là-bas, une ou deux nuits, quasiment tout le weekend. ».

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Au-delà du retour dans le domicile parental pendant le week-end, le logement peut ne quasiment pas être pratiqué ; les habitants trouvent alors des moyens alternatifs d’habiter, alternant entre différents endroits, basculant de leur logement à ceux de leurs parents, et souvent même à ceux de leurs amis ou de leurs proches. C’est ce dont témoigne Rémi, qui ne supportait pas son appartement toulousain : « à la fin je le supportais tellement plus que j’y vivais plus et je vivais chez ma meilleure pote tout le temps. Donc j’ai pratiquement plus mis les pieds dans cet appart de l’année quoi. » ; ses propos sont étayés par ceux de Line, qui ne s’intéressait tout simplement pas à son logement ; « Je devais y être 2 soirs par semaine, ensuite j’étais avec mon copain et après je rentrais chez moi ou j’étais avec des potes. ». Le logement est

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.96

119

Selon Rémi (Entretien en visioconférence n°2, 08.05.2020), planche visuelle d’entretien p.134

120


alors pratiqué uniquement par nécessité, et cela se traduit par le fait que les habitants n’y soient même presque plus. Dans le discours des jeunes habitants, on remarque une évolution entre la façon d’appréhender le tout premier logement autonome et le logement actuel. Lorsque le lieu de vie n’est pas investi, qu’il ne donne pas la satisfaction et la protection auxquelles sont associées le chez-soi, le domicile familial s’impose comme un refuge pour le week-end. Dans le cas ou le logement autonome n’est pas géographiquement très éloigné de la résidence des parents, cette habitude peut devenir hebdomadaire, de sorte que le logement devient uniquement un lieu de passage. Ce rapport entre logement autonome et habitat familial peut doucement se reconfigurer lorsque les habitants changent de logement, et qu’ils emménagent dans un endroit qu’ils investissent, et surtout qu’ils sont prêts à investir. Pour Line, qui rentrait chaque week-ends chez ses parents, la donne a changé lorsqu’elle a emménagé dans son appartement actuel : « Là, quand je vais chez mes parents, j’y vais le samedi ou le dimanche et je mange avec eux, on fait des trucs et tout mais je dors quasiment jamais là-bas, du coup je rentre chez moi maintenant, donc à Strasbourg. ».

Les tentatives d’appropriation : une expérience bénéfique ? La difficulté à engager un investissement personnel dans l’espace du premier logement autonome, et dans certains cas la difficulté à pratiquer celui-ci de manière quotidienne peut susciter chez les jeunes habitants une expérience négative de la vie en autonomie. Pourtant, cette expérience peut également aider l’habitant à se projeter dans le prochain logement, à comprendre les raisons de leur difficulté ou leur désintérêt à s’approprier leur espace domestique, pour peut-être s’engager ailleurs, autrement. Ces tentatives peuvent être considérées comme des expériences négatives qui participeront tout de même à la construction d’un futur chez-soi. Les facteurs à l’origine de ce mal-être domestique peuvent être identifiés et pris en compte dans la recherche d’un autre appartement. Rémi, dont les parents habitent près de la mer, ressent le besoin de conserver le rapport à l’eau qu’il avait durant son enfance et qui lui manquait dans son premier logement : « j’avais un appart qui était pas du tout avec vue sur l’eau ni rien et je sais que j’y étais très mal […] c’est pour ça que moi je voulais impérativement un truc sur les quais, à tout prix, parce que j’avais besoin d’avoir ce rapport à l’eau ».

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La proximité géographique avec le domicile familial peut permettre aux habitants de rejoindre leur famille le week-end et ainsi de fuir leur logement, mais peut également être un premier facteur dans l’engagement personnel au sein des premiers logements. Cette proximité s’avère rassurante, car l’habitant sait qu’il a une possibilité vers sa famille, vers l’endroit où il se sent en sécurité. Line nous avoue avoir bien vécu la transition hors de la maison familiale grâce au fait que celle-ci ne se situe qu’à une trentaine de kilomètres de son logement actuel : « je sais que mes parents habitent pas loin, et puis j’appelle ma mère quasiment tous les jours, donc si j’ai un coup de blues je sais que je peux les voir quand je veux. ». Au contraire, l’éloignement avec la famille peut rendre la transition plus difficile, car l’emménagement dans le logement autonome s’accompagne d’une séparation physique importante entre le jeune habitant et sa famille. Le domicile familial, plus éloigné, ne peut plus faire office de lieu de repli que l’on peut rejoindre quand l’on veut. Cet éloignement peut alors représenter un facteur de stress supplémentaire pour l’habitant, comme Rémi qui ne se sentait « pas très rassuré d’être très loin de chez moi comme ça, parce que tu peux pas te dire si il y a un truc je rentre, bah non, et c’est compliqué. ». Dans le cas d’un éloignement important entre l’habitant et sa famille, les caractéristiques intrinsèques du logement et la qualité de l’espace deviennent très importantes ; en effet, privé de la possibilité de rentrer chez sa famille chaque week-end, l’habitant devra rester dans son nouveau logement la plupart du temps, ce qui demande un investissement plus important de l’espace domestique. Rémi poursuit : « en étant dans un appart qui me correspondait mieux, j’étais plus à même de supporter la distance, l’éloignement, tout ça, que si j’étais dans un appart qui m’oppressait, où j’étais pas à l’aise, et qui allait rajouter des angoisses aux angoisses que j’avais déjà. ».

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Malgré une difficulté à construire son chez-soi dans les premiers logements autonomes qui suivent le départ de chez les parents, ainsi qu’à investir son logement, l’expérience de l’autonomie reste présente, et ces expériences peuvent s’avérer instructives pour les prochains logements du jeune habitant. L’expérience de l’autonomie liée à la décohabitation peut donc se faire progressivement, sans forcément prendre un chemin linéaire ; même si le premier logement n’est pas forcément le premier chez-soi, le processus d’autonomisation est mis en place, et, comme le souligne Yann, peut permettre d’être « déjà un peu rôdé sur habitudes à prendre ».

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02.3

Déménagement, emménagement la rencontre entre habitant et espace, un moment clé ? Représentation concrète de la transition habitante, le déménagement « donne une forte impulsion à la construction du chez-soi. 121 ». Des critères de sélection du logement qui précèdent le déménagement à la rencontre physique entre l’habitant et son premier espace que représente l’emménagement, nous mettrons en regard dans cette partie le déménagement et l’emménagement en tant que moments clés de la transition, entre nostalgie du mode d’habitat familial et excitation d’une expérience nouvelle. Le déménagement, un moment clé dans la transition habitante Nous avons précédemment défini la transition habitante comme une période de passage entre deux situations habitantes, à laquelle l’individu doit s’adapter et qui donne une impulsion à une modification du fonctionnement personnel en engageant celui-ci à redéfinit sa manière d’appréhender le quotidien. Dans la transition habitante, le déménagement représente un moment clé, qui symbolise la fin d’un mode d’habiter au profit d’un autre. Pour les jeunes décohabitants, le déménagement revêt une part fortement symbolique, puisque celui-ci représente une façon de mettre derrière soi le mode d’habitat familial au profit d’une situation habitante en autonomie.

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Le déménagement peut être l’occasion de trier les effets personnels, de choisir ce que l’on emmènera dans son nouveau logement, et ce qui n’aura plus sa place dans celui-ci. Dans le cas des jeunes habitants, les objets personnels peuvent pour certains être des symboles de l’enfance ou de l’adolescence, conservés religieusement ou stockés dans un coin de la chambre ; dans le nouveau logement, les jeunes habitants n’auront plus forcément la surface disponible pour entreposer ces objets, et sont donc face à un tri plus important dans leurs effets personnels. De plus, « emménager dans un premier logement est un moment de rupture, plus ou moins marqué, dans la vie des jeunes. Certains jeunes ressentent un fort besoin de marquer cette rupture en se séparant de symboles liés à leur attachement à leur ancienne vie. » 122 ».

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Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.215

121

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

122


La phase de tri et de redécouverte des objets qui ont un jour eu un sens pour le jeune habitant est tout à fait différente que celle entre deux situations habitantes autonomes. Ces objets, rassurants et témoins d’une enfance que l’on s’apprête à quitter, sont redécouverts, souvent avec nostalgie. Pourtant, la nécessité de faire le choix de se débarrasser de ces objets ou bien de les emmener dans le nouveau logement n’est pas forcément présente. Dans le cas d’une installation qui se passe avec l’accord de la famille et dans une optique collégiale, où les parents aident les enfants dans le processus de décohabitation, les objets peuvent rester chez les parents, et ainsi ne pas venir encombrer le nouvel espace, souvent aux dimensions bien moins généreuses. Le choix de ce qui sera emmené dans le logement est laissé aux habitants, qui peuvent, si l’habitat familial le permet, conserver certaines de leurs affaires sans pour autant les prendre avec eux dans leur futur logement. Ainsi, les objets relatifs à l’enfance, les derniers jouets que l’on n’a pas voulu jeter, les photos et les témoins de la très proche adolescence restent en sécurité dans l’habitat familial. Pas forcément prêt à tirer un trait sur son enfance, le jeune qui déménage peut alors conserver des témoins de cette enfance, matérialisés par les objets, en sécurité. Ceux-ci n’empiètent alors pas sur la nouvelle vie ; s’installer dans le premier logement étant une étape du passage à l’âge adulte, celle-ci implique une mise à l’écart provoire de l’enfance. Ce comportement ambivalent permet alors de grandir, d’évoluer, sans pour autant tirer un trait sur l’enfance et l’adolescence, qui se matérialisent alors souvent par la chambre et les objets restés dans la maison familale. L’emménagement dans un premier logement est différente d’un déménagement classique, où l’on passerait d’une maison à une autre. Le déchirement de quitter l’habitat familial, le nid où l’on a grandi, peut être présent pour les décohabitants. Pourtant, cette maison, ce repère, reste présent : le jeune a alors la possibilité d’y retourner quand il veut, de moduler la fréquence à laquelle il y retourne. Le nouveau logement vient alors en plus du logement familial, et non pas en remplacement.

Les critères de sélection des jeunes habitants La transition hors de l’habitat familial représente pour le jeune une étape importante dans son entrée dans la vie d’adulte. Pourtant, le jeune qui sait qu’il va devoir déménager et quitter le foyer familial peut ne pas encore savoir où il va emménager, et ce à quoi son nouvel espace quotidien ressemblera. L’idée qu’il se fait de la vie en autonomie peut ne pas être en concordance avec le marché du logement. En effet, depuis les années quatre-vingt, la surface moyenne des logements dont le ménage est composé d’une ou

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plusieurs personnes de moins de 25 ans a baissé 123, alors que le loyer payé par les jeunes a augmenté de plus de la moitié. Ces conditions du parc locatif peuvent être synonymes d’une recherche compliquée, afin d’éviter un investissement financier important de la part du nouvel habitant ou de ses parents, tout en ayant des conditions de vie correctes. Cette recherche n’est pas une mince affaire, ce qui se traduit par le fait qu’en 2002, plus d’un jeune de moins de 25 ans sur deux considérait ses conditions de vie comme non satisfaisantes 124. Rémi, qui a recherché un logement à Strasbourg deux mois avant sa rentrée universitaire, explique que sa recherche a été compliquée : « moi je viens du Sud, du coup on avait pris 4 jours exprès, on était venus à Strasbourg pour trouver un appart et c’était la guerre, il y avait des trucs affreux, dégueu, c’était hyper compliqué de trouver un appart, et pourtant je suis venu en juillet. ». Les recherches peuvent alors parfois prendre plusieurs jours, et suivre un rythme effréné de plusieurs visites quotidiennes jusqu’à trouver un logement correspondant au budget mis en place par le jeune habitant et ses parents ainsi qu’aux conditions de vie qu’il attend de cette première expérience autonome. Cette longue recherche peut avoir l’avantage de permettre au jeune habitant de comprendre ce qu’il ne veut pas, à défaut de savoir ce qu’il veut vraiment : « des fois je faisais des visites, je passais le pas et ça ne marchait pas, j’avais même pas besoin d’aller plus loin, je me sentais pas bien ».

APPRÉHENDER LA TRANSITION

Le choix du premier logement est bien évidemment très important. Les jeunes habitants peuvent avoir une idée bien précise de ce à quoi ils s’attendent pour leur future vie habitante en autonomie ; pour son premier appartement, Line explique : « je voulais absolument deux pièces, je voulais une grande cuisine parce que pour moi c’est important une grande et belle cuisine ». Ces critères en terme de typologie et de surface de logement peuvent être justifiés de différentes manières par les habitants, comme Rémi qui considère que l’éloignement par rapport à sa famille justifiait le choix d’un appartement aux dimensions généreuses : « j’allais pas rentrer tous les week end, alors j’étais plutôt dans l’esprit de trouver un appart assez grand, parce que j’allais rester là tout le temps ».

66

Dans le cas où le jeune habitant a déjà connu un ou plusieurs logements autonomes, et dans lesquels ils n’ont pas eu l’occasion de s’investir, le choix du logement revêt une importance plus grande, puisque les habitants ont déjà pu faire les frais d’une expérience d’habiter peu fructueuse liée à un logement non adapté. Il se peut alors que les critères des habitants deviennent plus spécifiques, étant donné qu’ils ont pu, par expérience, commencer à comprendre quelles seraient leurs attentes pour leur prochain logement.

B. Casteran, J.-C. Driant, S. O’Prey, Une approche statistique des conditions de logement des jeunes, INSEE références, 11.2006

123

Ibid.

124


Les critères qui reviennent souvent chez les jeunes habitants interrogés sont les murs blancs, ainsi que la propreté et le caractère perçu comme neutre du logement. En effet, bien qu’il soit relativement rapide de repeindre un logement afin de commencer à se l’approprier, le souhait de trouver un appartement neutre peut montrer l’envie d’avoir l’impression d’entrer dans un logement neuf, débarrassé des éventuelles preuves d’une occupation précédente, dans l’optique de rendre l’espace sien, qu’il ne puisse être assimilé à personne d’autre. Rémi explique que c’est en partie ce critère qui lui a fait choisir le logement dans lequel il vit actuellement : « c’est surtout que les murs étaient blancs, donc je me suis dit ah génial il avait une bonne aura ». Paradoxalement, le souhait de vivre dans un appartement ancien revient également souvent dans le discours des jeunes habitants. Les traces de l’ancien occupant ne sont pas bienvenues dans le logement, mais l’histoire intrinsèque de celui-ci peut permettre à l’habitant de s’inscrire dans la temporalité de l’espace dans lequel il vit quotidiennement : « Pour permettre à son occupant de s’y sentir bien (dimension du présent) et d’envisager d’y rester à plus ou moins long terme (futur), le lieu de vie doit également renfermer une part d’histoire (passé), sur laquelle l’imagination peut prendre appui. 125 ». Lors de notre entretien, Rémi raconte qu’il vit dans un ancien cinéma, le Ritz, et qu’il a pris le temps de se renseigner sur l’histoire de son appartement lorsqu’il y a emménagé. Connaître l’histoire de son espace domestique permet alors de se situer par rapport à celui-ci, de s’inscrire dans une temporalité plus grande que son histoire individuelle, et donner l’impression de faire partie d’un tout que l’on comprend. La question de savoir où va emménager l’habitant s’accompagne parfois de avec qui celui-ci va emménager. En France, 39% des jeunes vivent seuls dans leur logement en 2014, contre 24% en couple 126. Dans le cas d’une personne célibataire, la colocation peut par exemple s’avérer être une alternative intéressante en terme de surface ou de prix. Pourtant, plus de la moitié des étudiants, qui pourtant n’ont en moyenne pas plus de 200 euros par mois issus d’un emploi, vivent seuls dans leur logement 127. Lorsque les ressources le permettent, certains jeunes peuvent vouloir spécifiquement s’installer seuls, afin de se retrouver avec eux-mêmes et, d’une certaine manière, espérer grandir de cette expérience. C’est le cas de Line, qui après avoir vécu avec sa soeur puis avec son compagnon, souhaitait faire l’expérience de vivre seule ; « moi je voulais vraiment être toute seule dans mon appart, et vivre seule en fait. Je pense que c’est important.. J’aime trop être avec du monde, mais je me dis le monde je peux le faire venir ou je peux aller le voir dehors. ».

125

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.39

126

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016

127

Ibid.

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Cette question de savoir si l’habitant désire vivre seul, en colocation, ou encore en couple si il a un compagnon, peut se poser après avoir décidé de quitter le logement familial. C’est le cas de Chalotte et Yann, qui ont décidé d’emménager ensemble tardivement dans leur recherche respective d’un logement autonome ; Charlotte nous explique : « de base je voulais partir mais je voulais pas forcément m’installer avec Yann, je voulais juste un appart, et en fait le fait d’habiter avec lui je trouve que c’est important ».

Entre nostalgie du départ et excitation de l’arrivée, une entreprise familiale Le déménagement et l’emménagement sont des étapes fortes des transitions habitantes. Ceux-ci représentent la fin d’une situation ainsi que le début d’une nouvelle ; dans le cas d’une décohabitation hors du domicile familial, déménager peut être porteur de la symbolique de la fin de l’enfance et de l’entrée dans l’âge adulte avec l’emménagement dans le premier logement autonome. Ces deux instants phares de la transition habitante sont donc émotionnellement très différents, l’un représentant la fin, et l’autre le début. Dans ce contexte, quitter le domicile parental peut faire surgir des sentiments de nostalgie par rapport aux moments de l’enfance, malgré le fait que la décision ait été prise alors que le décohabitant se sentait émotionnellement prêt à entamer une vie habitante autonome : Même dans les situations où les personnes quittent leur logement pour un autre lieu, souhaité, investi par le désir et par le rêve, elles éprouvent de la nostalgie, liée dans les cas positifs aux moments heureux, à la vie personnelle et familiale qui s’y est déroulée et à l’attachement qui en découle, et, dans les cas les moins favorables, en regard au moins du temps de la vie qui s’y est écoulé et est désormais révolu. 128

APPRÉHENDER LA TRANSITION

Le déménagement et l’emménagement représentent alors des moments ambivalents, « des moments d’interrogation et de doute sur soi, et pourtant ce sont aussi des moments ludiques. La transition relègue le passé autant que faire se peut pour projeter son action vers l’avenir. 129 ». Lors de l’emménagement, la rencontre entre l’habitant et l’espace dans lequel il va pouvoir déployer sa vie quotidienne symbolise le début d’une aventure autonome, et « offre aussi l’occasion d’un déploiement de vitalité et de créativité, d’une prouesse physique et d’une aventure jubilatoire. 130 ».

68

B. Collignon et de J.-F. Staszak (dir.), Espaces domestiques, Paris, Ed. Bréal, 2003, p.141

128

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.214-217

129

Ibid.

130


Lorsque le déménagement et l’emménagement se font en bon entente avec la famille du nouvel habitant, les parents peuvent faire partie intégrante de cet évènement dans la vie de leur enfant. Ils apportent alors leur aide ainsi qu’un soutien psychologique important, accompagnant leur enfant jusqu’à son premier logement autonome, lui signifiant qu’ils sont toujours là pour aider le jeune dans son entrée dans la vie d’adulte. L’emménagement peut représenter un évènement important de la vie personnelle des habitants, une étape franchie dans leur trajectoire personnelle. Dans le cas de Charlotte et Yann, l’emménagement dans leur premier logement autonome a été synonyme d’une étape supplémentaire franchie au sein de leur couple : « on a eu une journée emménagement avec nos deux familles. En gros c’était la première fois que nos parents se rencontraient. ». La période qui entoure l’emménagement peut également être ancrée dans la mémoire de l’habitant, qui l’associe à des évènements périphériques permettant de situer sa transition dans le temps et de figer ce moment charnière de sa construction personnelle dans le temps. Yann associe ainsi son emménagement avec Charlotte avec la rencontre de leurs deux familles, mais également avec un autre évènement important à ses yeux qui lui permet de situer ce moment dans le temps : « C’était pendant la coupe du monde, je pense que ce jour là il y avait un match. ». Déménagement et emménagement sont ainsi des moments clés dans la transition habitante, permettant de fermer un chapitre pour immédiatement en ouvrir un autre. C’est alors l’occasion de trier les effets personnels que l’on va ou ne va pas emmener dans le nouvel espace de vie ; le partage de ces moments avec les proches et la famille représente leur engagement dans la transition des jeunes habitants, signifiant par leur aide leur présence dans la vie de leurs enfants.

69


02.4

Les premiers pas vers une autonomie nouvelle La transition entre logement familial et logement autonome s’accompagne d’un accroissement significatif de l’autonomie de l’individu. Trouvant ses racines au sein même de l’habitat familial, celle-ci se développe lors des premières expériences habitantes autonomes, autour d’une dichotomie entre ruptures et continuités par rapport au modèle familial : « Dans tous les cas, les jeunes construisent leur projet de départ entre une quête d’autonomie et la recherche d’une certaine continuité qui les rassure. 131 ». Dans cette partie, nous étudierons comment les jeunes habitants vivent cette autonomie nouvelle, ce qu’elle représente dans leur construction personnelle, ainsi que la façon dont ils prouvent leur développement personnel par son biais. La quête d’autonomie, un processus non linéaire

APPRÉHENDER LA TRANSITION

En parallèle avec la construction d’un premier chez-soi, la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes suggère une autonomisation de l’individu. Habitudes quotidiennes, rituels et entretien du logement doivent être composés avec l’autonomie résidentielle nouvelle que leur logement leur a offert. En elle-même, cette autonomisation représente l’un des éléments majeurs entre le domicile familial et le logement autonome. Les trajectoires de cette autonomisation se font de manière individuelle et progressive, suivant un processus non linéaire qui varie en fonction des situations familiales, personnelles et habitantes ; les étapes de l’autonomisation « ne surviennent pas forcément de façon simultanée ou ordonnée, ni de façon similaire pour l’ensemble des jeunes adultes. 132 ».

70

L’autonomie peut prendre bien des formes, et se construit par étapes pour le jeune habitant ; elle peut être définie selon plusieurs facteurs : « la dimension professionnelle avec la fin des études, l’entrée sur le marché du travail et l’accès à l’emploi ; la dimension familiale avec la mise en couple, voire la constitution d’une famille ; la dimension résidentielle avec le départ du domicile parental. 133 ». La décohabitation du domicile familial implique pour l’habitant l’évolution de l’autonomie résidentielle et quotidienne ; pourtant, l’autonomie en elle-même de l’habitant ne vient pas en rupture avec la dépendance aux parents lors de l’adolescence ; elle se construit plutôt petit à petit, et peut prendre

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

131

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016, p.11

132

Ibid.

133


racine plus tôt que lors de l’emménagement dans le premier logement. Charlotte et Yann considèrent avoir ressenti un début d’autonomisation alors qu’ils vivaient encore chez leurs parents : « On était tout le temps ensemble, mais chez l’un ou chez l’autre, donc on était un peu autonomes quand même. C’était une période un peu bancale, c’est pour ça qu’il y a peut être pas eu de grands changements. C’est venu un peu progressivement. ». L’autonomie résidentielle vient alors confirmer un sentiment d’autonomie personnel prenant racine au sein même de l’habitat familial ; alors que les enfants grandissent, les parents peuvent progressivement les autonomiser, atténuant quelque peu la rupture ressentie lors de la décohabitation. L’emménagement dans le premier logement autonome représente l’une des étapes de l’entrée dans la vie d’adulte sans pour autant en être une finalité, inscrivant les jeunes habitants dans une « situation transitoire entre un statut d’enfant à charge et un statut d’adulte indépendant au plan financier et résidentiel. 134 ». En effet, les mouvements entre le domicile familial et le logement autonome peuvent prendre différentes formes ; seulement 15% des jeunes de 18 à 24 ans voient leur famille moins d’une fois par mois, et six sur dix rentrent au moins un week-end sur deux chez leurs parents 135. Dans cette situation, l’habitant expérimente son autonomie résidentielle pendant la semaine, et retrouve sa place au sein de l’habitat familial le week-end, créant une situation hybride où l’exercice de l’autonomie ne se fait pas de manière constante ; on peut alors parler d’une « décohabitation non linéaire et réversible, expérimentant des modes d’habitat très divers. Dissociant autonomie et indépendance, les jeunes peuvent quitter le domicile de leurs parents en étant toujours soutenus par eux 136 ». Il est important de dissocier les notions d’autonomie et d’indépendance ; l’autonomie peut être définie comme « la capacité d’un individu à se donner sa propre loi, à être le pilote de sa vie 137 », et l’indépendance comme « la capacité d’un individu à fonctionner « sur le mode de l’autosuffisance [et à disposer] de ressources propres qui le rendent indépendant des autres 138 ». En particulier dans le cas des étudiants, les ressources monétaire mensuelles des jeunes habitants sont en partie apportées par les parents. Les jeunes habitants « peuvent se concevoir autonomes sans disposer pour autant des ressources nécessaires, notamment économiques, pour être totalement indépendants de leurs parents 139 ». Dans ce contexte, l’autonomie se construit en parallèle de l’indépendance, apprenant aux jeunes habitants à gérer leur logement et leur vie quotidienne hors de la tutelle de leurs parents, sans pour autant pouvoir se dire totalement indépendants d’eux. L’implication éventuelle des parents dans le financement du logement, de la vie quotidienne et des études raccroche l’habitant à son foyer familial ; son indépendance se fera alors avec l’acquisition de l’autonomie liée à leur entrée sur le marché du travail et l’accès à

134

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016, p.11

135

Ibid.

136

E. Maunaye « L’accès au logement autonome pour les jeunes, un chemin semé d’embûches », Informations sociales, vol. 195, no. 4, 2016, pp. 39-47

137

Ibid.

138

Ibid.

139

Ibid.

71


revenus

En études

APPRÉHENDER LA TRANSITION

Revenus du travail

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Inactif

En emploi Aide financière des parents

Revenus sociaux

Autres revenus réguliers

Composition des ressources mensuelles dont disposent les jeunes adultes fin 2014 Fig. 5 Champ : personnes âgées de 18 à 24 ans résidant en France Source : Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016


l’emploi une fois leurs études achevées. Pour les jeunes habitants qui se positionnent déjà sur le marché du travail dès leur départ du domicile familial, les notions d’autonomie et d’indépendance peuvent se mélanger, les ressources de l’habitant étant issues de son propre salaire, et non exclusivement de la participation éventuelle de ses parents (Figure 2).

Entre ruptures et continuités Déménager, changer d’espace de vie, peut se traduire par le fait de déplacer sa quotidienneté dans un nouvel espace. Avec ce quotidien, se transposent toutes les petites habitudes qui doivent trouver leur place dans un décor différent, dans un rythme de vie nouveau. De ce fait, certaines habitudes que l’on avait chez ses parents peuvent perdurer ; d’autres, peuvent apparaître avec la découverte de l’autonomie résidentielle : « Ainsi, lorsque les jeunes quittent le domicile parental pour prendre leur propre appartement, c’est la relation parent-enfant qui se reconfigure. […] Les jeunes expriment à la fois une recherche d’indépendance évidente, pour affirmer leurs propres choix de logement et de mode de vie, et un besoin de sécurité. 140 ». Certaines habitudes prises lors de l’enfance et de l’adolescence persistent au delà du déménagement hors du domicile familial. Profondément ancrées dans la personnalité même du jeune habitant, ces habitudes peuvent alors être naturellement transposées dans le nouveau logement. On peut voir dans cette continuité une façon de conserver certaines habitudes, dans lesquelles on peut déceler une volonté de se rassurer dans des habitudes connues qui remontent à l’enfance. Ces continuités entre les habitudes ancrées au sein de l’habitat familial et celles transposées dans le logement autonome se retrouvent dans l’appréhension même des espaces du quotidien ; c’est ce que nous explique Line, qui se rend compte des similitudes dans la façon de vivre son espace entre son expérience au sein du domicile familial ainsi que dans son logement autonome : « Depuis que je suis petite, chez mes parents déjà j’avais un bureau dans ma chambre, mais je travaillais tout le temps sur mon lit. C’est un truc qui énervait trop mes parents, je pense que j’ai gardé ça et c’est pour ça que mon lit et ma chambre c’est trop important ». C’est également à ce stade que l’individu peut prendre conscience de la persistance de certaines inculcations familiales qui se révèlent à lui sans pour autant qu’il se soit attendu à reproduire ces schémas familiaux. Lorsque Yann nous explique ne pas voir de similitudes entre sa façon d’appréhender son logement et celle de ses parents, sa compagne lui rétorque : « Mais si ! Tu fais beaucoup le ménage, ta mère est maniaque ! ». Cer-

140

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

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taines habitudes sont profondément ancrées dans la personnalité même de l’invididu, et se déploient suivant un schéma familier lors de l’expérience de l’autonomie résidentielle. Dans un sens tout à fait différent, cette autonomie résidentielle peut s’accompagner de ruptures dans les habitudes quotidiennes et dans la façon de gérer la vie domestique ; « à son arrivée dans son premier logement, le jeune habitant ne reproduit pas à l’identique le mode de vie de ses parents. il va certes en être imprégné, mais va aussi pouvoir s’ouvrir à d’autres manières d’organiser le quotidien. 141 ». Emménager pour la première fois dans un logement autonome dans lequel on se sent bien peut s’accompagner de la prise de nouvelles habitudes quotidiennes, qui n’auraient pas eu leur place dans le contexte d’une vie familiale, ou qui n’auraient pas été compatibles avec la façon qu’avaient les parents d’appréhender la vie quotidienne. L’individu peut alors s’autoriser à « s’émanciper de certaines habitudes familiales, voire à faire des choses que ses parents lui interdisaient. 142 ».

APPRÉHENDER LA TRANSITION

Qu’elles soient prises par envie personnelle ou par esprit de contradiction avec les parents, ces nouvelles habitudes façonnent la personnalité de l’individu, et construisent petit à petit son identité d’habitant. Dans le cas de Charlotte, l’emménagement dans son premier logement autonome a été pour elle l’occasion de prendre des nouvelles habitudes qu’elle désirait mettre en place depuis longtemps : « un truc qui me tenait beaucoup à coeur c’est d’être un peu plus écolo, ce que je pouvais pas faire à la maison parce que ma mère l’était pas du tout ; on commence à vouloir faire un mini-potager, des trucs comme ça. ». Se positionner d’une façon différente de celle des parents, et prendre de nouvelles habitudes peut procurer à l’habitant un sentiment fort d’autonomie, lui prouvant qu’il est tout à fait capable de prendre des habitudes que ses parents n’avaient pas pu prendre eux-mêmes : « chez ma mère y a pas beaucoup de plantes, elle a pas du tout la main verte. Maintenant, ici, on a une dizaine de plantes et je m’en occupe super bien et je suis trop contente. ».

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La mise en place de l’autonomie vient donc progressivement pour le jeune habitant, et se compose entre ruptures et continuités par rapport au modèle familial connu ; au travers des continuités, l’habitant retrouve des habitudes connues et intégrées depuis longtemps, qui procurent un sentiment de familier et d’appartenance à une façon d’appréhender le quotidien. Les ruptures, les nouvelles habitudes prises dans le logement autonome positionnent quant à elles l’habitant dans une manière très personnelle de vivre le quotidien, lui permettant d’organiser celui-ci selon ses propres besoins et aspirations. Cet entremêlement entre ruptures et continuités participe fortement à la construction de l’identité de l’habitant, lui associant des manières personnelles de vivre son expérience habitante.

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

141

Ibid.

142


Le double versant de l’autonomie L’acquisition de l’autonomie résidentielle pour les jeunes habitants peut se traduire par une double façon d’appréhender celle-ci. D’une part, la façon de gérer cette autonomie nouvelle et la capacité de l’habitant à pouvoir se débrouiller sans l’aide de ses parents peut être vécue comme une épreuve, un but à atteindre pour prouver à ses parents qu’il est capable d’assumer sa nouvelle situation habitante. Dans le cas où les parents apportent une aide financière au jeune habitant, ceux-ci peuvent avoir le sentiment de devoir justifier leur départ en prouvant qu’ils sont capables de se comporter d’une façon qu’ils voient comme adulte, montrant à leurs parents qu’ils peuvent lui faire confiance : « Cette particularité trouve son origine dans le fait que l’enfant se découvre dans le visage de sa mère. La présentation de soi est toute la vie une façon de guetter dans le regard d’autrui une confirmation de soi. 143 ». Cette représentation de l’autonomie prend tout son sens par rapport aux parents, mais peut également s’appliquer à toute personne extérieure au logement : « l’ensemble de l’espace de vie sont désormais à leur charge, et leur façon de les gérer reflète leur personnalité et renvoie une image d’eux auprès de toute personne extérieure à leur logement : par exemple, à travers ce qu’un individu a dans son réfrigérateur, il montre sa manière de se nourrir, l’importance que cela représente pour lui, et une partie de son mode de vie ou de ses valeurs. 144 ». La découverte de l’autonomie peut s’avérer compliquée pour certains habitants, qui peuvent ne pas être prêts à devoir gérer leur vie quotidienne sans l’aide des parents. L’autonomisation en tant que processus long et évolutif peut être difficile à appréhender et procurer un sentiment d’échec pour l’habitant face à la difficulté à affronter les difficultés qui lui sont associées : « Ne pas réussir à prendre soin de leur intérieur peut remettre en question leur capacité à être autonome, et représenter un facteur de stress important. 145 ». Cette façon de prouver son autonomie nous renvoie à la fonction représentative de l’espace domestique ; « le regard de l’autre est une composante essentielle de la construction de son identité. 146 », et ce, jusqu’au sein même de l’espace domestique. Suivant à quel point le jeune en ressent le besoin, l’autonomie qui accompagne l’installation dans un logement autonome peut s’avérer être très bien vécue, et s’apparenter à une liberté nouvelle qui autorise l’habitant à suivre ses propres désirs, sans avoir à en rendre compte à ses parents ou à ses proches. La découverte de l’autonomie peut alors être un évènement qui « donne un aperçu, difficile à oublier par la suite, de ce que peut être une existence où l’on s’appartient. 147 ».

143

S. Tisseron, « Intimité et extimité », Communications, 2011/1, n°88, p.83-91

144

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

145

Ibid.

146

Ibid.

147

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.130

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APPRÉHENDER LA TRANSITION

Cette liberté associée à l’autonomie peut être d’autant plus forte lorsque la personne s’installe seule pour la première fois, le fait de vivre seul entraînant « une certaine liberté dans la gestion des moments d’intimité ou de sociabilité, puisqu’il n’y a pas à composer avec la présence d’autrui dans le logement. 148 ». Line, qui a d’abord vécu avec sa soeur puis avec son compagnon après avoir quitté le domicile familial il y a deux ans, raconte qu’elle a particulièrement bien vécu cette liberté ressentie lorsque’elle s’est installée seule : « c’est vraiment un truc qui me plaît trop dans mon autonomie, si j’ai pas envie de manger je mange pas, si j’ai envie de manger à 4 heures de l’aprem je mange à 4 heures de l’aprem, faire ce que tu veux quand tu veux, vraiment tu réfléchis pas à si ça dérange quelqu’un ou si tu dois prévenir quelqu’un. ». L’autonomie est ici associée à la liberté d’organiser son quotidien de la façon que l’on veut, en s’affranchissant des règles établies par la sphère familiale et par les schémas classiques ; ici, l’habitante montre que c’est jusqu’au choix de l’heure des repas qu’elle ressent une liberté de pouvoir composer son expérience habitante comme elle le souhaite.

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E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

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03.

PARTIE

Construire son identité d’habitant, apprivoiser le premier chez-soi

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Dans la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements auto-

nomes, l’emménagement est une étape clé pour la construction du chez-soi. Celle-ci correspond à la première fois où l’habitant prend possession de l’espace, commence à le faire sien. L’emménagement ajoute toute la dimension de la propriété, non pas au sens juridique, mais au sens émotionnel. Le logement est alors une page blanche sur lequel l’habitant peut projeter ses idées, sa manière de vivre, ses projets, mettant à profit son autonomie habitante fraîchement acquise. Les premiers gestes d’appropriation qui entourent l’emménagement représentent les premières pierres posées dans la construction du chez-soi. Apprivoiser son espace est un processus non linéaire qui s’ancre dans une logique de familiarisation progressive avec le logement ainsi qu’avec cette nouvelle expérience habitante. Au travers de l’appropriation, de la réorganisation des espaces du quotidien et des objets mis en place au sein même de ces espaces, nous tenterons dans cette dernière partie de comprendre les logiques de construction du chez-soi des jeunes habitants. Comment leur identité individuelle et habitante se déploie-t-elle au sein de leur nouvel espace domestique ? Notre recherche autour de la construction identitaire au sein des premiers logements s’est effectuée en grande partie dans un contexte de confinement lié à la pandémie de Covid-19. Au travers de cette situation habitante inédite, il a donc semblé nécessaire de questionner les effets de ce confinement sur la façon qu’ont eu les jeunes habitants de modifier leur quotidien. Nous avons donc intégré à cette recherche un questionnement autour des stratégies sociales et spatiales mises en place par les jeunes habitants face à la confrontation constante de leur espace quotidien.

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03.1

Se familiariser avec le nouvel espace : stratégies d’appropriation Construire son chez-soi revient tout d’abord à s’approprier son espace. Cette appropriation commence dans l’imaginaire, dans l’idée que l’on se fait du futur habitat. Lors de l’emménagement, cette appropriation se spatialise, trouve des contre-temps, des contraintes, ou d’agréables surprises. Au-delà de la rencontre entre l’habitant et son espace, et des premiers gestes en direction d’une familiarisation avec le logement, nous questionnerons dans cette partie l’appropriation en tant que principe évolutif, entre traditions familiales et réinterprétations dans la façon d’exprimer pour la première fois son identité habitante. Au travers des témoignages des jeunes habitants, nous tenterons de saisir dans quelle mesure le processus d’appropriation peut être considéré comme une composante dans la construction du chez-soi, matérialisant l’investissement de l’habitant dans l’organisation spatiale de son logement et dans sa façon individuelle de composer son quotidien.

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Première rencontre entre habitant et espace

80

Pour s’intéresser à la construction du chez-soi, il est important de s’intéresser aux premières stratégies d’appropriation de l’habitant sur son espace domestique. Le Dictionnaire de l’Habitat et du Logement définit l’appropriation autour de deux idées dominantes : « D’une part, celle d’adaptation de quelque chose à un usage défini ou à une destination précise ; d’autre part, celle, qui découle de la première, d’action visant à rendre propre quelque chose. 149 ». En ce sens, « l’appropriation n’est possible qu’en relation à quelque chose qui peut être attribué et qui, en tant que tel, peut à la fois servir de support à l’intervention humaine et être possédé. 150 ». Par le biais de l’appropriation, l’habitant utilise son espace domestique comme support de l’expression de lui-même et de sa façon d’organiser sa vie quotidienne. La double définition de l’appropriation implique l’action d’adapter quelque chose mais également l’existence d’un support de cette adaptation, que représente l’espace domestique mis à disposition de l’habitant.

Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Ed. Armand Colin, 2002, p.27

149

Ibid.

150


Matérialisée par les modifications apportées par l’habitant à son espace ainsi que par les objets et éléments qu’il y introduit, l’appropriation trouve ses racines dans l’imaginaire de l’habitant, et dans la façon dont celui-ci se projette son espace, parfois bien avant avoir choisi un logement de manière concrète. Cette façon que peut avoir l’habitant d’imaginer son espace avant même de l’avoir pratiqué implique l’idée d’une concordance entre l’espace choisi et l’idée que s’en était faite l’habitant : « Pour que l’imagination puisse investir un logement, elle doit trouver devant elle un terrain largement dégagé, dont l’amplitude et l’ouverture fournissent une aire de déploiement adéquate à sa puissance d’évocation. 151 ». L’idée d’un terrain largement dégagé qui permettrait l’investissement de l’habitant ne s’explique pas uniquement par les dimensions intrinsèques du logement. Celle-ci peut correspondre à un caractère perçu comme neutre de l’espace domestique, qui signifierait pour l’habitant une page blanche sur laquelle il sera en mesure d’apposer ses propres idées et sa propre façon de vivre. Considérer les dimensions d’un espace comme pré-requis pour l’appropriation serait probablement exclure les jeunes habitants de ce processus ; en effet, un tiers des jeunes ne résidant pas en communauté vivent dans un studio de moins de 25 m2 152. Cette association quasi-systématique des petits espaces aux premiers chez-soi influe sur les possibilités d’appropriation pour les jeunes habitants ; ces logements seront voués à être quittés tôt ou tard, quand le développement personnel de l’individu demandera à l’espace domestique de s’agrandir. Pourtant, ce caractère temporaire des premiers logements n’entrave pas nécessairement l’appropriation qui marque la première pierre posée dans la direction de la construction du chez-soi. Les jeunes habitants peuvent sentir « l’importance de jeter l’ancre pour se construire, tout en se préservant la possibilité de rester mobile et de continuer à naviguer. 153 ». Pour l’essayiste Mona Chollet, « il y a une magie des petits espaces. Ils correspondent à l’archétype du refuge, à l’abri primitif dont les frontières se rapprochent autant que possible de celles du corps. Pouvoir embrasser d’un seul regard tous les éléments indispensables à la vie procure une sensation de réconfort et de sécurité, une satisfaction intense. 154 ». Pour Rémi, les petites dimensions de l’espace domestique étaient justement l’un de ses critères de sélection lorsqu’il a trouvé son logement : « je voulais pas un truc trop grand mais juste à bonne échelle, plutôt ouvert, comme ça j’ai une visibilité à peu près sur ce qui se passe, ça me rassurerait […] déjà que j’ai peur du noir et des grands espaces … ». Evoluer dans un espace à son échelle, qui ne serait pas disproportionné par rapport à son utilisation, peut permettre aux jeunes habitants de gérer plus simplement leur autonomie et l’organisation de leur vie quotidienne ; le studio peut alors s’apparenter à la chambre adolescente que l’habitant a pu pratiquer avant de s’installer de manière autonome. L’espace aux dimensions restreintes se place en continuité de l’espace de la chambre, et peut permettre de fa-

151

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.40-42

152

Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage - L’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016, p.13

153

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

154

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.95

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ciliter la transition entre mode d’habitat familial et logement autonome en ne modifiant pas drastiquement les caractéristiques de l’espace quotidien ; en effet, les petits espaces peuvent être considérés qui « endroits nourrissent notre créativité tout en servant de refuge chaleureux. 155 ». Autour de la quête d’un espace à son échelle, on retrouve la volonté d’évoluer dans un espace qui ne dépassera pas l’habitant, et dont il pourra assumer le maintien en ordre. Les caractéristiques spatiales des petits logements peuvent alors représenter la façon parfaite d’appréhender la transition hors du domicile familial, d’un espace faisant partie d’un tout comme la chambre individuelle à un espace domestique dans son intégralité. De plus, le désir pour certains habitants d’acquérir leur autonomie peut prendre le pas sur le reste ; vivre dans un petit espace ne serait pas une contrainte, puisque le but recherché serait de faire un pas vers la vie d’adulte, d’assumer sa propre autonomie, de pouvoir exprimer sa façon de vivre le quotidien :

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Et si l’enchantement des petits espaces était réservée aux commencements ? Et s’ils suscitaient une telle euphorie parce qu’ils représentent un pied dans la porte du monde des adultes, lorsque vous commencez à voler de vos propres ailes, que vous inventer la façon dont vous voulez vivre et que vous savourez votre liberté toute neuve ? Et s’ils ne convenaient qu’à cette période de l’existence ? 156

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Prenant ses racines dans l’imaginaire de l’habitant, l’appropriation de l’espace domestique ne peut se concrétiser qu’après l’emménagement. Les premières actions de l’habitant en direction de son espace peuvent se révéler très représentatives et symboliser les premiers gestes dans une dynamique d’action sur l’espace domestique. Lorsque l’on demande aux habitants quelle est la première chose qu’ils ont faite lorsqu’ils ont emménagé, Charlotte et Yann nous répondent : « la première chose qu’on a faite c’est qu’on a repeint les murs , pour que ce soit plus clair, et on l’a nettoyé à fond la caisse, vraiment tout tout tout. ». Cette première modification de l’espace, malgré qu’elle puisse sembler anodine, représente une première manière de s’approprier l’espace. Cette action peut être liée directement à l’état plus ou moins bon du logement, mais elle peut également être une première manière de marquer son territoire, d’apposer sa première empreinte dans le logement. Les habitants mettent également l’accent sur le fait qu’ils ont effectué un nettoyage de fond en comble de leur nouveau logement ; tout nettoyer et repeindre les murs peuvent être une façon de se familiariser avec l’espace de son logement, mais aussi d’effacer toute trace de l’occupant précédent, surtout dans le cas d’une location. Pour pouvoir se sentir chez soi, il ne faut pas avoir l’impression d’être chez quelqu’un d’autre.

Nicolas Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Ed. Labor, 2005, p.40-42 Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.98

155 156


Entre inspirations familiales et réinterprétations Tout comme le processus d’autonomisation, l’appropriation de l’espace domestique par les jeunes habitants se fait dans une tension entre reprises de schémas familiaux connus et réinterprétations propres à leur individualité : en ce sens, « la construction qui est donnée à lire dans le décor et l’ameublement de la maison est inscrite dans des stratégies individuelles ou collectivement familiales. Influence des modèles de l’enfance, perspectives de carrière et de choix de lieu de résidence, [et] projets familiaux à long terme se reflètent dans les choix d’acquisition et d’organisation de nos intérieurs. 157 ». Le processus d’appropriation selon des inspirations familiales permet à l’habitant d’inscrire sa quotidienneté dans une continuité entre le mode d’habitat familial connu et la découverte de l’expérience autonome de l’habiter. Les similitudes dans l’appropriation du logement familial et celle du logement automne permettent une familiarisation de l’espace au travers de symboliques connues et intégrées depuis l’enfance. Cette familiarisation est la définition même de l’appropriation de l’espace : « s’approprier son logement permet de s’y projeter plus facilement, de l’intégrer à son environnement connu et d’en faire un lieu que l’on reconnaît, que l’on contrôle et dans lequel on se sent en sécurité 158 ». À l’appropriation de l’espace selon des schémas connus pour l’habitant s’ajoute une volonté de personnaliser son espace selon des réinterprétations qui façonnent l’identité de l’habitant et inscrivent le processus d’appropriation dans une construction du chez-soi - l’emphase étant mise sur le soi - : « Entre références familiales et nouveaux repères, il a fallu innover ou reproduire, adapter ou rejeter modèles et habitudes, c’est-à-dire bricoler au sens propre et figuré pour se sentir chez soi, bien dans ses murs et sans ses meubles 159 ». C’est toute l’individualité de l’habitant qui se ressent alors dans la façon qu’il a de s’approprier son espace : « Partant du soi, l’appropriation est symptomatique de l’homme moderne qui doit se construire lui-même. 160 ». Par ces stratégies d’appropriation, l’habitant dit quelque chose de lui-même ; le bricolage peut être une façon de s’impliquer d’autant plus dans la construction de son chez-soi. Par ce biais, l’habitant s’implique fortement dans la personnalisation de ses objets, et par extension de son espace domestique. Ces éléments créés par l’habitant lui-même lui permettent d’exercer un contrôle fort sur son espace, le transformant en un territoire connu et familier. Depuis qu’il a emménagé avec sa compagne, Yann passe beaucoup de temps à bricoler des meubles pour que ceux-ci répondent exactement aux nécessités du couple : « on voulait un truc qui fasse un peu bibliothèque vraiment, et c’est pour ça que j’ai fait les meubles. J’y ai passé quelques journées, étalées sur un mois et demi ».

157

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.140

158

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

159

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.140

160

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.102

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L’appropriation comme principe évolutif, support de l’identité Le processus d’appropriation de l’espace domestique peut être considéré comme un mécanisme évolutif qui s’inscrit dans une temporalité intriquée à celle du développement personnel de l’habitant. Malgré que l’on puisse saisir dans l’appropriation des actions ponctuelles signifiantes pour l’individu, sa mise en place se déploie dans le temps, dans un éternel remaniement de l’espace et des éléments qui le composent. L’appropriation répond à une « nécessité intérieure de reprendre constamment la tâche de bâtir sa demeure, d’occuper sa place dans le monde de la manière la plus remarquable possible. 161 », dans une « dynamique toujours recommencée 162 ». Lors de l’installation dans un nouveau logement, les schémas d’appropriation qui se mettent en place correspondent à une mise en tension entre action signifiantes pour l’individu et aspect pratique de l’action de s’approprier l’espace. Comme nous l’avons vu précédemment, les premières actions en direction de l’appropriation sont celles de la familiarisation avec l’espace au travers de la mise en ordre et de l’élimination des traces de l’occupation précédente du logement. Repeindre les murs et effectuer un nettoyage en profondeur peuvent être des exemples de premières actions de l’appropriation. Au fur et à mesure, les habitants mettent en place les éléments qui constitueront leur espace domestique (Figure 1). Charlotte et Yann racontent de quelle façon ils ont progressivement constitué les différentes strates de leur logement : « En fait c’était un peu crescendo, en gros on a d’abord fait l’arrière plan et au fur et à mesure on a rajouté des choses et je pense c’est d’abord passé par les murs et ensuite ça s’est terminé avec les plantes et les tableaux. ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Les éléments décoratifs, tels que les plantes et les tableaux, qui sont signifiants pour les habitants en tant que signes distinctifs et porteurs d’une mémoire évènementielle, sont alors les derniers mis en place par le jeune couple : « Au début par exemple on avait rien accroché. Après assez rapidement on a eu la grande braderie, et on en a profité pour prendre des trucs pour les accrocher. Des plantes aussi, c’est venu au fur et à mesure. ». L’achat ou l’acquisition des objets se fait alors au fur et à mesure, lorsque les objets à dimension fonctionnelle qui permettent de faciliter le quotidien des habitants ont déjà été mis en place au sein du logement.

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Nous pouvons également noter l’aspect financier pour les jeunes habitants ; la priorité évidente des éléments nécessaires au quotidien prend le pas sur les objets signifiants individuellement : « l’achat ou le choix de meubles à eux stricto sensu ou de nouveaux objets décoratifs adviennent bien après l’installation dans le logement, lorsque le jeune a pu suffisamment économiser et s’autorise alors à faire des choix signifiants. 163 ». Ces schémas peuvent différer dans le cas où l’habitant a connu un ou plusieurs logements

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.105

161

Ibid.

162

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

163


Premières actions en direction de l’appropriation de l’espace domestique

Mise en place des objets à dimension utilitaire et fonctionnelle au sein du logement

Mise en place des objets et décors à dimension esthétique et affectives

Nettoyage en profondeur Peinture des surfaces murales

Éléments rapportés du domicile familial Premières acquisitions

Plantes Tableaux Souvenirs de voyage

FIG.6 Les grandes étapes de l’appropriation Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.136

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autonomes avant celui dans lequel il réside. Dans ce cas, « le jeune emménage avec le mobilier et les objets qu’il possède déjà. L’appropriation du nouveau logement est alors plus rapide. Il arrive dans le logement avec ses objets, ses marqueurs, qu’il n’a plus qu’à les installer dans le nouveau cadre. 164 ». C’est le cas de Rémi, qui est arrivé dans son nouveau logement avec les meubles et objets qu’il avait acheté lors de son premier emménagement : « c’était entièrement des meubles IKEA mais qui étaient du coup plus trop à mon goût ». Lorsqu’il a pu se le permettre, le jeune homme a pu se séparer de ses anciens meubles qu’il ne jugeait plus à son goût pour opérer une transformation de son espace de vie : « J’ai vendu tous mes meubles et j’ai tout changé de A à Z, c’était le changement le plus radical que j’ai fait. ». Une fois l’installation dans le logement terminée, avec son cortège d’éléments fonctionnels et essentiels à la vie quotidienne, l’appropriation du logement continue et se précise au fil du temps. Sorti de l’effervescence des premiers jours de l’occupation du logement, assortis des contraintes pratiques qu’entraînent un déménagement, l’habitant peut se concentrer sur des éléments de son espace domestique qui possèdent une symbolique à ses yeux. Lorsque le temps et l’apport financier le permettent, l’habitant peut poursuivre l’appropriation de son logement en y ajoutant des éléments au fur et à mesure, exprimant sa façon de construire un chez-soi qu’il découvre. L’appropriation est ainsi « à la fois une saisie de l’objet et une dynamique d’action sur le monde matériel et social dans une intention de construction du sujet. 165 ». Cette construction identitaire autour de l’appropriation inscrit celle-ci dans une « dynamique de l’identité individuelle 166 » ainsi qu’un « accomplissement intérieur 167 ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Au travers de l’appropriation comme pratique de familiarisation avec l’espace, « le jeune habitant dit quelque chose de lui-même. La façon dont il investit le logement est donc, au-delà de son utilisation fonctionnelle, une manière d’affiner ou d’affirmer son identité. 168 ». On peut donc considérer le processus d’appropriation comme l’une des actions fondamentales de la construction du chez-soi, permettant à l’habitant de se familiariser avec son espace tout en rendant celui-ci sien, support spatial de l’identité habitante qu’il commence à se construire au sein de son logement autonome.

86

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

164

Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Ed. Armand Colin, 2002, p.28

165

Ibid.

166

Ibid.

167

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

168


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03.2

Redéfinition des espaces de vie ; réorganiser le quotidien La transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes s’accompagne d’une transformation dans la spatialité du quotidien. La redéfinition des espaces de vie induit une réorganisation des fonctions et des pratiques quotidiennes. L’enjeu de cette partie sera de comprendre de quelle façon s’articule cette réorganisation ainsi que la hiérarchisation des espaces. De plus, nous nous intéresserons aux critères premiers des habitants en terme d’espace, qui peuvent être le résultat d’habitudes familiales ancrées, entraînant un paradoxe entre les attentes du jeune habitant et la réalité spatiale de son expérience quotidienne. Au-delà de l’organisation interne du logement, c’est tout le rapport entre intérieur et extérieur qui se redéfinit, notamment avec le rapport qu’il entretient avec autrui.

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Restructuration & rassemblement des fonctions

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Pascal Dreyer, philosophe de l’habitat, définit le chez-soi comme la conjonction de plusieurs dimensions : « celle de la personne qui se déploie dans le temps […] ; celle de l’espace lui-même ; celle des objets qui « meublent » cet espace 169 ». L’espace du logement en lui-même peut être considéré comme le support sur lequel l’habitant exerce l’appropriation et le marquage par le biais des objets et des signes qu’il y introduit. L’espace est une composante importante de l’organisation de la vie quotidienne et de la construction du chez-soi. Celui-ci : « organise la vie domestique et familiale en même temps qu’il est structuré par celle-ci. 170 ». C’est donc une relation à double-sens que l’habitant entretient avec l’espace de son logement. A travers ses caractéristiques et contraintes intrinsèques, l’espace du logement conditionne la façon dont l’habitant va pouvoir se l’approprier et y organiser son quotidien, notamment selon les limites que celui-ci implique. D’autre part, les trajectoires personnelles des habitants influent sur la manière dont ils organisent les relations spatiales au sein même de leur logement. L’espace domestique représente un « domaine appropriable, sur lequel on dispose du pouvoir d’organiser à sa façon son espace et son temps, où s’expriment plus librement les styles de vie. 171 ».

Pascal Dreyer, Chantier « Chez-soi », Tentative de définition d’un lieu concret et immatériel, Paris, Leroy Merlin Source, compte rendu de la réunion du 12 janvier 2006

169

J.-F. Staszak, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de géographie, n°620, 2001, p.339-363, p.354

170

P. Gilbert, « Classes, genre et styles de vie dans l’espace domestique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°215, 2016/5, p.4-15

171


La transition habitante entre un espace domestique et un autre implique une redéfinition des « significations familières aux espaces et aux objets 172 » ; il s’agit de se ré-approprier son quotidien au sein d’un espace domestique nouveau, qui demande un processus de familiarisation de celui-ci. Lors de l’emménagement, l’habitant « tente de tirer le meilleur parti de la nouvelle surface en transformant un espace géométrique en espace domestique, faisant appel […] à des connaissances subtiles, acquises par l’expérience [ou] transmises par des proches. 173 ». Cette familiarisation avec l’espace et son rôle de support dans la construction du chez-soi possèdent une signification particulière lors de la transition habitante entre domicile familial et premier logement autonome. En effet, cette transition s’accompagne d’une redéfinition importante des espaces de vie ; le logement autonome se caractérise pour le jeune habitant par une liberté d’action sur l’intégralité de son espace quotidien, là où le mode d’habitat familial se fonde sur une organisation communautaire des espaces de vie, centrée sur la dichotomie entre espaces de rencontre et espaces de l’intimité. A la découverte de l’autonomie résidentielle s’ajoute donc une nécessité de réorganisation des fonctions au sein de l’espace domestique, selon un schéma reprenant des articulations connues et pratiquées depuis l’enfance, ou, au contraire, par une façon personnelle d’appréhender les espaces de la quotidienneté. La mise en confrontation des envies et des critères des jeunes habitants en terme d’espace avec leur pratique réelle de ceux-ci après leur emménagement est significative du caractère progressif de la transition habitante entre domicile familial et premiers logements autonomes. En effet, l’expérience du mode d’habitat familial peut constituer pour les habitants une référence connue qu’ils utilisent dans leur choix de logement. Emménager pour la première fois dans un logement autonome est une étape décisive dans l’entrée dans l’âge adulte, mais représente également un faisceau de changements importants dans la vie personnelle de l’individu. En exprimant des envies quant à leur futur espace domestique, les habitants tentent de retrouver au sein de leur logement une familiarité, qui pourrait s’avérer être un facteur d’adoucissement d’une transition importante. Ainsi, les références spatiales liées à un mode d’habitat familial peuvent se retrouver en tête des critères des jeunes habitants vis-à-vis de leur espace domestique : « je voulais absolument deux pièces, je voulais une grande cuisine parce que pour moi c’est important une cuisine, une grande et belle cuisine (…) ça faisait une énorme chambre là-bas alors que normalement la chambre, bah voilà quoi, si elle est petite c’est pas grave ... ». Pourtant, lors de la pratique quotidienne de l’espace domestique, une réorganisation des fonctions s’opère au sein du logement pour le jeune habitant en parallèle avec la construction de leur identité habitante.

172

S. Beldjerd, « « Faire le beau chez soi » : la part du corps dans l’aménagement et la décoration des espaces du quotidien », Espaces et sociétés, n°144-145, 2011/1-2, p.141-156

173

J.-F. Staszak, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de géographie, n°620, 2001, p.339-363, p.354

89


Cette dimension très personnelle dans la façon d’appréhender l’espace est bien soulignée par le géographe J.F. Staszak dans son article traitant de la géographie de l’espace domestique 174 : Quoi qu’il en soit, et sans refuser toute détermination sociologique, les choix d’aménagement de mon espace domestique sont bien les miens, et mes décisions personnelles se traduisent directement dans l’organisation de cet espace. Evidemment, si le foyer abrite plusieurs personnes, l’affectation des pièces, les choix d’aménagement intérieur font l’objet de négociations. 175

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Ainsi, l’habitante nous ayant confié avoir eu comme critère de sélection pour son logement une « grande et belle cuisine », explique au final ne quasiment pas pratiquer cet espace : « Franchement la cuisine je fais à manger, et parfois je bosse sur la table de la cuisine, mais c’est plutôt rare parce que souvent je me pose sur mon lit ou sur mon canapé quoi. (…) Mais sinon je suis pas trop dedans, sauf quand on est beaucoup ou qu’on mange un truc où il faut vraiment être assis. ». La pratique de l’espace domestique se fait donc dans une tension entre schémas connus et familiers, et prises de position personnelles reflétant l’identité individuelle. Une fois installé de manière autonome, l’habitant conçoit son quotidien progressivement selon un nouveau schéma, qui se positionne de façon nuancée par rapport aux schémas antérieurs connus (Figure 2).

90

Le facteur d’échelle est également prégnant dans la façon dont les habitants appréhendent leur espace domestique autonome. Au-delà des contraintes financières et du marché du logement, loin de faciliter la recherche de logement des jeunes habitants, certains d’entre eux désirent spécifiquement avoir un logement de petite taille : « je voulais pas un truc trop grand mais juste un truc à bon échelle ». Comme nous le confie Rémi, : « je voulais pas de chambre, parce que je suis seul et je serais pas à l’aise à avoir plein de pièces. je voulais un truc plutôt ouvert, comme ça j’ai une visibilité à peu près sur ce qui se passe, ça me rassure. ». Vivre dans un espace domestique de petites dimensions est souvent associé aux premiers logements des jeunes, ou aux personnes n’ayant pas les moyens de résider dans un espace plus grand. Pourtant, les petites dimensions dans un logement peuvent être une façon d’adoucir la transition entre le domicile familial et la vie résidentielle en autonomie : en évoluant dans un espace unique et somme toute restreint, le jeune habitant peut potentiellement retrouver ses marques provenant de la pratique de sa chambre adolescente ; en outre, « Pouvoir embrasser d’un seul regard tous les éléments indispensables à la vie procure une sensation de réconfort et de sécurité, une satisfaction intense. (…) La vie perd de son sérieux ; ça s’allège.176 ».

J.-F. Staszak, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de géographie, n°620, 2001, p.339-363

174

Ibid., p.353

175

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.95-96

176


1

2

3

Espaces de l’intimité et du repli sur soi Espaces de la représentation et de la sociabilité

Fig.7

Pratiques quotidiennes au sein du logement Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Rémi, (Entretien en visioconférence n°2, 08.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.132-137

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A la recherche d’une différenciation des espaces Lors de l’appropriation du logement, puis dans sa pratique quotidienne, les habitants associent les espaces qui composent leur logement aux fonctions de la vie quotidienne : manger, dormir, inviter, se retrouver ou s’isoler, autant de fonctions qui demandent de trouver un support spatial au sein du logement autonome. Dans cette optique, les jeunes habitants agissent sur leur espace « de façon à maîtriser ses relations avec autrui, d’organiser l’intérieur comme un univers qui a du sens pour soi et sa famille, de l’aménager, de le transformer à sa façon, que cette façon soit acte de soumission à des normes culturelles, conformisme ou originalité et expression absolument personnelle. 177 ». Dans cette nouvelle répartition des fonctions quotidiennes, les habitants procèdent à une différenciation des espaces, leur associant des fragments spécifiques de la vie quotidienne. Dans le discours des habitants, on remarque une différenciation polarisée du logement. Dans un premier temps, une forte importance est accordée au salon en tant qu’espace central de l’habitation. Ce dernier se positionne comme le coeur du logement, là où sont rassemblées la plupart des fonctions, au détriment d’espaces à connotations plus familiaux, comme la cuisine par exemple. L’organisation spatiale des petits logements appuie le rôle central du salon, puisque celui-ci correspond en règle générale à l’espace aux dimensions les plus importantes. Dans le discours des habitants, on retrouve cette pluralité de fonctions associées à l’espace du salon (Figure 3) : « On mange dans le salon. Devant la télé, tout le temps. Même quand on fait des apéros on est là aussi. 178 »

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

« Dans l’idée on est tout le temps au salon, c’est la pièce à vivre, c’est là qu’on passe le plus de temps ensemble, et après coup c’est l’espace le plus exploité en fait, et celui qui nous représente le plus, enfin c’est là où on s’est le plus approprié l’espace j’ai l’impression. 179 »

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« À certains moments, elle [Charlotte] s’aménage un espace pour pouvoir faire son sport. De temps en temps y a la table basse du salon qui jarte, comme ça elle a le tapis. 180 » « C’est vrai que je travaille quand même pas mal sur le canap’ avec l’ordi. 181 » « La pièce où je suis vraiment beaucoup, le plus on va dire, c’est le salon. C’est là où je fais tout, je mange rarement dans la cuisine tu vois. Je mange souvent dans le salon déjà, donc ça part de là, et après parce qu’il y a la télé. 182 » « Même quand y a des gens qui viennent manger on mange sur la table basse du salon. J’en ai exprès acheté une toute grande parce que je me suis dit … comme ça il y a de la place. 183 »

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.118

177

Selon Charlotte et Yann (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020), planche visuelle d’entretien p.136

178

Ibid.

179

Ibid.

180

Ibid.

181

Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020), planche visuelle d’entretien p.132

182

Ibid.

183


Reçevoir des proches

Se détendre

Exercer des activités personnelles

Travailler

Fig.8 Pluri-fonctionnalité de l’espace du salon Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.132-137

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Le salon se positionne alors comme un espace pluri-fonctionnel, qui fait office de salle à manger, d’espace de réception, de lieu de travail, mais aussi d’espace de détente. Pour certains jeunes habitants, le salon prend le dessus sur l’espace de la cuisine, même dans le cas où l’espace de celle-ci permet l’installation d’une table à manger ; la cuisine semble pour certains être un espace purement fonctionnel, auquel on n’attache pas d’importance personnelle, et dont l’investissement est nettement inférieur que dans le salon ou la chambre à coucher : « forcément, t’es obligé de manger, donc la cuisine on y est quand même. On n’y mange pas là bas, c’est vraiment que la préparation. ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Dans un second temps, la chambre se positionne comme l’espace de l’intimité et du repli sur soi-même. L’espace de la chambre représente une intimité au sein même de l’intimité du logement, dans une mise en abîme intéressante. Les jeunes habitants semblent trouver un réconfort particulier au sein de la chambre, qui peut être appréhendé dans une continuité avec la chambre individuelle au sein de l’habitat familial. Les jeunes habitants « recréent en quelque sorte un premier lieu rassurant dans l’intimité de leur chambre, qui leur rappelle parfois leur ancien lieu de vie chez leurs parents. La chambre est potentiellement un refuge, une zone de confiance qui constitue le cœur du sentiment de sécurité dans un logement. 184 ». Dans ses similitudes avec le mode d’habitat familial, la chambre peut parfois représenter un « premier repère permettant une appropriation du logement. 185 ». Dans le cas d’une installation en couple, la chambre acquiert une symbolique supplémentaire : « le fait d’habiter avec mon copain je trouve que c’est important et ça se voit dans la chambre. Je sais pas comment expliquer. ».

94

Le rôle de la chambre individuelle au sein du mode d’habitat familial en tant que premier lieu de l’intimité et du repli individuel transparaît dans la pratique des premiers logements autonomes. Au-delà d’être simplement l’espace où l’on dort, la chambre représente un espace d’intimité et de repos, de sécurité et de repli (Figure 3). Line nous explique l’importance que sa chambre revêt pour elle : « quand je me pose sur mon lit, qu’il y a cette guirlande allumée, je me sens en sécurité et trop bien, c’est la pièce qui me représente le plus et dans laquelle je suis la plus calme. Quand je me pose sur mon lit avec toutes ces lumières c’est vraiment que la journée est finie, ou que je fais un truc pour moi. ». La chambre, et le lit qui y occupe une place centrale, « joue de multiples rôles et on peut bien sûr y dormir, s’y installer pour lire ou jouer, et même y travailler. 186 ». La chambre reflète donc, au-delà du sommeil à proprement parler, la dimension du repos et du calme : « moi en règle générale je sais pas pourquoi, mais l’après midi j’aime bien bouquiner tranquille sur le lit. ». La chambre occupe donc une place de choix au sein du logement, et les fonctions qui y sont associées se définissent en complémentarité avec celles associées au salon : « Je fais quasiment tout dans mon salon, alors que ma chambre, à part moi il y a personne qui y va ».

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

184

Ibid.

185

Ibid.

186


Sommeil

Activités calmes liées à la détente Fig.9 La chambre comme espace d’intimité et de repos, de sécurité et de repli Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.132-137

95


Considérer le salon et la chambre en tant que deux espaces physiquement séparés reviendrait à exclure le mode de vie de beaucoup de jeunes habitants, puisque un tiers d’entre eux résident dans un studio et évoluent donc quotidiennement dans un espace unique. Pourtant, les habitants peuvent trouver des stratégies de différenciation des espaces au sein même d’un logement composé d’une seule pièce : « Même si le foyer se résume à une seule pièce, on n’y fait pas n’importe quoi n’importe où : l’espace y est organisé. Un coin est réservé à la toilette, à la cuisine, au sommeil, aux visiteurs, au stockage, etc. 187 ». C’est le cas de Rémi, qui explique se créer « virtuellement » des pièces grâce à la disposition des meubles au sein de son appartement : « Vu que j’ai qu’une pièce, pour moi les meubles sont vraiment importants. J’ai pas une pièce chambre, une pièce bureau, … j’ai vraiment tout dans la même pièce, donc si j’assimile même pas aux meubles leurs fonctions je suis perdu dans mon espace, je sais plus qui fait quoi. ». Cette différenciation spatiale par le biais de l’ameublement pousse le jeune habitant à exercer une discipline de son propre espace, associant les différentes fonctions de sa vie quotidienne à des endroits précis de son logement : « mon lit j’y vais que pour dormir, je me pose jamais dessus. Pour moi le lit c’est pour la nuit, le canapé c’est pour la détente, mon bureau c’est pour bosser ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Redéfinition du rapport à l’extérieur

96

Au-delà d’une redéfinition de l’organisation des espaces de vie, l’installation dans le premier logement autonome implique une autonomisation de l’individu qui peut se traduire par la liberté nouvelle de gérer son rapport à l’extérieur. L’espace domestique « possède une limite repérable, identifiable de l’intérieur comme de l’extérieur. 188 ». Le chez-soi, en tant qu’espace de la sécurité et du repli, s’articule autour d’un fort contraste entre intérieur et extérieur. Si le chez-soi est une intériorité, celui-ci peut en partie se définir par « les limites intérieur/extérieur qui nous protègent des intempéries et des intrusions, qui marquent le seuil de son « chez-soi » par rapport à l’espace public 189 » ; en ce sens, « Habiter un espace, c’est-à-dire le maîtriser, c’est en déterminer les limites 190». La façon de gérer le rapport entre intérieur et extérieur peut être chose nouvelle pour les jeunes habitants, qui sont désormais capables de choisir le degré d’ouverture de leur logement, alors qu’ils avaient l’habitude de devoir composer avec l’autorité de leurs parents sur les rapports avec le monde extérieur. Le degré d’intimité qu’offre intrinsèquement le logement, par le biais de sa situation, de ses ouvertures et de son vis-à-vis joue alors énormément dans la façon qu’a l’habitant d’appréhender son espace. Pour certains d’entre eux, la présence d’un vis-à-vis important va jusqu’à remettre en cause le sentiment même d’être chez soi : « dans mon ancien appartement, il y avait ce côté vis-à-vis qui me gênait énormément parce que j’avais l’impression

J.-F. Staszak, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de géographie, n°620, 2001, p.339-363, p.344-345

187

Ibid.

188

N. Leroux, « Qu’est-ce qu’habiter ? Les enjeux de l’habiter pour la réinsertion », Vie sociale et traitements, revue des CEMEA, n°97, 2008/1, p.14-25

189

Ibid.

190


de pas être chez moi ». La présence de l’autre dans la vie quotidienne, malgré que cette présence puisse n’être que visuelle, pousse les habitants à organiser leur espace selon le degré d’intimité que celui-ci leur fournit. Pour Charlotte et Yann, cette question du visà-vis justifie en partie le peu d’investissement dans l’espace de la cuisine : « Personnellement j’aime pas trop manger dans la cuisine, parce que dans la cuisine tu vois tous les gens en face. ». Par la façon dont l’habitant gère l’ouverture et la fermeture de son logement, il module le degré d’intimité que celui-ci peut lui offrir. Son rapport à l’extérieur se traduit également par l’ouverture de son logement à autrui, lorsqu’il reçoit ses proches ou ses amis : « Un logement autonome permet d’organiser des fêtes, d’inviter ses proches et même de se faire de nouveaux amis. Mais c’est aussi un lieu tranquille où personne ne viendra le déranger et où il se fixe ses propres règles. Par le biais de ce lieu dont il définit les codes, le jeune réinvente son rapport à l’autre. 191 ». Le rapport à l’autre au sein du logement se traduit par le degré d’intimité des différents espaces, notamment au travers de la dichotomie entre l’espace salon et l’espace chambre. Les habitants reçoivent leurs invités dans le salon ; c’est là qu’ils y prennent l’apéritif, qu’ils y dînent, qu’ils y échangent. Pour autant, la chambre reste l’espace intime de l’habitant et auquel l’invité n’a pas accès. C’est cette dichotomie entre l’espace du salon et de la chambre que souligne Line lors de notre entretien : « Mon salon, c’est là où je reçois des potes quand ils viennent. Je fais quasiment tout dans mon salon, alors que ma chambre, à part moi il y a personne qui y va ». Lorsque la séparation physique entre le salon et la chambre n’existe pas, les habitants trouvent encore une fois des stratégies afin de séparer les deux espaces pour que l’invité n’empiète pas sur l’intimité de l’habitant. C’est le cas de Rémi, qui habite un studio en centre-ville : « Ca me dérange pas d’inviter du monde parce que j’ai le coin salon et après j’ai juste le lit de l’autre coté, et tout le monde sait que je n’aimerais pas que les gens se posent dessus. ». La façon dont le jeune habitant compose son rapport à l’extérieur ainsi que son rapport à l’autre font partie des stratégies de construction du chez-soi ; par ce biais, l’habitant articule progressivement le rapport entre intérieur et extérieur au sein du logement, rapport que l’on retrouve dans la définition même du chez-soi en tant qu’espace de repli isolé du monde extérieur, mais dont il accepte les entorses ponctuelles : « Toutes ces limites, entièrement maîtrisées par l’habitant, constituent des étapes d’appropriation : elles sont les preuves que l’on accède à un espace privé et impliquent une modification de nos agissements, que l’on soit habitant ou invité. 192 ».

191

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

192

N. Leroux, « Qu’est-ce qu’habiter ? Les enjeux de l’habiter pour la réinsertion », Vie sociale et traitements, revue des CEMEA, n°97, 2008/1, p.14-25

97


03.3 Se sentir chez soi à travers ses objets transmissions et acquisitions Au travers de l’appropriation et de la réorganisation de son espace, l’habitant construit sa propre façon de vivre son quotidien, d’apprivoiser son logement. Pourtant, il semblerait que le sentiment du chez-soi, dans toute sa complexité, demande également la réunion d’autres facteurs. En effet, tout au long de sa vie, on peut se sentir chez soi dans des espaces très différents ; le domicile familial peut lui-même, pendant un temps, être le centre du monde de l’enfant. Le caractère temporaire des premiers logements autonomes, voués à être quittés un jour, peut compliquer la construction du chez-soi, entraver son sentiment. Pourtant, une continuité habitante persiste bel et bien, matérialisée par les objets que l’habitant introduit dans son espace domestique, et qui pourront potentiellement le suivre dans un futur logement. S’entourer d’objets ayant une forte valeur affective et mémorielle peut-il participer à une construction du chez-soi qui commencerait par la mise en place d’un système d’objets rassurant et familier ? Il s’agira dans cette partie de montrer que l’identité de l’habitant se construit à travers ses objets, entre transmissions et acquisitions ; finalement, pourrait-on dire que ce sont les objets qui font le chez-soi ?

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Construire en s’entourant : symbolique et mémoire

98

Comme nous l’avons vu, le chez-soi peut se définir comme la conjonction des trois dimensions suivantes : « celle de la personne […] ; celle de l’espace lui-même ; celle des objets qui « meublent » cet espace et sont les signes de l’épaisseur de la sédimentation de la vie de celui ou de ceux qui vivent dans le lieu 193 ». Les objets que l’habitant introduit dans son espace domestique sont donc une composante importante du sentiment du chez-soi. Nous avons également vu que l’appropriation se fait de manière générale selon plusieurs étapes, et se développe de manière progressive dans le temps lors de l’occupation du logement par l’habitant.

Pascal Dreyer, Chantier « Chez-soi », Tentative de définition d’un lieu concret et immatériel, Paris, Leroy Merlin Source, compte rendu de la réunion du 12 janvier 2006

193


Les objets mis en place par l’habitant dans son espace domestique peuvent se décrire selon quatre dimensions principale : utilitaire, statuaire, esthétique et affective : « Dans la dimension utilitaire, essentiellement pratique, l’objet est considéré comme un instrument. Avec la dimension statutaire qui a pour fonction de signifier la différence ou l’appartenance sociale, sexuelle ou générationnelle, l’objet est un signe. Dans la dimension esthétique l’objet exprime la beauté. Pour la dimension affective qui exprime le lien avec les autres ou avec son propre vécu, l’objet possède surtout une fonction symbolique. 194 ». Lors de l’emménagement dans les premiers logements autonomes, qui peut se faire de de manière rapide, surtout dans le cas où le jeune habitant déménage du domicile familial pour effectuer ses études, celui-ci peut tout d’abord introduire dans son logement des objets et meubles auxquels il n’est pas forcément attaché, mais qui restent pratique tout de même, et qui n’impliquent pas un investissement financier important. Certains habitants récupèrent par exemple des meubles dont leurs parents ne voulaient plus, afin de meubler progressivement - ou définitivement ! - leur logement. Charlotte nous explique : « Par exemple, le canapé qui est derrière là, c’est un truc qui vient de chez ma maman, c’est un peu typé africain tout ça tout ça, moi c’est pas ma tasse de thé mais on était bien contents de l’avoir. ». Les objets à dimension pratique semblent avoir aux yeux des habitants une importance très faible, ceux-ci les considérant comme des éléments introduits dans le logement dans le seul et unique but de faciliter le quotidien : « Au début, on avait chacun une commode pour les vêtements, et là maintenant on a chacun une commode et une penderie, et ça pareil on les a achetées sur leboncoin, c’est un peu des trucs à la con, pas fou mais pratique. ». Au-delà de la dimension pratique de l’objet, « le premier réflexe pour beaucoup des jeunes habitants est de s’approprier leur logement en y installant quelques objets particuliers qui ont pour eux une valeur symbolique (Figure 4). Il peut s’agir d’objets ou de meubles possédés depuis l’enfance, ou qui sont liés à des évènements de vie à forte valeur affective. 195 ». En emmenant avec eux dans leur logement autonome des objets rattachés à leur enfance ou leur adolescence, les habitants inscrivent leur transition entre mode d’habitat familial et premier logement autonome dans une continuité rassurante. Ces objets peuvent ne pas être utilisés de manière pratique, mais permettent de créer « des repères familiers dans le nouvel environnement, et aide ainsi à se le représenter et à se l’approprier. 196 ». L’enfance est alors matérialisée par un ou plusieurs objets qui permettent de sédimenter la trajectoire de vie de l’habitant au sein du logement, servant de témoins discrets du mode d’habiter antérieur à celui que les habitants vivent actuellement. Lorsqu’elle est partie du domicile familial, Line nous dit avoir emmené quelques unes de ses affaires associées à son enfance : « ce que j’ai ramené de chez mes parents c’est mes doudous de quand j’étais petite, mais bon je dors pas avec hein ».

194

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.81

195

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

196

Ibid.

99


CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

3

1 Objets rappellant l’enfance

Objets rappellant des proches ou des évènements

Objets fabriqués par l’habitant

Déclinaisons de la valeur affective des objets Fig.10

100

Selon C. et Y., (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Selon L., (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.132-137


Le besoin que peut ressentir le jeune habitant d’emmener avec lui dans son nouveau logement des objets rattachés à son enfance ou à son mode d’habité familial peut se voir comme une façon d’apaiser les ruptures qui jalonnent la transition entre mode d’habitat familial et premier logement autonome. Une fois la phase de transition passée, et si l’habitant se sent bien dans son nouveau logement, il peut alors ne plus ressentir le besoin de s’entourer d’objets lui rappelant son enfance, préférant avancer vers le futur. C’est la cas de Rémi, qui nous explique : « au début j’avais ramené plein de choses de chez mes parents, des souvenirs de vacances, des trucs qui me rattachaient à mes parents, pour en fait adoucir la rupture, pour avoir des repères dans mon appartement, et au fur et à mesure que je rentrais chez eux bah je les ramenais en fait. ». Les objets qui rappellent à l’habitant son enfance ou son adolescence peuvent être décrits comme des objets à dimension affective. Ceux-ci permettent de relier l’habitant à son vécu ou au vécu de sa famille et de ses proches ; ces objets possèdent une fonction symbolique qui rattache l’habitant à un réseau affectif plus large : « Tout un univers d’objets est ainsi révélateur d’un réseau familial, d’un retissage constant des liens de parenté. L’objet confirme le lien familial. 197 ». Ces objets peuvent être considérés comme des « témoins de l’histoire familiale et personnelle 198 » qui constituent des « repères dans la vie quotidienne 199 ». Ils rappellent alors des évènements ou des périodes significatives dans la vie de l’individu, ou encore des personnes physiques, présentes ou disparues de l’entourage de l’habitant. Pétris d’histoire et de symbolique, ces objets participent à la construction du chezsoi en inscrivant l’habitant dans une temporalité individuelle et familiale : « la commode dans ma chambre c’était la vieille commode sur laquelle ma mère elle me changeait quand j’étais bébé. Alors on l’a repeinte, on a changé les poignées et tout. ». Ces objets peuvent être réinterprétés, remaniés, comme pour Charlotte, qui a remis en l’état une commode qui lui évoque sa petite enfance. L’attachement des habitants à certains de leurs objets peut directement évoquer pour eux l’attachement qu’ils accordent à une période particulière de leur vie. Charlotte a récupéré la table à manger de son salon dans la cave de ses parents ; celle-ci lui évoque directement une période antérieure au remariage de sa mère, symbolisant une époque révolue : « C’était la table à manger à la maison avant que ma mère connaisse mon beaupère. Quand il est arrivé on l’a remplacée et celle-ci on l’a mise à la cave je crois. Mais c’est celle-ci que je voulais. Vraiment c’est ma préférée et si on déménage à un moment donné et qu’on va ailleurs moi je veux garder cette table, vraiment. ». Cet objet représente le support d’une mémoire familiale qui représente la « fétichisation d’un vécu 200 », et matérialise la mémoire dans le même temps qu’elle « cristallise le souvenir et l’exprime sous une forme émotionnelle 201 ».

197

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.111

198

Martine Segalen, Béatrix Le Wita (dir.), Chez soi, Objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Ed. Autrement, 1993, p.88

199

Ibid.

200

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.89

201

Ibid.

101


Certains objets peuvent également être rattachés à des évènements très personnels dans la vie des habitants, sans pour autant prendre support sur une mémoire familiale à proprement parler, comme pour Line : « l’éléphant là, celui-là je l’aime beaucoup et je l’ai depuis super longtemps aussi. Je l’ai de mon deuxième appart, bah celui avec mon ex-copain en fait. ». Les objets rattachent donc les habitants à des souvenirs de leurs trajectoires individuelles, matérialisant des périodes importantes à leurs yeux. Dans le cas de Charlotte et Yann, certains objets auxquels ils tiennent sont ramenés de leurs voyages en amoureux, et représentent les différents endroits où ils ont été ensemble : « on va visiter des musées ou quoi pendant des voyages, et en fait on va toujours acheter des cartes postales, et après finalement on se pose ensemble et on décide de où on va les mettre. ». Le fait de décider de manière commune de la place des objets-souvenir dans l’espace domestique permet de construire le couple en l’inscrivant dans une temporalité, tout en construisant le chez-soi en y introduisant des éléments qui ont du sens pour les habitants. Les objets offerts par la famille ou les amis trouvent également une place de choix au sein de l’espace domestique :

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

L’échange des cadeaux et les mécanismes qui le régissent construisent les rapports sociaux et sont révélateurs des relations qu’entretiennent les individus. Ainsi, la densité des cadeaux offerts est fonction des liens unissant les acteurs concernés, et la pratique des cadeaux joue un rôle essentiel comme moyen de communication dans le cadre du lien social. 202

102

Représentant une dimension statuaire et représentative de l’entourage des habitants, dans le même temps qu’une dimension affective dans le sens où ils rappellent un évènement - comme un anniversaire, par exemple - les objets offerts par les proches des habitants possèdent une symbolique spécifique. Lorsque l’on a demandé à Charlotte quels étaient ses objets préférés, celle-ci répond immédiatement par ceux que ses proches lui ont offert : « c’est des cadeaux qu’on a reçus, soit c’est un cadeau pour moi, soit c’était un cadeau pour nous deux. La plante elle s’appelle Claude, et c’est ma plante préférée de toutes les plantes qu’on a. C’est ma cousine qui nous l’a offerte pour notre emménagement. ». Par le biais des objets offerts, les habitants entretiennent le lien avec leurs proches, tout en matérialisant le souvenir d’évènements qui ont compté pour eux. C’est donc avec des objets qui rappellent la famille, les proches, que le chez-soi se construit dans une logique de rattachement à une histoire personnelle et familiale.

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.158

202


La construction de l’identité à travers ses objets En tant que matérialisation physique d’une émotion ou d’un souvenir, les objets représentent des événements ou des personnes importantes dans les trajectoires individuelles des habitants. Par la façon dont ils mettent en place leur système d’objets dans leur espace domestique, les habitants disent quelle chose d’eux-mêmes : « Toutes ces pratiques montrent qu’il existe des comportements qui répondent à une volonté de construire une identité sociale, d’un âge, ici la « jeunesse » […] L’identité sociale est donc marquée par des usages d’objets, des pratiques, et des représentations les concernant, et les objets sont des marqueurs de passage, des indicateurs concrets de ces rituels, l’accumulation d’évolution d’usage permettant l’évolution de l’identité sociale. 203 ». C’est donc en partie à travers les objets que les habitants construisent leur identité d’habitant. Ce marquage de l’identité sociale au travers des objets prend une importance significative lors de la transition entre domicile familial et premier logement autonome. À la recherche de repères et de facteurs d’adoucissement de cette transition, les habitants constituent leur espace domestique avec des éléments qui ont un sens pour eux, en parallèle avec les éléments à dimension strictement fonctionnelle : « Les trajectoires suivies par certains sujets donnent des indications précieuses sur les trajectoires des objets domestiques, qui accompagnent les enjeux identitaires liés à un changement de statut social, qu’il soit changement de métier, mise en couple, départ à la retraite, position différente dans la famille etc. 204 ». Certains de ces objets renvoient directement les habitants à leur personnalité propre, et inscrivent leurs spécificités identitaires au sein même de leur espace domestique : « Certains sont décrits comme étant les témoins de la personnalité de leur propriétaire, quelque chose qui leur ressemble ou symbolise un trait de caractère. 205 ». Dans ce cas, les objets ont une valeur spécifique aux yeux des habitants, qui voient à travers eux des représentations partielles d’eux-mêmes. Ainsi, Line nous explique son attachement pour un de ses objets en particulier : « le tableau, je l’ai acheté à Amsterdam l’été dernier, j’étais au musée, et je suis restée super longtemps devant ce tableau ! Je sais pas, je trouve qu’il me représente un peu. ». Par le biais de ces objets, les habitants marquent en quelque sorte leur territoire domestique, matérialisant via des objets leur personnalité propre ; ce comportement appuie fortement la corrélation entre l’individu et l’espace dans lequel il évolue, notamment à travers la polysémie du terme « intérieur », qui peut dans le même temps désigner l’intérieur de l’espace domestique ainsi que l’intérieur de la personne.

203

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.20

204

B. Collignon et de J.-F. Staszak (dir.), Espaces domestiques, Paris, Ed. Bréal, 2003, p.232

205

E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019

103


Cette personnalisation forte de l’habitant sur son espace domestique par le biais des objets qui le représentent se retrouve également à travers les activités de bricolages et de DIY 206 : « L’emprunt, la récupération, le détournement, toutes formes de l’investissement dans la création du décor domestique, témoignent de la capacité de réinterprétation des habitants en matière de modèles d’usage et de disposition des objets. 207 ». Par l’utilisation des solutions de bricolage, l’habitant réinterprète les objets selon ses propres attentes et ses propres envies, participant activement et physiquement à la construction de son chez-soi : « tous les deux on voulait un meuble qui fasse vraiment bibliothèque, et c’est pour ça que Yann a fait les meubles lui-même. On a récupéré des vieux meubles et il y en a quelques uns qu’on a retravaillé nous mêmes. La table du salon on l’a poncée et vernie nous mêmes, parce que la couleur n’allait pas avec le reste. ». Par le biais du bricolage et de la fabrication, les habitants possèdent une large marge de personnalisation de leur espace domestique ; ils peuvent alors transformer des éléments de mobilier afin de totalement les adapter à l’usage dont ils ont besoin. Dans le même temps, participer activement à la fabrication ou à la réparations d’objets ou de mobilier permet à l’habitant de s’investir pleinement autour son espace domestique, le rendant acteur à part entière de la construction de son chez-soi ; par son investissement profond dans son espace quotidien, l’habitant forge le lien entre personnalité unique et identitaire et espace domestique.

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Se sentir chez soi à travers ses objets

104

Le caractère temporaire qui s’associe bien souvent aux premiers logements autonomes lors de l’entrée dans l’âge adulte peut constituer un frein à la construction du chez-soi. En effet, la perspective de devoir un jour déménager et changer de logement peut être présente pour les jeunes habitants, qui ne savent pas forcément ce que l’avenir leur réserve, sur le plan professionnel tout comme sur le plan personnel. Lorsqu’on lui demande si combien de temps elle se verrait rester dans le logement qu’elle occupe actuellement, Line nous répond : « je sais que c’est pas l’appart dans lequel je vais rester super longtemps, parce que j’ai d’autres projets pour plus tard ». Autour de la question du chez-soi gravite donc également la question de quitter le dit chez-soi. Cette perspective semble être intégrée par les jeunes habitants ; Rémi, bien qu’il aime beaucoup son appartement et se dise y être attaché, sait bien que ce jour viendra : « il va bien falloir que je parte un jour mais bon … ». En effet, il peut être tout bonnement impensable de passer sa vie dans le même logement, car si il peut convenir aux besoins des habitants pendant un temps, il pourra ne plus être en accord avec leurs projets futurs, comme l’entrée dans le monde professionnel

DIY : do-it-yourself, anglicisme, en français « faites-le vous-même »

206

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.131

207


ou le désir de fonder une famille, exemples parmi tant d’autres de raisons qui pousseront un jour les jeunes habitants à quitter leur logement actuel. La perspective de quitter le logement peut néanmoins être plus lointaine, dans le cas des habitants qui ont d’ores et déjà effectué un pas de plus dans la vie d’adulte ; pour les jeunes habitants ayant un emploi, le déménagement peut ne pas être envisagé, puisqu’ils peuvent avoir trouvé un logement qui leur correspond et qu’ils n’auront pas la nécessité de quitter. C’est également le cas pour Charlotte et Yann, le jeune couple que nous avons interrogé, qui disent de leur appartement : « on s’y sent bien et on a pas vraiment de raisons de déménager et d’aller ailleurs donc … ». Cela peut s’expliquer par le fait que, outre le fait de s’être installés de manière autonome, vivre ensemble constitue un deuxième engagement, un deuxième pas déjà franchi. Leur espace domestique est donc adapté aux deux personnes, et les habitants ne voient donc pas dans l’immédiat de raisons de changer de logement. Le caractère temporaire des premiers logements autonomes peut donc sembler être un frein à la construction d’un chez-soi, puisque l’occupation des habitants dans le logement ne s’inscrira pas systématiquement dans la durée. Pourtant, certains jeunes habitants semblent tout de même éprouver le sentiment du chez-soi ; c’est le cas de Line, qui nous avait pourtant expliqué ne pas envisager rester très longtemps dans son logement actuel : « dès que je rentre je me sens vraiment chez moi, rien que parce que, par exemple, quand je vois le tableau dans l’entrée, je sais que c’est un truc que je voulais. ». Les objets introduits au sein de l’espace domestique peuvent donc être des facteurs de la naissance du sentiment du chez-soi ; en effet, si le logement est sans doute voué à être quitté un jour, les objets « irremplaçables, les plus singuliers, les plus chargés de sens, […] pourraient servir de première pierre pour rebâtir ailleurs cette concrétion de leur identité, de son histoire, de ses aspirations, par laquelle on fait son trou dans le monde, par laquelle on ouvre les canaux entre passé et futur. 208 ». Le rôle des objets devient donc prédominant dans le sentiment d’être chez soi ; « on se rend compte que les objets sont des marqueurs de passage entre des cycles de vie, qu’ils sont utilisés dans la construction identitaire et qu’ils peuvent même participer des micro-rituels de passage qui scandent la vie sociale et les âges sociaux. 209 ». On retrouve dans les témoignages des jeunes habitants cette idée que, finalement, les objets pourraient créer le chez-soi. Line poursuit : « mon chez-moi c’est vraiment ici. c’est mon chez-moi, genre il y a toutes mes affaires, il y a tout tu vois. ». De la même façon, Rémi, qui a opéré un grand changement dans le mobilier de son logement récemment, explique qu’il a réfléchi à la façon dont il se sentirait chez lui grâce à ses nouveaux meubles et objets : « je me suis dit qu’est-ce que j’aime ? Qu’est-ce qui me ferait plaisir ? Dans quelle assise, dans quel fauteuil je

208

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.34

209

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p.19

105


me sentirais bien ? Enfin qu’est-ce qui se rapproche plus à moi ? J’ai vraiment choisi des meubles qui me correspondent, qui sont à mon image, que je vais utiliser et qui feront que je me sente chez moi, quoi. ». Les objets peuvent donc permettre la concrétion du chez-soi, le construisant au fur et à mesure que l’habitant les introduit au sein de l’espace domestique. Lorsque l’on demande à Charlotte et Yann si ils pourraient décrire ce qui les fait se sentir chez-eux, les jeunes habitants reprennent immédiatement le vocabulaire lié aux objets : « Je trouve que il y a vraiment un équilibre entre ses affaires et les miennes, les nôtres, … je trouve ça vraiment sympa. ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

La construction du chez-soi semble donc s’effectuer progressivement, dans le rapport que les habitants entretiennent avec leurs objets et dans l’organisation de leur vie quotidienne qui transparaît de par l’attribution fonctionnelle des espaces de leur logement. Se sentir chez-soi est donc un sentiment qui peut prendre du temps à s’installer, si toutefois il s’installe. C’est ce que Charlotte nous explique : « Personnellement j’ai mis quelques mois avant de l’appeler « la maison », avant c’était encore chez ma maman […] il y a quelque temps on est allés squatter chez ma mère et au bout d’une semaine on a voulu rentrer, parce que on se sentait pas très bien là bas alors que ici on se sent vraiment bien. ». À mesure que l’habitant s’approprie son logement, qu’il se familiarise avec son espace, qu’il y dispose des objets qui ont du sens pour lui et qui le relient à sa famille, à ses proches et à ses valeurs personnelles, le chez-soi se construit et devient un lieu de référence, où l’on se sent bien et où les éléments qui le composent lui correspondent. Petit à petit, le domicile familial peut alors perdre sa qualité de « chez-soi » immédiat, tout en conservant son rôle de chez-soi originel. Pour Rémi, par exemple, « chez mes parents c’est plus un lieu de passage où j’y vais juste pour les voir et c’est plus comme avant. ».

106

Malgré les transformations et les nombreux changements par lesquels passent les jeunes habitants lors de la transition entre mode d’habitat familial et premier logements autonomes, symbolisant d’une certaine manière un pas dans l’entrée dans l’âge adulte, se sentir chez soi relève d’une spontanéité, d’un sentiment de bien-être, de stabilité et d’identification qui peut ne pas prendre en compte les perspectives de changements futurs ; on peut se sentir chez soi dans l’instant présent, tout en sachant que celui-ci ne sera pas éternel, mais qu’on pourra le rebâtir ailleurs, autrement. On retrouve dans les paroles des habitants toute la simplicité de ce sentiment : se sentir bien entre ses murs, y trouver le réconfort nécessaire après les tensions que peut apporter la vie personnelle et professionnelle, éprouver un sentiment d’identification qui suscite chez les jeunes habitants un sens d’appartenance à leur nouvel espace. Laissons donc Charlotte nous exprimer en toute simplicité ce qu’elle considère être le sentiment du chez-soi : « Moi j’aime bien habiter chez moi. Je trouve qu’on peut avoir notre propre vision de la vie, notre propre philosophie de vie. »


107


03.4 Le chez-soi à l’épreuve du confinement réflexions autour d’une situation habitante inédite Le 17 mars 2020 a été ordonnée la mesure de confinement en France en réponse à la pandémie de Covid-19. Depuis cette date, et tout au long du confinement, nous avons entendu la phrase « Restez chez vous, sauvez des vies », relayée jusque sur les réseaux sociaux à l’aide de hashtags éponymes. Cette obligation de rester chez soi n’est pas sans conséquence sur le quotidien des français, qui, ont dû drastiquement limiter leurs déplacements et leur contacts avec l’extérieur. Cette situation de confinement impose donc aux habitants une confrontation à leur chez-soi de manière permanente. Cette situation peut alors être vécue de manière différente par chacun, et nous invite à questionner le chezsoi, aujourd’hui encore plus qu’hier. Marqué par une forte redéfinition du rapport entre intérieur et extérieur et par une réorganisation des fonctions au sein même de l’espace domestique, le confinement porte à son paroxysme les enjeux de l’habiter. Le sentiment d’être bien chez soi serait-il, aujourd’hui plus que jamais, essentiel à notre construction individuelle ? Être bien chez-soi, la clé pour vivre un confinement serein ?

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, jouir tout court, préparer et manger des plats que l’on aime. À l’écart d’un univers social saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité, parfois de violence, dans un monde à l’horizon bouché, la maison desserre l’étau. 210

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Cinq ans avant l’annonce du confinement décidé dans le but de lutter contre l’épidémie de Covid-19, Mona Chollet, journaliste et essayiste suisse, prônait dans son ouvrage Chez-soi, une odyssée de l’espace domestique le fait de rester chez-soi comme une activité à part entière, qui ne devrait selon elle pas être associé à une volonté de se détacher du monde extérieur, mais plutôt de trouver des moments ressourçants pour mieux affronter celui-ci. L’un des passages de son livre sonne comme une prophétie ; « A mes yeux, les maisons les plus fascinantes sont celles où l’on peut imaginer s’enfermer pour une très longue durée. Bien sûr, ce fantasme est destiné à en rester un. 211 ». Ce qu’elle qualifie de fantasme a donc pris une tournure très concrète, puisque le confinement implique

Mona Chollet, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte / Poche, Paris, 2015, p.121

210

Ibid.

211


justement de s’enfermer chez soi pour une - très ! - longue durée. Cette situation habitante inédite dans notre société actuelle engage une redéfinition du rapport au chez-soi, et peut être vécue de manière très différente par les habitants en fonction de leur rapport originel à leur espace domestique. Pour Charlotte, le confinement n’a pas été vécue comme un changement radical, bien au contraire : « Mais tu vois moi je suis casanière donc ça changeait pas grand chose. ». Le Larousse définit l’adjectif « casanier » très simplement ; quelqu’un de casanier est quelqu’un « Qui aime à demeurer chez soi 212 ». Mona Chollet décrit le fait d’être casanier comme une caractéristique identitaire en marge de la société : « J’appartiens donc à cette espèce discrète, un rien honteuse : les casaniers, habitués à susciter autour d’eux la perplexité, voire la pitié ou l’agressivité. 213 ». Pourtant, à l’heure du confinement, être bien chez soi et, surtout, aimer être chez-soi pourrait bien s’avérer être la clé pour vivre sereinement cette situation pour le moins extrême. Avec l’annonce du confinement, bon nombre de français ont décidé à la hâte de quitter leur logement citadin pour se réfugier à la campagne. Rien que dans la capitale française, 17% des parisiens ont quitté leur logement citadin après les annonces gouvernementales ordonnant la mise en place du confinement 214. Charlotte et Yann ont eux aussi suivi ce schéma, en retournant dans le domicile de la mère de Charlotte, en périphérie de Strasbourg. Pourtant, c’est précisément le fait de quitter leur logement qui leur a fait se rendre compte à quel point celui-ci représente leur chez-eux : « clairement c’est ici chez nous. Et on l’a clairement vu parce que au début du confinement on a du aller squatter chez ma mère et au bout d’une semaine on a voulu rentrer, parce que on se sentait pas très bien là bas alors que ici on se sent vraiment bien. ». Malgré les avantages que peut offrir un confinement hors d’une grande ville, comme la possibilité potentielle d’avoir accès à un jardin ou à un extérieur dégagé, les habitants peuvent faire le choix de rester dans leur logement autonome, s’y sentant bien, ou voulant éventuellement mettre à l’épreuve leur nouveau mode de vie. Dans ce cas, le confinement peut être vu comme une occasion d’opérer des transformations dans son espace domestique, offrant le temps nécessaire pour s’adonner à l’organisation, le rangement, parfois même le remaniement de son logement. Charlotte et Yann nous racontent : « on en a profité pour faire une sorte de nettoyage de printemps, et en même temps on a accroché les tableaux. ». Pratiquer l’espace domestique vingt-quatre heures sur vingt-quatre peut mener à devoir repenser son intérieur, dans le cas où l’habitant se rend compte que son espace domestique n’est pas optimal. En revanche, le confinement peut également être révélateur d’une organisation domestique bien pensée, en accord avec les besoins quotidiens des habitants : « au final, à part les tableaux, on n’a pas changé grand chose dans l’appart avec le confinement. ».

212

Larousse. (2020). Casanier. Dans Le Dictionnaire Larousse en ligne.

213

D. Lisarelli, « Mona Chollet : « J’avais envie de parler des plaisirs de la maison », Les Inrockuptibles, 27.05.15 [consulté en ligne le 01.12.20] http://lesinrocks.com

214

M. Unterginge, « Confinement : plus d’un million de Franciliens ont quitté la région parisienne en une semaine », Le Monde, 26.03.2020

109


Redéfinition du rapport entre intérieur et extérieur Le chez-soi peut être considéré comme un espace s’articulant entre intérieur et extérieur ; les limites du chez-soi le définissent et en font l’espace de la sécurité et du repli. L’équilibre entre les moments passés à l’extérieurs et ceux passés dans le logement participe au sentiment du chez-soi en tant qu’espace du refuge. Pourtant, c’est précisément le rapport entre intérieur et extérieur que le confinement vient renverser, réduisant considérablement le temps que l’habitant passe à l’extérieur de son logement ; « Sans toutes les activités d’animation autour du logement, la définition de confort change 215 ». En ce sens, « on peut considérer le domicile comme la base à partir de laquelle on organise tous nos mouvements 216 ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

Malgré le fait que ne pas pouvoir sortir peut n’être, pour certains habitants, pas une contrainte en tant que telle, le fait de ne pas pouvoir sociabiliser ou d’inviter proches, amis et famille chez eux, en est une beaucoup plus importante. Rémi ressent bien cette différenciation entre ne pas pouvoir sortir, et ne pas pouvoir inviter ses proches chez lui : « Pour le coup l’espace je le vis très bien, parce que vu que je me sens très bien chez moi, ça me dérange pas d’être enfermé chez moi. Pendant le confinement moi ce qui me gêne le plus c’est le caractère social, c’est pas tant le caractère être enfermé chez moi. ». Il y a donc une dissociation entre le fait de ne pas pouvoir sortir et le fait de ne pas sociabiliser. On aimerait pouvoir voir ses proches, tout en restant à l’intérieur. La variation de la part de sociabilité dans la vie de chacun, sans tenir compte du confinement, induit une réaction différente aux mesures gouvernementales imposant de rester chez soi : « Pour certains, la forte diminution de l’activité autour d’eux, leur apporte même un confort psychologique important, celui d’être (enfin) au diapason du monde. 217 ». En effet, les habitants qui pratiquent beaucoup leur logement dans la vie quotidienne, et qui s’y sentent bien, peuvent voir dans le fait d’être contraints à rester chez eux un avantage plus qu’une contrainte.

110

Le fait de disposer ou non d’un espace extérieur peut également grandement influer sur la façon dont les habitants vivent leur confinement : « C’est en tout cas ce que porte à croire le grand nombre de citadins ayant fui leur logement principal pour se réfugier en campagne ou en bord de mer. Air pur, calme et silence à la clé. 218 ». Dans les logements citadins, l’accès à l’extérieur n’est pas systématique. Charlotte et Yann, qui ont accès à deux balcons dans leur logement, expliquent que ces espaces extérieurs peuvent se révéler être une façon de garder une connexion avec l’extérieur, sans forcément sortir de leur logement : « c’est un peu dommage qu’il y ait cette contrainte de pas pouvoir sortir plus souvent, mais après comme on a des balcons si on veut un peu prendre l’air, ça remplace un peu. ». Être en mesure d’articuler un rapport avec l’extérieur, aussi infime soit-il, semble donc être une des composantes d’un confinement bien vécu par les habitants. Rémi, qui se sent pourtant

M.Crabié, « Quand le confinement redéfinit notre rapport au logement », entretien avec Guy Tapie, tema.archi, 03.04.20 [consulté en ligne le 05.12.20] http://tema.archi.fr

215

Ibid.

216

E. Ramos, M. Eleb, B. Pradel, Le chez-soi à l’épreuve du confinement, Leroy Merlin Source, Paris, 24.04.20

217

M. Unterginge, « Confinement : plus d’un million de Franciliens ont quitté la région parisienne en une semaine », Le Monde, 26.03.2020

218


très bien dans son espace, déplore l’absence d’espace extérieur dans son logement : « le gros bémol de cet appart en ce moment c’est le balcon. Parce que tu vois l’étage en dessous ils ont un balcon, et l’étage au dessus ils utilisent même pas leur balcon, ça me fout la haine ça. Parce que un appart comme ça sans balcon, trop triste quoi, surtout en ce moment. ». Ne pas avoir la possibilité de sortir et de créer des liens avec l’extérieur renverse la façon dont l’habitant appréhende son propre logement. La réduction des contacts avec l’extérieur pousse l’habitant à se réapproprier son logement pour une utilisation quasiment constante. Le confinement implique donc l’introduction des fonctions normalement réservées à l’extérieur au sein même de l’espace domestique, induisant une pluri-fonctionnalité forte du logement qui peut demander une réorganisation spatiale du logement. Cette réorganisation peut concerner les passe-temps des habitants qu’ils effectuent en temps normal dans un autre espace que celui de leur logement : « Charlotte par exemple dans ses habitudes elle avait la possibilité d’aller à la salle de sport, maintenant c’est plus le cas, donc à certains moments, elle s’aménage un espace pour pouvoir le faire à la maison. ». Au-delà des activités propres aux habitants, c’est tout l’univers professionnel qui doit trouver sa place dans le logement.

L’impact du télétravail sur l’organisation de l’espace domestique L’activité professionnelle, normalement reléguée à l’extérieur du logement, doit, en temps de confinement, trouver sa place dans l’espace domestique. L’irruption brutale de cette activité au sein du logement, normalement réservé aux moments de temps libre et aux activités domestiques quotidienne, peut s’avérer compliquée pour certains. Selon Pascal Dreyer, philosophe de l’habitat, « le chez-soi n’a de sens que s’il articule intérieur et extérieur. Et ceux qui sont capables de télétravailler sereinement actuellement sont ceux qui savent articuler intérieur et extérieur d’eux-mêmes. 219 ». Il faut alors trouver physiquement la place du travail dans le logement, et son investissement dans l’espace domestique peut mener à une difficulté à maîtriser l’imbrication des fonctions travail et détente, normalement dissociées. Le logement devient alors tantôt bureau, tantôt espace de détente. L’introduction soudaine du travail au sein de l’espace domestique a demandé une réaction rapide de la part des habitants. Line nous explique : « Franchement au début c’était un peu compliqué, j’avais pas du tout le petit bureau, c’est un pote qui m’a dépanné et qui m’a donné son bureau, mais sinon de base j’avais tout sur la table de la cuisine pendant deux jours, et c’était insupportable. Franchement je pense que si ça avait du rester comme ça ça se serait très mal passé ! ». Par le biais du télétravail, qui permet de travailler en dehors de l’entreprise ou du lieu d’études,

219

E. Ramos, M. Eleb, B. Pradel, Le chez-soi à l’épreuve du confinement, Leroy Merlin Source, Paris, 24.04.20

111


en utilisant les technologies de l’information et de la communication, le logement doit être remanié ; celui-ci remet en cause « l’organisation du logement autour de l’attribution d’une fonction par pièce. Dans des appartements aux dimensions réduites, la multifonctionnalité des lieux est de plus en plus la règle tout en étant une contrainte majeure. 220 ». Les jeunes habitants peuvent ne pas avoir l’opportunité d’utiliser un espace séparé pour télétravailler, ce qui les pousse à rassembler plusieurs fonctions au sein d’un même espace (Figure 5). Ne pas être en mesure de dissocier les fonctions associées aux vies personnelles et professionnelles, du fait de l’organisation intrinsèque des premiers logements, qui généralement n’offre pas de pièce spécifiquement destinée à accueillir un bureau, a des conséquences sur la qualité de vie durant le confinement. L’absence d’une pièce spécifique, ou même d’un bureau en lui-même, met alors en péril la capacité à travailler, que ce soit pour les études ou pour un emploi. De ce fait, de nouvelles façons de travailler, plus relâchées, peuvent apparaître et mettre en péril l’efficacité du travail, comme pour Rémi : « le seul truc par contre qui me dérange aussi c’est de pas avoir de bureau, donc j’ai beaucoup de mal à me concentrer, je suis tout le temps sur mon canap, on peut dire ce qu’on veut mais quand moi je me mets sur mon bureau, je suis en mode je travaille. Et le fait de pas avoir ça et d’être dans mon canapé bah ça fait que j’arrive pas à travailler en fait. ».

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ D’HABITANT

On travaille désormais dans l’espace qui, en temps normal, est destiné à la détente, accentuant plus encore la concentration des fonctions dans un même espace induite par la transition entre le domicile familial et les premiers appartements. Cette articulation ténue entre travail et détente peut devenir un véritable calvaire pour les habitants, qui évoluent quotidiennement dans un seul et même espace : « franchement ce bureau dans mon salon j’en peux plus . C’est l’angoisse, et même, quand tu l’éteins tu le vois quand même, c’est ton salon et t’as un putain de bureau avec deux écrans énormes, tu te demandes ce que ça fout là. ».

112

À travers les articulations des rapports entre intérieur et extérieur, travail et détente, sociabilité et repli, le confinement redéfinit le rapport même au chez-soi. Pendant cette situation habitante inédite, être bien chez-soi semble être, plus que jamais, un avantage pour les jeunes habitants. Pour ceux d’entre eux ayant décidé de vivre le confinement dans leur logement autonome, cette période peut consolider - ou au contraire, fragiliser - le rapport nouveau qu’ils entretiennent avec leur logement autonome. La pratique constante de l’espace domestique peut alors devenir le point de départ d’une construction du chez-soi dans une optique de bien-être durant cette période inédite.

F. Rousselot, « Le confinement bouscule nos manières d’habiter », The Conversation, 07.04.20 [consulté en ligne le 08.04.20] http://theconversation.com

220


1

2

3

Travail

Détente

Sommeil

Fig.11 La place du travail dans l’espace domestique en temps de confinement Selon L., (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon R., (Entretien en visioconférence n°2, 08.05.2020) Selon C. et Y., (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020) Planches visuelles des entretiens en annexe, p.132-137

113


CONCLUSION

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La notion de chez-soi a cela d’intéressant qu’elle nous concerne tous. Quotidien

et familier, le chez-soi peut se décrire comme un élément fondamental de notre vie, indispensable à notre mode de fonctionnement quotidien. Chacun habite, s’approprie, se crée un chez-soi bien à lui ; de prime abord, celui-ci peut être de l’ordre des choses qui vont de soi. Pourtant, « la complexité du concept de chez-soi s’impose en dépit de l’impression que nous avons de fort bien en connaître le sens. 221 ». Résultat de longues évolutions allant de concert avec les transformations sociétales qui ont traversé les siècles, la notion de chez-soi telle que nous la connaissons aujourd’hui s’impose à nous comme une évidence, un droit fondamental. L’expérience nouvelle du confinement lié à la pandémie de Covid-19 nous met, plus que jamais, en relation forte avec notre espace de l’intimité ; rester chez soi pour se protéger soi-même et les autres renvoie aux premières caractéristiques de l’abri : un lieu connu, apprivoisé, un lieu de sécurité et de repli. Dans ce travail, nous avons tenté de saisir comment intimité et individualité ont transformé le chez-soi en véritable projet individuel, inscrivant sa construction en parallèle avec une construction unique de la personnalité. Dans l’élaboration de ce mémoire, nous avons décidé de concentrer nos recherches autour de la genèse de cette construction individuelle unique, à savoir les premières expériences de l’habiter en autonomie. Pour comprendre comment le chez-soi nous façonne tout autant que nous façonnons celui-ci, nous avons décidé de centrer cette recherche sur la transition habitante entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes. Étape clé du passage à la vie d’adulte, la décohabitation du domicile familial est à marquer d’une pierre blanche. Qu’il représente une bonne ou une mauvaise expérience, cet instant charnière dans la vie de l’individu représente la genèse d’une construction individuelle et habitante. Lors de ce changement majeur, le jeune reconstruit son quotidien loin de la tutelle familiale ; il peut désormais établir ses propres règles au sein d’un espace qui lui appartient, et apprendre à vivre en autonomie. Nous avons donc tenté de saisir les enjeux de cette transition habitante, entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes, transition qui représente la pose d’une première pierre en direction d’une expérience habitante nouvelle. Face à leur première façon d’appréhender la vie habitante en autonomie, nous avons tenté de saisir l’importance de ces premiers chez-soi dans le développement individuel, ainsi que dans la construction de l’identité des jeunes habitants. De quelle façon ceux-ci réorganisent-ils leur espace et leur quotidien ? Comment construire un chez-soi, lorsque l’on sait que les murs entre lesquels nous vivons ne sont que transitoires ? Les objets mis en place dans l’espace domestique peuvent-ils faciliter, - ou au contraire, rendre plus difficile - cette transition lourde de sens ? À travers espace, objets et composantes relatives à la vie quo-

221

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.70

115


tidienne, nous avons tenté de saisir l’importance des premières expériences du chez-soi, afin d’en comprendre un peu plus sur la notion si complexe de chez-soi. La théorisation sociologique et anthropologique du chez-soi a permis de comprendre les grandes spécificités de l’espace domestique, ses symboliques, son imaginaire. Au travers des écrits de ceux qui ont voulu en comprendre plus sur l’espace de la quotidienneté par excellence, nous avons pu comprendre les principaux enjeux de cette notion. Dès l’aube des années 1990, P. Amphoux notait la complexité du chez-soi, le décrivant comme l’un de « ces concepts qui s’imposent à l’esprit (…) avec tant de force qu’il est impossible d’en maîtriser tous les tenants et aboutissants. 222 ». Et pour cause ; « le chez-soi est à la fois stable et mouvant, occulte et manifeste, spatial et corporel, matériel et immatériel. S’il fallait privilégier la dimension spatiale, nous dirions du chez-soi qu’il est un espace propre ; s’il fallait privilégier sa dimension temporelle, nous dirions qu’il est une forme stabilisée d’enchevêtrements de temporalités. 223 ». Pourtant, la démultiplication des visions théoriques sont loin de couvrir le thème du chez-soi. Pour comprendre celui-ci, il est essentiel de donner la parole à ceux qui le pratiquent, à savoir les habitants eux-mêmes. Loin de nous éclairer sur la notion du chezsoi à travers des concepts compliqués, la spontanéité avec laquelle ceux-ci parlent de leur chez-soi nous donne autant d’indications sur sa véritable nature. C’est à la lumière de ce constat que nous avons décidé de construire cette recherche autour d’entretiens avec de jeunes habitants de la ville de Strasbourg. Au travers d’entretiens avec trois profils d’habitants ayant quitté le domicile familial il y a moins de cinq ans, nous avons échangé sur leur façon d’habiter, la découverte de leur autonomie nouvelle, la façon dont ils ont vécu la décohabitation hors du domicile familial.

CONCLUSION

L’un des principaux obstacles rencontrés lors de cette enquête aura sans nul doute été l’incapacité à réaliser les entretiens au sein même du logement des habitants interrogés, contrainte découlant directement des mesures de confinement national en vigueur lors de l’avancement de cette recherche. Afin de palier à cette contrainte, il a été demandé aux habitants de fournir des documents visuels sous la forme de photographies et de plans de leur logement ; l’analyse de ces éléments picturaux et des dires des habitants a alors permi de reconstituer une expérience habitante observée à distance. Au travers des expériences habitantes que nous avons découvertes, cet « éventail de gestes fréquemment humbles et sans héroïsme mais qui pourtant forment un tissu de significations réciproques entre l’habitant et sa maison 224 », nous avons pu en comprendre un peu plus sur les stratégies de construction du chez-soi mises en place par les jeunes habitants.

116

P. Amphoux, L. Mondada, « Le chez-soi dans tous les sens. » dans Architecture et comportement, vol. 5, n°2, p.133-150, 1989, p.139

222

Ibid.

223

Perla Serfaty-Garzon, Chez soi, les territoires de l’intimité, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, p.92

224


De par les analyses de ces expériences habitantes s’est dégagée la présence d’une dichotomie entre valeurs individuelles et schémas familiers et familiaux ancrés dans la personnalité de l’habitant. Entre ruptures et continuités, le chez-soi semble se construire sur le fil de la quête d’autonomie, à travers une découverte de soi et de ses propres envies et aspirations. En partie forgés par l’expérience habitante du domicile familial, les jeunes habitants ont pu en intégrer des actions signifiantes, dirigeant leur quête d’une situation habitante nouvelle. L’expérience de cette situations, les difficultés auxquelles les habitants ont pu être confrontés, la découverte de leur autonomie transforment certaines de leurs pratiques en cela qu’apparaissent de nouvelles façon de faire, d’habiter et d’appréhender la vie quotidienne, façons par lesquelles les habitants forgent petit à petit leur personnalité habitante unique. Autour des premiers logements autonomes se développent bon nombre de stratégies d’appropriation et d’agencement qui permettent aux jeunes de palier aux éventuelles contraintes spatiales de ces logements souvent exigus, facilitant la vie quotidienne au sein de ces espaces. Dans ce contexte, le diction n’a jamais paru aussi juste : un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. Au travers des transformations spatiales qui régissent la transition entre mode d’habiter familial et logements en autonomie, les habitants redéfinissent leur rapport à la quotidienneté et répartissent les fonctions de la vie de tous les jours selon un schéma qui leur est propre ; en partie influencés par des schémas familiaux, leur façon d’appréhender la vie en autonomie évolue à mesure qu’ils la découvrent, la manipulent, apprennent à la maîtriser. À travers les objets qu’ils introduisent dans leur logement, les habitants disent quelque chose d’eux même ; entre objets signifiant d’une appartenance à leur famille et à leurs proches et objets acquis selon leur propres aspirations, ils créent un vocabulaire nouveau, construisant un espace qui leur ressemble et qui leur est propre. Le chez-soi se désigne alors comme un nid ; un nid qui protège, qui rassure, mais aussi un nid confortable, où il fait bon vivre, un « lieu qui se bâtit amoureusement et lentement, petit à petit dit le proverbe, dont la temporalité est lente, ponctuée de gestes minuscules mais chargés de sens. 225 ». La complexité de la notion de chez-soi nous amène à souligner le caractère non exhaustif de cette recherche ; à travers les éléments théoriques et sociologiques ainsi que les paroles des habitants, ce travail a néanmoins eu pour but d’ouvrir le champ de la compréhension autour d’un espace qui semble de prime abord d’une évidence déconcertante. L’analyse des expériences d’autrui autour des thèmes de l’habiter nous pousse alors à considérer nos actions quotidiennes d’une autre manière, d’en découvrir les significations et les enjeux. Au-delà de tirer des généralités de cette recherche, il serait alors plus sage d’avancer qu’elle aura pu permettre de porter un regard subreptif sur le chezsoi, d’ouvrir un champ de recherche et de compréhension autour d’un espace si intuitif qu’il en devient fascinant. 225

Ibid.

117


CONCLUSION

Dans notre société actuelle, la question du chez-soi devient d’une importance évidente ; l’irruption de la dimension professionnelle au sein de l’espace domestique, rendue possible grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, demande une redéfinition du chez-soi, qui devient, plus que jamais, un espace pluri-fonctionnel. La mise en confrontation forte de l’habitant avec son espace de vie dans un contexte de confinement national nous pousse à (re)découvrir les spécificités d’un tel espace, de l’apprivoiser autrement, de le faire se transformer afin qu’il s’adapte aux nouveaux besoins des habitants. Évoluant indubitablement en parallèle avec notre société elle-même, le chez-soi n’aura sûrement jamais fini de nous livrer tous ses secrets, mais il est certain qu’aujourd’hui plus que jamais, l’ouverture du questionnement autour de celui-ci devient essentiel.

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BIBLIOGRAPHIE

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Didier Granilic, «Décoration : cette passion française qui résiste à la crise», Les Echos, publié le 31.05.17 [consulté le 24.11.19], www.lesechos.fr Nicolaï Fuglsig, Une vie à construire, produit par BETC pour Leroy Merlin, 1’31’’, 2019 Les Français et la décoration : Internet, première source d’information, Etude Harris Interactive pour M6 web, février 2012

121


Du domicile familial au logement autonome Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 18-24 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016 E. Maunaye, « L’accès au logement autonome pour les jeunes, un chemin semé d’embûches », Informations Sociales, vol. 195, n°4, p.39-47, 2016 C. Moreau, C. Pecqueur, G.Droniou, Étudier et habiter, sociologie du logement étudiant, étude réalisée pour le Ministère du Logement et de la Ville, rapport final avril 2009 E. Hooge, Q. Zaragori, E. Denjean, Premiers logements, premiers chez-soi : construire son identité d’habitant, Leroy Merlin Source, 2019 C. Pirus, Les conditions d’habitat des enfants : poids des structures familiales et de la taille des fratries, INSEE Références, 16.11.16 J.L. Le Run, « L’enfant et l’espace de la maison », Enfances & Psy, 04.2006 (n°33), p.27-36 C. Pirus, Les conditions d’habitat des enfants : poids des structures familiales et de la taille des fratries, INSEE Références, 16.11.16 J. Zaffran, La chambre des adolescent(e)s : espace intermédiaire et temps transitionnel, Actes du colloque international sur La chambre d’enfant, un microcosme culturel : espace, consommation, pédagogie, Musée national de l’Éducation-CNDP/CANOPÉ, Rouen, 7–10.03.13 V.Bellamy, 123 500 divorces en 2014, Des divorces en légère baisse depuis 2010, INSEE Première, 06.16 B. Casteran, J.-C. Driant, S. O’Prey, Une approche statistique des conditions de logement des jeunes, INSEE références, 11.2006 Dir. M. Robin et E. Ratiu, Transitions et rapports à l’espace, éd. L’Harmattan, 2005 Les principales ressources des 18-24 ans, Premiers résultats de l’enquête nationale sur les ressources des jeunes, INSEE Première, juin 2016

Objets & vie quotidienne Certeau M., L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, 10/18, 1980 Certeau M., L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, Paris, 10/18, 1980 G. Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957 Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999 Jeanne E. Arnold, Anthony P. Graesch, Enzo Ragazzini, Elinor Ochs, Life at Home in the twenty-first century, 32 families open their doors, Los Angeles, UCLA Cotsen Institute of Archaeology Press, 2012

122 122


Confinement D. Lisarelli, « Mona Chollet : « J’avais envie de parler des plaisirs de la maison », Les Inrockuptibles, 27.05.15 [consulté en ligne le 01.12.20] http://lesinrocks.com Larousse. (s. d.). Casanier. Dans Le Dictionnaire Larousse en ligne. M. Unterginge, « Confinement : plus d’un million de Franciliens ont quitté la région parisienne en une semaine », Le Monde, 26.03.2020 E. Ramos, M. Eleb, B. Pradel, Le chez-soi à l’épreuve du confinement, Leroy Merlin Source, Paris, 24.04.20 M.Crabié, « Quand le confinement redéfinit notre rapport au logement », entretien avec Guy Tapie, tema.archi, 03.04.20 [consulté en ligne le 05.12.20] http://tema.archi.fr F. Rousselot, « Le confinement bouscule nos manières d’habiter », The Conversation, 07.04.20 [consulté en ligne le 08.04.20] http://theconversation.com

Méthodologie des entretiens Eva Bigando, « De l’usage de la photo elicitation interview pour appréhender les paysages du quotidien : retour sur une méthode productrice d’une réflexivité habitante », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Politique, Culture, Représentations, document 645, [mis en ligne le 17 mai 2013, consulté le 07 décembre 2020], http://journals.openedition.org/cybergeo/25919

123


ANNEXES

124


01 02

Guide d’entretien

50

Planches visuelles d’entretiens

50

02.1 02.2 02.3

Line, habitante du quartier Gare

50

Rémi, habitant de la Grande-Île

50

Charlotte et Yann, habitants du Neudorf

50

125


01.

ANNEXE

Guide d’entretien

126


Documents demandés aux personnes interrogées Photographie(s) du/(des) endroit(s) de votre appartement que vous pratiquez beaucoup Photographie qui selon vous « représente » votre appartement Photographie qui représente votre confinement Photographie d’un objet auquel vous tenez beaucoup Plan schématique du logement (technique libre)

AXE 00. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES Nombre de m2 du logement / nombre de pièces Adresse / quartier Ancien / neuf ? Âge Situation professionnelle / étudiante

AXE 01. TRANSITION DOMICILE FAMILIAL / PREMIER LOGEMENT A quel âge et à quelle occasion sont-ils partis du domicile familial ? Sont-ils encore dépendants de leurs parents ? Comment est vécue cette nouvelle autonomie au début ? Routine et quotidien : qu’est-ce qui a changé ? Quels sont les points communs entre la chambre d’adolescent et le premier logement ? Y a-t-il des habitudes qui ressemblent à celles des parents ? A quelle fréquence retournent-ils chez leurs parents ? Quel effet cela leur fait-il ? Y a-t-il de la nostalgie de la maison familiale ?

AXE 02. INSTALLATION DANS LE LOGEMENT ACTUEL Y a-t-il eu d’autres logements autonomes avant celui là ? Se voient-ils y habiter sur le long terme ? Ou bien sur le court terme de manière provisoire ? Comment ont-ils choisi leur logement ? Quelles sont les contraintes, l’organisation intrinsèque du logement ? Comment s’est passé le déménagement et l’emménagement ? Quel était l’état de l’appartement à l’emménagement ? Quelles étaient les premières impressions ? Est-ce plutôt un logement temporaire, ou un vrai chez-soi aux yeux de l’habitant ? Est-ce qu’ils invitent souvent du monde ? Comment ça se passe dans ces cas là ?

127


Est-ce qu’ils se verraient quitter leur logement ? Qu’aiment-ils faire chez eux ?

AXE 03. INTÉRÊT POUR LES OBJETS ET LA DÉCORATION Est-ce qu’ils se soucient de leur cadre de vie ? De son décor, de son aménagement ? Qui s’occupe d’acheter les objets, faire la décoration etc ? A quelle fréquence ? Est-ce fait parce que c’est important, ou parce qu’il faut le faire ? Ont-ils récupéré des objets de chez les parents ? De leur chambre d’adolescent ? Utilisent-ils la récupération et le bricolage pour aménager leur logement ? Y a-t-il des objets dont ils ne pourraient pas se séparer, ou qui sont utilisés chaque jour ? Y a-t-il des objets qui les ont suivi depuis longtemps ?

AXE 03. CONFINEMENT Est-ce que leur logement est adapté ? Y a-t-il des contraintes supplémentaires liées à l’espace ? Est-ce qu’ils en ont profité pour bricoler, trier, ranger, s’occuper de leur chez-soi ? Est-ce qu’ils utilisent de nouveaux espaces de leur logement ? Leur quotidien a-t-il beaucoup changé ? Quelle est la journée type des habitants en confinement ?

128 128



02.

ANNEXE

Planches visuelles d’entretiens

130


Axée sur une enquête auprès de trois profils de jeunes habitants ayant quitté le domicile familial il y a moins de cinq ans, cette recherche intègre des analyses portant sur les paroles des habitants ainsi que les documents visuels et photographiques qu’ils ont fourni afin de servir de support à ces entretiens. Afin de dresser un portrait explicatif de chaque profil, et dans l’optique de comprendre au mieux les paroles des habitants, nous avons dressé des planches visuelles d’entretien pour chacun d’entre eux. Cellesci reprennent les informations principales concernant les habitants, comme leur âge, leur situation professionnelle et personnelle, ainsi que les caractéristiques intrinsèques de leurs logements. Sont également consignés dans ces planches visuelles les plans des logements des habitants, permettant au lecteur de situer les différentes photographies que ceux-ci ont pu fournir dans le cadre de cette enquête. Ces planches permettent donc de dresser un portrait rapide de chaque habitant ainsi que de leur espace de vie.

131


02.1 ENTRETIEN n°1

Âge

23 ans

Line, habitante du quartier Gare depuis mai 2019

Situation

Étudiant

Quartier

Gare

Entretien conduit en visio-conférence le 06.05.2020

Superficie

49 m2

Type de logement

3 pièces ancien

4 2

OBJETS

1


ESPACES 1

3 2 1 1 3

4


02.2 ENTRETIEN n°2

Âge

22 ans

Rémi, habitant de la Grande-Île depuis septembre 2017

Situation

Étudiante en alternance

Quartier

Grande-Île - Centre ville

Entretien conduit en visio-conférence le 08.05.2020

Superficie

40 m2

Type de logement

Studio ancien

2

3

1


1

2

3

ESPACES


02.3 ENTRETIEN n°3

Charlotte

Âge

Yann

23 ans

Charlotte et Yann, habitants du Neudorf depuis juin 2018

Situation

Étudiante

Quartier

Neudorf

Entretien conduit en visio-conférence le 04.05.2020

Superficie

57 m2

Type de logement

3 pièces ancien

Âge

26 ans

Situation

Inactif

OBJETS 2

1 2

1

2

3


1

1

2

4

3

4

ESPACES


TABLE DES MATIÈRES

138


Avant-propos Sommaire Introduction Méthode

01

Les territoires du chez-soi : éclairages sur l’évolution et la définition de la notion de chezsoi

6 8 10 16

18

01.1

Historique de l’espace domestique et évolutions ; vers une individualisation ? a. Vers l’apparition de la notion d’intimité b. L’espace domestique, théâtre d’une individualité naissante c. Un renversement dans la manière de concevoir l’espace domestique

20

01.2

Évolution des modes de consommation autour de l’habitat a. Une vaste campagne de publicité autour des thèmes de l’espace domestique b. Vers une généralisation de l’engouement autour de l’habiter c. Consommer autour de l’habitat aujourd’hui ; une offre toujours plus importante

26

01.3

Le projet du chez-soi : entre investissement personnel et significations

32

a. Stabilité et sécurité, le sentiment d’être chez-soi b. Appropriation et marquage : transformer l’espace en un support de la personnalité c. Le chez-soi, lieu du quotidien et du familier

01.4

02

Les objets : vecteurs d’un chez-soi identitaire ? a. Les objets au sein d’un système ; éléments de langage du chez-soi b. L’objet en tant que réceptacle de la mémoire ; entretenir le souvenir c. Le système d’objets en tant que topographie intime de l’individu

Appréhender la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes : vers une nouvelle expérience de l’habiter

42

48

02.1

Le mode d’habitat familial, berceau des premières expériences de l’habiter a. Le rapport de l’enfant et l’adolescent au sein de l’habitat familial b. La transition hors de l’habitat familial c. L’habitat familial, un repère dans la construction habitante

50

02.2

Entre tentatives d’appropriation et mauvaises expériences : une entreprise pas toujours concluante

58

a. Le logement comme espace purement fonctionnel b. Stratégies de contournement c. Les tentatives d’appropriation : une expérience bénéfique ?

02.3

Déménagement, emménagement : la rencontre entre habitant et espace, un moment clé ?

64

a. Le déménagement, un moment clé dans la transition habitante b. Les critères de sélection des jeunes habitants c. Entre nostalgie du départ et excitation de l’arrivée, une entreprise familiale

02.4

Les premiers pas vers une autonomie nouvelle a. La quête d’autonomie, un processus non linéaire b. Entre ruptures et continuités c. Le double versant de l’autonomie

70


03

Construire son identité d’habitant ; apprivoiser le premier chez-soi

78

01.1

Se familiariser avec le nouvel espace : stratégies d’appropriation a. Première rencontre entre habitant et espace b. Entre inspirations familiales et réinterprétations c. L’appropriation comme principe évolutif, support de l’identité

80

01.2

Redéfinition des espaces de vie : réorganiser le quotidien a. Restructuration & rassemblement des fonctions b. A la recherche d’une différenciation des espaces c. Redéfinition du rapport à l’extérieur

88

01.3

Se sentir chez soi à travers ses objets : transmissions et acquisitions

98

a. Construire en s’entourant : symbolique et mémoire b. La construction de l’identité à travers ses objets c. Se sentir chez soi à travers ses objets

01.4

Le chez-soi à l’épreuve du confinement ; réflexions autour d’une situation habitante inédite a. Être bien chez-soi, la clé pour vivre un confinement serein ? b. Redéfinition du rapport entre intérieur et extérieur c. L’impact du télétravail sur l’organisation de l’espace domestique

Conclusion Bibliographie Annexe 01 02

114 120 124

Guide d’entretien

126

Planches visuelles d’entretiens

130

02.1 Line, habitante du quartier Gare 02.2 Rémi, habitant de la Grande-Île 02.3 Charlotte et Yann, habitants du Neudorf

140

108

132 134 136


141


TABLE DES ILLUSTRATIONS

142


01

Les territoires du chez-soi : éclairages sur l’évolution et la définition de la notion de chezsoi FIG.1 Publicités pour le Salon des Arts Ménagers de 1956

18 28

de gauche à droite et de bas en haut : publicités Saint-Sabin de Pierre Roche, Louis Baillon, Charron pour Joseph-André Motte, publicités Ducal, Jacques Hitier, Jacque Gillen pour Maxime Old

FIG.2 Photographie de plan issue du film Enter the Void de Gaspar Noé

33

G.Noé (Réalisateur), Enter the Void, Wild Bunch Distribution, 2009, 161 minutes

FIG.3 Série de photographies sur le thème de la chambre

38 - 39

M. Adden, Room Portraits, 2013 [mennoaden.com]

02

Appréhender la transition entre mode d’habitat familial et premiers logements autonomes : vers une nouvelle expérience de l’habiter

48

FIG.4 Pratiques des types d’espace de l’enfant au sein de l’habitat familial

53

Infographie réalisée par l’auteure

FIG.5 Composition des ressources mensuelles dont disposent les jeunes adultes fin 2014

72

Infographie réalisée par l’auteure Source : Laura Castell, Raphaëlle Rivalin, Christelle Thouilleux, Éclairage – l’accès à l’autonomie résidentielle pour les 1824 ans : un processus socialement différencié, Insee Références, édition 2016

03

Construire son identité d’habitant ; apprivoiser le premier chez-soi

78

FIG.6 Les grandes étapes de l’appropriation

85

Illustration réalisée par l’auteure Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

FIG.7 Pratiques quotidiennes au sein du logement

91

Illustration réalisée par l’auteure Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Rémi, (Entretien en visioconférence n°2, 08.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

FIG.8 Pluri-fonctionnalité de l’espace du salon Illustration réalisée par l’auteure Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

93


FIG.9 La chambre comme espace d’intimité et de repos, de sécurité et de repli

95

Illustration réalisée par l’auteure Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

FIG.10 Déclinaisons de la valeur affective des objets

100

Illustration réalisée par l’auteure Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

FIG.10 La place du travail dans l’espace domestique en temps de confinement Illustration réalisée par l’auteure Selon Line, (Entretien en visioconférence n°1, 06.05.2020) Selon Rémi, (Entretien en visioconférence n°2, 08.05.2020) Selon Charlotte et Yann, (Entretien en visioconférence n°3, 04.05.2020)

144

113


145


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