Tarkovski, Nolan et Lynch, Architectes de l'ambiguïté

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cinéma et architecture

TARKOVSKI, NOLAN ET LYNCH, ARCHITECTES DE L'AMBIGUÏTÉ Les figures architecturales ambiguës au cinéma Emma Stévenot

Mémoire de fin d'études encadré par Stéphane Bonzani | 2020-2021 | EVAN | ENSACF


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La conscience n'est jamais assurĂŠe de surmonter l'ambiguĂŻtĂŠ et l'incertitude.

Edgar Morin

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Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont, de près ou de loin, participé à la réalisation de ce projet de mémoire de fin d'études, étape si importante dans ma vie étudiante et personnelle. En premier lieu, je remercie l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Clermont-Ferrand, qui m'aura guidée pendant cinq années dans mon parcours vers le métier d'architecte. Mes remerciements vont ensuite à Stéphane Bonzani, pour son soutien, son encadrement qualitatif et ses propos inspirants distillés tout au long de ce travail, d'abord par écrit puis en visio. A mes confrères et consœurs étudiants à l'ENSACF, notamment Hélène Roche, Camille Planès, Martin Andriahamison et Pierre Solier pour les précieux échanges autour de l'architecture et du cinéma, ainsi que l'équipe Opsit et son merveilleux élan de solidarité, A Agathe Bertrand et Kateryna Kurganska pour les interstices philosophiques et cinématographiques, A Dominique Acquisto pour la relecture de la première partie, A Rémi Davallet pour la protection de ma « bulle d'écriture », A Romane Mouton, m'ayant offert le DVD d'Inception quand j'avais 12 ans, déclenchant, 10 années plus tard, le sujet de ce mémoire, Et surtout à Evelyne, Jean-Marc et Elie Stévenot, mes piliers dans ces études compliquées et dans la vie. Merci pour ce soutien inébranlable durant l'écriture, en cette période si spéciale qu'est 2020.


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SOMMAIRE Avant-propos

INTRODUCTION

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I CINÉM A RCHITECTURE 1| Les divergences |Différence d'usages

|Mediums de transmission |Liberté de mouvement

2| Les résonances |Arts universels

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|Inland Empire

4|La métaphysique par Nolan |Inception

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|Nostalghia

3|La folie par Lynch |Twin Peaks, Fire walk with me

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|Processus mental |Figures architecturales |Cerveaux de cinéastes

2|La poésie par Tarkovski |Stalker

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|L'architecture racontée par le cinéma

II CINÉMAS-CERVEAUX 1|Le cinéma "Mindfuck" |Image-temps

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|Arts du récit |Arts du mouvement

3| Les convergences |Le cinéma raconté par l'architecture

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|Interstellar

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III PROCÉDÉS DE CONFUSION 1|Le labyrinthe |Se perdre |La quête

|Le non-retour

2|Le passage |Le monde à part entière |L'image dialectique

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|L'Entre-deux

3|La porte |La séparation des mondes |L'entrouvert

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IV PROCÉDÉS DE RÉVÉLATION 1|La boucle |Le ruban de Möbius |Escher et Penrose 2|Le miroir |La destinée |La métamorphose 3|L'escalier |L'ascension |La superposition CONCLUSION Filmographie

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Bibliographie

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Iconographie

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Annexes

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AVANT-PROPOS L'image. Celle qui s'offre à moi. Celle que je fabrique, figée sur du papier, dansante sur un écran. Photo et Vidéo. Puis l'architecture. D'abord un choix précipité, puis une véritable révélation. Mon parcours initiatique au sein de l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture me permet de découvrir la puissance d'autres images, de celles qui témoignent d'un espace construit. Architecture. Un simple mot qui touche une universalité et une complexité sans pareil. Un apprentissage constant et passionnant, qui se partage. Mon intérêt dans cette discipline porte particulièrement sur la transmission de l'imaginaire. Que ce soit celui qui survient chez le flâneur dans une ville, ou celui qui assaillit l'admirateur d'une fenêtre, l'imaginaire de l'architecture est omniprésent. Cinéma. Créateur d'imaginaire. Ma connaissance de cet art est pauvre lorsque je décide de m'y plonger pour ce mémoire. Amatrice du montage déconstruit et fascinée par les rêves emboîtés d'Inception, l'envie d'en apprendre davantage me guide vers ce nouveau monde. Interdisciplinarité. Parfois considérée comme indécision. Mais en architecture, elle se fait enrichissement. Architecture et Dessin, Architecture et Ecriture, Architecture et Photographie, autant d'associations d'arts créant de superbes synergies. Architecture et Cinéma. Une inter-relation qui m'intrigue. Il n'en faut pas plus pour que je décide d'aborder ce sujet de l'architecture dans le cinéma, guidée par ma curiosité. Les connexions entre deux arts ne m'ont jamais semblé aussi passionnantes.

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INTRODUCTION

En l'an 2020, le monde entre dans une curieuse ère. Un virus encore inconnu pour l'Homme apparaît en Chine et se propage en quelques mois sur l’entièreté de la planète, semant la panique scientifique, médiatique, puis humaine. La maladie ressemble à une grippe, se transmet de la même manière mais s'avère plus meurtrière. Digne de l'intrigue initiale de Je suis une légende1, la situation est néanmoins prise au sérieux par les gouvernements de la plupart des pays. Il est ordonné à la population de s'enfermer chez elle afin de limiter les contacts sociaux. Se séparer pour se protéger les uns et les autres : paradoxalement vital. Et dans cet entre-deux, nous voici, seuls, en confrérie ou en famille, à regarder le monde extérieur vivre sans notre présence écrasante. Cette nouvelle réalité nous fait remettre en question notre nature d'êtres dominateurs, consommateurs et frénétiques. Outre cette introspection instinctive, ce nouvel espace-temps ouvre à notre conscience deux nouvelles dimensions. La première, connue pour son rôle de substitution. Cet ersatz de la réalité nous permet d'aimer sans connaître, de partager des moments sans les vivre, d'acheter sans tendre la main, de voyager sans se déplacer. Internet. Cet espace non physique est bien plus vaste qu'un appartement, qu'un immeuble, qu'une ville. La toile constitue à elle-même un champ infini de possibles, connectant les esprits, réunissant les cœurs, fascinant les cerveaux. Les utilisateurs y basculent depuis la réalité afin de se divertir, de s'ennuyer, de travailler, de créer et de discuter. Cette incommensurable zone présente, à l'instar de chaque monde, ses propres risques et limites. Depuis la réalité, cet espace impalpable pourrait sembler dérisoire en 1 |LAWRENCE Francis, 2007, Je suis une légende [I am Legend], dernière des trois adaptations tirées du livre MATHESON Richard, I am Legend, New York, Gold Medal Books, 1954

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terme de place sociétale. Le télé-travail, les réseaux sociaux, les médias en ligne, la géolocalisation mettent pourtant en exergue sa dimension de bien commun. Cet immatériel devient alors espace public et s'attache au monde réel avec l'analogie du lien d'un esprit et son corps. Coupés de mobilité dans le vrai monde, nous nous sommes réunis pendant le confinement dans le monde d'internet. Cet espace nous a permis d'échanger à propos d'une autre dimension encore, celle des rêveries et des fantasmes. Une dimension d'où s'extraient utopies et réinventions, naissant de la constatation du monde abîmé, de notre responsabilité sur son triste état. C'est cette dimension de l'imagination, qui se superpose et s'entremêle à notre environnement, dont les architectes ont besoin pour construire le monde de demain. Cette crise sanitaire compose l'interlude dans le rythme effréné de la production, consommation, saturation et crée le moment opportun pour réimaginer la ville. L'imagination du dehors depuis notre intérieur est le paradigme qui donne espoir, qui permet de nous échapper de la réalité d'enfermement. Ainsi, le réalisateur David Lynch nous attend tous les jours depuis le début de son confinement, face à la caméra, sur youtube. Il est assis derrière son bureau désordonné dans ce qui ressemble un atelier. Aucune ouverture ne permet de voir l'extérieur, bien que le propos le concerne exclusivement : « Good morning, it's May eleventh 2020, and it's on Monday. Here in L.A kind of cloudy, some fog this morning, 64 degrees Fahrenheit, around 17 Celsius [...] Have a great day. »2 Il regarde le ciel que nous ne pouvons voir dans son cadrage et, en nous décrivant la météo, nous transporte dans cet extérieur que nous oublions au profit de nos écrans. Il semblerait que le metteur en scène conçoive ce confinement comme un espace de transition, entre la prise de conscience de l'isolement, et « un monde différent, plus spirituel ». Ce basculement entre deux mondes, David Lynch ne le réserve pas qu'à son personnage sur internet. En tant que cinéaste, son rôle est d'amener le spectateur à s'évader de la salle de cinéma où il se trouve. Nous assistons 16 2 | David Lynch Theater Weather Report, 5 mai 2020


donc dans l'enceinte des salles de cinéma à un transfert depuis la réalité jusqu'à l'intérieur de la fiction. Le fort pouvoir cathartique du cinéma se ramène alors à notre rapport au monde en ces temps de confinement : l'identification et la distanciation. Walter Benjamin appuie d'ailleurs le pouvoir du septième art à nous envelopper de son montage et ses images imposées, empêchant toute fuite vers un monde qui ne serait pas celui imposé par le cinéaste3. C'est tout l'attrait de David Lynch pour le cinéma qui résonne dans ce rapport entre notre monde réel et celui d'un film. Explorant ces liens, qui rattachent et détachent l'évidence et l'imaginaire, il les recréent en passant de l'un à l'autre dans ses œuvres cinématographiques. Le passage d'un monde à un autre est une expérience quotidienne, à travers le rêve, le film, internet, l'imagination, mais également et plus simplement avec des espaces physiques. Par espace physique il faut comprendre un espace fait de matière, dans lequel nous évoluons quotidiennement, qui se manifeste par son existence pour nos cinq sens. L'architecture, au sens large, constitue la surface matérielle avec laquelle nous sommes principalement en contact. Nos expériences de parcours au sein d'une ville, d'une maison, d'un musée et leur rassemblement permettent un voyage des sensations, au gré des atmosphères, des lumières, des matières. L'architecte et l'urbaniste créent des emboîtements : ainsi, nous passons de la ville à la maison, de la maison à la chambre et de la chambre à la vue de sa fenêtre. C'est ce rapport analogue qu'entretiennent l'architecture et le cinéma avec ces espaces emboîtés qu'il est enrichissant de relever. En effet, les deux arts se constituent en un télescopage de lieux et d'environnements pour le visiteur et le spectateur. Ce mouvement d'un espace à un autre se fait grâce à des interstices, des espaces de transition. Si ce n'est pas le seul rapprochement entre l'architecture et le cinéma, comme nous le verrons par la suite, ce télescopage et l'ambiguïté qui en ressort semble un sujet propice à être développé par cette interdisciplinarité. Ainsi, un des enjeux de l'architecture contemporaine est de pouvoir se réinventer, au vu de l'ambiguïté spatiale particulière de notre époque. 3 | BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (première version, 1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, rééd. Folio-Essais, 2001

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Afin d'engager progressivement notre réflexion sur le thème des qualités spatiales au sein d’œuvres cinématographiques, il est primordial de pouvoir entrer dans cet univers biphasique. L'interdisciplinarité cinéma/architecture révèlent des cinéastes portant un grand intérêt à la signification des espaces. A l'instar de David Lynch, d'autres réalisateurs se sont intéressés à l'existence d'un télescopage entre les mondes dont l'Homme est capable. Pour mettre en scène ce passage d'un monde à l'autre, ils incorporent alors des espaces particuliers : des lieux au caractère ambiguë. Que ce soit dans une volonté de faire resurgir le souvenir ou la perdition dans le cas d'Andreï Tarkovski, ou de questionner le rêve et le temps qui passe dans le cas de Christopher Nolan, ces deux autres réalisateurs donnent une grande place au langage des espaces. Il existe chez ces trois réalisateurs la volonté de mettre en exergue l'existence d'une double dimension, d'espaces qui s'articulent étrangement les uns avec les autres. Dans cet entrecroisement de mondes intérieurs et extérieurs des personnages, se dévoilent des paradoxes réel/imaginaire, passé/présent. La circulation au sein de ces paradoxes se fait par convocation de figures spatiales ambiguës. Notre intérêt repose sur l'image de l'architecture à travers des œuvres cinématographiques qui interrogent la notion d'espace ambiguë. Pour parcourir cet univers, il nous faudra observer la relation qu'entretiennent les deux arts. Comment ces deux arts, à première vue bien divergents, font ils œuvre ensemble ? Nous nous rapprocherons par la suite plus près des architectes de l'image mouvante que sont nos trois prestidigitateurs. De quelle manière s'emparent-ils avec leur sensibilité filmique de ces lieux ambiguës ?


I CINEM A RCHITECTURE 1| Les divergences |Différence d'usages

|Mediums de transmission |Liberté de mouvement


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I CINEM A RCHITECTURE Cinéma et architecture. Deux thèmes, indéniablement artistiques, mais cependant bien différents. Pourtant, lorsque l'apprenti cinéaste et l'apprenti architecte se tournent vers l'autre pratique, le rapprochement est instinctif. Cette inter-lecture propose donc de faire état des théories reliant l'architecture au cinéma et le cinéma à l'architecture. L'inconscient collectif les séparant, leurs divergences apparaîtront en premier, permettant par la suite d'observer un rapprochement littéral et figuratif des premier et septième arts. Enfin, à travers le regard d'architectes et de réalisateurs, l'interdisciplinarité se dévoilera dans toute sa richesse culturelle. 1|LES DIVERGENCES Architecture : art dont s'emparent les architectes et acteurs d'une ville afin de répondre au besoin de l'habiter. Discipline qui se tourne vers la réponse à des questions contemporaines mais aussi futures, et utilisant des matériaux physiques, impliquant qu'une construction soit pérenne. Cinéma : art dont s'emparent les cinéastes afin de raconter une histoire, vécue ou inventée. Discipline dont le but final est de retransmettre une émotion ou un savoir à des spectateurs, à travers une démonstration de une minute à plusieurs heures. |Différence d'usages Les besoins fondamentaux des premiers hommes sur terre se résument à trois actions : s’abriter, se nourrir et chasser. A l’heure actuelle, ces trois mots se sont élargis en d’autres termes. « Chasser » est devenu le fait de posséder une puissance militaire dans notre monde contemporain4, et le mot « habiter » a remplacé la notion de seulement « s’abriter », puisque les populations se sont sédentarisées à l’arrivée de l’agriculture. La notion d’habiter se relie directement au thème large de l’architecture, comme un lieu construit qui crée une spatialité intérieure (dans la plupart des cas occidentaux). Ainsi, l’architecture est créée et coexiste avec l’être humain 4 | GITAÏ Amos (2018, 13 novembre) Espace et structure, cinéma et architecture [Conférence] Traverser les frontières, Amphithéâtre Marguerite de Navarre - Marcelin Berthelot https://www.college-de-france.fr/site/amos-gitai/course-2018-11-13-11h00.htm

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de manière indéniable et se trouve classée comme le premier des arts matériels, par le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel au XIXème siècle. La comparaison sur ce plan du besoin vital entre l’architecture et le cinéma est donc, de ce point de vue, risible. Le cinéma est une révolution moderne de la fin du XIX, bousculant nombre de perceptions, une invention incroyable retransmettant le mouvement d’un train arrivant en gare de la Ciotat5, plus réel que n’importe quelle retranscription visuelle humaine. Elle devient par la suite un moyen fantastique de créer et de partager un message visuel et artistique. Mais l’intérêt du cinéma réside dans celui du théâtre : raconter une histoire à un spectateur pour le distraire ou l’instruire. Le besoin humain qui est assouvi par le cinéma est un besoin purement intellectuel. Certains acteurs ou réalisateurs souligneront même la question de la nécessité de cet art à notre société matérielle : C'est précisément parce que le cinéma est inutile qu'il est beau. Si on y réfléchit, l'art ne sert à rien : ce n'est pas lui qui fait respirer, manger, dormir. J'aime la réflexion de Woody Allen à un journaliste qui exaltait son œuvre : «C'est très gentil, mais si vous avez une fuite dans votre appartement, un plombier vous sera nettement plus utile que moi...»6

|Mediums de transmission Si l’art du cinéma n’est pas vital à notre existence physique, il reste néanmoins une source de nourriture importante pour notre mental. Mais de quelle manière matérielle y parvient-il ? L’architecture se constitue d'espaces, s'étalant sur trois dimensions, tandis que le cinéma les retranscrit à l’aide d’une caméra qui fige des centaines d’images sur une pellicule. L'un est de nature tridimensionnel, l'autre s'offre allongé sur une surface plane (pellicule, écran). Ces deux positions différentes sont : l'existence de la construction d’une architecture dans notre réalité, et la représentation de cette réalité dans un film. Les deux images proposées au spectateur vont par conséquent être très distinctes dans leur transmission au cerveau. C’est ici qu’apparaît le paradoxe entre les dimensions de ces deux arts. En effet, le cinéma est un art qui, à travers l’outil de la caméra, transforme un espace tridimensionnel en un espace bidimensionnel dans le but d’une projection plane. Ainsi, le 22 6 |La cantatrice Nathalie Dessay, Le cinéma, ça sert à quoi ? pour le magazine Télérama


L’arrivée d’un train

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en gare de la Ciotat est considéré comme le premier film publiquement projeté, par les frères Auguste et Louis Lumière, en 1895

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< Le travail de la profondeur de champ de Orson Welles dans Citizen Kane se fait notamment grâce au mouvement de la camÊra, faisant devenir le premier sujet un arrièreplan

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spectateur se tiendra toujours (du moins jusqu’à notre époque) devant et non à l’intérieur d’un film. L’écran est l’intermédiaire entre le spectateur et le film, constituant un espace bidimensionnel. Si les cinéastes tentent de « rattraper » cette planéité propre à l’écran en travaillant sur la profondeur de champ (c’est le cas par exemple de Welles en 1940 avec Citizen Kane), le critique d’art Clement Greenberg dénigre cette volonté. Il se place d’ailleurs en défenseur de la surface bidimensionnelle, qui est pour lui inhérente au cinéma. De cette démarche découle la mise en avant du médium comme principale façon de représentation d’un art. Greenberg influencera le cinéma formaliste, qui se contentera d’exister par son propre rapport support/surface et non d’imiter un autre langage.7 L’architecture, quant à elle, existe au monde par sa matière et sa forme, qui laissent une empreinte dans le paysage et dans l’espace. Elle se constitue d’un jeu de pleins et de vides, occupant trois mesures différentes. Celleci naîtrait de la délimitation d’un espace par l’utilisation de surfaces de séparation, comme les murs, créant un espace construit. Ce volume intérieur, ce vide délimité d’un extérieur, serait l’essence même de l’architecture pour Bruno Zévi8. Ainsi, ce volume définissable par son empreinte sur les trois axes x, y et z, formerait la principale interaction de l'architecture avec l'Homme. La transmission de l'art de la construction jusqu'au cerveau s'effectue directement par l’œil. Le cinéma, n'étant que transmetteur d'images tridimensionnelles, constitue un médium de plus séparant l'espace physique du cerveau. |Liberté de mouvement L'enjeu du cinéma d’exprimer un espace en trois dimensions sur un support dimensionnel se rapporte à la peinture ou la gravure, que les artistes n’ont cessé de vouloir rentre le plus fidèle possible. Nous retrouvons là le paradoxe de capturer un espace pour le retransmettre à plat, comme la photographie. L’illusion est donc limitée par son mode de retransmission. Notre propre expérience en tant qu’êtres faits d’un corps mouvant nous ramène également à cette frustration. En effet, nous pouvons ici confronter l’attitude d’un spectateur de film et celle d’un visiteur d’architecture. Comme 7 |GREENBERG Clement, Art and culture, Macula, 1988 8 |ZÉVI Bruno, Apprendre à voir l’architecture, Paris, Editions de minuit, 1959

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vu précédemment, le film est une projection transmise par l’intermédiaire d’un écran à l’œil du spectateur, qui transmet finalement l’image à sa conscience. Par ce fait, il existe un élément transmetteur de plus que dans la simple admiration d’un espace transmis directement de l’œil au cerveau du spectateur. L’écran, au-delà de son rôle de transmetteur, joue également celui d’une barrière entre l’espace filmé et l’œil du spectateur. Cette barrière enlève le libre arbitre du spectateur. Prenons le visiteur d’une architecture. Il n’y a rien qui sépare sa vision subjective de l’espace dans lequel il se trouve. Il peut donc être acteur de cette vision, c’est à dire décider de ce qu’il regarde et sous quel angle. Afin d’appréhender un objet, il entreprend généralement de le contourner, pour l’observer sous toutes ses coutures, afin de le saisir dans sa globalité. Le visiteur admire donc un édifice architectural en circulant autour et en s’arrêtant sur certains détails qui l’intéressent plus que d’autres. Son mouvement à l’intérieur et autour de l’objet est la démonstration de l’expression immédiate de sa volonté. A contrario, le spectateur du cinéma ne dispose pas de cette liberté : il est captif d’un mouvement décidé par la vitesse, le montage, les cuts de l’œuvre.

Le cadre cinématographique, en revanche, s’inscrit sur une surface opaque

-l’écran- qui reçoit une projection lumineuse : on ne voit donc pas à travers lui, mais à partir de lui ; l’écran est une surface sur laquelle s’inscrit le cadre. A cela s’ajoute le fait qu’entre le monde offert dans le cadre, et le monde filmique peut être posé par le spectateur. Le spectateur est donc passif, dépendant de la volonté seule du film, n’ayant aucun pouvoir d’action dessus.9

Visiteur et spectateur n’ont donc pas la même relation avec le mouvement d'une œuvre architecturale ou cinématographique : l’un est acteur de ce mouvement, tandis que l’autre est passif devant un geste imposé par la caméra. Lorsque nous soulignons les différences des deux arts, des notions principales émergent néanmoins, proposant le rapprochement qui sera fondateur de notre pensée. Si les thèmes de l'architecture et du cinéma ne s'adressent en effet pas de la même manière à leur admirateur, ils convoquent chez lui un attrait similaire. 9 | GRAVAS Florence, La part du spectateur : Essai de philosophie à propos du cinéma, 26 Villeneuve d'Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p.205


I CINEM A RCHITECTURE

2| LES RÉSONANCES L'art est un phénomène de la création pensée, propre à l'Homme. Cet être vivant est en effet capable de conscientiser la création, contrairement aux animaux. Les inventions respectives de ces deux arts sont distinctes, mais se placent toutes deux dans la volonté humaine de partager et s'exprimer. Ainsi, au travers des siècles, l'architecture et le cinéma sont des outils de communication, d'expression, d'admiration. Le premier et le septième des arts10 se font témoins et créateurs des sociétés qu'ils traversent. « Mixtes d’art et de technique, arts collectifs s’adressant à la masse, arts de l’assemblage, le cinéma et l’architecture portent les valeurs du monde moderne »11 . C'est dans leur rapport à l'Homme que les deux arts résonnent, matériellement et sensiblement. |Arts universels L’architecture, considérée comme le plus vieil art de notre monde, est un vaste sujet contemporain, de par les besoins premiers qu’il assouvit, mais également par son évolution historique, son adaptation à l’environnement, sa forme, sa conception, sa lecture, son aspect politique, sa dégradation, sa construction, son image, son statut, etc.. Autant de thèmes que le grand public ou un architecte aguerri partagent, tant l’architecture est un bien commun. En effet, tout être humain fait l’expérience quotidienne d’un espace construit autour de lui, passant d’un intérieur ou d’un extérieur à une vue sur le paysage urbain ou rural, terrain d’aménagements datés d’époques différentes. Cette prolifération d’exemples architecturaux rend tout un chacun capable d’exprimer l’impression qu’un bâtiment lui renvoie. Il est en effet très fréquent d’entendre dire que tel édifice n’est pas au goût d’un individu qui n’a pas de rapport avec la profession d’architecte. Le propre de l’architecture est d’être un art visible de la totalité de la population et accessible au plus grand nombre. Le marcheur fait constamment l’expérience de la ville et l’habitant celle du logis, ce qui les amène à avoir une opinion sur l’architecture qui les entoure. Au contraire d’une œuvre de peinture, l’individu n’a pas besoin de pénétrer 10 |Classification officielle des arts, par le philosophe Etienne Souriau , datant de 1969 11 |SIMOND Clotilde, Cinéma et architecture, la relève de l’art, Lyon, 2009

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dans un musée, une galerie pour l’admirer. Il suffit de vivre à une époque civilisée pour faire l’expérience de l’architecture au sens large. C’est en cela que l’architecture est un art accessible à tout un chacun, et pas seulement aux architectes. De nos jours, nous pourrions envisager une accessibilité similaire au cinéma. Le septième art, réservé il y a un siècle à une minorité de spectateurs, issus de la plus haute classe sociale, se démocratise peu à peu pour passer d’une projection sur toile dans un cinéma à une diffusion en streaming sur un ordinateur. La fin même de la projection en salle d’un film existe toujours, mais l’accessibilité de l’œuvre cinématographique elle-même entre dans le quotidien contemporain. Le média du cinéma s’est fragmenté en plusieurs disciplines, liées aux progrès technologiques. Le cinéma se réinvente donc de nos jours à travers ses moyens de transmission : projection, télévision, partage sur les sites internet et réseaux sociaux. Il est donc possible d’accéder facilement au visionnage d’une œuvre cinématographique pour une grande partie de la population mondiale. Les deux arts auxquels nous nous intéressons ne sont donc pas ou plus des créations réservées à des experts, architectes et cinéastes, mais bien des matériaux qui se partagent à la curiosité de tous. Nous retrouvons ce lien du partage universel à travers les écrits d’Elie Faure : Il [le cinéma] est anonyme comme elle [l'architecture]. Comme elle, il s’adresse à tous les spectateurs possibles de tout âge, de tout sexe et de tout pays par l’universalité de son langage, la quantité innombrable de lieux où le même film est ou peut être projeté. Il est contraint comme elle, pour construire ses édifices, de faire appel à des ressources financières et organiques qui dépassent, et même submergent la capacité de l’individu. Il ne peut s’adresser, comme elle, qu’à des sentiments assez généraux et assez simples pour atteindre immédiatement l’unanimité des esprits. 12

Par cette universalité se développent parfois des enjeux différents que ceux de divertir ou d'abriter. Porteurs de messages, le cinéma et l'architecture sont soumis à une certaine bienséance. Ce qui dérange les mœurs d'une société prude ou totalitaire peut subir la censure rapidement au cinéma. Le cas du film d'Andreï Tarkovski, Andreï Roublev (1966), censuré pendant plus de deux ans et par la suite raccourci, montre bien le possible impact d'un film à l'échelle politique (ici le Parti communiste de l'Union soviétique de 12 |FAURE Élie, Fonction du cinéma, de la cinéplastique à son destin social, Paris, La répu28 blique des lettres, 1921, p.17


Brejnev). La « censure » d'un bâtiment, quant à elle, peut être considérée lors de la démolition d'architectures autrefois révolutionnaires (comme par exemple les Grands Ensembles, dont l'avenir fait débat), étant considérées comme non représentatives de notre société contemporaine. Une certaine propagande n'est pas non plus en reste, observable encore aujourd'hui dans le lien entre un plan d'urbanisme et les décisions d'un gouvernement. Et même si les films de propagande au cinéma sont nettement plus implicites et non subventionnés par l'Etat comme le fut La Chute de Berlin en 195013, il demeure malgré tout un grand intérêt de la part des politiques dans l'image que renvoient architecture et cinéma. Les deux arts, dans leur relation avec un vaste public, sont vecteurs de messages, dont beaucoup sont (interprétés comme) politiques. Les premier et septième arts forment de cette manière une relation forte avec le spectateur, lui faisant passer un message, implicite ou explicite. |Arts du récit Le meilleur moyen de faire passer un message est à travers la morale d'une histoire. Cette histoire, elle s'écrit au cinéma comme en architecture d'après un scénario. Ce projet éclot et se construit grâce à toute une équipe autour des chefs d'orchestre ; l'architecte et le réalisateur. Ces deux maîtres d’œuvre suivent le même cheminement d'une étape à l'autre, passant du financement, au développement/programmation, au choix des acteurs avec lesquels ils vont réaliser leur projet. Ainsi, le pitch du film est l'esquisse du projet, la première étape de la conception, qui d'où découle ensuite des différentes phases de validation du projet architectural : celles du synopsis, du traitement et des versions de scénarios au cinéma. Autant d'allers et retours entre les différents participants du projet qui constituent dans les deux univers un travail collectif et méticuleux. Lorsque tout est décidé, alors intervient enfin la phase de création de l’œuvre : le plateau de tournage est au cinéma ce que le chantier est à l'architecture. Les deux disciplines possèdent ensemble un récit de la conception jusqu'à la construction convoquant les mêmes personnages. Les moyens de réalisation de l’un sont analogues à ceux de l’autre : je veux dire par là que presque tous les corps de métier collaborent, ou peuvent collaborer à l’un et à l’autre, d’un 13 |TCHIAOURELI Mikhaïl, 1950, La Chute de Berlin [Падение Берлина]

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côté le tailleur de pierre et le maçon, le manœuvre et le vitrier, le plombier et le forgeron, l’imagier et le maître d’œuvre, de l’autre le costumier et le décorateur, l’électricien et le photographe, le figurant et le machiniste, le metteur en scène et l’acteur.14

Il existe donc au sein de ces arts plusieurs narrations : la narration de leur création, que nous venons de révéler, et la narration d'un récit, présente au sein d'une architecture ou d'un film. Celle-ci prend place à l'intérieur de la création du réalisateur ou de l'architecte et lui donne tout son sens. Au cinéma, le récit est explicitement narré par les images. En architecture, la narration y est plus sensible, et prend la forme d'un parcours, d'une expérience libre à l'interprétation du visiteur. Les deux arts interpellent le spectateur et lui content un récit, faisant appel à un ailleurs. Il y a cet effet de télescopage depuis l'architecture, où se trouve le visiteur, jusqu'à l'imaginaire qui s'en dégage (par une simple vue, une forme, un matériau, une couleur, une sensation, etc) Sa présence à l'intérieur l'amène à penser l'extérieur ou l'ailleurs, à la manière dont l'esprit du spectateur n'est plus sur un siège de cinéma, mais bien à l'intérieur de la fiction qu'il regarde. La capacité des deux arts à nous amener dans un autre endroit que celui que nous côtoyons est finalement une abstraction désirée. Pourquoi allons-nous voir des films si ce n'est pour être transportés vers une autre émotion (comédie, drame) ou vers un autre monde (fantastique, sciencefiction) ? Ce qui amène le spectateur à être passif devant une projection est lié à sa volonté intérieure de la vivre. Nous pouvons l’expliquer de la même manière que le théâtre, dans le cas d’une tragédie qui purgerait les passions. Le spectateur est témoin d’une histoire ou d’un acte qui a un effet cathartique sur son esprit. En utilisant le moyen de la dramaturgie, le cinéma met en scène une représentation plausible d’une histoire, qu’elle soit vraie ou imaginaire. Le récit documentaire et le récit fictif sont donc les deux moyens de raconter un scénario. Tout comme la construction d’un roman, et élaborée grâce au scénario, la narration d’un film suit un plan. Ainsi, viendra d’abord la situation initiale, qui fixera une situation « normée », puis surgira l’élément qui déclenchera une quête, une aventure, afin de trouver une solution de fin, appelée l’explicit. Deleuze15 explique d’ailleurs ce procédé de récit du cinéma avec le schéma « SAS’». « S » signifie la 14|FAURE Élie, op. cit, p.17   15 |DELEUZE Gilles, Cinéma 1, L’image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit,

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situation initiale dans laquelle un personnage se trouve, son habitus. Afin de changer cette situation en une situation qui lui conviendrait mieux (S’), le personnage doit effectuer une action (A). Prenons Interstellar, de Christopher Nolan : Cooper vit avec sa famille dans un monde dont l'air devient de plus en plus irrespirable, pollué de poussières (S), il s'embarque dans une mission interstellaire pour recueillir les données de planètes possiblement habitables (A), et, avec l'aide de sa fille, parvient à sauver les habitants de la Terre (S'). C'est ainsi que la narration passe d'un problème à une action pour finalement proposer une solution. Nous retrouvons ce rapport situation-action de trois manières différentes dans l’architecture. La première serait la phase où l’architecture intervient comme l’élément de dénouement. C’est à dire que l’architecte conçoit l’édifice comme réponse à une demande qui lui est faite. Le projet de conception architecturale se rapporte ici

Le schéma SAS' dans Interstellar

S | Situation initiale

A | Action

S' | Situation finale

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à la figure du récit dans son rapport à l’évolution du site vierge (S) vers un endroit construit (S'). Mais nous pouvons également ramener le récit à la fragilité d’une proposition architecturale (S) vers la réalisation du chantier (A). Ce récit de la construction de l’édifice peut par la suite amener à celui de la pérennité d’une construction (S'). Si nous prenons un bâtiment évocateur historiquement tel que Notre Dame de Paris, il va sans dire que son architecture, dans son évolution, ses destructions et reconstructions au travers des âges, témoigne d’un constant récit à partir de l’image qu’elle renvoie Enfin, le lien le plus évident entre l’architecture et la narration d’un film est celui de son organisation spatiale. Ainsi, à l’instar de séquences cinématographiques, l’agencement des pièces dans l’espace confère à l’édifice le pouvoir de raconter quelque chose. La réflexion de l’agencement d’un plan est fondamentalement apprise lors d’une première année à l’école d’architecture. L’architecte réfléchit aux réactions du visiteur lors de sa déambulation dans l’espace. Dans une architecture, le parcours du visiteur est donc influencé par la position et l’épaisseur des murs, les couleurs, la lumière, les ouvertures, l’ambiance, les textures, la hauteur sous plafond, etc.. Ces différents éléments décidés par l’architecte forment autant de parties du récit architectural. De la même manière qu'au cinéma l'action permet de passer d'une situation à une autre, l'architecture place l'action dans la marche du visiteur, qui le fait passer d'un espace à un autre. Si l'action du personnage filmique peut être multiple, celle du visiteur se caractérise par son mouvement au sein de l'architecture. |Arts du mouvement Le visiteur bouge et le spectateur regarde bouger. Entre architecture et cinéma, difficile de faire le lien directement entre un individu actif, qui explore, et un passif, qui regarde, assis. Pourtant, il s’agit bien d’envisager l’importance du mouvement dans leur lien profond, au travers de pensées métaphysiques. Le terme d’image-mouvement, employé par Bergson dans sa thèse sur le cinéma16, vise à théoriser l’art cinématographique comme étant la volonté de transmission d’un geste, d’une mobilité. Ainsi, un film serait un ensemble constitué d’images-mouvements, ou même une imagemouvement dans son ensemble. Si nous devions trouver un synonyme pour 32 16 |idem


expliquer ce terme, nous choisirions celui de « coupe mobile ».Bergson identifie ce mouvement enregistré par la caméra comme un moyen de captiver le spectateur et de lui transmettre des émotions. Il s’agit maintenant d’observer comment se produit l’intérêt d’un individu pour un bâtiment. Nous énoncions plus tôt que le visiteur entretient une relation de contournement avec l’objet architectural. Ce geste créé par l’envie du visiteur d’en savoir plus sur l’architecture qui se trouve devant lui est d’ailleurs une des volontés fondatrices d’un architecte, comme l’exprime Claude Parent : « [En tant qu’architecte] on est toujours obnubilés, obsédés, de savoir comment va s’enchaîner la lecture de l’architecture dans le déplacement. »17. Ce parcours de découverte crée dans l’espace un mouvement, celui du corps du visiteur dans le périmètre de l’architecture. Jean Nouvel énonce d’ailleurs le lien entre la suite d’images extrêmement rapides qui caractérise le mode de capture d’une caméra, et la multiplication de vues que perçoit le visiteur quand il déambule dans l’espace. C’est à travers cette expérience visuelle, que provoque le mouvement dans l’espace, que les deux arts sont similaires. Ce qui est intéressant dans le cinéma […] c’est le sens du déplacement. C’est à dire la succession des plans et la chronologie dans le temps. Avec ça il est évident qu’on rejoint très facilement l’architecture, qui elle aussi, établit un passage de plans successifs et une succession dans le temps. […] Les deux [l’architecture et le cinéma] sont très proches par ce côté espace-temps, par ce continuum.

partage Paul Virilio lors d’une entrevue18. Le cinéma et l’architecture seraient donc des arts dits « linéaires », dans le sens où ils suivent l’ordre du temps. L’image cinématographique, à partir du moment où elle n’est pas modifiée (ni flashbacks, ni ralentis ou accélérés, etc), répond au même rapport de mouvement suivant une chronologie que le parcours inscrit dans un espace architectural. Il est donc évident de lier ces deux arts par le mouvement. I CINEM A RCHITECTURE

3| LES CONVERGENCES 17 |PARENT Claude, (1966, 3 février) «Le cinéma moderne et l’architecture» Cinéastes de notre temps [vidéo] ORTF, Archive Ina http://www.ina.fr 18 |VIRILIO Paul, (1966, 3 février) «Le cinéma moderne et l’architecture» ibid

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L'architecture et le cinéma semblent finalement se rapprocher sous de nombreuses formes et enjeux, et nous emmènent au-delà de leurs natures divergentes. Ils se réunissent dans la définition d'Arts Totaux,convoquant chacun de leur côté une pluridisciplinarité dans leur création (une pluralité des métiers convoqués), dans leur évocations (décors, sujet du récit), etc.. Par les penseurs que nous avons croisés, il semble évident d'affirmer que ce lien questionne et passionne les foules. Mais si l'architecture et le cinéma se côtoient par bien des aspects, comment interagissent-ils ensemble ? |Le cinéma raconté par l’architecture Il apparaît que le cinéma peut prendre le parti d’obéir à ce qu’il se passe à l’intérieur d’un espace construit, en reprenant ses fonctions inhérentes. Le bâtiment ou la ville induit donc une ambiance, un fil conducteur, dont le cinéaste choisit de s’emparer pour filmer. L’architecture devient dans ce cas un cadre, une direction de tournage d’un film, que le réalisateur s’oblige à suivre. Nous retrouvons ce cas dans César doit mourir (2012) des frères Taviani, où toute l’intrigue se déroule dans une vraie prison, où les détenus ont joué leur rôle le temps du film. L’architecture joue donc son rôle qui est destiné à enfermer, puisque les plans eux-mêmes sont enfermés entre ses murs. Nous pouvons affirmer que pour ce film, le champ tout comme le hors-champ parlent du confinement que les acteurs et les personnages expérimentent. L’« image perception » qui en résulte est donc obtenue grâce à l’architecture du lieu. Le cinéma, à l’instar de la photographie et de la peinture avant elle, a joué un rôle primordial dans l’approche que nous avons des choses. L’architecture n’échappe pas à ce modèle, et le film lui apporte une autre manière de se montrer au visiteur. Jean Nouvel, affirmant son grand intérêt pour le cinéma dans sa conception architecturale, observe que « l’architecture est une production d’images » et que celles-ci peuvent littéralement être appliquées à un bâtiment19. Avec l’apparition de pans de façades tout en verre, les architectes ont commencé à créer des « écrans ». Les architectes ayant recours à cette utilisation du verre, tels que Le Corbusier, Norman Foster ou Franck Lloyd Wright, sont conscients du rôle de réflexion que le matériau du verre possède. L’architecte Jean Nouvel énonce plusieurs 19 |KAROLYI Elisabeth, L’influence du cinéma sur l’architecture, Mémoire universi34 taire et professionel, 2002


autres processus selon lesquels il est possible d’incorporer le cinéma à l’architecture. Ainsi, la citation d’images, qui se traduit par le fait de projeter ou de coller une image bidimensionnelle sur une façade, en ferait partie. Nous pouvons aussi retrouver deux autres processus, qui consistent en : la mise en valeur de points de vue et de cadrages, permettant de « capturer » une vue particulière, et le principe de la « façade écran », qui peut être une paroi de verre ou un dispositif qui présente par exemple une sérigraphie. Par ce mode de fonctionnement, il est évident que le cinéma peut de nos jours être une pièce maîtresse de la création architecturale. |L’architecture racontée par le cinéma Ce qui nous intéresse particulièrement dans notre réflexion, est la place que prendrait l'architecture au sein d'un film, et de quelle manière elle est racontée. D'un premier point de vue éloigné, nous pouvons établir que le cinéma raconte l’architecture en lui donnant une place particulière : la place du décor. Le cinéma familiarise le public avec l’architecture moderne qui tire, pour sa part, profit de matériaux et de techniques élaborés pour le cinéma. Dans un avenir proche, l’architecte sera le collaborateur indispensable du metteur en scène. […] En France, nous en sommes encore à l’ère du décorateur de théâtre mais on sent le besoin d’architecture et déjà nous pouvons voir quelques décors ‘construits’. Les Américains pour leurs meilleurs films ont fait appel à des architectes, l’art l’a emporté sur la mode. Un décor est plus une composition de murs, de plans, qu’un arrangement ingénieux de coussins et de tissus à fleurs. Le côté ‘décoratif’ du décor disparaît de plus en plus pour laisser la place à la construction sobre et unie ; l’ornement, l’arabesque, c’est le personnage mobile qui les crée 20

énonçait Robert Mallet-Stevens en 1925. L’architecte avait alors conçu et construit des décors d’après les commandes de réalisateurs, tels que Raymond Bernard ou Henri Diamant-Berger. Au-delà de la construction de décor, une réalisation architecturale ellemême peut être vouée à un destin de cinéma et constituer le décor parfait pour l’intrigue d’un film. Ce fut le cas de la villa commandée par le Vicomte de Noailles à Mallet-Stevens en 1923, qui accueillera pas moins de quatre tournages, dont celui du Mystère du château de Dé, de Man Ray. Si 20 |MALLET-STEVENS Robert, « Architecture et cinéma», Les Cahiers du mois, n° 16-17, septembre-octobre 1925

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l’intrigue semble être celle d’un roman à suspense, la partie principale du film de 20 minutes est en fait composée de plans montrant sous toutes ses coutures la villa avec ses œuvres, sa piscine et ses innovations. Cette mise en scène du bâtiment redéfinit son rôle dans le film, en le faisant passer du décor à celui de l’élément principal de l’histoire. Il est par ce biais évident que le cinéma s’empare de l’image de l’architecture pour construire des imaginaires. Parfois ces imaginaires peuvent être créés sur fond de documentaires, afin de raconter un lieu qui s’anime grâce à la présence humaine en son sein. C’est le cas du film L’homme à la caméra, tourné par Dziga Vertov en 1929, qui se lance le défi de capturer les mouvements de la ville d’Odessa, en Ukraine. La vie quotidienne urbaine est ainsi filmée, sans artifices et sans acteurs, de manière neutre, seul le montage ajoutant un possible récit et lien entre les images. Bien que cette manière de filmer comme témoignage du réel soit devenu un genre à part entière, George Méliès fait entrer l’art cinématographique dans l’Histoire, avec le premier film de Science-Fiction : Le Voyage dans la lune, en 1902. Que ce soit dans le genre fictif ou documentaire, le cinéma a toujours eu un rapport fort avec l’espace. Au cinéma, on parle d’espace pour englober un lieu du récit (plein et entier) comme pour spécifier son organisation scénographique (fragmentée par le découpage); pour décrire un décor en studio (inté­gralement conçu en vue du tournage) comme un paysage en extérieur naturel (en grande partie « recueilli » par la caméra); pour poser la question de la surface de l’écran (espace plastique) aussi bien que celle de la salle de cinéma (espace de réception), etc... 21

Comme l’écrit ici Antoine Gaudin, nous pouvons observer la spatialité de différentes manières autour de l’art cinématographique. Par ce biais, nous pouvons assurer que le cinéma se donne pour rôle de montrer l'architecture ou de jouer avec elle. Le premier cas, celui de montrer un espace architecturé existant, se rapporte au cinéma documentaire. Comme le fait comprendre Camille Bui dans Cinépratiques de la ville22, bien que le style documentaire ne puisse se qualifier de parfaitement neutre, il touche à une volonté de montrer les aspects de la ville sans feindre une activité 21 |GAUDIN Antoine, L’espace cinématographique : Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015  22 | BUI Camille, Cinépratiques de la ville, Documentaire et urbanité après «Chronique d’un 36 été», Aix-en-Provence, Arts, 2018


RAY Man, 1929, Mystère du château de Dé >

VERTOV Dziga, 1929, L'homme à la caméra >

MELIES George, 1902, Le Voyage dans la lune >

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< Dziga Vertov entreprend au début du XXème siècle de filmer les mouvements quotidiens de la ville d'Odessa, Ukraine. L'activité d'industrie, de loisirs, de mobilité urbaine est retranscrit à travers une multiplicité de plans, parfois entrecoupés d'un homme portant une caméra. VERTOV Dziga, 1929, L'homme à la caméra

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qui n’y existerait pas. Le documentaire serait donc accessible à l’esprit par le fait que sa forme, l’image qu’il projette, n’exprimerait que le fond qui lui est relié. Le film documentaire se tient donc au plus près de la réalité, comme le serait une photographie documentaire. Le mot document nous vient du latin docere qui signifiait montrer, faire voir, instruire. Un film documentaire d’architecture a donc l’ambition de dépeindre une réalité afin d’apporter des connaissances au spectateur. En contradiction avec cette finalité, le film de fiction va quant à lui créer un imaginaire chez le spectateur, en s’appuyant non pas sur la représentation de la réalité, mais sur son imitation. Jean-Marie Schaeffer affirme que l’ensemble des films fictifs n’approche la réalité que parce qu’ils s’évertuent à la copier, à en reproduire une autre, et non pas à la capturer : Toutes les fictions ont en commun la même structure intentionnelle (celle de la feintise ludique partagée), le même type d’opération (il s’agit d’opérateurs cognitifs mimétiques), les mêmes contraintes cognitives (l’existence d’une relation d’analogie globale entre le modèle et ce qui est modélisé) et le même type d’univers (l’univers fictif est un analogon de ce qui à un titre ou à un autre est considéré comme étant « réel »). 23

Une fiction cinématographique utilise donc la mimesis pour créer des repères tirés de la réalité du spectateur dans le but que l’intrigue soit accessible à son imaginaire. Une fois qu’un degré d’imitation de la réalité est incorporé dans la fiction, les réalisateurs jouent avec la perception du spectateur afin de raconter une histoire qui soit plausible. C’est à partir de ce constat que l’utilisation d’un décor architectural au sein d’une fiction peut être difficile à interpréter. Ainsi, l’architecture interviendra différemment dans chaque récit filmique fictif, suivant l’intérêt du réalisateur pour celleci et/ou son usage cinématographique. Nous apparaît à présent de manière plus limpide la relation interdisciplinaire qu'entretiennent architecture et cinéma depuis l'arrivée de l'industrie filmique en 1895. De l'évocation de leurs divergences de par leurs natures radicalement différentes, la hiérarchisation de nos besoins fondamentaux, et nos positions en contact avec ces arts, nous retiendrons finalement leurs points d'attaches. Arts totaux et universels, l'architecture et le cinéma s'adressent à un large public, passant par les cinéphiles et amateurs 23 |SCHAEFFER Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999

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d'architecture, les novices et les professionnels. Arts du mouvement et du récit, l'histoire de l'un est racontée par l'autre et inversement. La vision interdisciplinaire d'un champ nous permet une connaissance plus ouverte et plus large. Ici, l’interdisciplinarité cinéma/architecture est indéniablement source d'enrichissement intellectuel pour le champ de l'architecture. Nous choisissons alors de nous aventurer dans le sujet de l'architecture vue à travers le cinéma.

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II CINÉMAS-CERVEAUX 1| Le cinéma "Mindfuck" |Image-temps |Processus mental |Figures architecturales |Cerveaux de cinéastes

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II CINÉMAS-CERVEAUX L'architecture est un art mouvant, en perpétuel requestionnement. S'appuyant sur les acquis techniques à travers les âges, ses usages, significations, styles, formes et matières sont quant à eux en constante réinvention. La ville d'aujourd'hui prend place dans les restes de celle d'hier et constitue la base de la ville de demain. Le cinéma, comme vu précédemment, joue le rôle de transmetteur de cette ville et sa dynamique. Documentaire, il filme la vie des habitants en son sein, ses transports, sa densité, la lumière qui l'éclaire. Fictif, il feint de retransmettre le même regard tout en incorporant un imaginaire. Lorsque nous rentrons dans le genre de la science-fiction ou du fantastique, le cinéma peut alors réinventer ces usages, réinterpréter la ville librement. 1| LE CINÉMA "MINDFUCK" Metropolis, imaginée par Paul Citroen et reprise par Fritz Lang dans son film éponyme24, est une réinterprétation de la figure de la ville, mêlant passé, présent et avenir. Faisant face à la très concrète expansion urbaine, la ville de science-fiction s'enfonce dans le sol et s'étend vers le ciel. De nouvelles perspectives et rapport d'échelles naissent alors, en influençant une nouvelle manière d'habiter et d'arpenter la ville. Ainsi, dans Metropolis, Lang montre une bien sombre évolution du partage des richesses. La classe ouvrière s'entasse dans la ville souterraine et travaille à fournir l’énergie alimentant la ville d'en haut, celle des riches. La science-fiction reprend les codes de la réalité pour les détourner afin que l'imaginaire soit accessible au spectateur. Le cinéma propose l'image la plus plausible à l'imagination humaine, par ses trucages et effets spéciaux. Toutes sortes de villes fantasmées prennent alors place dans le cinéma de science fiction après Metropolis en 1927. Entre autres, l'image de la ville-gratte-ciel tentaculaire apparaît comme théâtre des évolutions technologiques et/ou dystopiques du futur, telle que le Los Angeles de 2019 dans Blade Runner25, ou la ville de 2263 du Cinquième Element.26 Etant donné que la ville de science-fiction met au défi nos peurs et incertitudes en requestionnant notre monde tangible, elle introduit de nouvelles logiques, qui surprennent autant les 24 |LANG Fritz, 1927, Metropolis 25 |SCOTT Ridley, 1982, Blade Runner 42 26 |BESSON Luc, 1997, Le Cinquième Elément [The Fifth Element]


CITROEN Paul, Metropolis 1923, Photographie du collage 76,5 x 58,5 cm Prentenkabinet der Rijksunversiteit, Leiden, Pays-Bas >

LANG Fritz, 1927 Metropolis >

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< LANG Fritz, 1927, Metropolis

< SCOTT Ridley, 1982, Blade Runner

< BESSON Luc, 1997, The Fifth Element

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protagonistes que les spectateurs. Il ne s'agit pas là de s'intéresser à l'image de l'architecture urbaine utopiste du futur, mais bien de questionner ces nouvelles logiques spatiales qui s'ouvrent à travers les films de sciencefiction. C'est en introduisant à leur intrigue de multiples dimensions spatiotemporelles que le statut de l'architecture passe de décor à outil. Les espaces architecturaux mis en scène par David Lynch, Christopher Nolan et Andreï Tarkovski se trouvent d'ailleurs être de véritables clés de lecture filmiques. Nous verrons donc comment ces clés spatiales parviennent à la réflexion du spectateur, en consacrant notre attention sur les thèmes d'image-temps, de cinéma-cerveau et d'images mentales. |Image-temps En partant du principe que le spectateur d'un film convoquant une réalité fictive doit s'investir dans une réflexion pour en saisir l'enjeu, nous viennent à l'esprit les écrits de Gilles Deleuze. Le philosophe publie en 1983 Cinéma 1, L’image-mouvement, où il définit un type de film fondé sur l’action. Ce qu’il appelle l’image-action est constituée d’un geste, un mouvement, capturé dans un plan. Il appelle ces plans des « coupes » mobiles, qui, assemblées, créent une image-mouvement. Celle-ci est perçue par le spectateur grâce à son système sensi-moteur. C’est de cette manière qu’un réalisateur transmet spontanément au spectateur l’univers de son film. Cinéma 2, l’image-temps27, publié en 1985, s’appuie, comme l’ouvrage précédent, principalement sur la thèse d’Henri Bergson sur le temps, le mouvement et la perception des choses28. Deleuze allie cette théorie à l’analyse de signes et images utilisées par les cinéastes. En opposition à l’image-mouvement, l’image-temps représente un cinéma de réflexion, que ce soit intra-film ou comme le résultat sur le spectateur. Le fait que ce type d’image induit un déplacement dans le temps et non entre les scènes, exprime d’une manière différente l’intériorité d’un personnage et son rapport avec la réalité : « Plutôt qu'un mouvement physique, il s'agit surtout d'un déplacement dans le temps »29. Deleuze prénomme l'imagetemps « image optique et sonore pure », amenant à une « réflexion pure ». 27 | DELEUZE Gilles, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Les éditions de minuit, 1985  28 |BERGSON Henri, Matières et mémoire, Paris, 1896 29 | DELEUZE Gilles, Cinéma 2, L’image-temps, op. cit. p.66

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Le rapport au temps de cette coupe mobile engage alors chez le spectateur un processus mental. Ce phénomène de l'image-temps peut être créé par le montage ou des faux-raccords volontaires, comme par exemple dans Eté précoce, où l’héroïne est filmée en train d’entrer dans un restaurant pour poursuivre son parcours dans un couloir. Ce couloir n’est pas celui du restaurant, mais celui de chez elle : elle est déjà revenue du restaurant. Ces deux actions distinctes sont néanmoins organisées dans le temps : elle rentre chez elle après le restaurant, le spectateur sait situer dans le temps cet événement. L’image-temps peut ainsi prendre ces formes de balades, d’errance du personnage pour signifier une réflexion, une recherche de quelque chose. Mais l’image-temps présente également d’autres sortes de procédés, détachés d’une chronologie linéaire : l’image-souvenir, l’image-rêve, l’image-pensée. Autrement dit, la création de cette image mentale peut résider dans le rapport entretenu entre le réel et l’imaginaire, le physique et le mental, l’objectif et le subjectif, la description et la narration. Un cinéma d’imagetemps appelle donc à la vision mentale. Pour expliquer comment elle se traduirait dans un film, le philosophe utilise le film Europe 51 de Roberto Rossellini (1952) comme exemple, avec la scène où l’héroïne passe devant une usine et dit qu’elle a cru voir des condamnés. Ici, il ne s’agit pas d’un souvenir, mais d’une image qui est appelée à la vue de cette usine, une « image pure ». Nous observons que le lien entre ces différentes images est moins logique que celui entre des images sensi-motrices (images-mouvement), qui émettaient une suite d’actions et de réactions à ces actions30. Ces situations d’appel d’autres dimensions spatio-temporelles racontent un certain rapport avec la réalité du personnage. A l’instar d’un développement de flots de rêves (souvenirs ou pensées) emboîtés les uns dans les autres, le processus de mise en abîme est un des symboles de l’image-temps. Ainsi, le lien entre ces images s’effectue par la connexion de différents systèmes circulaires, qui relient d’un côté les reflets de la réalité et de l’autre « les couches les plus profondes de la réalité » :

On voit bien que le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non

seulement l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se 46 30 |c.f page 29, le procédé SAS' de l'image-mouvement


rattacher ; de sorte qu’à mesure que les cercles B, C, D représentent une plus haute expansion de la mémoire, leur réflexion atteint en B’, C’, D’, des couches plus profondes de la réalité.

L’image-temps serait donc composée de ces circuits, autant l’imagesouvenir, renvoyant à l’image proustienne, que celles du rêve ou de la pensée, retraçant une série d’anamorphoses appelées par l’imaginaire. |Processus mental Dans Cinéma 2, L’image-temps, Deleuze exprime une autre facette de celle-ci. Ainsi le terme général se diviserait (à l’instar de l’imagemouvement se divisant en images-perception, images-action, imagespulsion, images-relation, etc..) en plusieurs processus de relation avec l’intrigue filmique. Parmi ces procédés, nous retrouvons deux termes qui cheminent dans des registres différents. Gilles Deleuze parle ici de cinémacorps et de cinéma-cerveau. Loin de ne s’arrêter à la définition d’une représentation abstraite ou concrète, physique ou réceptive, ces deux figures ont un rôle intellectuel sur la perception du spectateur et l’amènent à user de sa pensée pour comprendre ce qui se joue. Le cinéma-corps jouera pour cela sur le comportement inconscient d’un personnage, qui témoigne de son intériorité à travers un espace extérieur à lui. Autrement dit, l'individu habite l'espace de ses gestes innés. Le gestus, d’après la notion de Brecht, est l’ensemble des attitudes quotidiennes qui participent à la théâtralisation d’un corps, sans pour autant appartenir à une image-action. Cette mise en scène des corps vise à rendre le personnage plausible et vivant. Cet « enchaînement formel des attitudes qui remplace l’association des images »31 induit une lecture d’émotions et de traumatismes que le personnage expérimente à travers ses attitudes et postures corporelles. Il est par ce fait possible d’envisager Inception comme exemple d’un cinémacorps. Dom Cobb, profondément malheureux de la perte de sa femme, l’enferme dans son esprit, sous la forme charnelle qui lui était propre avant de mourir. Mall possède une attitude corporelle qui lui est propre, une gesture qui se répète plusieurs fois dans le film. Se différenciant de l’image-action, les gestes composés ne bousculent pas dans la plupart des cas l’intrigue. La perception que Dom Cobb a de Mall Cobb s’identifierait 31 | DELEUZE Gilles, Cinéma 2, L’image-temps, op.cit.

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à cette notion rapportée par Deleuze. Cependant, si INLAND EMPIRE rentre parfaitement dans un cinéma-cerveau, qui exprime un cinéma d’armature expérimentale et conceptuelle, avec le rapport fort à la pensée qu’entretient David Lynch, nous pouvons également placer Inception dans cette catégorie, l’un n’empêchant pas l’autre. La raison qui nous amène à classer les films de Tarkovski, Nolan et Lynch dans un cinéma-cerveau est leur monde fictionnel envisagé comme « mondes-cerveau ». Deleuze utilise ce terme pour parler du cinéma de Stanley Kubrick et sa capacité à mettre en relation l’œil et le cerveau à travers ses films. Ce lien est possible grâce à l’utilisation de figures mentales qui emmènent le spectateur dans une réflexion métaphysique. Ces images mêlent univers physiques et mentaux, par la représentation d’un objet. Chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau, il y a identité du cerveau et du monde, tels la grande table circulaire et lumineuse de Docteur Folamour, l’ordinateur géant de 2001 l’odyssée de l’espace, l’hôtel Overlook de Shining. 32

Le labyrinthe (Shining), le huis-clos (Orange mécanique, le couloir de l’hôtel de Shining) sont des espaces symboliques dont l’interprétation peut être infinie, et c’est en cela qu’ils sont des images qui vont hanter le spectateur et vont l’emmener à une méditation métaphysique, propre au cinémacerveau. Par ces objets et espaces interviennent donc des réminiscences dans le cerveau du spectateur, renvoyant à des figures présentes dans le film ou non. Les images mentales peuvent également être constituées de ce que Deleuze appelle des « images-cristal ». Elles sont constituées de deux images, présentes dans une indiscernabilité de dimension. Ainsi, ce sont des images bi-face de nature, constituées d’un paradoxe réel/ imaginaire, passé/présent, actuel/virtuel. Deleuze présente le miroir comme figure parfaite d’image-cristal, puisqu’il allie le réel et son reflet. Effectivement, lorsqu’un personnage se regarde dans un miroir, son reflet est une virtualité de son point de vue. Mais à partir du point de vue du miroir, c’est le personnage qui devient virtuel devant l’actualité du miroir. Il y a donc un échange constant entre ces deux images, le reflet absorbant l’actualité de l’objet en même temps que celui-ci devient virtualité, ce qui crée une image mutuelle. Bergson rapprocherait ce phénomène de celui de déjà-vu qui s’impose à nous dans certaines situations de notre vie. Il la 48 32 |ibid


KUBRICK Stanley, 1980, Shining > La représentation mentale du couloir de l'hôtel Overlook est selon Deleuze celle du huis-clos

D'autres figures mentales du film Shining amènent le spectateur à une réflexion métaphysique, comme le labyrinthe >

En effet, > les « mondescerveau » sont ces espaces symboliques dont l'interprétation peut être infinie

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décompositions des schémas de Bergson expliquant le rapport entre réel et virtuel

O = objet, celui qui est

A = une couche de réalité

Chaque expansion de mémoire

perçu immédiatement,

mentale, qui apparaît lors

(boucles supérieures) rapporte

le point de départ de

de la perception de O. Cette

une couche plus profonde de

l'image-temps

réalité mentale renvoie à une

la réalité, un nouveau rapport

réalité physique : B'

avec elle (boucles en pointillés)

BB' correspond à une

S = situation présente.

section du cône suivant,

Le cône qui relie S à la

actuelle de l'univers.

une

virtuelle,

section BB' représente le

S se déplace sur la

dont nous n'avons, la

circuit psychologique lors

surface de P

plupart du temps, pas

d'une

réalité

50 conscience

image-souvenir, image-rêvée

P = notre représentation


qualifie d’illusion, affirmant que c’est en fait notre propre existence qui se dédouble virtuellement dans le temps. Ces impressions de déjà-vu, bien qu’elles ne nous apparaissent que par intermittence, ne seraient pas dues à un état psychologique, mais à notre capacité à n’en discerner qu’une partie (alors que les deux dimensions fonctionnent en parallèle). Sans doute le point S est-il l’actuel présent ; mais ce n’est pas un point à strictement parler, puisqu’il comprend déjà le passé de ce présent, l’image virtuelle qui double l’image actuelle. Quant aux sections du cône, AB, A’B’…, ce ne sont pas des circuits psychologiques auxquels correspondraient des images-souvenirs, ce sont des circuits purement virtuels, dont chacun contient tout notre passé tel qu’il se conserve en soi (les souvenirs purs). Bergson ne laisse aucune équivoque à cet égard. Les circuits psychologiques d’imagessouvenir, ou d’images-rêve, se constituent seulement quand nous « sautons » de S à l’une de ces sections, pour en actualiser telle ou telle virtualité qui doit dès lors descendre dans un nouveau présent S.33

Par ce schéma, Bergson révèle le renvoi constant de notre expérience présente (S) à des images mentales de notre vécu. Le virtuel (matérialisé par le cône) n'apparaît réel que lorsque notre cerveau trouve quelque chose dans notre propre représentation actuelle de l'univers (P). Le reste du temps, il est inhérent à notre actuel présent (S) mais reste invisible à nos yeux. Il n'y a que lorsque intervient une image-souvenir que se révèle à nous une des sections du cône, correspondant à une nouvelle couche de réalité, une nouvelle dimension. Il en est de ce même phénomène pour les images-rêves et les images-pensées. Pour ainsi dire, le moment présent est fondamentalement rattaché à sa dimension virtuelle, qui se révèle à nous ponctuellement, lors de l'apparition d'images-rêves (ou images-souvenirs) ou d'images-cristal. C'est ce phénomène même que nos trois réalisateurs emploient dans la plupart de leurs films. Leur cinéma-cerveau joue sur les paradoxes interdimensionnels, révélés et sublimés au moyen d'images mentales. Ces images mentales nous sont amenées sous forme d'objets (très présents dans INLAND EMPIRE de David Lynch) et de figures architecturales.

33 |ibid p.71

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|Figures architecturales Analyser des films choisis depuis le prisme des images mentales se révèle enrichissant du point de vue de l'interdisciplinarité que nous explorons. Des figures mystiques s’en dégagent souvent, à l’instar du labyrinthe, objet architectural de désorientation. Des figures plus quotidiennes dans l’existence d’un habitant peuvent également prendre l’aspect d’une clé de perception pour les personnages ou le spectateur. C’est par exemple le cas pour les fenêtres, jouant de leur rôle de transparence sur un autre espace. Les portes, apportant ouvertures ou fermetures, créent quant à elles un accès ou un passage d’un monde à un autre. Ces objets sont autant d'interventions de l'architecture au cœur du cinéma. Il s’agit cependant de définir le terme « architecture » dans notre écrit, que nous utiliserons dans son sens le plus générique. Il englobera tout acte qui se rapporte à la mise en valeur d’un espace vierge, par l’utilisation des trois dimensions inhérentes à notre univers. Ici, le terme « architecture » se référera donc à ceux d’ « espace tridimensionnel », d' « images spatiales », convoquant dans notre esprit un espace tangible en construction. Ainsi, les escaliers, le labyrinthe, l'espace délimité par des murs, etc. sont autant de convocations de l'architecture. Ainsi, chacun des réalisateurs interprète ces figures d'architecture comme de véritables outils d'ambiguïté, qui, reliées à des procédés filmiques de caméra ou de montage, jouent avec les perceptions humaines. La puissance de l'architecture est de faire s'articuler des forces contraires en un élément construit : intérieur/extérieur, dedans/dehors, etc. Autant de paradoxes créant l'ambiguïté inhérente, selon Robert Venturi34, à une architecture de sens. De ce constat nous relèverons donc une sélection d'espaces et figures architecturales ambiguës dans les cinémas de Lynch, Nolan et Tarkovski. Le labyrinthe, le passage, la porte, l'escalier, la boucle, le miroir sont des éléments récurrents de leurs intrigues paradoxales. La lecture de ces figures à travers le prisme de théories architecturales et philosophiques s'avérera enrichissant, d'autant plus que les trois réalisateurs n'y sont pas indifférents.

52 34 |VENTURI Robert, De l'ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976


|Cerveaux de cinéastes Nous retrouvons en effet chez ces trois amoureux de l'image cinématographique un attrait non-négligeable pour celle de l'architecture. En plus de former des cinémas-cerveaux dans leur pratique, ces trois réalisateurs se rejoindraient donc également dans leur utilisation d'images mentales liées à l'espace, matière première de la création architecturale. Notre recherche interdisciplinaire rencontrerait donc tout son intérêt dans l'exploration de ces œuvres cinématographiques. S'intéressant au surgissement de différentes dimensions (image-rêves, image-pensées, image-souvenirs) au sein de leurs fictions, les trois hommes se rassemblent donc dans l'emploi du paradoxe et de l'ambiguïté spatiale. Malgré tout, de par leur contexte temporel, sociétal, géographique et politique, il n'est pas inné de rapprocher ces grandes figures du cinéma. Les rapports entretenus avec le septième art sont effectivement très hétéroclites : Tarkovski émancipé politiquement, Lynch artistiquement indépendant, Nolan éminemment populaire. Ainsi, les œuvres des trois réalisateurs s'adressent à des publics contemporains différents : les films nolanniens appellent un public large et universel, tandis que les noms de Lynch et Tarkovski sont connus la plupart du temps par des cinéphiles, restreignant le visionnage à des spectateurs adeptes d'une narration polychrone ou traînante. Il est question dans les pages qui suivent de tirer les portraits cinématographiques et d'en sélectionner des films-cerveaux, où nos sujets sont à la fois réalisateur, metteur en scène, scénariste.

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Andreï¨Tarkovski


II CINÉMAS-CERVEAUX

2|LA POÉSIE PAR TARKOVSKI Andreï Tarkovski, né en 1932 en Union soviétique et mort en 1986, passe par des études de géologie avant de suivre un enseignement à l'institut cinématographique avec Mikhaïl Romm. Son premier long-métrage, L'enfance d'Ivan, sort en 1962 et donne un nouvel élan au cinéma soviétique. La suite de ses films sont contestés, incompris ou censurés par l'URSS, jusqu'à son exil en Italie, où il réalise Nostalghia, qui parle de son mal du pays. Son cinéma se présente comme une poésie, qu'il rattache à l'imagination et à la psychologie d'un enfant. Ces volontés poétiques confèrent à ses films le pouvoir de rattacher une réalité extérieure à l'intériorité des personnages, sans jamais laisser le spectateur passif, mais admirateur. Ainsi, il en appelle à sa sensibilité et son intimité devant la polyphonie des images qu'il propose. L'architecture au sein des films tarkovskiens se fait miroir d'une quête intérieure. Tarkovski présente un écrin d’images pures et innocentes, qui semble se révéler pour la première fois à l’œil humain lors de la projection des films. L'esthétique du réalisateur se traduit par une abondance de la nature verdoyante, en fleurs et en jachères. Les études antérieures de géologie de l'artiste ont sans doute fait ressortir en lui une obsession pour ces décors extérieurs plantés, où les acteurs y plongent leur nez ou y gambadent. La terre, l'eau et le feu sont vraisemblablement les éléments qu'il préfère à l'air, ne filmant jamais en contre-plongée vers le ciel. Les pas boueux ou pataugeants, les plongeons dans l'eau, la paisible admiration d'un étang, la pluie rentrant par le toit, l'incendie d'un homme ou d'une maison, les ruines de pierres, les murs décrépis, les édifices et symboles spirituels, les phénomènes extraordinaires, la mélancolie du regard ou la lenteur des gestes sont autant d'éléments permettant d'identifier l’œuvre du cinéaste russe. Associés dans un montage souvent non-linéaire, jouant avec la couleur, le noir et blanc et le sépia, ces éléments s'admirent le long de lents zooms, dézooms et travellings.

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|Stalker [Сталкер] 1979 Réalisateur : Andreï Tarkovski Tiré d'une oeuvre de : Arcadi et Boris Strougatski Productrice : Aleksandra Demidova Société de production : Mosfilm Durée : 163 minutes Genre : Science-Fiction, fantastique Le stalker (Alexandre Kaïdanovski) guide un écrivain (Anatoli Solonitsyne) et un professeur (Nikolaï Grinko) dans une Zone, lieu abandonné de tout humain où la nature est triomphante et mystérieuse. Par l'exploration prudente de cette Zone, les protagonistes partent à la quête d'une chambre qui aurait le pouvoir d'exaucer les vœux les plus chers. Le stalker, en connaisseur des dangers de la Zone, guidera ses collègues à l'aide d'un parcours long et sinueux, qui leur permettra de converser à propos de divers sujets existentiels, les amenant à changer leur rapport au monde sans même atteindre la chambre secrète. La contemplation de la verdure ayant repris possession de ruines construites lors de longs zooms silencieux est sans doute l'aspect tarkovskien se rapprochant le plus de l'art pictural. Ce théâtre de verdure habitant la Zone rayonne par sa rareté et son mystère. Les trois hommes ont pénétré dans cette aventure après avoir déjoué la surveillance militaire, contrôlant l'accès à la Zone, dont personne ne revient. Le personnage du stalker a tous les airs du héros tarkovskien : pensif, rêvant d'ailleurs, les yeux dans le vague. La photographie sépia de son foyer contraste avec les couleurs de la Zone, de même sorte que le fait qu'il se sente davantage chez lui à l'intérieur de cette dangereuse Zone. Le rôle du Stalker est de guider les malheureux vers une Chambre leur permettant de trouver le bonheur. La quête est longue et exténuante et dévoile la sournoiserie des deux savants, le Professeur et l'Ecrivain, l'un voulant détruire la Zone avec une bombe, et l'autre questionnant l’honnêteté du Stalker. Leurs propres vérités sont remises en cause à l'approche de la Chambre, après la traversée de nombreux passages, mêlant pluie et boue, feu et mousse, herbe et flaques, sable et minuscules dunes. La quête de cette Chambre est un véritable 56 parcours initiatique, entre sensations de danger, frustrations et convictions


Les différents mondes dans Stalker > La dimension du foyer, de la ville et de l'urbanité est présente au début et à la fin du film, comme étant le départ et le retour de la quête des trois personnages > Le parcours des marcheurs se fait dans un labyrinthe de ruines dominées par une nature triomphante, suite à l'abandon de cette Zone dangereuse et mystérieuse >

Le trésor recherché par les trois hommes est une Chambre pouvant réaliser les vœux. Ils n'entrent finalement jamais dans cette Chambre, restant devant son entrée >

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Les

différents

mondes dans < Nostalghia L''intrigue principale se passe en Italie (ici l'hôtel où est hébergé < Andreï)

La maison de Domenico constitue un monde à son image (en ruines), qui participe à la transformation < d'Andreï

Certains plans en noir et blanc entrecoupent le récit, associés à des souvenirs de la terre natale et la maison d'Andreï : la < Russie

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des personnages, que retranscrivent la multitude d'espaces en ruines. |Nostalghia [Ностальгия ] 1983 Réalisateur : Andreï Tarkovski Scénaristes : Andreï Tarkovski et Tonino Guerra Producteurs : Renzo Rossellini et Manolo Bolognini Société de production : Radiotelevisione italiana (Rai) Durée : 121 minutes Genre : Drame L'histoire racontée dans Nostalghia se déroule en Italie, où Andrei Gorchakov (Oleg Yankovski), poète russe, suit les traces d'un compositeur de son pays, exilé de Russie lui aussi, Pavel Sosnovsky. Accompagné par son interprète Eugenia (Domiziana Giordano), et par son mal du pays, il parcourt ces terres avec des réminiscences de sa terre natale. Il souffre du même mal du pays que Pavel, qui ira même jusqu'à se pendre avant son retour en Russie. Andreï, lui, est hanté par les souvenirs de sa maison et de sa famille, laissés derrière lui en Russie. Sa rencontre avec Domenico (Sergio Fiorentini), un ermite excentrique, le conforte dans sa solitude et son étrangeté aux yeux d'Eugenia et des autres. Il se lie à cet italien paranoïaque et s'attache à son idée de sauver l'humanité. Dans sa perte d'identité propre, Gorbatchov va explorer les différentes facettes de la vie de Domenico, et réaliser le vœu de celui-ci : traverser les bassins thermaux avec un briquet pour allumer une bougie de l'autre côté. A l'instant même où il réussira cette mission, il mourra d'une crise cardiaque. Le « cinéma d’enchantement » est incontestablement celui de Tarkovski, sur lequel se penche The architecture of image, Existential space in cinema 35 à travers son film Nostalghia, sorti en 1983. Le titre du film fait référence au sentiment nostalgique du manque de la terre natale et la mélancolie de s’en trouver séparé. Andreï Tarkovski exporte sa propre histoire dans le héros auquel il prête son prénom : Andreï Gorbatchev. La culture russe en ressort également particulièrement, dans le rapport du peuple avec la terre, la maison et la vie familiale. Le film, dont l'histoire principale 35 |PALLASMAA Juhani, The architecture of image, Existential space in cinema, Helsinki, Rakennustieto, 1999

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est celle de la quête de Gorbatchev est en effet entrecoupé de scènes d'enfants et de femmes tournés vers la caméra, avec en arrière-plan une maison de famille au milieu d'un champ. Par le personnage d’Andreï Gorchakov, Tarkovski met en exergue le mal du pays dont il a lui-même fait l’expérience, à l’instar d’autres écrivains, musiciens, artistes qui se sont exilés de leur terre natale. Le réalisateur décrit d’ailleurs à l’occasion d’une interview ce manque comme intenable, au point de ne plus pouvoir travailler et de n’avoir plus envie de vivre; « c’est semblable à un handicap, une absence de quelque chose, une partie de soi-même. Je suis certain que c’est une souffrance propre au personnage russe. » La rencontre de ce héros mélancolique avec Domenico, homme rejeté de la société par ses erreurs du passé, donne un tournant à son but sur les terres italiennes. Le film brouille alors les identités, à la manière dont Andreï se retrouve si profondément en Domenico et en Pavel Sosnovsky. C'est avec des jeux de miroir et un montage libéré de toute logique narrative linéaire, que le déboussolement d’Andreï Gorchakov, perdu entre souvenirs, rêves et instant présent, transparaît. La photographie alterne entre noir et blanc et couleurs, correspondant plus ou moins au passage d’une dimension à l’autre. Le thème de la dualité est apporté par cet indiscernement entre rêve et mémoire mais aussi par les concordances entre chaque personnage. II CINÉMAS-CERVEAUX

3|LA FOLIE PAR LYNCH

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David Lynch né en 1946 dans le Montana aux Etats-Unis, grandit avec l'envie de suivre des études d'art et de peinture, ce qu'il fait, jusqu'à se tourner vers les courts-métrages, vers la fin des années soixante, qui lui permettront par la suite de devenir réalisateur. Avec une affection pour le cinéma expérimental, un jeu de lumières colorées et de sons ensorcelants, il dépeint de sombres sociétés et destins. En majeur partie salués par la critique, les créations et choix de David Lynch sont parfois incompris, ce qui rapproche une communauté de fans inconditionnels, tentant d’interpréter son univers, alors que le réalisateur ne désire laisser aucune indication. Le contraste est mis sur les intrigues de petites villes paisibles des EtatsUnis qui prennent soudainement une apparence d'horreur. L'utilisation de l'architecture par Lynch fait émerger ces figures effrayantes et brouillées de l'espace imaginaire. De rêves à cauchemars, son œuvre cinématographique


David Lynch

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prend dès les débuts une tournure onirique, dans laquelle ses personnages peinent à se retrouver. |Twin Peaks, Fire walk with me 1992 Réalisateur : David Lynch Scénaristes : David Lynch et Robert Engels Producteurs : Mark Frost et David Lynch Société de production : Ciby 2000 (Francis Bouygues), New Line Cinema Durée : 135 minutes Genre : Policier, fantastique, horreur L'enquête sur le meurtre de Teresa Banks réveille les visions macabres d'un agent du FBI, Dale Cooper (Kyle MacLachlan), qui craint alors la répétition d'un meurtre dans la région. Un an plus tard, Laura Palmer (Sheryl Lee) vit ses sept derniers jours comme elle en a l'habitude, étudiante modèle le jour et prostituée toxicomane la nuit, lorsque des hallucinations lui viennent. S’enfonçant de plus en plus dans un univers noir, il n'est d'aucun lieu capable de secourir Laura de tous ses malheurs et de son funeste destin. Fire walk with me reprend l'intrigue de la série Twin Peaks, mais en est indépendant. L’atmosphère est néanmoins la même de l'un à l'autre, et le spectateur glisse dans l’étrange dès l'incipit, au seul instant où le film a vraiment l'allure d'un policier. L'apparition d'un univers parallèle, avec un nain au curieux langage et un effrayant tueur, Bob, révèle la tournure d'horreur psychologique que va prendre le film. Focalisé sur Laura Palmer, le film permet de mettre en scène la dualité qui habite la jeune fille : « radieuse en surface, mourante à l’intérieur »36. Enfermée dans ses souffrances et la solitude de celle qui est incomprise de ses amis, Laura Palmer ne se sent en sécurité nul part, pas même dans sa chambre où apparaissent les pires visions. Entre cauchemar et réalité, l'adolescente voyage jusqu'à la Red Room, pièce au carrelage zigzagant de noir et blanc, s'étendant à l'infini sous les rideaux rouges faisant office de murs. Entre une statue de Vénus, le nain et Dale Cooper, cette nouvelle dimension sera celle vers laquelle se retrouvera Laura après sa mort, accompagnée d'un 62

36|David Lynch lors d'une interview  à propos du film


Les

différents

mondes dans Twin Peaks > Le film ouvre sur l'enquête du meurtre de Teresa Banks, dans une atmosphère de film policier > Déconnecté de l'ambiance policière de l'incipit du film, la vie de Laura Palmer est présentée au spectateur avec ses deux facettes : lycéenne le jour, toxicomane la nuit >

La Red Room est un monde qui semble détaché de toute réalité >

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Les

différents

mondes dans < Inland Empire La pièce où une femme regarde la télévision, sur laquelle défile Inland < Empire

La réalité de Nikki Grace et son quotidien d'actrice à < Hollywood.

Des scènes de Rbbits, série de David Lynch sortie en 2002, sont incrustées < au montage

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ange blanc, symbole bienveillant tranchant avec la cruauté de l'intrigue. C'est ainsi que se termine le film, le grand sourire et les larmes de Laura Palmer regardant cet ange qui a lui aussi intégré la Red Room, espace de passage mystérieux. |INLAND EMPIRE 2006 Réalisateur : David Lynch Scénariste : David Lynch Producteurs : David Lynch et Mary Sweeney Société de production : Studiocanal, Camerimage, Tumult Foundation, Asymmetrical Productions Durée : 180 minutes Genre : Drame fantastique Le film raconte l’histoire de Nikki Grace (Laura Dern), actrice hollywodienne, qui remporte le casting d’un drame romantique, au côté de Devon Berk (Justin Theroux), qui lui donnera la réplique. Les deux acteurs vont jouer le rôle d’un couple d’amants. Ils apprennent que Là-haut dans les lendemains bleus est en fait une réadaptation d’un film dont le tournage avait été interrompu, suite aux meurtres des deux acteurs principaux. S‘ensuit des événements mystérieux en lien avec le film. Nikki Grace semble souffrir d'une incapacité à différencier sa vie réelle de celle de Susan Blue, son personnage. L'apparition de plusieurs univers et nouvelles personnes accentue peu à peu son trouble. Il est très compliqué d’établir ce genre de synopsis à un film tel qu’INLAND EMPIRE. David Lynch ne souhaitant pas donner d'indications ou d'interprétations fixes sur l'absurde succession de plans, l'étrangeté des personnages ou la complexité des intrigues qui créent sa patte artistique, INLAND EMPIRE reste, 14 ans après sa sortie, une œuvre insaisissable. La multiplicité des univers rassemblés dans cette œuvre permet la lecture de plusieurs thèmes simultanément : mal être, adultère, carrière à Hollywood, destins de prostituées, isolement, folie, meurtre, etc. Ainsi, la femme de l'incipit, qui regarde la télé après s'être prostituée, pourrait être le début de l’histoire, la réalité. INLAND EMPIRE constituerait alors la mise en abîme de ce que cette femme regarde sur cette télévision et qui influence au plus haut point ses émotions (larmes qui coulent, décor 65


avec des couleurs vives). Un système de boucle est ainsi mis en place, permettant de lier le début et la fin du film, qui se passent dans ce même décor. Mais, s’il était possible d’émettre ces hypothèses d’emboîtements des différentes réalités les unes dans les autres, il s’avère beaucoup plus compliqué de savoir par quel biais elles sont reliées, et d’établir une chronologie entre les différents événements du film. Le but de David Lynch avec ce film n’est pas que l’intrigue soit accessible au spectateur. Il s’agirait plutôt d’un film expérimental, où « l’idée dicte le cinéma ». Ainsi, le réalisateur a choisi d’écrire le script au fur et à mesure du tournage, comme il l’explique : « Every film is different and it’s based on the ideas that come »37. Le tournage s’est donc déroulé en fonction des scènes qui lui venaient en tête durant celui-ci, chaque scène tournée créant l’idée de la suivante. Cette méthode d’écriture permet une grande innovation cinématographique, dont la lecture est par conséquent complexe. Le visionnage de ce film d’une durée de trois heures est au final une expérience à part entière pour le spectateur. Une expérience qui débute par le rejet face à la complexité du film et qui englobe finalement le spectateur, dans sa proximité avec la situation de Nikki. Nous observons en effet que le film renvoie le spectateur à la quête de l’actrice, qui est aussi déboussolée que lui. L'esthétique du film, reprenant néons, flashs, lampes, décors de rues américaines, effets sonores, chant profond de Chrysta Bell38, couleurs profondes et zones obscures suffit à établir un mélange anxiogène et planant dans l'ambiguïté des espaces télescopés. 37 |LYNCH David [Interview] David Lynch in Conversation with Paul Holdengräber, avril 2014, BAM Howard Gilman Opera House. url :https://www.youtube.com/watch?v=Fxr7O1Bfxg 38 |sa chanson Polish Poem, co écrite avec le réalisateur, est utilisée dans INLAND EMPIRE par David Lynch comme thème principal.

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Une dimension met en scène des règlements de compte entre prostituées, dont l'une d'elle se fait blesser au couteau et témoigne dans cette cellule >

Nikki (ou Susan) se rend dans une pièce sombre pour se confier à un homme qui garde le silence >

Le personnage de Susan devient une véritable personne indépendante de l'actrice Nikki et vit dans les décors du film >

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Christopher Nolan


II CINÉMAS-CERVEAUX

4|LA MÉTAPHYSIQUE PAR NOLAN Christopher Nolan, né en 1970 en Angleterre, se prédestine très vite à sa carrière de réalisateur. Il étudie la littérature mais diffuse et tourne des courts-métrages dans son temps libre. Il réalise son premier long-métrage en 1998, qui lui permettra de se lancer sur Memento en 2000, film acclamé par la critique, réveillant son goût pour un montage innovant, une narration non-linéaire, et le thème de la temporalité. Souvent avec la contribution de son frère cadet, Jonathan Nolan, Christopher réalise, écrit et produit des films en mettant en dialogue la métaphysique, la construction du temps et de l'univers avec l'identité personnelle et la philosophie. Par son intérêt pour l'architecture, le réalisateur déstabilise les personnages et le spectateur par des transformations et télescopages audacieux, requestionnant sans cesse l'espace-temps. |Inception 2010 Réalisateur : Christopher Nolan Scénariste : Christopher Nolan Producteurs : Christopher Nolan et Emma Thomas Sociétés de production : Warner Bros, Paramount Pictures, Legendary Pictures et Syncopy Films Durée : 148 minutes Genre : Science-fiction Dom Cobb (Léonardo Di Caprio) est un « extracteur de rêve », utilisant le rêve partagé pour soutirer des informations dans le subconscient d'hommes puissants. Employé par des entreprises avec son coéquipier Arthur (Joseph Gordon-Levitt) pour faire de l'espionnage industriel, ils échouent dans une mission visant le subconscient de Saito, puissant homme d'affaires. Saito, impressionné, leur propose alors une nouvelle mission : pousser l'héritier d'un riche empire, Robert Fischer (Cillian Murphy) à démanteler la société de son père en s'introduisant dans son subconscient. La manœuvre consiste à pratiquer une « inception », l'implantation d'une idée dans l'inconscient de la cible, au moyen de plusieurs rêves imbriqués. Après avoir regroupé une équipe et élaboré un plan, Cobb s'engage alors dans ces trois rêves 69


imbriqués, mais rencontre plusieurs difficultés qui le compromettent, notamment la présence de sa défunte femme, Mall (Marion Cotillard). Christopher Nolan tire de ce scénario, à l'allure simple et linéaire, une structure narrative basée à la fois sur le raccord des rêves entre eux, et sur les réminiscences de son héros. En découle alors un montage alterné et parallèle39, qui peut perdre le spectateur, néanmoins vite réorienté grâce à la puissance des décors hétéroclites. A l'aide de ce procédé filmique, Nolan retranscrit la difficulté de Cobb à rester dans la réalité. En effet, s’il est expert dans ce domaine, c’est notamment grâce aux recherches et entraînements qu’il expérimentait avec sa femme, Mall. Leur projet commun a été d’ériger une ville entière durant un rêve commun qui équivalait à 50 ans rêvés. Au réveil, Mall était persuadée que le monde dans lequel ils vivaient n’était pas réel, que la réalité les attendait et qu’il n’y avait qu’une seule solution pour la rejoindre : se réveiller, c’est-à-dire se tuer. C’est cette idée qui la poussa à se suicider. Cet événement provoqua chez Cobb un profond désespoir, qui le pousse à vouloir passer plus de temps dans ses rêves que dans la réalité, puisque Mall n’est présente plus que dans ses rêves, où elle le supplie de renoncer à la réalité pour rester auprès d’elle. Elle se montre charismatique et violente, usant de ruses pour emporter Dom avec elle. Elle est la matérialisation des remords de Cobb, qui porte la responsabilité de son suicide. Les scènes d'actions, les longs dialogues destinés à expliquer le fonctionnement du subconscient autant aux personnages qu'au spectateur, les effets spéciaux, l'intégration d'illusions optiques, sont autant d'éléments permettant à Nolan de rendre cet imaginaire accessible au spectateur. En inventant la profession de « l'architecte des rêves », le réalisateur s'inscrit de manière évidente dans l'utilisation d'espaces architecturés pour transmettre le paradoxe entre réel et rêvé. 39 |« Le montage alterné fait se succéder des séries d'images qui ont une liaison de simultanéité temporelle entre elles. Pour Marcel Martin (Le langage cinématographique, 1985) le montage alterné appartient à la syntaxe classique du cinéma. Ce montage articule les plans les uns par rapport aux autres pour donner de la continuité, de l'unité. Ce montage, que Marcel Martin qualifie de narratif, serait transparent. C'est à dire qu'il ne produirait aucun signe en direction du spectateur. Le montage alterné se distinguerait ainsi du montage parallèle qui fait se succéder des séries d'images qui n'ont pas de liaisons temporelles entre elles pour produire un effet de sens.» LACUVE Jean-Luc, Le montage alterné, Ciné-club de Caen, 2010, url : 70 https://www.cineclubdecaen.com/analyse/montagealterne.htm


Les différents mondes d'Inception > Grâce à des perfusions, les personnages s'évadent dans les mondes rêvés >

Au début du film, la première strate de rêve se passe dans un hôtel à Mombasa >

La deuxième strate de rêve prend un décor d'intérieur japonais > Lors de la principale mission du film, la première strate de rêve se passe dans les rues de New York > 71


Le deuxième niveau de rêve se passe dans un < hôtel luxueux

Le troisième niveau de rêve est une forteresse < enneigée Le niveau le plus profond du monde des rêves sont les Limbes, prenant dans l'incipit la forme de la maison < japonaise Dans les limbes, Cobb et sa femme ont bâti leur propre monde, où ils ont vécu < 50 ans

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|Interstellar 2014 Réalisateur : Christopher Nolan ScénaristeS : Christopher et Jonathan Nolan Producteurs : Christopher Nolan, Lynda Obst et Emma Thomas Sociétés de production : Warner Bros, Paramount Pictures, Legendary Pictures et Syncopy Films Durée : 169 minutes Genre : Science-fiction Alors que le monde tel que nous le connaissons se meurt sous des tempêtes de sable et un air difficilement respirable, Joseph Cooper (Mathew MacConaughey), ancien pilote d'essai de la NASA, découvre dans la chambre de sa fille (Makenzie Foy puis Jessica Chastain) des coordonnées géographiques mystérieusement transmises en binaire. En suivant ces indications, Cooper et sa fille découvrent une base secrète de la NASA, où Cooper se fait proposer une mission spatiale. En compagnie d' Amélia Brand (Anne Hataway), Romilly et Doyle, Cooper embarque pour une nouvelle galaxie à la recherche d'une autre planète habitable, pouvant prendre le relais de la terre pour les humains. La science-fiction de Nolan est invariablement liée au temps qui passe. Dans Interstellar, cet enjeu temporel se retransmet à travers une manière innovante et fondée sur de véritables théories scientifiques. Ainsi, la différence de rapidité du temps entre la Terre et un autre système spatial ralenti le vieillissement de Cooper, devenant au fur et à mesure plus jeune que sa fille. Le film, ambitieux dans sa représentation de l'espace, de nouvelles planètes, de l'intérieur de la navette, n'en garde pas moins un aspect émotionnel, devant le thème de la distance, de l'abandon (de Cooper envers ses enfants) et de la trahison (du professeur Brand qui a menti aux astronautes en leur assurant un retour possible). Le Tesseract, espace pentadimensionnel dans lequel Cooper tombe après la destruction de son vaisseau, permet de communiquer avec la chambre de sa fille, Murphy. L'effet de boucle est immédiatement créé chez le spectateur, qui comprend alors en même temps que Cooper que le « fantôme » qui communiquait des coordonnées à Murphy n'était autre que lui dans un autre espace-temps ! S'ensuit donc une fascination pour cet étrange 73


espace où sont reliés différents espace-temps avec lesquels il est possible de communiquer par la gravité. Cet élément résout la formule que Murphy, devenue physicienne à la NASA, étudie. La fin du film est donc un happy end, où les habitants de la terre se retrouve dans un nouveau monde bâti sur une station orbitale, la Station Cooper. Cet épilogue, très heureux, n'est pas au goût de tous les cinéphiles, dont certains soupçonnent d'être rêvé par Cooper. De quoi soulever davantage de questions sur l'articulation de tous ces espaces-temps entre eux.

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Les différents mondes d'Interstellar > La réalité, sur une Terre qui dépérit lentement >

La réalité de l'espace intergalactique et des planètes visitées >

Le Tesseract, espace 5D, permettant de communiquer avec l'espace et le temps >

Le monde d'après, station orbitale habitable > 75


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III PROCÉDÉS DE CONFUSION 1| Le labyrinthe |Se perdre |La quête |Le non-retour 2| Le passage |Le monde à part entière |L'image dialectique |L'Entre-deux 3| La porte |La séparation des mondes |L'entrouvert

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III PROCÉDÉS DE CONFUSION David Lynch, Christopher Nolan et Andreï Tarkovski, en incorporant au sein de leur cinématographie des figures architecturales, mettent en place une ambiguïté propre aux thèmes qu'ils abordent. Cette ambiguïté réside dans le doute constant de la notion de réalité. Il est impossible pour Cobb (Inception) de définir s'il se trouve dans un rêve ou la réalité. Et lorsque nous sommes persuadés de le savoir dans la réalité, un élément retient notre attention, remettant en question les espaces-temps. L'idée même que la réalité dans le film de Nolan peut devenir à tout moment un rêve a fait une « inception »40 dans notre cerveau. Pour nos trois réalisateurs de cinéma-cerveau, il s'agit de ne pas fournir directement le dénouement au spectateur, mais de stimuler son intellect encore et encore. La mise en scène de figures spatiales particulières permet d'amplifier la grande confusion du spectateur. En effet, si les procédés filmiques et effets de montage jouent un grand rôle dans le processus mental, ceux-ci sont accompagnés de l'outil des trois réalisateurs : l'architecture. Ces figures sont le théâtre d'un intense paradoxe entre réalité et imagesouvenir, image-rêve. Au sein de ces espaces identifiés dans nos six films, l'indiscernabilité des différentes dimensions que les réalisateurs utilisent est le point crucial. Ainsi, ce que nous appelons procédés de confusion se révèlent être des espaces comportant simultanément deux mondes différents. Impossibles à résoudre, lieux de désorientation, infinis, ces figures spatiales comportent une complexité qu'il faut accepter. L'ambiguïté qui est propre au labyrinthe, au passage, à la porte se construit dans un brouillage des mondes qui se rencontrent.

III PROCÉDÉS DE CONFUSION

1| LE LABYRINTHE « Après avoir vu Le Labyrinthe, ne révélez pas son histoire à vos amis » nous prie Richard Carlson par-dessus une bande originale faisant frissonner de terreur. The Maze apparaît comme un endroit mystérieux, d'où tout un chacun ressort métamorphosé. L'acteur nous assure qu'il s'y passe des 40 |implantation d'une idée

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choses terrifiantes et surnaturelles. Nous sommes en 1953, et la bandeannonce de The Maze41 intrigue par le suspense et la promesse d'une invention formidable, que Richard nomme « trois dimensions », qui donne l'impression d'y être pour de vrai. La célèbre figure du labyrinthe ne manque pas d'intéresser les foules, dont l'enfance a peut-être été baignée de récits mythologiques. Le Minotaure, dans son emprisonnement ordonné par le roi Minos, hante son dédale d'où nul ne ressort vivant. Cet héritage crétois est présent dans le subconscient occidental, plaçant le labyrinthe comme un objet de fantasme, de peur et de secrets. « Un labyrinthe est un tracé sinueux, muni ou non d’embranchements, d’impasses et de fausses pistes, destiné à perdre ou à ralentir celui qui cherche à s’y déplacer. »42 L'utilisation de la figure du labyrinthe comme l'élément principal du film d'horreur The Maze n'est pas anodine. Le danger de mort que représente le minotaure suffit à remplir d'appréhension quiconque entrerait dans son antre. Les réalisateurs d’œuvres de science-fiction ou d'horreur jouent sur cette image pour établir un suspense angoissant chez le spectateur. La poursuite de Jack et son fils dans le labyrinthe végétal de Shining43, ou l'épreuve finale d'Harry Potter et la Coupe de feu44 témoignent de l'apogée de la dangerosité d'une situation, de la folie meurtrière d'un protagoniste, de laquelle le labyrinthe se fait complice. Pour les spectateurs raffolant de terreur, les films dystopiques d'une société d'enfermement et de surveillance malsaine placent le labyrinthe au cœur du scénario. Ainsi, dans Cube45 et Haze46, le labyrinthe est un pur instrument d'horreur. Si le labyrinthe peut, dans sa forme originelle, être explicite dans un film où il est exposé au spectateur comme tel, nombre d’œuvres cinématographiques reprennent seulement sa nature et ses caractéristiques inhérentes. Nous pensons notamment aux couloirs de l'hôtel Overlook47, qui par son homogénéité et le travelling 41| MENZIES William Cameron, 1953, The Maze 42 |MAUMARY Gérard, La Spirale de vie, le Vortex de l’Univers et notre existence dans l’Univers, Paris, Edilivre, 2015 43 | KUBRICK Stanley, 1980, Shining [The shining]     44 | NEWELL Mike, 2005, Harry Potter et la Coupe de feu [Harry Potter and the Goblet of Fire] 45 | NATALI Vincenzo, 1997, Cube 46 |TSUKAMOTO Shin'ya, 2005, Haze 80 47 |du film Shining


MENZIES William Cameron, 1953, The Maze >

KUBRICK Stanley, 1980, The shining >

NATALI Vincenzo, 1997, Cube >

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NOLAN Christopher, 2010, < Inception

Dom Cobb prend la fuite dans le dĂŠdale des rues de Mombasa

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qui suit le tricycle, perd le spectateur, qui n'arrive pas à se représenter la forme générale, le plan de ce couloir. Dom Cobb (Inception) explique très bien la nécessité de concevoir un labyrinthe suffisamment compliqué afin que son visiteur s'y perde sans se poser de questions. Dans Inception, il s'agit pour l'architecte d'un rêve de rendre celui-ci suffisamment complexe et détaillé pour que le visiteur se croit dans la réalité. Il est intéressant de s'apercevoir que cette démarche est également celle de nos trois réalisateurs : perdre le spectateur afin qu'il s'enfonce d'avantage dans la réflexion face à la complexité des espacestemps. La figure labyrinthique peut être identifiée par un sentiment de non-retour, d'isolation, de désorientation, de quête, de métamorphose. Bien que parfois identifiables à l'aide de plans d'ensemble, les labyrinthes sont bien souvent le fruit d'une image mentale complexe évoquée dans les films de Lynch, Nolan et Tarkovski. |Se perdre L'architecte a pour rôle de rendre meilleure la vie des habitants. Il réfléchit la ville, la maison, la pièce, en fonction des attentes de son client bien sûr, mais toujours dans une volonté de rendre son espace le plus clair, le plus simple et instinctif d'usage. La figure de l'architecte pourrait se rapporter à celle d'un défenseur de la ville, chargé de lutter contre le chaos qui pourrait l'envahir : il désire guider le visiteur à travers l'espace. Le labyrinthe se rapporte de ce point de vue à l'échec de l'architecture, qui devient un espace de non-sens. L'utilisation du labyrinthe dans les films de Christopher Nolan perd volontairement son personnage (et encore plus son spectateur) dans sa perception. Dans Inception, le réalisateur a donné aux rêves l’aspect de films d’action que chacun a déjà expérimenté en rêvant. La course-poursuite dans les rues de Mombasa peut sembler vécue par Dom Cobb, mais plusieurs éléments font penser qu’elle se déroule dans un rêve. C'est le plan général en plongée de la ville qui invoque le labyrinthe. Par l'organisation des rues, la fuite du héros prend place dans un dédale. De la même façon que le spectateur ignore comment est venu Cobb à Mombasa avant que la poursuite ne démarre, Cobb ne sait pas par où prendre la fuite et s'enfonce de plus en plus dans les méandres des ruelles. Ce labyrinthe urbain met en scène toute sa désorientation dans le monde qui l'entoure et sa véracité. Notre héros se débat contre les ruelles 83


de son subconscient, qui tente de le ramener à la réalité. « Le chemin est tantôt aisé, tantôt labyrinthe inextricable. » : le passeur (Stalker) de Tarkovski prévient les voyageurs dans la Zone que leurs parcours se doit d'être différent chaque fois, car la Zone est une entité dangereuse, imprévisible si elle n'est pas respectée. Au moyen d'un tissu accroché à un boulon, il s'assure, en le lançant devant eux, que la voie est sûre. « Dans la Zone, plus on s'enfonce, moins il y a de risques. ». Une succession de murs, de couloirs et d'obstacles en pierres succèdent à l'immensité de verdure dans laquelle les trois hommes ont pénétré. Le fait que Tarkovski n'ait décidé de ne filmer aucun plan général du paysage, plonge le spectateur dans le même questionnement que les trois héros : où est ce que nous allons ? Ainsi, la quête spirituelle du Professeur, de l'Ecrivain et du Stalker se compose d'une marche faite de détours et d'hésitations. Ce sont les mots du Stalker et notre incapacité à nous orienter qui confère à l'espace de ruines et de verdure une figure labyrinthique. De ce fait, les deux heures de parcours sont enveloppées d'une nappe de mystère avec des ellipses de temps découvrant parfois des fragments de ce labyrinthe. Bien qu'ils connaissent leur destination, la Chambre réalisant les vœux, ils doivent se perdre pour la trouver. Le symbole du labyrinthe représente une plongée au sein de sa propre intériorité. Ici, dans la Zone labyrinthique, ce sont de profondes remises en question qui émergent chez l'Ecrivain et le Professeur. Le labyrinthe, par la puissance de la désorientation, ne permet pas aux personnages de visualiser concrètement leur chemin. En se perdant, ils expérimentent un parcours instinctif, semblable au monde du rêve. |La quête Un labyrinthe, par sa complexité, relève d'une aventure, d'un obstacle à franchir. L'errance et le fait de se perdre en son sein en fait un espace privilégié pour l'introspection ou la découverte de ses peurs. Le réflexe humain en se sentant piégé dans un endroit est de chercher à en sortir, par la fuite. Mais quand cela relève de l'impossible, l'individu se replie sur lui-même et se met en situation d'attente ou de dépit, ce qui l'amène à repenser à ses actions antérieures, à sa vie en général. C'est exactement ce que nous observons dans la lente progression des trois anti-héros de Stalker. 84 Leur marche se révèle être, entre les disputes qui l'alimentent, une sorte


TARKOVSKI AndreĂŻ, 1979, Stalker > Le parcours labyrinthique dans la Zone

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NOLAN Christopher, 2010, < Inception

Ariane dessine 2 labyrinthes rectangulaires

Puis, en s'affranchissant des petits carreaux des pages précédentes, elle trace un labyrinthe concentrique, que Cobb n'arrive pas à résoudre en moins d'une minute

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de méditation. Le fait d'être au centre d'un parcours incompréhensible va chercher au fond d'eux leurs plus fortes convictions pour les requestionner. C'est de cette manière que nous assistons finalement à leur renoncement à la Chambre, pour laquelle ils ont pourtant fait tout ce chemin. Le professeur et l’Écrivain comprennent à ce moment-là que le lieu ne réalise que les plus profonds désirs refoulés, et repartent déçus. La quête de cette Chambre a pourtant changé en profondeur nos protagonistes, le fait de se perdre permettant paradoxalement de se retrouver soi-même. Autrement dit, « L'important, ce n'est pas la destination, mais le voyage en lui-même »48. Ici réside toute l'ambiguïté du labyrinthe : plus que le trésor qu'il peut renfermer, c'est la périlleuse quête de ce trésor qui compte. En quête d'un passage vers une dimension où ils seraient heureux, les personnages ne se rendent pas compte que ce labyrinthe est la dimension qui leur permettra cette métamorphose. |Le non-retour Le labyrinthe ouvre donc à celui qui s'y engouffre une nouvelle vérité, et l'en fait ressortir radicalement différent. Cette figure se présente comme une machine à transformer, qui fait évoluer les personnages vers une version améliorée d'eux même. Au contact du labyrinthe de cinq dimensions dans lequel est projeté Cooper (Interstellar), s'offre à lui la compréhension du temps et de la gravité. L'Ecrivain et le Professeur (Stalker) ressortent de la Zone dénués de leurs désirs matériels. Cependant, si le labyrinthe apporte à celui qui en ressort un avenir mûri, ce n'est pas le cas de celui qui en est prisonnier. La confusion qui se dégage d'un labyrinthe est le sentiment que nos réalisateurs veulent nous transmettre. Dans Inception, la construction d'un rêve doit être suffisamment complexe pour que la personne piégée à l'intérieur ne s'en rende pas compte. Lorsque Ariane dessine les deux premiers labyrinthes sur le carnet de Cobb, celui-ci les résout facilement, faisant traverser sa mine de stylo d'un coté à l'autre des rectangles. Mais lorsque Ariane retourne le carnet et dessine un labyrinthe concentrique, Cobb est enfin satisfait de la complexité. Le labyrinthe concentrique ne peut être traversé comme un labyrinthe rectangulaire. Autrement dit, 48 | Cette citation est attribuée à Robert Louis Stevenson

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il oblige ceux qui s'y aventurent à s'enfoncer parmi ses anneaux pour atteindre le centre, l'espace hermétique. L’emboîtement des rêves imaginé par Nolan pourrait être représenté par ce labyrinthe concentrique, chaque cercle représentant les rêves de plus en plus éloignés de la réalité, avec en son centre, là où le personnage est au plus profond de cet emboîtement, de la désorientation, les limbes, espace de perdition totale avec la réalité du monde. La particularité des limbes, comme nous l'apprenons dans le film, est l'impossibilité pour celui qui s'y trouve de remettre en question l'existence tangible de cet espace, et donc de se croire dans la réalité. Les personnages bloqués dans les limbes ont perdu toute notion de la réalité, et sont donc incapables de vouloir s'enfuir. Le labyrinthe concentrique, à l'instar des limbes, retient ses explorateurs. Que ce soit une métamorphose d'eux-même ou une impossibilité de revenir sur ses pas, la figure du labyrinthe est synonyme de non-retour. L'ambiguïté entre espace vécu ou rêvé est présente dans ce phénomène, puisqu'il est impossible pour le personnage d'envisager la présence d'une autre dimension autour de ce labyrinthe, d'envisager un ailleurs.

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Extrait d'une peinture représentant le combat de Thésée contre le Minotaure au centre d'un labyrinthe concentrique Maître des Cassoni Campana, Thésée et le Minotaure, , 15001525, huile sur panneau de bois, 69x155 cm >

Les limbes, donc il est difficle, voir impossible d'en sortir (NOLAN Christopher, 2010, Inception) >

Le labyrinthe concentrique, figure pouvant se rattacher au fait de plonger de plus en plus profond dans des rêves emboîtés, ici imaginés comme autant d'anneaux du labyrinthe >

Le monde réel, extérieur au labyrinthe des rêves (NOLAN Christopher, 2010, Inception) >

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Passage du Prado, Paris 10ème

Passage Vivienne, Paris 2ème

Passage du Grand-Cerf, Paris 2ème

Passage Vero-Dodat, Paris 1er

Passage du Caire, Paris 2ème

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Passage Verdeau, Paris 9ème


III PROCÉDÉS DE CONFUSION

2| LE PASSAGE Quel bonheur pour le flâneur d'errer dans la ville tout en étant abrité un jour de pluie. Les passages parisiens du XIXème siècle coiffent les rues étroites de verrières. Le marcheur expérimente en ces lieux toute la beauté et l'effervescence de Paris, en circulant entre les vitrines commerçantes. Walter Benjamin49 attribue à ces passages une dimension les élevant au statut de mondes à part entière. Ainsi, en pénétrant dans ces parenthèses de la ville, l'esprit du flâneur s'échappe en rêveries, liées à l'ambiance particulière de ce lieu. Les passages sont même considérés par Charles Fourier comme des « maisons d'habitations », appuyant ainsi ce basculement de la ville à l'univers du logis. Le passage est ainsi le paradoxe d'un dedans qui est dehors. Le dehors, la ville, est dessiné de rues et passages, et qu'ils soient couverts ou non, ces derniers forment des espaces extérieurs. Pourtant, il règne dans ces traversées d'allées commerçantes un confort qui n'a rien à envier aux plus grandes avenues. L'espace présente paradoxalement les façades d'une rue et le carrelage d'une salle à manger. Le flâneur en ces lieux est embrumé de l'ambiguïté dedans/dehors. Au cinéma, les passages s'identifient dans les parcours que prennent les personnages. Ils ne constituent pas forcément la traversée d'un espace architectural aussi vaste que les passages parisiens, mais constituent le basculement d'un monde à l'autre. Nous vient à l'esprit le basculement dans des mondes extraordinaires, émerveillements cinématographiques souvent inspirés d’œuvres littéraires. Ainsi, le basculement de la chambre de Lucy au monde de Narnia se fait par le passage de son armoire50, et le basculement du monde réel au Pays des merveilles se fait par l'immense terrier dans lequel tombe Alice51. Ces deux éléments spatiaux (l'armoire et le terrier) représentent ainsi au cinéma toutes les ambivalences qui peuvent exister dans le passage d'un monde à l'autre. Explorateurs de multiples dimensions, les personnages de Lynch, Nolan et Tarkovski empruntent ces 49 | WALTER Benjamin, Paris, Capitale du XIXème siècle, Paris, Babelio, 1989 50 |ADAMSON Andrew, 2005, Le Monde de Narnia : Le Lion, la Sorcière blanche et l'Armoire magique [The Chronicles of Narnia: The Lion, the Witch and the Wardrobe], inspiré par le roman fantastique Le Lion, la Sorcière blanche et l'Armoire magique, 1950, de l'écrivain Clive Staples Lewis 51 |BURTON Tim, 2010, Alice au pays des merveilles [Alice in Wonderland] tiré du roman Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, 1865, de Lewis Caroll

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lieux de passages ambiguës. |Le monde à part entière Par cette action de circuler d'un monde à un autre, le passage est le lien qui les connecte ensemble. Autrement dit, par l'association de deux espaces qui se contredisent l'un l'autre, naît cet espace d’ambiguïté qu'est cet interstice, ce tunnel, ce voyage d'un monde à l'autre. Ces images dialectiques se rapportent directement à l'évocation des passages parisiens de Walter Benjamin : la traversée d'une rue à l'autre se fait par ces passages couverts, qui se révèlent eux-mêmes être des mondes à part entière. Prenons Twin Peaks, Fire walk with me de David Lynch. Laura Palmer, à l'instar de l'agent Cooper, visite en rêve la « Red room » (qui s'apparente davantage à un cauchemar qu'un rêve). Cette mystérieuse pièce, parée de rideaux rouges et d'un carrelage à zigzags noir et blanc, reçoit ses visiteurs dans une atmosphère rendue étrange par son minimalisme, le vent qui y passe et la manière de parler des individus l'habitant. Selon les dialogues et la présence de Dale Cooper (l'agent chargé de l'enquête sur la mort de Teresa) dans cette chambre rouge, l'interprétation qui survient alors est celle d'un lieu prédisant un funeste destin. Par l'apparition à la fin du film de Laura et l'ange, nous comprenons alors que la Red room pourrait s'agir du dernier lieu avant la mort. Cet espace, à l'instar de l'espace en cinq dimensions dans lequel est projeté Joseph Cooper (Interstellar) après son plongeon dans le trou noir, détient les règles du passé et du futur du personnage. Cooper, par la compréhension des lois de la gravité et du temps, envoie des signaux à sa fille Murphy qui vont permettre de changer le passé pour créer un futur viable sur une autre planète. L'espace kaléidoscopique du Tesseract se réfère à la figure du passage comme monde à part entière, tout comme la Red Room. En effet, ces deux espaces possèdent tous deux une temporalité indéfinissable et se trouvent spatialement détachés des espaces qu'ils lient. A leur nature d'espace de transition entre un espace-temps et un autre, se rajoute leur identité indépendante, par leur atmosphère unique. C'est en cela que nous pouvons les identifier comme espaces indépendants, à la manière dont les passages parisiens obéissent à leur propre univers d'après Walter Benjamin.

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La Red room >

Laura et l'ange dans la Red room >

Cooper dans le Tesseract, observant depuis le derrière de la bibliothèque la chambre de sa fille, Murphy >

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< NOLAN Christopher, 2010, Inception Course poursuite dans les rues de < Mombasa Dom Cobb emprunte un interstice entre deux immeubles, qui se rétrécit au fur < et à mesure

Il semble impossible qu'il puisse s'en < extraire

Les deux grosses masses sombres contrastant avec le rai de lumière accentuent le passage d'un monde à 94

< l'autre


|L'image dialectique Ces mondes à part entière constituent néanmoins dans leur usage une traversée. Ce franchissement d'un endroit par le marcheur se fait dans la volonté d'atteindre un but, quel qu'il soit. Le passage permet au personnage fictif de changer un élément qui ne lui est pas bénéfique dans sa situation actuelle (que Deleuze appelle S, pour « situation initiale »52). En s'introduisant dans un passage, par une action (A), il espère arriver à une situation plus acceptable (S'). Ce peut être pour plusieurs raisons. Par exemple, la volonté de s'enfuir d'une situation nous évoque les fuites de Cobb (Inception) et Nikki (INLAND EMPIRE) devant leurs persécuteurs. Interviennent alors des passages qui s'ouvrent étrangement à eux. Dom Cobb se retrouve piégé dans un dédale de rues qui forment un labyrinthe. Sa seule issue pour échapper à ses poursuivants est cet interstice entre deux immeubles, dans lequel il se faufile. Il s'en extrait difficilement à cause de son étroitesse, et bascule sur une place urbaine à l'ambiance bien différente des rues qu'il vient de quitter. Ce basculement ramène le spectateur à l'atmosphère d'un rêve, où les scènes de courses laissent place à une situation décalée, provoquant la confusion. Nous pouvons considérer Dom Cobb comme un addict du rêve. Par cette séquence, déjà évoquée pour les rues labyrinthiques de Mombasa, le héros semble vouloir échapper à son propre subconscient. En se coinçant dans cet interstice, il serait inconcevable qu'il arrive à s'en libérer en se débattant de la sorte contre ces deux grosses masses noires. Mais dans un rêve, tout est envisageable, et le débouché de ce curieux passage sur une vaste place publique appuie la puissance onirique de cette scène. Si le spectateur était persuadé que cette course poursuite prenait place dans la réalité, un regard méfiant pourrait cependant discerner l'absurdité de la séquence dans ce passage. Le passage révélé par la fuite de Nikki Red (ou Susan Blue)53, quant à lui, est d'autant plus curieux qu'il se révèle au spectateur au fil du montage inconstant décidé par David Lynch. Séquence une. Lors de la première répétition des acteurs, après avoir 52 | DELEUZE Gilles, Cinéma 1, L’image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit, 1983 53 |Pour rappel, dans INLAND EMPIRE, la confusion d'identité est grande entre Nikki Red et Devon Berk, acteurs jouant leur personnages Susan Blue et Billy Side

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entendu un bruit, Devon se lève et part en direction des décors au fond de la pièce. Il y traverse un sombre couloir et entend des bruits de talons contre le sol. Par la suite, il tente d’ouvrir la porte du décor de la maison de Susan, qui est bloquée. Contrairement à Nikki qui passera perpétuellement de la réalité au monde de son personnage et inversement, Devon n’aura accès à ce monde qu'en tant que Devon. Séquence deux. Nikki entre dans l'entrepôt où elle a précédemment répété avec Devon et les réalisateurs du film. Elle se trouve derrière certains décors de façades entreposés et assiste à la séquence une depuis cet angle. Elle observe donc Nikki (elle-même) et Devon regarder vers elle en réaction au bruit puis Devon s'avancer vers elle. Elle s'enfuit dans le noir, alors traquée par une image fantasmagorique. Ce mouvement fait penser à une action tirée d’un rêve, puisque le travelling éloigne de plus en plus une fenêtre avec l’homme en veste verte, seul élément qui ressort du noir profond. Quand Nikki se retourne, la fenêtre est plus proche, phénomène imaginable quand il est extrait d’un rêve. S’ensuit le plan où elle ouvre la porte du décor et s’introduit à l’intérieur. Cette même porte est celle que Devon n’arrive pas à ouvrir, bloqué à l’extérieur de la maison de Susan. Quand elle crie le nom de « Billy » à travers la fenêtre, il est impossible pour lui de savoir qu’elle est là : il ne voit pas à travers la fenêtre et n’entend pas ses cris. La figure du passage s'applique ici au salon de la maison de Susan, dans lequel elle est la seule à pouvoir entrer depuis le monde réel (celui de Nikki). Cette pièce et sa porte, qui la sépare d'une dimension réelle, apparaissent de nombreuses fois au cours du film. La multiplicité des usages et des personnages qui s'y trouvent en font un espace interdimensionnel. Cette pièce réagit à l'instar d'une capsule spatio-temporelle, transportant Nikki/ Susan d'un monde à l'autre. L'interstice de Mombasa et le salon de Susan révèlent à leur contact un paradoxe entre réel et rêvé, les mettant en situation de « tension-opposition ». Ce rapport réel/rêvé prend son sens au sein même du passage, puisque celui-ci permet d'observer la différence des deux dimensions. C'est ainsi que le passage forme une image dialectique. Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui; chaque Maintenant est le Maintenant d'une connaissabilité déterminée. [...] Il ne faut pas dire que 96 le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en


LYNCH David, 2006, INLAN EMPIRE > Devon , intrigué par un bruit, se lève pour aller jeter un coup d’œil aux décors > L'image fantasmagorique qui « poursuit » Nikki >

Nikki, apeurée, ouvre la porte du décor >

Et se retrouve dans le salon de Susan, son personnage, qui est hermétique à la réalité >

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quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative.54

Ici, Walter Benjamin définit l'image dialectique comme le résultat onirique de la mise en tension de deux mondes. Le passage fait parti des six images dialectiques que Benjamin identifie. Par image dialectique, il entend la mise en « tension-opposition » de deux situations, et le dépassement de cette opposition. La figure ambiguë du passage met en tension les sensations entre dedans et dehors. Le passage d'un monde à l'autre qu'expérimentent les personnages de nos trois réalisateurs rassemble à la fois le vécu de l'espace qu'ils laissent derrière eux, et à la fois l'expérience de la nouvelle réalité à laquelle ils sont confrontés. |L'Entre-deux La « nature figurative » de la « constellation » est selon Walter Benjamin la rencontre entre deux mondes opposés. Le passage permet cette rencontre, de sorte à ce que les deux dimensions contradictoires cohabitent. Il est intéressant de rapporter cette cohabitation de deux opposés en un espace à la notion d'In-between. Initiée par Aldo Van Eyck au milieu du XXème siècle, cette pensée tend à rassembler des phénomènes qui, au-delà d'être contraires, sont envisagés comme complémentaires. Car, plus que des dichotomies, l'expérience des paradoxes (dedans/dehors, réel/rêvé, réel/ virtuel, vie/mort) au sein d'un passage se rapporte à une réconciliation de ces polarités. C'est ainsi que des mondes aussi uniques que le Tesseract (Interstellar) et la Red Room (Twin Peaks), créant un univers à part entière entre deux polarités, peuvent être considérés autrement. En effet, il est possible, au lieu d'imaginer la tension-opposition décrite par Benjamin entre ces deux espaces (la vie et la mort pour Twin Peaks, l'espace galactique et la Terre pour Interstellar), d'envisager que ces deux polarités habitent dans un même temps l'espace de passage. Se rencontrant au sein du passage, les deux entités du paradoxe en créent alors l'identité. De cette façon, le passage est envisagé comme un Entre-deux. Ce passage entre deux mondes devient donc une zone d'indétermination, la Red Room à la fois vie et mort, et le Tesseract à la fois espace-temps galactique et terrien. 98 54 |BENJAMIN Walter, op. cit.


Le passage comprend alors ces deux dimensions inextricables, se déterminant alors comme espace d'Entre-deux. III PROCÉDÉS DE CONFUSION

3|LA PORTE Entrer, sortir. La porte est peut-être l'élément architectural mettant le plus en scène un dualisme. Répondant à la notion d'ouverture, de fermeture, de limite, de vue et de seuil, la complexité du rôle de la porte représente bien celle de l'architecture : Le processus de composition architectonique repose sur la résolution concomitante de trois paradoxes, où interviennent les notions d’architecture, d’urbain et d’art : former un intérieur (clore et couvrir) tout en ouvrant sur l’extérieur ; établir une façade justifiée par un intérieur tout en donnant forme à l’extérieur ; créer un objet lisible et autonome tout en l’insérant dans son contexte.55

La porte apparaît ainsi comme un élément fondateur de l'architecture. Accompagnant les murs, ces ouvertures battantes créent les limites servant la naissance de l'architecturé, selon Bruno Zévi. En effet, le philosophe voit l'essence de l'architecture dans le volume intérieur délimité de l'extérieur. Sur le devant de la scène de la conception architecturale, la figure de la porte est également vedette de cinéma. « La porte au cinéma est un élément important du cinéma fantastique, permettant au personnage de pénétrer dans un autre monde. »56 Les exemples sont multiples, allant du franchissement d'une minuscule porte par Alice pour atteindre le Pays des Merveilles57, ou de la porte qui se ferme en permutant le monde qu'elle cache de Matrix58. Mais quand la porte est fermée, le passage dans un autre monde n'en est plus l'intérêt : les possibilités plurielles de sa position appellent à d'autres significations. Gaston Bachelard s'empare des deux positions principales du battant en proposant qu'une porte ouverte appelle la liberté, tandis que fermée, elle rêve de sécurité. Enfin, par cette déclaration 55 |HUYGEN Jean-Marc, « Trois paradoxes de l'architecture ou le lien comme outil de composition architectonique », dans : Chris Younès éd., Art et philosophie, ville et architecture., Paris, La Découverte, 2003, p. 236-246. url : https://www.cairn.info/art-et-philosophie--9782707141484-page-236.htm 56 |LAGIER Luc, « La porte au cinéma », dans Blow Up, Arte, 2015, url : https://www. youtube.com/watch?v=XNyBQfh2oBE&ab_channel=BlowUp%2Cl%27actualit%C3%A9ducin%C3%A9ma%28oupresque%29-ARTE 57 |BURTON Tim, 2010, Alice aux Pays des merveilles [Alice in Wonderland] 58 |WACHOWSKI Lana et Lilly, 2003, Matrix Reloaded

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: « La porte, c'est tout un cosmos de l'Entr'ouvert »59, le philosophe exprime la situation la plus ambiguë de l'objet : l’entrebâillement. |Séparation des mondes La porte est une figure appréciée du réalisateur David Lynch, qui lui donne toute la dimension de portail interdimensionnel, notamment dans INLAND EMPIRE et son dédale de couloirs et de pièces. La fameuse scène du passage de Susan dans le salon par la porte du décor en dit long sur sa capacité de voyages entre mondes. Nous avons effectivement vu qu'au début du film, Devon semble vouloir ouvrir cette porte, ayant entendu un bruit. Implacable décor, c'est alors sans surprise que la porte lui résiste. Mais, après avoir visionné une séquence qui surviendra plus tard, nous savons qu'à cet instant, quelqu'un se trouve déjà à l'intérieur du décor, de l'autre côté de cette porte fermée. Susan, dans une fuite paniquée, s'est glissée sans problème par ce battant, qui ne lui a opposé aucune résistance. Sachant que Susan n'appartient en réalité pas au monde tangible, la porte d'une vie parallèle, de ce lieu de passage60, s'ouvre à elle. Nikki Grace peut ainsi, tout au long du film, basculer dans le monde de son personnage Susan Blue. Contrairement à Nikki, Devon n’aura pas accès à ce monde, et c'est ainsi que sa présence se restreint aux lieux de tournages, seuls endroits où il se transforme en son personnage, Billy. Cela montre probablement une incompréhension ou un prosaïsme du lien entre ces mondes, l’incapacité d’avoir la clé de cette porte, qui est d’ailleurs partagée avec le spectateur à qui le film reste fermé, à l’instar de la porte. Cette porte verrouillée comme métaphore de la fermeture d'esprit se lit aussi dans Inception, bien que Christopher Nolan y accorde beaucoup moins d'importance visuelle. Les premières scènes mettent en place l'intrigue, dans la mission de Cobb ayant pour cible Saito (avant qu'ils ne deviennent collègues). Il s'agit de mettre en concordance les portes avec les comportements des deux hommes. Cobb et Arthur sont présents dans le subconscient de Saito pour essayer de lui soutirer des informations. Leur but de violations d'informations personnelles se traduit donc par l'intrusion : Cobb décide de s’emparer du contenu du coffre-fort de Saito, 59 |BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1961, p.200 100 60 |c.f page 94, Le passage, L'image dialectique


caché derrière deux autres portes. L'ouverture non autorisée de ces portes, représente également l'intrusion des deux espions dans le cerveau de Saito durant son rêve. Cependant, d'autres portes résistent aux tentatives d'intrusions, comme celle qui fait disparaître Saito de la pièce aux négociations, où celle qui se tient fermée derrière Robert Fisher, dont l'esprit se révèle davantage défendu que ce que ne le croyait l'équipe de Cobb. D'autres encore laissent surgir un monde à l'intérieur d'un autre, comme la porte de l’hôtel de Mombasa, où la foule de manifestants de la rue, véritable armée du subconscient de Saito, surgit soudainement, chassant les extracteurs du rêve. Les encadrements de portes, quant à eux, signifieraient le libre accès, la volonté totale de mélange des dimensions. Lisible dans Nostalghia, les cadres de portes traduisent la volonté d'Eugenia de s'ouvrir et de faire s'ouvrir Andreï, dont elle est amoureuse. Placée par Tarkovski au centre de ce cadre de bois foncé, l'italienne en ressort comme une peinture pendant son monologue. Andreï ne peut accepter la déclaration de la jeune femme et lui tourne le dos en claquant la porte de la chambre. Par ce geste, il refuse non seulement les avances d'Eugenia, mais aussi le monde concret qu'elle aurait pu lui apporter. Il préfère dorénavant poursuivre la destinée de Domenico, à la folie suicidaire. La porte dans les films est ainsi toujours un équilibre entre ce qu'elle montre, ce qu'elle révèle et ce qu'elle garde en secret, ne se faisant passage qu'au contact de certaines personnes ou situations. |L'entrouvert Lorsqu'elles ne sont ni ouvertes ni fermées, les portes adoptent une position mettant en corrélation l'intime et le cosmos, et créent « l'Entr'ouvert »61. L'espace d’entrebâillement d'une porte engage donc simultanément deux aspects complémentaires, tels que « l'intime et le cosmos ». La porte, d'après Aldo Van Eyck, se présente comme un lieu à part entière, fort de son ambivalence entre rencontre et fermeture. Dans la réalité comme dans la fiction, il n'est pas simple d'imaginer spatialement la traduction de ce paradoxe. C'est pourquoi la porte entrouverte apparaît comme une 61 |BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1961

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figure pouvant mettre en scène cet entre-deux. David Lynch, maître en matière de suggestions mentales chez le spectateur, utilise la figure de la porte entrouverte dans Twin Peaks, Fire walk with me, d'une façon si étrange qu'il est possible d'étudier cette scène sous multiples aspects : labyrinthe, miroir, passage, boucle. Cette scène habite un des cauchemars de la jeune Laura Palmer et a pour sujet le tableau qu'elle a accroché dans sa chambre. Pendant la nuit, l'adolescente se retrouve dans le décor de ce tableau, devant une mystérieuse porte entrebâillée, d'où s'échappe une source de lumière. La caméra subjective produit son parcours en se glissant dans l'ouverture pour découvrir ce qu'il y a derrière. Mais la voilà alors engagée dans le même parcours, découvrant derrière la première porte la réplique de celle-ci, qui, cette fois, la fait finalement déboucher sur un cul-de-sac obscur. La présence de rideaux rouges et d'une vieille dame lui faisant signe d'avancer sont les seuls éléments qui différencient le passage de Laura par ces deux portes identiques se découpant sur un papier peint couvert de roses. Par cette répétition de la même figure, la volonté de Lynch peut être interprétée comme un présage de ce qui l'attend vraiment derrière cette porte. Ainsi, le rideau rouge indique que derrière la « vraie » (la deuxième) porte se trouve l'accès à la Red Room. Par ailleurs, cette pièce indéfinissable, coincée entre deux portes identiques, peut être interprétée comme l'épaisseur même de cette porte, son seuil. Autrement dit, du fait que les deux portes n'en forment qu'une par leur indiscernabilité, et la manière identique dont elles sont filmées, couper le plan de cette pièce intermédiaire n’enlèverait en rien le rôle de cette porte, à savoir : mener Laura dans la Red Room. De plus, la position de la vieille dame dans l'angle mort de la porte entrebâillée, la forme de la pièce sans réel angle droit, traduisent le mouvement qu'il faut à Laura pour apercevoir la porte suivante. Cette pièce intermédiaire pourrait alors tout à fait représenter spatialement l'espace d'entre-deux, l'espace de la porte entrouverte elle-même, interprétation du mouvement de l'Homme dans cet espace62.

102 62 |c.f schéma page 102


LYNCH David, 1992, Twin Peaks, Fire walk with me > La porte entrebâillée du tableau de Laura Palmer, dans lequel elle plonge lors d'un cauchemar >

Laura s'avance pour passer dans l'entrebâillement >

Elledécouvre une salle similaire, avec une vieille dame qui lui indique la réplique formelle de la porte qu'elle vient de passer >

Laura s'avance pour passer dans l'entrebâillement de cette deuxième porte >

Elle découvre une pièce semblable à celles qu'elle vient de traverser >

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Le cauchemar des portes de Laura Palmer dans Twin Peaks espace indéfini, mais semble < mener vers la Red room la flèche représente le parcours < de Laura Palmer

< limite du tableau < chambre de Laura Palmer

< hypothèse que les deux portes, identiques, sont une seule et même porte qui se dédouble

< représentation de l'espace sans ce dédoublement : les deux portes deviennent une seule, séparant la première pièce de la dernière pièce

< par ce procédé, la pièce intermédiaire apparaît alors comme un espace de l'entrouvert, représenatant la 104

porte entrebâillée


IV PROCÉDÉS DE RÉVÉLATION 1| La boucle |Le ruban de Möbius |Escher et Penrose 2| Le miroir |La destinée |La métamorphose 3|L'escalier |L'ascension |La superposition

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IV PROCÉDÉS DE RÉVÉLATION David Lynch, Christopher Nolan et Andreï Tarkovski, en incorporant au sein de leur cinématographie des figures architecturales, mettent en place une ambiguïté propre aux thèmes qu'ils abordent. Cette ambiguïté réside dans le doute constant de la notion de réalité. Bien que ce doute crée une grande confusion chez le spectateur, il existe des instants ou son analyse du film bascule de l'autre côté : ce qu'il croyait réalité s'avère souvenir et ce qu'il croyait rêve se révèle réalité. Les procédés de confusion répondaient à la mise en scène de deux dimensions simultanément, au moyen d'une figure ayant une notion d'entre-deux. La confusion se fait alors dans l'esprit du spectateur, où s'installe le doute lié à l'ambiguïté spatiale. Il s'agit maintenant de s'intéresser aux figures qui signalent au spectateur le passage d'un monde à l'autre. Plus que la notion littérale de passage, qui, comme vu précédemment, reste ambiguë par les deux dimensions juxtaposées en un lieu, nous parlons d'un autre type de basculement. Ici, il est question de figures qui appellent directement à une image mentale, comme Deleuze les appelle « mondes-cerveau ». Ainsi, au contact de ce que nous appellerons procédés de révélation, le cerveau du spectateur est capable de dessiner une organisation spatiale, explicitant les limites d'un monde et l'autre. Autrement dit, le terme de « révélation » n'est pas la résolution de l'énigme réel/rêvé, mais l'interpellation du spectateur sur un élément permettant une explication partielle d'une des dimensions. Ainsi, nous nous intéressons maintenant aux figures révélatrices d'autres couches de la réalité. Ces figures de révélation créeront en nous la représentation mentale d'espaces, projections liées à l'appréhension de l'architecture. 1|LA BOUCLE « Il comprit que l'on ne s'évadait pas du temps. Et que cet instant, qui lui avait été donné de voir enfant, et qui n'avait pas cessé de l'obséder, c'était celui de sa propre mort. » Voici les dernières phrases du court métrage La jetée, réalisé par Chris Marker en 1962. Le dénouement du film est un instant qui percute le spectateur. Cette dernière scène, du point de vue de l'homme qui meurt sur la jetée, est la même que celle de l'incipit du film, vue depuis un autre angle. Par cette révélation brutale, la réaction du spectateur est

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alors de se remémorer tout le déroulé de l’œuvre cinématographique. Le réalisateur guide cette relecture mentale à l'aide d'éléments de rappel (un objet, une voix, un espace, un visage, etc) faisant référence à un autre moment du film. Entre incipit et dénouement, la boucle est ainsi créée, de la même manière qu'elle se crée dans l'imaginaire du marcheur lorsqu'il déambule dans la ville. |Le ruban de Möbius La boucle est un motif de l'infini. La répétition, le renouveau, le sans fin. Dans l'inconscient collectif, il est très compliqué d'envisager un événement sans début et sans fin : les choses commencent obligatoirement quelque part, et il n'y a pas d'existence sans naissance. L'éternel recommencement est alors difficilement concevable, et ne peut se théoriser qu'à partir de réflexions abstraites. C'est à cet instant qu'émerge l'intérêt d'une représentation mentale spatiale, qui prend ici la forme d'une figure mathématique mystérieuse. Le ruban de Möbius, apparu au milieu du XIXème siècle, présente une curieuse particularité. Partons du constat qu'il n'existe aucun ruban qui ne comporte qu'une seule extrémité : les deux extrémités d'un ruban sont la métaphore que tout événement a un début ou une fin. Fermons ce ruban en un anneau : le cycle de l’événement comporte deux faces, une extérieure et une intérieure. Les deux faces ne se rencontrent jamais, l'une ignorant totalement l'existence de l'autre. Ici, il n'existe plus de naissance ou de fin d'un événement puisque qu'il devient cyclique, mais deux dimensions sont distinctes et ne se rencontrent jamais (les deux faces du ruban). Enfin, penchons-nous sur la fameuse boucle de Möbius : à l'aide d'une torsion sur cet anneau formé par le ruban, le parcours commençant sur une face passe obligatoirement sur l'autre. Ainsi, l'image bi-face originelle du ruban présente toute son ambiguïté sous la forme de Möbius, car la flèche du temps allant de la naissance à la fin d'un événement est mise bout à bout et fait se rencontrer deux dimensions auparavant bien distinctes. Cette boucle particulière relie donc des temps et dimensions différentes, se faisant révélatrice d'échelles spatio-temporelles entremêlées. Andreï Tarkovski, Christopher Nolan et David Lynch, au sein de leur cinémacerveaux aux structures éclatées, mettent en place une réflexion fastidieuse 108 pour le spectateur, qui concorde parfois avec cette figure de Möbius. Le


Le ruban >

Le ruban de Mรถbius >

Autre forme du ruban de Mรถbius >

Le triangle de Penrose >

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LYNCH David, 1997, < Lost Highway Fred répond à l'interphone et entend : « Dick < Laurent est mort »

Fred sonne à l'interphone et dit : « Dick Laurent < est mort »

TARKOVSKI Andreï, < 1983, Nostalghia

Les mains de Domenico tenant un briquet pour se < mettre le feu

Les mains d'Andreï tenant un briquet pour allumer 110

< la bougie


meilleur exemple est à notre sens la réalisation cinématographique de Lost Highway par David Lynch.63 En effet, l'incipit du film se répète sous un tout autre point de vue lors de la dernière scène du film. L'image qui crée cette épanadiplose64 est celle de l'interphone de Fred Madison, le protagoniste, et une voix qui lui annonce : « Dick Laurent est mort ». La boucle se forme à l'instant même où le spectateur comprend que cette voix appartient à Fred lui-même. Les deux extrémités du ruban sont ainsi recollées, puisque ce nouvel événement appelle à revisualiser tout le déroulé filmique pour essayer de comprendre. Cette séquence du dénouement de Lost Highway apporte également la clarification de l'intrigue. Le déroulement de l'histoire est divisé en deux parties bien distinctes dont le spectateur ne comprend que très peu le rapport. Dans la première partie du film est présentée l'histoire de Fred Madison, saxophoniste vivant avec sa femme dans une maison à l'ambiance sordide. Le héros de la deuxième partie est Pete Dayton, jeune homme vivant de sorties endiablées. Deux univers dichotomiques, dont le glissement de l'un à l'autre peut se faire lors de la scène où Fred est soumis à des hallucinations visuelles et lumineuses, récurrentes dans le cinéma de Lynch. Cet instant crucial et l'apparition des mêmes personnages (l'homme Mystère ou la femme de Fred) produisent la torsion du ruban, liant ainsi les deux destins en un seul : celui de Fred, qui existe à travers Pete. Si la structure narrative de ce chef-d’œuvre de Lynch correspond parfaitement à cette organisation du ruban de Möbius, c'est aussi le cas de façon moins évidente dans Nostalghia65 ou Interstellar.66 Nous pencher tout d'abord sur le cinéma de Tarkovski amène un regard moins absurde sur la boucle de Möbius. Dans le thème de la quête poétique et spirituelle ainsi que la transmission identitaire d'un personnage à l'autre, le cinéaste russe apporte aux deux faces du ruban deux personnages qui ne forment plus qu'un. Effectivement, après son immolation, le souhait de Domenico est réalisé par Gorbatchev, qui, tenant lui aussi une flamme, parvient à allumer la bougie avant de mourir. Le long plan final s'éloignant du héros agenouillé devant l'étang de sa terre natale, incrustée dans le décor de 63 |LYNCH David, Lost Highway, 1997 64 |Ce terme est utilisé pour définir une figure de style consistant en la reprise d'un élément, précédemment vu, à la fin d'une proposition. Appliquée à la littérature et au cinéma, on parle alors de « épanadiplose narrative », lorsque qu'un motif ou une scène suggère un renvoi à l'incipit, refermant le récit sur lui même (wikipédia) 65 |TARKOVSKI Andreï, Nostalghia, 1983 66 |NOLAN Christopher, Interstellar, 2014

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l'Abbaye, résonne ironiquement avec l'incipit, où il souhaitait de pas rentrer dans la chapelle : la boucle est créé. Dans Interstellar, c'est l'espace du Tesseract qui permet de faire le lien entre les deux dimensions, les deux faces du ruban, mais aussi le temps, qui forme la boucle avec le début du récit. En communiquant grâce à la gravité avec sa fille Murphy et son « ancien moi », Cooper ramène le spectateur au premier point de vue, celui de l'autre côté de la bibliothèque de la chambre de Murphy : la boucle temporelle se reforme de cette manière. Autrement dit, si Cooper ne s'était pas adressé de message à travers cette bibliothèque d'une autre dimension, il ne serait jamais parti en mission et n'aurait donc jamais découvert ce passage. Le système de boucle permet de mettre en évidence des éléments sous un nouveau regard puis de révéler leur résonances. Ces évènements prennent la forme d'objets, de figures spatiales, etc. et permettent une révélation, qui guide le spectateur vers un autre passage du film. La boucle est ainsi créée par plusieurs points reliés entre eux. Intervient alors la relation plus concrète que pourrait prendre ce système filmique avec l'architecture. La figure de la boucle de Möbius et son infinie continuité pourrait nous rappeler la manière dont Thomas Gordon Cullen s'empare des villes. S'intéressant au parcours, aux vues et au mouvement à l'intérieur de l'espace urbain, l'architecte urbaniste se penche sur la continuité. En parcourant ce qu'il appelle des « séquences de révélations », il met en place une vision sérielle de points de vue, en considérant que c'est « un moyen simple de montrer comment un type d’espace est directement lié à un autre par les éléments physiques »67. |Escher & Penrose Cette ostensible boucle temporelle, ajoutée à la notion de gravité, finit de fournir un des ingrédients favoris de Christopher Nolan : la relativité. Sans entrer dans les théories mathématiques, la relativité peut se révéler, de la même manière que le ruban de Möbius, plus accessible avec une représentation spatiale imaginaire. Les œuvres de Maurits Cornelis Escher68 explorent cette relation entre le temps, la gravitation et les différentes dimensions. Si Interstellar et son Tesseract pentadimensionnel 67 |CULLEN Thomas Gordon, The concise townscape, London, Architectural Press, 1961 112 68 |M.C. Escher (1898-1972) est un artiste néerlandais, connu principalement pour ses lithographies inspirées de faits mathématiques


NOLAN Christopher, 2014, Interstellar > Murphy pense qu'il y a un fantôme dans sa bibliothèque >

Dans l'Espace, Cooper découvre le Tesseract, où la chambre de Murphy est répétée en kaléidoscope, représentant le passé et le futur > Cooper comprend alors que c'est lui le « fantôme » de la chambre de Murphy >

Depuis ce passage, il peut communiquer avec Murphy, qu'elle soit enfant, adolescente, adulte>


NOLAN Christopher, 2010, < Inception

Arthur fait la démonstration de l'escalier de Penrose à < Ariane

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fait davantage penser à La maison aux escaliers69 ou à Relativité70, Inception adopte l'image de Montée et Descente71. Métaphore de la coexistence des différents mondes entre eux, l'escalier de Penrose72 fait se cotoyer plusieurs dimensions en une boucle. Cette illusion visuelle est mise en scène dans les rêves des héros du film, qui joue par la suite sur sa cassure. Comme l'explique Arthur à Ariane, l'escalier de Penrose est trucage de l'architecture, qui lui permet de « camoufler les frontières du rêve que l'on crée ». En effet, le triangle de Penrose ne constitue une boucle que sous un certain angle car, figure bidimensionnelle, il ne peut se construire dans la réalité tridimensionnelle. C'est donc toute l'ambiguïté de cette figure qui réside dans cette brisure : la possibilité d'être une boucle dans un monde onirique qui ne peut s'exporter dans la réalité. L'impossible architecture de la boucle découvre alors à un moment ou un autre la faille qui l'habite. Cette brisure de la figure de Penrose renvoie le spectateur à la fragilité de l'univers du rêve d'Inception, qui, sous un autre angle, révèle ses failles.

69 |ESCHER Maurits Cornelis, La maison aux escaliers, 1951, lithographie, 170 × 232 mm 70 |ESCHER Maurits Cornelis, Relativité, 1953, lithographie, 294 × 282 mm, Musée d'Israël, Jerusalem, Israël 71 |ESCHER Maurits Cornelis, Montée et Descente, 1960, lithographie, 355 × 285 mm, Musée d'art d'Idianapolis, Indianapolis, Etats-Unis 72 |L'escalier de Penrose est "conçu" par Lionel Penrose en 1958 d'après la figure impossible crée par son fils physicien Roger Penrose dans les années 1950 : le triangle de Penrose

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IV PROCÉDÉS DE RÉVÉLATION

2|LE MIROIR Le miroir, objet de fantasmes, de peurs et d'inquiétudes, se retrouve dans contes, histoires fantastiques ou fictions d'horreur depuis la nuit des temps. Sous forme de flaque, de lac, de miroir doré ou de vitrage réfléchissant, le reflet ne cesse de fasciner par l'image inversée qu'il renvoie. Que nous cherchons à y trouver le désir, la beauté, la peur, l'enfer ou le paradis, tout peut s'y trouver plongé, poètes et écrivains l'ont bien compris. Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l'embrasses des yeux et des bras...73

Le miroir est un outil d'admiration, qui amène la dualité entre la perception de soi et le reflet, l'image renvoyée aux autres. Narcisse, penché sur son reflet dans l'eau74, est à la quête de sa beauté, mais aussi, plus que cela, à la recherche de la vérité. Il souhaiterait pouvoir extraire ce reflet, dont il est tombé amoureux, de la surface miroir. Ce mythe s'actualise de nos jours, où nous sommes à la recherche d'une certaine vérité, que nous voulons extraire de la réalité. Ainsi, en architecture, Bernard Desmoulins annonce que « Nous recherchons dans l'architecture certains signes d'intemporalité. [...] En exploitant son reflet plus que sa réalité, dans un miroir ou dans un étang, on la fait basculer dans le monde de l'imaginaire et celui de la permanence. »75. Ici, nous comprenons que le miroir est un moyen de donner de la force à une réalisation, d'appuyer sa présence dans la réalité. Mais si le miroir possède cette énergie d'ancrage à la réalité, il donne également son basculement dans « le monde de l'imaginaire ». Entre vérité et imaginaire, l'ambiguïté du miroir se révèle.

73 |BAUDELAIRE Charles, L'Homme et la mer, Les Fleurs du Mal, Paris, Auguste Poulet-Malassis, 1857 74 |Le Caravage, Narcisse, Huile sur toile, 1569, 110 × 92 cm, Galerie nationale d'art ancien, Rome    75 |DESMOULINS Bernard, Si belle en ce miroir, avril 2019, Les rendez-vous design et 116 lumière, Paris


|La destinée « Et le miroir lui répondait: Vous êtes la plus belle du pays, Madame. Alors la reine était contente, car elle savait que le miroir disait la vérité. »76. Le fameux miroir de la marâtre de Blanche-neige ne peut mentir, renvoyant toujours à son interlocuteur la stricte vérité de la réalité. Celui qui plonge son regard dans les profondeurs du miroir cherche en son sein la connaissance de son intériorité. La recherche de la vérité intérieure d'un individu est le thème privilégié de Tarkovski. Ainsi, ses personnages se questionnent sur le sens de leur vie. Cette quête de sens est présente dans l'esprit d'Andreï Gorbatchev, personnage principal de Nostalghia, que le spectateur constate triste et errant, jusqu'à sa rencontre avec Domenico. C'est lors de la séquence de sa visite dans la maison en ruine de Domenico que commence à naître, de l'échange entre les deux hommes, une fascination mutuelle. Domenico, ermite reclus de la société car considéré comme fou, et Andreï, se sentant étranger à cette atmosphère dans laquelle il n'est pas né. Le lien se crée entre les hommes dans cette scène bien plus fortement que ne le soupçonne le spectateur au premier coup d’œil. A plusieurs reprises, Andreï et Domenico se dévisagent seuls à travers le reflet d'un miroir sale, accroché aux murs décrépis de la maison de l’ermite. Domenico observe en détail son visage, le tournant sous toutes les coutures. Puis, dans un autre plan, il fixe de la même manière Andreï, révélé après un travelling vers la droite. Ce procédé filmique permet de passer de l'image portrait de Dominico à celle d'Andreï, avec leur port de tête tous deux tourné de trois quart vers l'autre. Ce plan renvoie donc particulièrement à la notion de reflet, puisque la position d'Andreï est parfaitement calquée sur celle de Domenico, mais en inversée. Ce mouvement de travelling pourrait donc être interprété de différentes manières, traçant le futur lien profond entre les deux personnages. Nous pouvons avancer que c'est à cet instant même que Domenico trouve en Andreï l'homme qui pourra prendre sa relève, une fois son sacrifice accompli. Dans l'intimité de ce lieu en ruines (à l'image de celui qui l'habite), se scelle alors ce pacte silencieux. 76 |GRIMM Jacob et Wilhelm, Blanche-neige [Schneewittchen], Contes de l'enfance et du foyer [Kinder- und Hausmärchen], Allemagne, 1812

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La figure du miroir ne ré-intervient que trente minutes plus tard dans le film, et se propose à Andreï sous la forme d'une armoire abandonnée dans la rue. En tirant le battant-miroir vers lui, il découvre avec stupeur que son reflet est celui de Domenico. La transmission de cette image intervient comme révélatrice de l'âme d'Andreï : son esprit appartient désormais à la vérité qui était propre à Domenico. Cette vision dans le miroir permet donc au protagoniste de prendre conscience de ce qui l'habite réellement, de la direction qui pourrait le sortir de sa mélancolie : réaliser le vœu auquel Domenico aspirait. D'une certaine manière, cette scène décide la fin du film, puisqu'elle décide Andreï à l'action, à cet ultime parcours dans les bains thermaux. La vérité vue dans le miroir prend chez Tarkovski un sens prophétique, et guide la réalité vers son implacable destin. Plus que l'introspection, le reflet induit la direction. Le funeste destin de Laura Palmer (Twin Peaks, Fire walk with me), indiqué par ses visions et objets autour d'elle, ne lui parvient nettement qu'à travers son subconscient. Ses cauchemars lui indiquent le lieu de passage vers une mort certaine, la Red Room, à laquelle elle accède depuis la porte peinte dans le tableau de sa chambre.77 David Lynch ne recourt pas particulièrement à l'usage des miroirs en temps qu'objets dans son œuvre cinématographique. Nous pouvons cependant déceler le fonctionnement en reflet dans plusieurs mises en scène. Si nous prenons la définition partielle du mot reflet, il s'agirait d'une image tirée de la réalité, retransmise à notre œil avec toutes ses caractéristiques (couleurs, aspects, mouvements) simultanément. Le tableau de Laura Palmer, bien que ne réfléchissant pas de manière inversée comme le ferait un véritable miroir, se comporte de la sorte dans son rêve. Ainsi, sortant d'un cauchemar et croyant être revenue à la réalité, Laura se lève de son lit et se dirige vers sa porte de chambre pour l’entrebâiller et y passer sa tête. Lorsqu'elle se retourne vers le tableau, elle s'aperçoit que dans la porte entrebâillée (qui est peinte) se trouve sa main et son ombre, exactement dans la même position qu'elle tient sa propre porte de chambre. Le spectateur se rend alors compte que le tableau a intégré l'image de Laura en temps réel, et que, lorsqu'elle regarde dans la cage d'escalier en sortant la tête de l'encadrement de sa chambre, il fait lui même apparaître sa tête dans l’entrebâillement de la porte. Il conviendrait 118 77 |c.f La porte et L'entrouvert, page 61


TARKOVSKI Andreï, 1983, Nostalghia >

Domenico se dévisageant dans le miroir >

Domenico dévisageant Andreï >

Après un travelling, Andreï dévisageant Domenico >

Andreï découvrant le reflet de Domenico à la place du sien >

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LYNCH David, 1992, Twin < Peaks, Fire walk with me

Laura Palmer, après avoir entrouvert sa porte de chambre, regarde le tableau accroché derrière < elle

Elle aperçoit alors sa silhouette à l'intérieur du tableau, dans l'embrasure < de la porte peinte

L'autre Laura la regarde avec air triste, avec, en arrière-plan, les rideaux de < la Red Room 120


logiquement que son image soit retransmise à partir de la cage d'escalier, mais, en la scrutant, l'adolescente n'y décèle aucune bizarrerie. Mais alors qu'en est-il de la signification de ce reflet dans le tableau ? Lorsque Laura, dans son rêve précédent, est entrée par cette porte peinte, après plusieurs autres portes successives, la Red room lui est apparue. Le fait que, en entrebâillant sa porte de chambre, et donc en regardant en dehors de celle-ci, le reflet de Laura soit représenté comme regardant à l'extérieur des pièces conduisant à la Red room n'est pas anodin. Cette mise en abîme semblerait envoyer au spectateur le message que Laura se trouve dans la Red room et en entrebâille la porte. La chambre de la jeune fille serait-elle directement liée à la Red room et donc à sa future mort ? David Lynch nous le confirme par le plan poitrine suivant : quand Laura se retourne encore une fois vers la cage d'escalier et le spectateur, les obsessionnels rideaux rouges se trouvent en arrière plan. Par ce cauchemar du tableau, Laura Palmer se rend davantage compte qu'un danger la guette, sans savoir lequel. Là encore, la figure du miroir alerte celui qui s'y regarde sur la vérité qui lui échappe dans le monde réel. Pour Andreï Gorbatchev et Laura Palmer, la figure du miroir leur permet d'observer leur dualité intérieur. Par cette révélation, ils peuvent alors comprendre ce à quoi ils sont destinés. Le miroir est ainsi révélateur d'un espace de passage. Ce même passage, qui, nous l'avons vu, les emmènera vers une autre dimension par la suite. |La métamorphose Bien plus que le reflet d'un moi intérieur, le miroir extrait la réalité pour en révéler quelles autres dimensions s'y cachent. Ainsi, le rideau rouge dans le dos de Laura Palmer (Twin peaks, Fire walk with me) n'est pas sans rappeler les fantômes et esprits apparaissant ou disparaissant seulement dans les miroirs des films d'horreur. Sous prétexte qu'elles n'appartiennent pas à la même dimension que le protagoniste humain, ces entités ne sont visibles que d'un côté du miroir : dedans ou devant. Les miroirs se font alors révélateurs de mondes aux perspectives spatiales et temporelles différentes. A l'instar de Le Miroir78, film mettant en scène deux histoires face à face, l'image-cristal du miroir intervient comme portail visuel entre 78|TARKOVSKI Andreï, 1975, Le miroir [Зеркало]

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plusieurs dimensions. Le passage dans un miroir se rapporte à l’œuvre de Lewis Caroll, qui fait passer Alice d'une réalité banale et ennuyeuse à son Pays des Merveilles en traversant la glace79. Ce changement d'univers d'un personnage est visible dans Inception, lorsque Nolan met en scène la transformation d’Eames en Peter Browing. Cette transformation n'est qu'imaginée, puisque dans l'espace du rêve le déguisement est facilité. Eames en est un expert, et doit se faire passer pour l'oncle de Robert Fisher (cible de la mission de l'inception) sous ses yeux. Dans cette scène, l'univers vu dans les miroirs correspond alors à la représentation rêvée que Robert Fisher a. Faite de plans entrecoupés, il s'avère qu'à chaque nouvelle prise de vue l'un des reflets d'Eames se transforme en Peter, jusqu'à ce que l'apparence de celui-ci remplace totalement Eames. Les miroirs apportent ici, au delà de leur pouvoir esthétique, une meilleure compréhension au spectateur, qui comprend que l'image bascule lentement dans la représentation que se fait Robert Fisher de ce rêve. En métamorphosant un à un le personnage, ils tracent le chemin vers l'autre vision de ce moment, mettant en avant le paradoxe actuel/virtuel, force de l'image bi-face80. Le miroir comme révélateur de paradoxe réel/rêvé est également présent dans Inception, dans la séquence où Ariane essaye pour la première fois de créer des espaces à l'intérieur d'un rêve. Christopher Nolan imagine la recréation du pont de Bir-Hakeim (Paris) à partir d'un jeu de miroir. En faisant pivoter deux énormes glaces face à face, Ariane fait se multiplier un jeu de colonnes, qui, après qu'elle ait brisé un des miroirs, dessinent la célèbre structure. Survient alors soudainement dans l'esprit de Cobb les souvenirs de moments passés avec sa femme Mall sur ce pont à Paris. C'est alors que la projection de celle-ci intègre le rêve, connaissant l'endroit existant81. Ariane, ignorant la règle de ne jamais construire dans un rêve un espace existant dans la réalité, se retrouve donc attaquée par ce rêve. Ici, la révélation du miroir, le reflet créé, a servi à Ariane pour intégrer un décor réel, le pont de Bir-Hakeim. La figure du miroir sert alors à faire basculer la réalité dans le rêve, rendant le rêve paradoxal par cette insertion. 79 |CAROLL Lewis, De l'autre côté du miroir [Through the Looking-Glass, and What Alice Found There], 1871 80 |La figure bi-face du miroir est selon Deleuze la figure parfaite d'image-cristal, (c.f page 49) 81 |Les projections, personnes virtuelles, sont capable de retrouver les rêveurs si ceux-ci utilisent dans la construction de leur rêve des endroits existant déjà. C'est d'ailleurs pour cette raison que Cobb engage Ariane, afin qu'elle puisse imaginer de nouveaux endroits, 122 inconnus de Mall.


NOLAN Christopher, 2010, Inception > La transformation d'Eames, mise en scène dans les miroirs >

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La poétique de la maison selon Gaston Bachelard >

Le grenier symbolise l'élévation spirituelle

La chambre symbolise un lieu de trésors et de secrets Monter un escalier symbolise l'accès à plus d'intimité

Le rez-de-chaussée symbolise la sphère sociale La cave symbolise l'inconscient

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IV PROCÉDÉS DE RÉVÉLATION

3|L'ESCALIER L'escalier, formidable invention permettant de s'élever dans un moindre effort, a souvent été symbole de puissance. Palais, temples et parlements se rapproche de cette façon du ciel, accessibles après de nombreuses volées de marches. L'Homme aime à se tenir en hauteur pour montrer son importance. La monumentalité de ces premières marches de pierre lui permettent alors de passer de la terre ferme à un monde plus élevé, topologiquement et socialement. L'escalier intérieur, quant à lui, pièce d'organisation spatiale fondamentale dans une maison, permet à l'habitant d'accéder à des niveaux d'altitudes supérieurs ou inférieurs à sa position initiale. La maison est alors un lieu qu'il aborde sur le plan horizontal mais aussi sur le plan vertical. Véritable pièce maîtresse d'architectures, l'escalier possède également une vraie place dans le cinéma : L’escalier est un lieu de passage et de transition, un décor récurrent, un motif se prêtant aux mouvements de caméra, aux plongées/contreplongées, aux rencontres fortuites et succinctes. Il peut devenir ligne de fuite ou objet de symétrie, avoir une valeur scénique ou symbolique.82

Entre montées et descentes, passage d'un étage à l'autre, découverte des paliers, la figure de l'escalier permet au cinéma d'exprimer le lien ou le paradoxe entre différents mondes superposés. |Ascension L'escalier et la succession des étages entre la cave et le grenier fait de la maison un parcours ascensionnel, que Gaston Bachelard décrit dans La poétique de l'espace83. Ce qui est intéressant dans la figure de l'escalier est peu la matérialité ou la forme de cet objet architectural. Il induit en effet un élément qui est bien plus important : le mouvement qu'il produit. Effectivement, un escalier est fait pour être emprunté par un individu qui désire monter à l'étage ou en descendre. En parlant de l'escalier 82 |FANARA Jonathan, Les escaliers au cinéma : un motif tout sauf innocent, pour Le mag du ciné, juin 2019, url : https://www.lemagducine.fr/cinema/dossiers/les-escaliers-cinema-dossier-hitchcock-wilder-de-palma-10014426/#:~:text=L'escalier%20est%20un%20 lieu,une%20valeur%20sc%C3%A9nique%20ou%20symbolique. 83 |BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1961

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domestique, Gaston Bachelard convient que les deux mouvements (monter ou descendre) n'ont pas la même signification. Si nous prenons l'exemple de la maison traditionnelle, il est courant que l'escalier qui l'habite fasse se rejoindre un rez-de-chaussée convivial et une chambre plus intime à l'étage. De ce constat, La poétique de l'espace compare l'action de monter un escalier à celle d'accéder à plus d'intimité, de s'éloigner de la sociabilité. Le mouvement de descente révèle l'entrée dans une sphère publique, dans un groupe. Un escalier apparaît furtivement dans INLAND EMPIRE lors du parcours de Nikki pour aller s'entretenir avec celui que nous appellerons « détective » (notre héroïne se confie à lui sur tout ce qui lui paraît étrange autour d'elle). « Putain ça grimpe pour arriver jusqu'ici. » : Nikki monte un escalier à quart tournant, filmée par une caméra portée, la précédant dans les marches. La séquence est particulièrement sombre et les quelques fenêtres n'apportent que la faible clarté de la nuit. Lorsqu'elle pénètre dans le petit espace de ce qui pourrait être le bureau décrépi du détective/psychologue, celui -ci referme la porte derrière elle, les plongeant encore plus dans l'obscurité. Nikki se met alors à lui parler, bien que celui-ci ne prononce aucun son de toute la scène. Elle se confie, dans son monologue, sur toutes les horreurs qui lui sont arrivées, plaçant d'avantage l'homme dans un rôle de psychologue que de détective. L'obscurité et cette confession donnent à cette scène une atmosphère très intime, à laquelle le spectateur est presque gêné d'assister. Le silence de l'homme et les gros plans portés tremblants sur Nikki font ressortir ce malaise, puisque le spectateur se sent forcé d'être son confident. L'escalier délabré débouchant sur cette scène intime s'aligne donc avec la théorie de Bachelard, d'autant plus que nous pouvons considérer cet étage au-dessus de la salle de cabaret, apparaissant plus loin dans le film déstructuré. David Lynch fait ici passer Nikki d'une scène dans une sphère publique à un recoin de confession intime, par le moyen d'une ascension. Se rapportant à cet escalier, séparant le rez-dechaussé à l'ambiance de fête du petit local angoissant, le réalisateur place la figure de l'escalier comme passage entre deux entités opposées. |Superposition

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Par la montée de ces escaliers qui provoque le basculement vers un univers décalé, nous vient alors en tête la notion de superposition. La superposition


révèle des éléments posés les uns sur les autres, et donc les uns au-dessous des autres. Quoi qu'il en soit, l'exemple de la maison superpose des étages entre eux pour créer sa circulation verticale. Gaston Bachelard voit dans cette organisation spatiale un enchaînement graduel des mondes, « s'élevant des plus terrestres et aquatiques profondeurs jusqu'à la demeure d'une âme croyant au ciel. »84. Cet enchaînement des mondes, dans la montée ou la descente, est l'élément même que Christopher Nolan utilise dans la structure narrative d'Inception. Pour parler de la figure de l'escalier dans ce film, nous nous accrochons donc à la notion de mouvements transitoires entre un étage et l'autre. Dans Inception, nous pouvons avancer que chaque étage correspond à un univers, une dimension. Même si le récit est complexifié par ces différents plans oniriques simultanés, la variété des décors et les indications explicites guident le spectateur. En effet, les différents niveaux des rêves (lors de rêves imbriqués) sont expliqués, par les personnages d'Inception, comme différentes couches les unes par dessus les autres. Cela crée chez le spectateur une image mentale de plusieurs paliers, à la manière d’étages d’un immeuble. A chaque fois qu’un personnage « tombe » endormi, il bascule un étage plus bas. Cette image mentale provient également de la mise en scène des indices dans les rêves, qui témoignent d’un mouvement dans la réalité du film. Nous pouvons par exemple penser aux lanternes qui bougent et qui font lever les yeux aux héros, mais aussi à l’avalanche, à la pluie, etc, qui sont autant de signes du réel qui se répercutent dans les rêves, et qui arrivent par au-dessus. Une des scènes les plus impressionnantes est celle de l’eau qui surgit des fenêtres du pavillon de Saito et engloutit Cobb en se déversant sur lui, car il est plongé dans une baignoire dans le rêve d’au-dessus. Il est donc indéniable que les rêves sont organisés tels des étages superposés, et que le voyage de celui qui se réveille des différentes strates de rêves est ascensionnel. Cette construction mentale rappelle ostensiblement le « gratte-ciel idéal ». Cette caricature, de 1909, figure dans New York délire, où Rem Koolhas se livre à une critique de la prolifération des étages créant les grattes-ciels de Manhattan. L'arrivée de l’ascenseur permet selon lui une déconnexion totale entre les atmosphères de chaque niveau.

Chacun de ces niveaux artificiels est traité en site vierge, comme si les autres

n'existaient pas, pour délimiter un domaine privé composé d'une maison de campagne 84 |Ibid. p.40

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entourée de ses dépendances, écuries, communs pour les domestiques, etc. Les villas proposées sur les quatre-vingt-quatre plates-formes reflètent une gamme d'aspirations sociales allant du rustique au seigneurial ; l'alternance appuyée de leurs styles d'architecture, les variantes dans la disposition des jardins, des points de vue, etc. contribuent à créer un style de vie différent et, donc, une idéologie implicite différente, à chaque arrêt de l'ascenseur, le tout soutenu dans la plus parfaite neutralité par l'ossature. La « vie » à l'intérieur de l'édifice est pareillement fractionnée, au quatre-vingt-deuxième niveau, un âne recule devant le vide ; au quatre-vingt-unième, un couple cosmopolite hèle un avion. Les événements qui interviennent à chaque étage sont si brutalement découpés qu'il est inconcevable qu'ils puissent participer d'un même scénario.85

Nous assistons, par cette caricature des premiers gratte-ciels et leurs ascenseurs, à l'explication de l'univers qu'incorpore Nolan à Inception. Chaque rêve occupe entièrement et avec toutes ses caractéristiques son niveau, et si, comme un habitant entendrait la machine à laver du voisin du dessus, des bribes de ces rêves traversent parfois les étages, ils restent malgré tout indépendants les uns des autres. Il est donc naturel de rapprocher cette organisation en empilement des mondes oniriques de la caricature du gratte-ciel et son ascenseur. De plus, nous retrouvons dans le subconscient de Dom Cobb cet ascenseur, lui servant à enfermer au plus profond de lui-même le souvenir de la mort tragique de sa femme. L'escalier prend toute sa forme d'ambiguïté lorsque qu'il est question de son usage : changer d'étage. Que ce soit alors dans le mouvement de ce changement d'étage (monter ou descendre) ou dans la superposition de ces étages, la figure incorpore de nouvelles facettes de la réalité.

85 | KOOLHAS Rem, tard. Catherine Collet, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Editions Parenthèses, 2002, p.85


Superposition des mondes d'Inception

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CONCLUSION Notre existence au monde en tant qu'êtres pensants guide notre conscience bien au-delà de celle de notre corps. Il n'en faut pas plus pour réaliser que, assis dans une salle de projection, notre esprit en est absent. Que, assis dans un canapé, nos yeux ne voient déjà plus les limites de l'écran. Une simple concentration sur le son sortant des hauts-parleurs, sur la lumière s'échappant du projecteur, et ces objets s'évaporent dans le mouvement continu qu'ils créent. Entouré d'une architecture acoustiquement et morphologiquement innovante, le spectateur se délecte d'un tout autre univers, à vingt mille lieux de son luxueux siège de velours rouge. Le regard rivé sur l'écran, sa coquille corporelle vide laisse présager le télescopage de son esprit. En effet, la réalité matérielle du cinéma, présente dans cet espace de l'écran, habillée des halos d'un rétroprojecteur, n'est pas ce qui fascine le spectateur. Ce qui est fascinant, c'est l'effet de caméra et de montage, qui met en branle le récit et développe l'imaginaire. Cette création confère au réalisateur le pouvoir de faire de l'architecture. En jouant avec continuité et limites, l'architecte place, dans l'espace vierge, autant de mondes qu'il le souhaite. Lumière, atmosphère, matière, sons, vues, cadrages, seuils, hauteur, angles, courbes, reflets, parcours, etc. Autant d'éléments qui, assemblés, créent des emboîtements, des lieux contrastant ou se complétant. L'architecte crée à son tour des lieux télescopés, que le parcours du visiteur dans un édifice dévoile. Mouvement, récit, transmission, décor : le monde du cinéma résonne dans celui de l'architecture, et inversement. Ces résonances épistémologiques appuient les relations que quelques brillants réalisateurs entretiennent étroitement avec le télescopage architectural. Le télescopage de la salle de cinéma jusqu'à l'univers même du film est d'une puissance irrésistible lorsque l'imaginaire en appelle sans cesse à notre réflexion. Le « cinéma-cerveau », terme de Deleuze, désigne bien ce maintien en haleine constant de notre organe pensant, lors de son entrée dans les univers controversés de Tarkovski, Nolan et Lynch. Les trois réalisateurs nous plongent au sein même du rapport ambiguë d'une réalité à sa virtualité, d'un monde à un autre, d'un espace à un

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autre. En recourant à des procédés filmiques de montage, effets spéciaux et mouvements de caméra, les trois cinéastes décident d'incorporer d'autres dimensions à la réalité. Leur intérêt pour le temps, l'univers et la conscience identitaire font traverser à leurs personnages plusieurs mondes, emboîtés les uns dans les autres. Il peuvent être au nombre de deux ou plus, mais gardent toujours entre eux ce pouvoir de télescopage. Nous découvrons donc ces différents mondes comme autant d'espaces à part entière, avec leurs propres particularités. Le voyage d'un monde à l'autre est rendu possible par l'utilisation de portails, présents chez nos trois réalisateurs sous forme d'espaces architecturaux. En effet, convoquée au sein des trois cinémas-cerveaux choisis, l'architecture apparaît sous son sens large : figure s'inscrivant dans l'espace. Ces figures spatiales sont tantôt éléments architecturaux quotidiens (la porte, le miroir, l'escalier), tantôt des architectures fantasmées (le labyrinthe, la boucle, le passage), et abordent toute l'ambiguïté résidant dans le télescopage d'un monde à l'autre. David Lynch, Christopher Nolan et Andreï Tarkovski dessinent ainsi dans leurs œuvres cinématographiques des figures spatiales, permettant confusion ou révélation, et se regroupant en plusieurs typologies. Ainsi, les labyrinthes s'apparentent à des lieux de désorientation, au sein desquels se jouent la découverte d'un trésor ou l'assouvissement d'un désir. Lorsque les personnages de film se perdent dans ces dédales, toute leur ambiguïté apparaît. La conscience même des héros est affectée, exprimant toute la dualité entre l'intérieur et l'extérieur du labyrinthe. Le passage est la figure même de la dualité, regroupant et rejetant en même temps les deux mondes opposés qui l'entourent. Nous avons identifié le passage comme un lieu à part entière où se jouerait cette ambiguïté. Mais le mouvement du passage d'un espace à l'autre habite l'ensemble des figures rencontrées. Ainsi, la porte témoigne aussi du passage d'un lieu à un autre, jouant entre rencontre et rassemblement des opposés. Ces espaces dessinent dans le cerveau du visiteur et du spectateur une grande confusion, que certaines images mentales peuvent éclaircir. Au delà des entre-deux créés par les procédés de confusion, certains objets font apparaître leur confrontation. C'est le cas de la figure de la boucle, qui est créée dans l'esprit du spectateur lors du rattachement d'un détail du film à un autre. Le miroir, quant à lui, a le pouvoir de révéler l'autre 132 dimension en face de la réalité. En une image, le spectateur perçoit ainsi


les deux mondes, aidant sa réflexion concernant l'intrigue. Enfin, l'escalier se montre comme un parfait compartimentage des mondes, rendant leurs rapports plus accessibles au spectateur. Ces grands réalisateurs du cinéma s'inscrivent dans la lignée de ceux qui utilisent l'espace pour rassembler les mondes entre eux : les architectes. En dessinant les paradoxes ambivalents au télescopage, Lynch, Nolan et Tarkovski se sont fait architectes de l'ambiguïté.

L'espace architectural présente un caractère double en ce qu'il est à la fois dans

l'univers physique et hors de lui. [...] L'architecture contemporaine privilégie une ambiguïté qui semble refléter la complexité et la versatilité du monde actuel.86

Comment se comporte l'Architecture par rapport à ce télescopage, inhérent à notre existence au monde ? Par quelles autres typologies d'espaces est retransmise toute l'ambiguïté décelée dans la boucle, la porte, l’escalier, le miroir, le passage et le labyrinthe ? Comment les architectes peuvent-ils s'emparer de toute l'actualité de notre époque à travers ces télescopages ? Comment les sublimer ?

86 |DAVID Paul-Henri, Le Double langage de l'architecture, L’œuvre et la psyché, Paris, L'Harmattan, 2003, p.143

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ICONOGRAPHIE

page 21 : [captures d'écran] LUMIERE Auguste et Louis, 1895, Arrivée d'un train en gare de la Ciotat page 22 : [captures d'écran] WELLES Orson, 1940, Citizen Kane page 35 : [captures d'écran] RAY Man, 1929, Mystère du château de Dé, VERTOV Dziga, 1929, L'homme à la caméra et MELIES George, 1902, Le Voyage dans la lune page 36 : [captures d'écran] VERTOV Dziga, 1929, L'homme à la caméra page 41 : CITROEN Paul, Metropolis, 1923, Photographie du collage,76,5 x 58,5 cm, Prentenkabinet der Rijksunversiteit, Leiden, Pays-Bas, url : https://www.catawiki.eu/l/21730185-paul-citroen-1896-1983-metropolis-1923 et [capture d'écran] LANG Fritz, 1927, Metropolis page 42 : [captures d'écran] LANG Fritz, 1927, Metropolis, SCOTT Ridley, 1982, Blade Runner et BESSON Luc, 1997, The Fifth Element page 47 : [captures d'écran] KUBRICK Stanley, 1980, Shining page 52 : [photo retouchée] Portrait d'Andreï Tarkovski, photographe inconnu url : https://www.cinematheque.fr/article/1083.html page 55 : [captures d'écran] TARKOVSKI Andreï, 1979, Stalker page 56 : [captures d'écran] TARKOVSKI Andreï, 1983, Nostalghia page 59 : [photo retouchée] Portrait de David Lynch, photographe inconnu url : https://nofilmschool.com/david-lynch-breakdown page 61 : [captures d'écran] LYNCH David, 1992, Twin Peaks, Fire walk with me page 62 : [captures d'écran] LYNCH David, 2006, INLAND EMPIRE page 65 : [captures d'écran] LYNCH David, 2006, INLAND EMPIRE page 66 : [photo retouchée] Portrait de Christopher Nolan, Shutterstock Denis Makarenko url : https://www.shutterstock.com/fr/g/makarenkodenis page 69 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 70 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 73: [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2014, Interstellar page 79 : [captures d'écran] MENZIES William Cameron, 1953, The Maze, KUBRICK Stanley, 1980, Shining et NATALI Vincenzo, 1997, Cube page 80 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 83 : [captures d'écran] TARKOVSKI Andreï, 1979, Stalker 139 page 84 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception


page 87 : Maître des Cassoni Campana, Thésée et le Minotaure, 15001525, huile sur panneau de bois, 69x155 cm url : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Ma%C3%AEtre_des_Cassoni_Campana_-_ Th%C3%A9s%C3%A9e_et_le_Minotaure_-_1500-1525.jpg et [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 88 : [photos retouchées] SIBOUT Isabelle, Passages couverts, série photographies numériques, 2016 page 91 : [captures d'écran] LYNCH David, 1992, Twin Peaks, Fire walk et NOLAN Christopher, 2014, Interstellar page 92 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 95 : [captures d'écran] LYNCH David, 2006, INLAND EMPIRE page 101 : [captures d'écran] LYNCH David, 1992, Twin Peaks, Fire walk page 108 : [captures d'écran] LYNCH David, 1997, Lost Highway et TARKOVSKI Andreï, 1983, Nostalghia page 111 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2014, Interstellar page 112 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page117 : [captures d'écran] TARKOVSKI Andreï, 1983, Nostalghia page 118 : [captures d'écran] LYNCH David, 1992, Twin Peaks, Fire walk page 121 : [captures d'écran] NOLAN Christopher, 2010, Inception page 127 : Photomontage inspiré de Rem Koolhas, avec captures d'écran de NOLAN Christopher, 2010, Inception page 128 : [photo retouchée] KOOLHAS Rem, Illustration tirée du livre New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Editions Parenthèses, 2002, p.83

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ANNEXES FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 1 KAROLYI Elisabeth, L’Influence du cinéma sur l’architecture, le cas de Jean Nouvel, Université Paris, Panthéon Sorbonne, septembre 2002 Ce travail, réalisé en 2002 par Elisabeth Karolyi, étudiante à la Sorbonne, questionne la relation entre le cinéma et l’œuvre de l’architecte Jean Nouvel. C’est un travail de mémoire de maîtrise d’histoire de l’art, présenté donc sous la forme d’un texte argumentaire organisé en plan. Cet écrit a pour but d’être évalué en tant que travail d’étudiant, mais apporte aussi de nouvelles connaissances à un public plus large. Ce public se restreint néanmoins à des personnes déjà intéressées et averties par le domaine de l’architecture et/ou du cinéma, bien que le langage utilisé reste relativement accessible. Pour parvenir à la question « quelle influence le film exerce-t-il sur l’architecture ? », l’étudiante déroule sa réflexion en trois parties, analysant divers ouvrages d’architecture et de cinéma puis interviews de l’architecte dont il est question dans ce travail de recherche. La première partie situe l’ancrage historique de la rencontre de l’architecture et des autres arts. L’étudiante prend l’exemple des premiers arts pénétrant une architecture : les arts ornementaux. Les fresques intérieures seraient en effet l’intrusion des arts picturaux au sein même de l’architecture. Selon Jean Nouvel, les arts sont fondamentaux dans l’accompagnement de l’architecture. « Il estime que les disciplines artistiques s’enrichissent mutuellement. » (page 15), et trouve qu’il est important que les architectes puissent se former à plusieurs façons de voir ce qui les entoure, comme par exemple la photographie ou le cinéma. L’art apporterait à l’architecture la liberté qu’elle n’a pas à cause de ses nombreuses contraintes. C’est pourquoi l’architecte trouve leur mélange intéressant. Jean Nouvel a la volonté de vivre bien ancré dans son époque avec ses évolutions technologiques et visuelles : « Notre temps est celui des images » (page 24). La deuxième partie introduit la question de l’image animée dans l’architecture et les effets du cinéma sur la structure de l’architecture. Celle de Jean Nouvel crée de « multiples images de types et de supports différents » (page 24), la plupart du temps en mouvement. L’architecte revendique dans tous ses discours son lien avec le cinéma. Avec l’apparition

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de pans de façades tout en verre, les architectes ont commencé à créer des « écrans ». Les architectes ayant recours à cette utilisation du verre, tel que Le Corbusier, Norman Foster ou Franck Lloyd Wright, sont conscients du rôle de réflexion que le matériau du verre possède. Les images sur les bâtiments peuvent être produites de différentes manières : - reflet sur une façade en verre - intégration d’un écran dans l’architecture - inscriptions et sérigraphie - animation mécanique de la façade - éclairages, projection d’images ou de vidéos Selon Jean Nouvel, toutes ces images font référence au cinéma. Il explique cette relation entre architecture et cinéma par le fait que « l’architecture est une production d’images »(page 27). Ainsi, l’architecte va toujours chercher des images cinématographiques lorsqu’il va concevoir un projet. Ces images peuvent être créées selon 3 processus différents : - la citation d’images, qui se traduit par le fait de projeter ou de coller une image bidimensionnelle sur une façade - la mise en valeur de points de vue et de cadrages, ce qui est indissociable du travail de Nouvel : pour chaque réalisation, il va vouloir « capturer » une vue particulière, jusqu’à dépasser les limites de hauteur du PLU. Le champ lexical de ses réalisations architecturales regroupe les termes cinématographiques « séquence », « cadrage », « plongée », « contreplongée », « zoom », « profondeur de champ », « panoramique », « travelling ». - la création d’images, ou le principe de la « façade écran », qui peut être une paroi de verre ou un dispositif qui présente par exemple une sérigraphie. Dans cette seconde partie, l’étudiante fait donc état de la relation de Jean Nouvel avec les images bidimensionnelles qu’il appose à son architecture, en montrant par ce biais à quel point l’architecture est « redevable aux autres disciplines artistiques ». Dans sa troisième partie, Elisabeth Karolyi entre au sein du bâtiment, pour ne plus seulement parler de bidimensionnalité et d’images que renvoient les façades, mais pour analyser comment l’image de la spatialité crée un rapport cinématographique avec l’intérieur d’une architecture. Pour cela, elle pose d’abord la question de la conception de l’architecture par rapport au cinéma : de quelle manière cet art y joue-t-il un rôle ? En retraçant un historique des créations architecturales, nous observons que leur conception à toujours été influencée par des mouvements de religions, de politique puis de savoir-faire. Par exemple, 142


à l’apparition du dessin en perspective, la volonté des architectes a été de recréer le parfait angle de vue pour le visiteur, avec le plus souvent des architectures symétriques avec des lignes fortes. L’étudiante utilise le terme d’ « espace dynamique » concernant l’époque contemporaine de l’architecture. En effet, les points de vue guidant un parcours au sein d’une architecture sont la particularité à laquelle le visiteur fait le plus souvent face au sein des constructions récentes. Le Corbusier utilise le terme de « promenade architecturale ». Pour parler d’autres termes utilisés dans l’architecture contemporaine, l’auteure cite deux films du début du XXème siècle qui racontent des créations architecturales existantes : Architecture d’aujourd’hui de Pierre Chenal et Les mystères du château de Dé de Man Ray. La critique faite sur ces œuvres cinématographiques est qu’elles avaient le but de couvrir tous les ressentis qu’un visiteur puisse avoir en pénétrant dans chacune des œuvres. Or, nous pouvons aujourd’hui dire que certains éléments tels que l’aspect temporel de l’architecture ou les sensations spatiales ne peuvent être véhiculées au travers d’un film. Quoi qu’il en soit, l’utilité de ces films et des autres films faisant le portrait d’architectures ont influencé le vocabulaire que l’on emploie dorénavant pour décrire un espace architectural. Toujours en retraçant de manière chronologique les événements qui ont participé à un changement de conception ou de description d’un élément architectural, nous observons les progrès technologiques. Ainsi, passer à la conception grâce à des logiciels en trois dimensions permet aux architectes d’avoir une connaissance pro-projet des différents points de vues à exploiter et de quelle manière ils vont le faire, pour produire l’expérience du mouvement au sein de leur édifice. Les apports techniques et l’apport de l’image par le cinéma sont néanmoins mis à distance par l’auteure. Nous pouvons effectivement trouver dans le cinéma tout l’aspect atmosphérique et émotionnel qui n’est pas présent dans une conception en trois dimensions. Le côté humain n’existe que dans l’histoire de l’architecture, qui peut être présentée grâce au cinéma. L’art cinématographique est donc plus évident comme influence pour la conception architecturale. « La valeur artistique d’une grande architecture ne repose pas sur son existence matérielle mais sur les images et les émotions qu’elle évoque à son observateur » Juhani Pallasmaa1. Le cinéma peut également servir de référence à un projet, comme le serait le film Der Strange der Dinge (L’Etat des choses) de Wim Wenders, dont Jean Nouvel se serait inspiré pour son projet de Nogent-sur-Marne 1 |PALLASMAA Juhani, The Architecture of image, Existencial space in Cinema, Rakennustieto Publishing, édition de 1999

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en 1987. Le réalisateur met dans ce film en scène des endroits délaissés et abandonnés, que l’on cacherait normalement lors d’un tournage. L’architecte s’est servi de cette façon de filmer peu commune pour lui aussi mettre en évidence les aspects de l’usine abandonnée présente sur son site, à l’aide de sols vitrés, de projecteurs, etc.. Avec cet exemple, nous voyons que l’architecte utilise ses connaissances cinématographiques pour retranscrire un concept dans son architecture. La mise en scène est un élément qui traverse les deux disciplines. Parfois même, la seule fonction pour laquelle une architecture va être conçue dans une certaine manière est celle de « donner à voir ». Mais le caractère principal que les architectes retiennent principalement des films est celui du mouvement, de la multiplication des images lorsque le visiteur déambule dans l’espace. C’est en cela que l’architecture s’identifie au cinéma. C’est de cette façon qu’Elisabeth Karolyi organise sa réflexion autour de l’influence du cinéma sur l’architecture, en étudiant le cas de l’architecte Jean Nouvel. En faisant état de la manière de penser que l’architecte possède grâce à son intérêt pour le cinéma, le développement de l’utilisation des images ou des concepts liés à cet art suit de façon logique dans l’écrit de l’étudiante. La réflexion est guidée par un plan qui est clair, et il est donc agréable de passer d’une partie à l’autre sans perdre le propos. Nous pouvons observer que ce document explore la conception architecturale à l’aide d’un développement chronologique, qui nous amène doucement vers l’influence du cinéma sur l’architecture. C’est donc un bon écrit pour commencer à étudier cette question, qui nous permet de se faire un premier aperçu de dates et de références fondamentales à nos travaux de recherche. Ainsi, la première partie paraît être dans la continuité de l’introduction, qui cherche à placer le propos de l’architecte Jean Nouvel dans l’évolution des arts. Le croisement entre architecture et les autres disciplines est décrit comme une piste dont Nouvel est un des pionniers. Il semble en effet nécessaire d’indiquer ces informations, mais notre intérêt se focalise plutôt sur les parties qui suivent. La deuxième et la troisième partie traitent la question qui apparaît en premier dans les esprits lorsque l’on parle d’une relation entre cinéma et architecture, à savoir l’influence au sein de la construction. Ce qui est intéressant dans l’œuvre de Jean Nouvel, c’est qu’elle semble regrouper tous les types d’utilisation du cinéma. Ainsi, nous apprenons dans ce document que l’architecte l’utilise comme discours d’explication de ses 144 œuvres et utilise son champ lexical. Ce vocabulaire nous servira tout au


long de notre travail de mémoire, et observer comment Jean Nouvel l’utilise en parlant d’une architecture est un outil non négligeable. La manière dont les images sont utilisées depuis l’extérieur d’un bâtiment pour le rendre «transmetteur» constitue une particularité qui ne vient pas directement à l’esprit lorsque nous pensons cinéma. Ainsi, ce sont surtout les notions de mouvement et de multiplication des images lors du parcours d’un individu qui nous intéressent le plus dans cet écrit. Ce document nous permet de nous diriger vers la notion de mouvement liée au cinéma au sein d’un espace et non celle des images bidimensionnelles de l’œuvre de Jean Nouvel. Nous pouvons émettre une remarque quant à l’utilisation du terme « cinématographique » dans ce document. Beaucoup utilisé, il ne témoigne que de l’influence des mouvements d’une caméra, et non d’une quelconque composition ou montage destinés au grand écran, ce à quoi nous pensions au premier abord de ce mot.

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FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 2 DELEUZE Gilles, Cinéma 1, L’Image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit, 1983 Gilles Deleuze (1925-1995), philosophe et sociologue français, publie un ouvrage en deux tomes consacrés au cinéma. Cinéma 1, L’imagemouvement est publié en 1983 et Cinéma 2, L’image-temps est publié deux ans plus tard, en 1985. Avec cette oeuvre, il met au point une analyse pointue des procédés cinématographiques et en propose une classification. Avec Cinéma 1, il s’appuie principalement sur la thèse de Henri Bergson (1859-1941) dans son ouvrage Matières et mémoire, pour définir ce qu’est une image au cinéma dans un temps défini qu’est le plan, la scène ou le film. «[Les grands auteurs de cinéma] pensent avec des imagesmouvement et des images-temps, au lieu de concepts.» (pages 7-8). Gilles Deleuze entreprend de décrire le pannel d’images-mouvements que peut contenir le cinéma, comment elles sont utilisées et pourquoi. Sans employer le mot cinéma, Henri Bergson étudiait au XIXème siècle le rapport de l’esprit et de la matière et fondait sa thèse sur l’analogie de l’image. Deleuze s’empare de cette thèse et des termes d’image-mouvement et image-temps pour les rattacher à la pratique cinématographique, avec l’aide d’exemples filmiques qui lui sont contemporains. Dans le premier chapitre intitulé thèse sur le mouvement, premier commentaire de Bergson, Deleuze définit l’image-mouvement par un moyen que les réalisateurs utilisent afin de captiver le spectateur, à l’aide de ses fonctions sensi-motrices. L’image-mouvement résulte d’un plan, d’un extrait d’instant filmé, dans lequel il se passe quelque chose. Parfois une image-mouvement peut être plusieurs plans qui vont ensemble. Il existe en fait de nombreuses façons de décider lorsque l’on passe d’une imagemouvement à une autre, ou bien si le film entier lui même constitue une image-mouvement. Si nous devions trouver un synonyme pour expliquer ce terme, nous choisirions celui de «coupe mobile». Deleuze fait ensuite état des différents cas de figures qu’englobe ce terme générique. Ainsi, l’image-mouvement englobe : - l’image-perception - l’image-action - l’image-affection - l’image-pulsion - l’image-reflexion 146


- l’image-relation Parmi toutes ces possibilités de percevoir une image audiovisuelle, Deleuze n’en définira que quatre dans Cinéma 1 : l’image-perception, l’image-affection, l’image-pulsion et l’image-action, qu’il considère comme les plus prononcées et importantes dans le cinéma. Chacune d’entre-elles fera l’objet d’un ou plusieurs chapitres dans ce livre. A l’aide de cette classification de l’image, Gilles Deleuze parvient à définir un type de cinéma. Ainsi, tout au long de son ouvrage, il abordera de nombreux exemples de films, les mettant en relation avec leur genre (réaliste, naturaliste, moderne, etc) par la méthode des images. Nous pouvons par exemple grossièrement assurer que les images-perception et action seraient révélatrices d’un cinéma réaliste, ainsi que les images-pulsion d’un cinéma naturaliste et les images-relation et reflexion d’un cinéma moderne. Les deux chapitres suivants sont destinés à caractériser les différentes techniques cinématographiques. Nous avons donc ici des exemples montrant les différentes possibilités de cadrage, de hors-champ, et de montage. Ces chapitres sont importants pour être averti de ces différents moyens de capture du réel à travers une caméra, afin de mieux comprendre ces termes lors de l’exploration des différents types d’images qui suit. Le chapitre abordant l’image-perception aborde la complexité entre caméra subjective et caméra objective. Gilles Deleuze part d’abord de l’hypothèse qu’il est facile d’identifier une image-perception subjective. En effet, l’image modifiée (contre-plongée, flou, oeil qui s’ouvre) peut être équivoque quant à la reproduction de la vision d’un personnage, de sorte à ce que le spectateur se rende rapidement compte que l’image à laquelle il assiste est une retranscription subjective. En partant de ce constat, nous pouvons dire que l’image-perception objective serait celle extérieure à un ensemble. Cela voudrait dire qu’elle observerait (de loin et sans modification) une scène. Mais Deleuze nous fait remarquer que par la suite cette image-perception objective pourrait s’avérer subjective. Les deux s’enchaînent donc, passant de l’une à l’autre, et jouant avec le raisonnement du spectateur. Jean Mitry met en relation ce système avec celui du « regardant-regardé », qui alterne entre un plan sur le regardant puis un plan d’une vision qui est subjective à ce regardant, donc sur ce qu’il regarde, le « regardé ». Mais ici encore, la caméra peut évidemment faire exprès de jouer avec ces deux perceptions. Elle peut par exemple montrer un personnage à la manière dont lui-même regarde le monde. Après ce déroulement de pensée, Deleuze applique donc à ce type d’image-perception le terme de «mi-subjectif». Tout film se narre à l’aide 147


de cette complexité de l’image-perception. Les deux chapitres suivants concernent l’image-affection, où le philosophe requestionne l’affirmation de Sergueï Eisenstein, qui place l’image-affection sous la seule forme d’un gros plan sur un visage reflétant des émotions. Tout d’abord, il sépare les émotions d’un visage en deux catégories au cinéma, qu’il appelle « pôles », l’un transmettant de manière « puissante » et l’autre de manière « qualitative » une émotion. Il démontre par la suite que parfois un plan rapproché sur un objet, couplé avec d’autres plans serrés ou non, peut également provoquer une émotion ou la compréhension d’une émotion chez le spectateur. Il s’intéresse également à l’usage des couleurs symboliques et au pouvoir du montage sur l’affect, qui selon lui participent tout autant à la création d’une image-affection. Deleuze définit l’image-pulsion comme un état de l’image qui fait le lien entre l’affect et l’action, entre l’image-affection et l’image-action. L’image-action est la plus simple à identifier dans un film. Deleuze identifie là encore deux types d’image-action. Il l’explique en utilsant A pour l’action et S pour la situation. Ainsi, dans le premier cas, le personnage doit changer son « habitus » pour mieux s’adapter et réagir au milieu ou à la situation dans laquelle il se trouve. C’est donc une situation à laquelle le personnage réagit en effectuant une action. Cette action va être dans le but de changer la situation, donc d’arriver à une situation différente. Cette image-action aurait donc le plan SAS’, que Deleuze qualifie de « grande forme ». L’image-action de type ASA’, la « petite forme », est donc dans la figure de cas inverse. Ici, le personnage effectue une action qui révèle une situation. La première action peut donc être un « indice » sur la situation et la seconde action qui suit. Dans cet ouvrage, Gilles Deleuze s’est appliqué à retranscrire la thèse de Henri Bergson, sur laquelle il applique de nombreux exemples de films et de scènes « cultes » du XXème siècle. Il théorise ainsi le rôle de l’image, son fonctionnement dans le temps, l’importance de son mouvement. Le cinéma est pour lui l’art de révéler l’action des objets, quitte à faire des spectateurs des choses non agissantes. Le cinéma a pour ainsi dire le pouvoir d’inverser le rôle des choses, devant et derrière l’écran. Il a été fort enrichissant de lire cet ouvrage théorique sur la définition de l’image-mouvement. Tout d’abord, cela nous a permis d’avoir 148 un aperçu des fondements de l’analyse des premiers films, lorsque Gilles


Deleuze fait l’état de la pensée de Bergson. Nous aprenons ainsi que même avant l’apparition du premier film à proprement parler, l’image en mouvement était déjà théorisée. Ensuite, cet ouvrage nous permet de définir les premiers mots fondamentaux dans l’univers du cinéma et donc de consolider notre vocabulaire. Il aura par ailleurs servi à enrichir notre lexique sur le théorisation du cinéma. Cette étape est importante pour la suite du travail, qui va être d’analyser la manière dont une architecture est filmée. Afin de mettre en pratique les connaissances apportées par ce livre, l’interrogation sur laquelle nous nous pencherons est la suivante : quels types d’images-mouvement peuvent être retranscrites par un bâtiment, une ville ?

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FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 3 BUI Camille, Cinépratiques de la ville, Documentaire et urbanité après Chronique d’un été, Arts, Paris, 2018 Cinépratiques de la ville est le premier ouvrage de Camille Bui, tiré de son travail de doctorat sur le cinéma. Publié en 2018, il met en relation cinéma et ville, en questionnant l’anthropologie et la sociologie urbaine à travers les techniques filmiques. En s’appuyant sur l’œuvre filmique Chronique d’un été (1961) d’Edgar Morin et Jean Rouch qu’elle choisit comme fil directeur, elle théorise l’esthétique de l’image combinée à la «science de la ville». «Il faut [..] abandonner l’idée selon laquelle il existerait deux modalités de représentation, l’une qui serait fictionnelle et l’autre référentielle» Jean-Marie Schaeffer (citation utilisée en page 107). Avec cette idée, Camille Bui convient que ne considérer qu’il n’y a qu’une modalité de représentation ne veut néanmoins pas dire que nous pouvons assimiler documentaire et fiction. Dans une partie qu’elle nomme Pratiquer la ville, Camille Bui s’intéresse au rapport des corps filmés avec la ville dans laquelle ils vivent, comme une possibilité d’innovation de formes cinématographiques. Elle tourne tout d’abord son propos vers des scènes de rencontre dans plusieurs films. Si un groupe de personne se forme dans la rue pour discuter, avec des passants qui viennent de direction différentes, se sont autant de chemins possibles du hors-champ. En effet, selon Noël Burch dans Une praxis du cinéma, le hors-champ imaginaire permet de déterminer la dynamique spatiale d’une séquence. Ainsi, dans cette situation de rencontre, le hors-champ se crée dans l’imagination du spectateur avec le mouvement des individus dans le champ et qui sort par la suite du champ. Il y aussi une traduction du hors-champ se trouvant du côté de l’équipe de réalisation, que Burch distingue des autres zones de hors-champ. Il appelle celle-ci le « cinquième segment du hors-champ ». L’auteure nous fait par la suite remarquer que ce cinquième segment est un signe du documentaire. En effet, lors d’une fiction, nous pouvons parler de « feintise ludique », selon laquelle les acteurs font mine de ne pas savoir qu’il y a une équipe de tournage qui les filme. En plus de ce signe évident pour déterminer s’il s’agit d’une mise en abîme documentaire ou fictive, l’auteure témoigne de procédés filmiques qui en disent long sur le but d’un tournage. Ainsi, tout au long de l’ouvrage, nous découvrons plusieurs techniques de tournage et prises en main 150 de la caméra. Les travellings et plans trop fluides sont souvent associés


au cinéma avec narration fictive. Le cinéma direct, lui, va être formé de plusieurs plans en « caméra portée ». Bui parle aussi de « plan marché » ou « plan respiré », qui a pour finalité de placer la filmeuse comme un témoin dont on a conscience de la présence. Dans les films que Bui prend en exemple, elle raconte comment l’histoire des habitants constitue le déroulé et l’enjeu principal du film. Ainsi, la ville est un personnage à part entière au sein de ces films documentaires, tandis que lors de son apparition dans des fictions, la ville est utilisée, on utilise sa matérialité pour servir à une narration qui ne lui est pas familière. C’est ainsi que la doctorante décrit la ville au cinéma fictif, et reprend l’expression d’une ville dont l’urbanité n’est pas montrée mais seulement utilisée pour son décor : « un espace urbanoïde » de Rowland Atkinson. L’ouvrage évoque plusieurs procédés filmiques qui permettent de lier les personnages entre eux. Cela procure un sens particulier au documentaire mais pourrait également souligner les liens d’une fiction. Bui prend donc pour exemple une scène de témoignage, où le narrateur évoque sa femme et son fils. La caméra, prêtant attention au discours, filme donc la famille de l’homme, assise autour de lui, en train d’écouter l’histoire. Par ce mouvement de la caméra et par le fait qu’elle montre les personnes dont il est question, elle tend des fils entre les personnages, ce qui matérialise les liens qui les attachent affectivement. En lien aussi avec le mouvement de la caméra, le cadrage et le zoom sont également abordés. Sur un plan portrait, le cadrage est la manière dont la relation est créée entre la caméra, le spectateur, et les personnages. Ainsi, le cadrage traduit une « manière de se tenir face à lui ». Lors de ce genre de plans, le but est de présenter le personnage, de le mettre en scène de la manière la plus lisible possible. Pour le cinéma direct, les focales courtes sont utilisées, permettant de se sentir proche du sujet et en même temps de le détacher de son arrière plan, de son lieu de vie. Quant à l’utilisation du zoom au sein d’un documentaire, elle n’est que peu appropriée pour ce genre de portrait, et est même qualifié d’« immorale » par Jean Rouch. Camille Bui parle donc de la relation caméra/personnage, champ/ hors-champ, act.rice.eur/filmeu.se.r, et explique par ces moyens les relations entre le tournage et les personnages, qui, dans son analyse de films documentaires uniquement, ne sont pas des acteurs mais des individus racontant et montrant leur vie. Cette situation pose donc aussi la question des limites entre vie réelle et vie montrée par la caméra. A quel moment la caméra doitelle arrêter de tourner ? Qu’est ce qui est intéressant à montrer ? Lors d’entretiens par exemple, est ce que le réalisateur choisi de couper lorsque 151


la personne se laisse submerger par ses émotions ? L’auteure nomme le fait d’exposer cette intimité l’« extimité ». Camille Bui explore ainsi tout au long de son livre toutes les relations possibles qui se créent grâce à la caméra, des personnages, équipe de tournage et milieu urbain. Elle dresse un panel complet des rapports autour du spectateur, de l’acteur, du personnage, du réalisateur, du cadreur, des passants. Elle montre ainsi le pouvoir du cinéma direct sur le lieu choisi de tournage, le pouvoir thérapeutique des rencontres avec les habitants et leur histoire, le pouvoir de transmission de l’essence même d’une ville avec le spectateur. Elle témoigne des films étudiés comme de véritables œuvres qui ont la capacité de changer les villes. Tout cela crée donc le pouvoir que possède le « cinéma-vérité » pour raconte r une urbanité. Nous avons abordé ce document car il était facile d’imaginer de part le titre une approche intéressante pour montrer un patrimoine architectural à travers l’objectif d’une caméra. Or, il s’avère que l’ouvrage est spécifique au thème du documentaire. Bien que le genre fictif ait des similitudes avec celui-ci, nous ne pouvons pas lui appliquer des affirmations qui concernent l’esthétique d’un genre documentaire. L’auteure utilise malgré tout des exemples de films fictifs afin de mieux montrer les particularités du documentaire. C’est pour cela que lors de la lecture de ce livre, nous ne nous sommes uniquement concentrés sur les parties traitant de la lecture des différents procédés filmiques lorsqu’ils n’ont pas une volonté de documenter, mais de raconter. Cet ouvrage nous aura introduit aux différentes notions de hors-champ, puisque le documentaire en assumerait plus que la fiction.

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FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 4 DELEUZE Gilles, Cinéma 1, L’Image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit, 1983 Dans la continuité de son premier ouvrage, Cinéma 1, l’imagemouvement, Gilles Deleuze s’empare ici d’un autre des termes qui caractérisent le rapport du cinéma avec la réalité. Cinéma 2, l’image-temps, publié en 1985, s’appuie, comme l’ouvrage précédent, principalement sur la thèse d’Henri Bergson sur le temps, le mouvement et la perception des choses. Deleuze allie cette théorie à l’analyse de signes et images utilisées par les cinéastes. Il organise en plusieurs chapitres les définitions et utilisations des différents éléments. En opposition avec le cinéma composé d’images-mouvement, il sera ici question d’un cinéma tourné d’avantage vers la réflexion du spectateur, composé d’images-temps. Dans les premiers chapitres de l’ouvrage, Gilles Deleuze décrit à son lecteur comment différencier une image-mouvement d’une imagetemps. Il rappelle pour cela l’usage de l’image-mouvement, qui résulte d’un geste, d’une action, et qui fait donc appel aux facultés sensi-motrices du spectateur. Le spectateur comprend le sens de l’image qui lui est présentée grâce au mouvement qu’elle effectue. Cette simple image l’amène à recevoir le mouvement, l’idée générale. Gilles Deleuze prend l’exemple d’une vache qui mange de l’herbe. Cette image-mouvement suscite chez le spectateur des mouvements semblables, qui conduisent donc à l’abstraction : « c’est l’herbe en général qui intéresse l’herbivore ». Contrairement à l’image-mouvement, l’image-temps serait dans l’opposition de cette idée d’abstraction. Deleuze la prénomme « image optique et sonore pure », qui, au contraire de son appartenance au mouvement, serait dans celle de la « réflexion pure ». Elle ne renverrait pas explicitement à mouvement, mais à un processus mental, qui serait partagé en trois catégories : l’image-souvenir, l’image-pensée et l’imagerêve. La création de cette image mentale réside de ce fait dans le rapport entretenu entre le réel et l’imaginaire, le physique et le mental, l’objectif et le subjectif, la description et la narration. Un cinéma d’image-temps appelle donc à la vision mentale. Pour expliquer comment elle se traduirait

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dans un film, le philosophe utilise le film Europe 51 de Roberto Rossellini (1952) comme exemple, avec la scène où l’héroïne passe devant une usine et dit qu’elle a cru voir des condamnés. Ici, il ne s’agit pas d’un souvenir, mais d’une image qui est appelée à la vue de cette usine, une « image pure ». Nous observons que le lien entre les différentes images est moins logique que celui entre des images sensi-motrices, qui émettaient une suite d’actions et de réactions à ces actions. Gilles Deleuze prend le soin d’incorporer les schémas et citations de Louis Bergson afin d’appuyer son propos. Ainsi, le premier schéma (fig.46) appuie le système de liens entre les images optiques et sonore pures. Ce système se crée sur des liens circulaires qui rattachent les images entre elles, entre leur réalité et l’appel des souvenirs, pensées ou rêves. Sur ce schéma, On voit bien que le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non seulement l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se rattacher ; de sorte qu’à mesure que les cercles B, C, D représentent une plus haute expansion de la mémoire, leur réflexion atteint en B’, C’, D’, des couches plus profondes de la réalité.

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L’image-temps serait donc composée de ces circuits, autant l’image-souvenir, renvoyant à l’image proustienne, que celles du rêve ou de la pensée, retraçant une série d’anamorphoses appelées par l’imaginaire. Dans le chapitre suivant, Deleuze se penche sur ce qu’il nomme « les cristaux de temps ». Pour expliquer ces phénomènes, il convient de reconsidérer le schéma précédent, en se concentrant sur sa partie centrale. En effet, le cercle le plus fermé, entouré des autres, représente le lien qu’entretient l’objet réel avec son aspiration virtuelle. Cette figure centrale est en fait la coalescence entre les niveaux de plus en plus hauts de la pensée (ou de l’inconscient ou de la mémoire) et des couches de plus en plus profondes de la réalité. Cette union crée une image bi-face, qui serait actuelle et virtuelle à la fois. Cette indiscernabilité entre réel/ imaginaire, passé/présent, actuel/virtuel n’est dans ce cas pas produite subjectivement par un individu, mais elle est ce qui s’appelle une image double par nature : c’est l’image-cristal. Deleuze expose les différents types d’images-cristal et comment elle apparaissent dans les films. Il convient alors de cinq figures qu’il extrait de plusieurs films : le navire, le théâtre, les grandes pièces, les grandes étendues (tels des espaces quelconques ou désertiques), et le miroir. Ce dernier est l’objet représentant par excellence l’image-cristal. Ainsi, lorsqu’un personnage se regarde dans un miroir, son reflet est une virtualité de son point de vue. Mais à partir du point de vue du miroir, c’est le personnage qui devient virtuel devant l’actualité du miroir. Il y a donc un échange constant entre ces deux images, le reflet absorbant l’actualité de l’objet en même temps que celui-ci devient virtualité, ce qui crée une image mutuelle. Bergson rapprocherait ce phénomène de celui de déjà-vu qui s’impose à nous dans certaines situations de notre vie. Il la qualifie d’illusion, affirmant que c’est en fait notre propre existence qui se dédouble virtuellement dans le temps. Ces impressions de déjàvu, bien qu’elles ne nous apparaissent que par intermittence, ne seraient pas dûes à un état psychologique, mais à notre capacité à n’en discerner qu’une partie (alors que les deux dimensions fonctionnent en parallèle). Deleuze met en lumière un autre schéma de Bergson pour expliquer ce phénomène (fig.47) : Sans doute le point S est-il l’actuel présent ; mais ce n’est pas un point à strictement parler, puisqu’il comprend déjà le passé de ce présent, 155


l’image virtuelle qui double l’image actuelle. Quant aux sections du cône, AB, A’B’…, ce ne sont pas des circuits psychologiques auxquels correspondraient des images-souvenirs, ce sont des circuits purement virtuels, dont chacun contient tout notre passé tel qu’il se conserve en soi (les souvenirs purs). Bergson ne laisse aucune équivoque à cet égard. Les circuits psychologiques d’images-souvenir, ou d’images-rêve, se constituent seulement quand nous « sautons » de S à l’une de ces sections, pour en actualiser telle ou telle virtualité qui doit dès lors descendre dans un nouveau présent S.

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Dans le chapitre cinq, Deleuze aborde Les pointes de présents et les nappes de passé, en présentant des paradoxes d’images-temps possibles. D’un côté il y aurait les « présents qui passent » et de l’autre les « passés qui se conservent ». Ainsi, le schéma du cône serait une figure du présent, mais il est possible que nous fassions appelle à une mémoire, qui serait également indépendante de notre être : « la mémoire n’est pas en nous, c’est nous qui nous mouvons dans une mémoire-être, dans une mémoiremonde. ». Le cinéma convoque alors cet univers du souvenir à travers plusieurs procédés, dont le flash-back. Cette figure filmique est expliquée comme une boucle, un circuit fermé qui va du présent au passé et revient au présent, matérialisant l’appel par la mémoire d’un personnage afin de se resservir de souvenirs, dans le but d’expliquer un destin (Le jour se lève, 1939, de Carné) ou rechercher une explication (Chaînes conjuguales, 1949, de Makiewicz). Deleuze s’enfonce plus loin dans la réflexion entre réalité et virtualité dans son chapitre six, Les puissances du faux, dans lequel il présente deux types de narration. La première serait la narration organique, celle véridique, liée à l’espace euclidien. En effet, avec cette narration, tout se résout efficacement : « par le chemin le plus simple, le détour le plus adéquat, la parole la plus efficace, le minimum de moyen pour un maximum d’effet ». Par ce processus d’économie de la narration, les suites sont dans la vérité, même dans le cas de ruptures, d’insertions, de superpositions ou de décompositions, d’image concrète ou abstraite. L’autre type de narration est appelée inorganique, et présente un écroulement des repères sensi-moteurs. Il s’agit là de situations optiques et sonores pures auquelles le personnage ne va pas réagir. « Dans les situations les plus urgentes , « l’idiot » éprouve le besoin de voir les données d’un problème profond que la situation, et encore plus urgent » Kurowasa exprime ici le passage d’un personnage par la réflexion pure qui va ensuite permettre de résulter d’une action. Parfois la vision n’est même plus un supposé ajouté à l’action, mais tient elle-même lieu de l’action, ce qui place le mouvement à un point zéro, et fige le geste (s’exprimant aussi par les plans fixes). Il n’y a alors plus aucune connexion sensi-motrice, puisque que l’espace concret n’est plus organisé par des tensions et la résolution de ces tensions. 157


Cette réflexion sur les différentes narrations amène également un questionnement sur le rapport direct de la vérité avec le temps. Intervient alors la théorie de Leibniz sur les fourches entre univers parallèles. Dans son raisonnement sur ce qu’il appelle les « futurs contingents », Leibniz théorise le fait que plusieurs présents possibles se déroulerait dans un même temps mais dans des mondes différents. Ils évolueraient alors parallèlement, à la manière de deux parties d’une fourche (qui proviennent du même endroit). De cette thèse découlerait donc l’association de présents « incompossibles » et de passés non-nécessairement vrais, qui créerait un nouveau statut de la narration. Elle serait en effet essentiellement falsifiante et non véridique, et renforcerait encore d’avantage l’imagecristal. Cette thèse est contestable et Gilles Deleuze démontre d’autres moyens d’envisager ce rapport avec l’espace fictif. Il introduit le récit comme un élément différent de la narration, mettant en avant sa capacité à réunir l’objet et le sujet de manière différentes que celles vues précedemment. Le chapitre sur La pensée et le cinéma explore en quoi les différents modes vus précédemment interagissent avec la pensée du spectateur. Cette approche permettra au chapitre suivant, Cinéma, corps et cerveau, pensée d’expliquer le rapport du cinéma avec l’intellect des personnages de film et du spectateur. L’image-temps pourrait alors donner deux autres manières d’envisager la classification du cinéma : le cinéma du corps et le cinéma du cerveau. Gilles Deleuze différencie le cinéma physique du cinéma intellectuel, qui n’entretiennent pas le même rapport au corps du personnage. « C’est par le corps […] que le cinéma noue ses noces avec l’esprit, avec la pensée. ». Cette affirmation crée l’intérêt pour un cinéma de mouvement, comme celui d’Antonioni, qui caractérise une intériorité par le comportement et « ce qui reste des expériences passées » qui se lit dans une posture. Ce langage du corps pour faire parler le film nous vient du théâtre, où l’accent est mis sur le gestus. Le gestus, d’après la notion de Brecht, est l’ensemble des gestes, des attitudes quotidiennes qui participent à la théâtralisation d’un corps, sans pour autant appartenir à une image-action. Il s’agit en effet ici de rendre ce gestus le plus naturel possible, afin d’incorporer des pensées à un corps pour le rendre vivant et plausible. « En général, Cassavetes ne garde de l’espace que ce qui tient 158 aux corps, il compose l’espace avec des morceaux déconnectés que seul


le gestus relie. C’est l’enchaînement formel des attitudes qui remplace l’association des images. » La nouvelle vague en France fait s’envoler l’utilisation de ce type de cinéma, et modifie par ce biais les décors, qui répondent à l’empiétement du corps en mouvement dans cet espace. Bien que certains le revendiquent comme une science à part entière, le gestus s’est incorporé au cinéma par l’intermédiaire des corps des acteurs qui se sont emparés, à travers la disposition scénique du théâtre, d’un habitus des attitudes et postures. Le cinéma-corps serait donc plutôt inhérent au jeu des acteurs « traditionnels ». Le cinéma-cerveau, quant à lui, met en scène le rapport à la pensée même des créateurs d’un film. Tout d’abord, la pensée du réalisateur peut envelopper le développement du récit avec une armature conceptuelle, qui fera appel à son intellect et à celui du spectateur. Le monde fictionnel va y être également envisagé comme un monde-cerveau peuplé de figures particulières. C’est ici que nous allons retrouver, à l’instar de l’image-cristal, des éléments qui vont mêler les univers physiques et mentaux à l’aide de formes reconnaissables, comme par exemple dans les films de Stanley Kubrick. « C’est que, chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau, il y a identité du cerveau et du monde, tels la grande table circulaire et lumineuse de Docteur Folamour, l’ordinateur géant de 2001 l’odyssée de l’espace, l’hôtel Overlook de Shining. » Son cinéma va également mettre en scène la relation entre l’œil et le cerveau, avec des univers mentaux psychiques qui sont obsessionnels ou traumatiques. Le labyrinthe (Shining), le huis-clos (Orange mécanique, le couloir de l’hôtel de Shining) sont des espaces symboliques dont l’interprétation peut être infinie, et c’est en cela qu’ils sont des images qui vont hanter le spectateur et vont l’emmener à une méditation métaphysique, propre au cinéma-cerveau. Le chapitre sur les composantes de l’image parlera de l’évolution historique de l’utilisation des images et sons au cinéma et de leur rapport avec la société. Il évoque le cinéma muet et sonore, et celui que l’on peut qualifier de muet dans l’époque moderne (car il ne donne pas tant d’importance au son qu’aux images). Cette description du rapport entre les images et les sons amène le lecteur à une synthèse de la représentation audiovisuelle, comme étant un dosage de ces deux éléments selon les modes, les intériorités et les techniques d’un film. 159


Au fur et à mesure de l’avancée de l’écrit de Gilles Deleuze, il introduit de plus en plus de manières d’envisager le temps à travers le cinéma, qui sont à chaque fois des dérivations d’un des éléments des différentes imagestemps, ce qui rapproche le lecteur d’une réflexion métaphysique. Par la profondeur et la complexité de cette réflexion concernant la perception humaine des dimensions et du temps, le lecteur peut oublier qu’il est train de lire un ouvrage sur le cinéma. En effet, ce volume donne l’impression de s’enfoncer plus profondément dans la réflexion que le premier. Alors que nous pourrions nous attendre à une évolution chronologique ou organisée à travers les différents types de cinéma, la réflexion remonte aux données même de l’univers. Il est plus difficile de faire le lien entre les références proposées et la philosophie abordée, du moins pendant les premiers chapitres. Nous pouvons néanmoins ressentir que notre pensée, ainsi préparée par la lecture des premiers chapitres abordant des notions complexes, est plus à même de comprendre les paradoxes de la pensée humaine retranscrits dans le cinéma. Le livre donne une impression de réflexion renversée. Il semblerait en effet que Deleuze aborde directement une pensée métaphysique sur le temps et les dimensions théorisées, et qu’il les invoque dans les derniers chapitres de manière plus concrète. Au premier abord, la lecture de ce second volume concernant le cinéma ne paraissait pas apporter d’avantage de ressources utiles au cheminement qu’avait pris notre recherche. Il s’avère cependant que cette lecture extrêmement espacée dans le temps du premier volume, nous a permis de lier les références filmiques analysées entre-temps. Les concepts d’image-temps et de cinéma-cerveau sont ainsi un apport théorique considérable pour la voie dans laquelle nous nous engageons, à savoir le paradoxe réel/virtuel des films.

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FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 5 BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, Paris, Quadrige, 1957 La poétique de l'espace est un ouvrage qui requestionne les souvenirs de l'enfance et leur intimité, leur rapport avec la domus. Gaston Bachelard s’évertue à travers des œuvres littéraires, mais aussi à travers sa propre expérience de l'espace vécu, à définir ce que peuvent être les spatialisations de l'imaginaire. Le livre est organisé en dix chapitres, qui se penchent chacun sur une figure spatiale qui est en lien avec l'intimité d'un individu. Gaston Bachelard commence par établir l'imaginaire du plus concret des espaces pour tout un chacun : celui de la Maison. Il qualifie la maison de figure parfaite pour étudier la phénoménologie "des valeurs intimes de l'espace intérieur". Avec son déroulement, il ne s'agit pas de s'attacher à des images ou rêveries, mais à la figure centrale qui découle de la notion d'habiter. La maison est une valeur commune, qui fait appelle à notre primitivité et qui fait appel à nos premières impressions du monde. L'espace habité est en fait notre premier univers, que nous soyons riches ou pauvres. "Nous verrons l'imagination construire des "murs" avec des ombres impalpables, se réconforter avec des illusions de protection ou, inversement, trembler derrière des murs épais, donner des solides remparts." p.24 La maison dans laquelle nous avons vécu contextualise par sa spatialité notre imaginaire. "Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée et les songes." p.25 Bachelard rattache la figure de la maison à des valeurs de souvenirs et d'immémorialité. En effet, elle convoque à la fois l'expérience de la vivre et la mémoire des autres demeures jadis habitées, pour créer un voyage au monde de l'enfance et ses trésors enfouis en chacun de nous. "Les souvenirs du monde extérieur n'auront jamais la même tonalité que les souvenirs de la maison". La maison est donc aux yeux de Bachelard à la fois une enveloppe tiède et rassurante dans laquelle chacun des hommes viennent au monde, ainsi qu'une des plus grandes puissances d'intégration pour les pensées, 161


les souvenirs, et les rêves. Par ailleurs, quelqu'un qui est mis à la porte, un homme "hors de l'être de la maison" est considéré comme jeté dans l'hostilité de l'univers, circonstance amenant l'hostilité des hommes. Lors de la description d'un lieu par un narrateur, nous nous mettons au seuil d'une rêverie, qui, dans le cas de la maison racontée, nous permet de se reposer dans notre passé puisque la rêverie nous renvoie à la maison de notre enfance. Bachelard évoque également le rôle de la demeure sur l'automatisation des comportements dans l'espace. Notre maison du souvenir a ainsi créé en nous une façon de se mouvoir, de se déplacer en son sein, que nous appliquons dans les autres maisons que nous rencontrons. Cette banalisation des gestes, comme le fait de pouvoir monter un escalier sans devoir y réfléchir, permet un habitus commun aux hommes dans les maisons. L'escalier et la succession des étages entre la cave et le grenier fait de la maison un parcours ascensionnel. Bachelard, en s'appuyant sur les écrits de Bosco, compare la maison à une tour, "s'élevant des plus terrestres et aquatiques profondeurs jusqu'à la demeure d'une âme croyant au ciel." La maison, en plus d'être une figure de protection, d'intimité et d'habitus, est donc également une figure de verticalité. Dans le chapitre suivant, Gaston Bachelard convoque des références littéraires pour exposer les rapports entre lecture de la maison et son image. A travers les textes poétiques de André Lafon, Annie Duthil, René Cazelles, etc, le philosophe met en concordance la figure de la maison avec ses évocations littéraires. Nous retiendrons de ce chapitre de quelle manière les qualités de la maison sont appuyées, et parfois renforcées avec l'utilisation d'un élément, par exemple les rideaux évoqués par Baudelaire, et la neige, par Rimbaud, qui appuient la notion d'intimité. Avec les chapitres suivants, Bachelard effectue un zoom pour parler de figures particulières, comme des éléments de la maison : tiroirs, coffres et armoires, ou des formes extérieures : le nid, la coquille. Les objets invoqués possèdent un fort imaginaire lié à l'intimité, tandis que le nid et la coquille sont eux-mêmes évoqués dans la littérature en tant que petites demeures, rapportant à la notion d'habiter. 162

Le chapitre six se rapporte aux coins et sa forte identité comme


figure de l'effacement. En effet, lorsque qu'un individu s'approprie le coin de l'espace, nous pouvons y voir le reflet de sa propre intériorité, la citation "Je suis l'espace où je suis" de Noël Arnaud étant la meilleure pour parler de cet endroit si particulier. Ce bout de l'espace restreint et cache la vie mais peut également se lire comme un espace d'appel à l'humilité et la solitude. A contrario du coin, l'immensité serait l'ouverture et l'exposition de l'individu au monde qui l'entoure. Gaston Bachelard se penche sur quatre espaces de "l'immensité intime" dans son huitième chapitre. En premier lieu, il fait l'étude de l'immensité de la forêt à travers l'expérience sensible de l'individu qui pénètre dans des bois : celui-ci comprend qu'il s'enfonce dans une grande entité, sans pour autant en connaître les limites. La forêt est une figure mystique avec un imaginaire très fort, pouvant ramener à la forêt de Brocéliande, dite comme"la forêt profonde". Les imaginaires de l'immensité de la nuit, du désert et de l'océan sont autant de figures se reconnaissant dans mot baudlairien "vaste". Cet infinité de l'espace intime renvoie également à l'errance d'un individu, qui trouverait pourtant un but ou une solution à la sortie de cet espace de perdition. L'auteur Diolé est favorable à cette vison positive de l'immensité, car "une nouvelle cosmiscité renouvelle notre être intérieur". Il appelle d'ailleurs à se libérer des liens d'une sensibilité antérieure afin qu'un nouveau cosmos puisse s'ouvrir à nous. Après avoir questionné les figures de l'espace intérieur par excellence qu'est la maison et celui de l'espace extérieur qu'est l'immensité, Bachelard dédit le neuvième chapitre de La Poétique de l'espace à la dialectique du dehors et du dedans. Il s'agit pour lui de requestionner ces deux termes à la complexité linguistique, en s'appuyant sur d'autres antonymes tels que en-deçà et au-delà, ouvert et fermé. Cette dialectique pose la question de la définition des frontières, qui pourrait n'être possible qu'en rendant le dedans concret, et le dehors vaste. Le philosophe étudie de cette manière la complexité de l'image qui découle de cette dialectique. Pour mieux la comprendre, nous pouvons prendre les termes d'ouvert et de fermé, termes faisant appel à la séparation de surfaces. Le langage lui-même fait référence à cela : "par le sens, il enferme, par l'expression poétique il ouvre." L'être humain se manifeste également de la sorte, 163


puisqu'il veut tantôt se manifester, tantôt se cacher du monde. Gaston Bachelard affirme alors que l'homme est un être entr'ouvert. La figure de la porte émerge alors puisque par ses positions ouverte ou fermée elle permet deux possibilités fortes, deux types de rêveries, entre sécurité et liberté. "La porte, c'est tout un cosmos de l'Entr'ouvert". La porte entrebâillée s'apparente à une attitude d'hésitation. Le déroulement phénoménologique que Gaston Bachelard entreprend dans cet ouvrage permet de connaître les figures spatiales qui témoignent de réflexions de l'ordre du psychisme, qui sont rattachées à la notion d'intimité de l'homme. La lecture de ce livre est d'un intérêt intellectuel profond pour notre travail de mémoire, puisque se rapporte à des figures spatiales qui font écho à celles se dégageant des films choisis. L'approche que le philosophe en fait sera une matière sûre pour décrypter les espaces d'ambiguïté. Si le fond nous intéresse par ces aspects là, la forme est également un enrichissement pour notre travail, puisque Gaston Bachelard utilise un corpus d’œuvres littéraires qui lui permettent d'analyser les figures de l'imaginaire. Ce procédé sera repris par notre mémoire comme méthodologie afin de mettre en relation les espaces filmés et les figures spatiales.

La maison onirique de Bachelard dispose de trois à quatre étages, les étages du milieu pour la vie quotidienne, le grenier pour regrouper les souvenirs plaisants et la cave pour les souvenirs à enterrer.

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FICHE DE LECTURE ANALYTIQUE 6 PALLASMAA Juhani, The architecture of image, Existential space in cinema, Helsinki, Rakennustieto, 1999 Juhani Pallasmaa s'intéresse au rapport entre cinéma et architecture, en étudiant l'image que les réalisateurs donne à l'architecture à travers leur films, afin d'en étudier leur forme. Pour ce faire, l'auteur convoque un corpus de cinq films atypiques dans leur relation avec l'architecture : Rope (1948) et Rear Window (1954) d'Alfred Hitchcock, Nostalghia (1983) d'Andreï Tarkovski, The Shining (1980) de Stanley Kubrick, et The Passenger (1975) de Michelangelo Antonioni. L'auteur compare le cinéma de Hitchcock et Kubrick à ceux d'Antonioni et de Tarkovski. En effet, si dans les deux premiers films la narration suit une logique pour garder en contrôle la tension de l'intrigue, les associations poétiques d'images mettent la tension dramatique en arrière plan dans les œuvres des deux derniers. Ainsi, le rôle du spectateur est envisagé comme passif devant une narration logique, alors qu'il se transforme en participant actif lorsque la narration est ouverte à l'interprétation. L'omniprésence de l'image dans notre culture contemporaine amène à réfléchir à son impact sur notre esprit. Pallasmaa contredit l'opinion de Jacques Aumont qui affirme que toutes les images possèdent un sens que notre esprit comprend au premier regard. En effet, Pallasmaa préfère nuancer notre rapport à l'image, en écrivant que nous réagissons d'abord à une image avant de la comprendre. Cette redéfinition de la portée d'une image qui atteint d'abord nos émotions avant notre mental est importante pour Pallasmaa, qui appuie son propos de celui de Tarkovski, qui disait : « il n'existe qu'une seule manière de penser dans le cinéma : poétiquement. » C’est précisément sur ce thème et le réalisateur Andreï Tarkovski que s’est orientée notre lecture, qui se penche donc principalement par l’analyse de son cinéma et non ceux des autres réalisateurs du corpus. Le cinéma tarkovskien est en effet reconnaissable par de nombreux éléments dans sa relation avec l’architecture. La supposée perfection d'une maison est mise à mal par Tarkovski, qui la déconstruit de sorte à lui enlever son utilité première qui est d'abriter : le toit laisse passer la pluie. Là où un bâtiment utile s'adresse à notre raison, un bâtiment en ruine ou délabré réveille notre imagination et nos fantasmes. Les films de Tarkovski utilisent notamment les murs pour mettre en exergue le vécu du foyer. Ainsi, dans Nostalgia ou Stalker, la maison ou la 165


chambre familiale comporte des murs bosselés, entamés, représentant une longue temporalité et parfois l'abandon de l'être aimé. Pallasmaa compare la nostalgie apportée par la lumière et le rythme lent dans « l'architecture de Tarkovski » à celle présente dans les œuvres de James Turnell, Gordon Matta-Clark et Jannis Kounellis. Le désir d'être chez soi et l'impossibilité de retourner à la maison est aussi une récurrence dans les univers de Tarkovski. Bachelard recentre la maison comme l'espace de protection du rêveur. Par la quête que poursuit le personnage dans les films de Tarkovski, la maison devient une impossibilité mentale. Par cet aspect, il critique l'homme moderne et son désir d'une utopie inatteignable derrière laquelle il court. Les personnages de Tarkovski sont des êtres de foi, à la recherche de leur maison spirituelle. Nombre de figures mentales présentes au cinéma sont décrites par Pallasmaa dans leur relation directe à l’architecture. Nous plaçons nos émotions, nos désirs et nos peurs dans l'espace des bâtiments. D'après Pallasmaa, la peur du noir révèle d'avantage la peur de ce qu'il pourrait s'y cacher plutôt que la peur de la pénombre elle-même. Le spectateur d'un film crée mentalement une esquisse de l'espace dont le réalisateur ne donne à voir que des fragments. L'expérience unique du spectateur applique alors au film son imagination pour combler les zones d'ombres laissées par le réalisateur. Le film nous apporte des espaces d'enchantement et nous invite en échange à y placer nos émotions. Le cinéma d’enchantement est incontestablement celui de Tarkovski, sur lequel Pallasmaa se penche à travers son film Nostalghia, sorti en 1983. Le titre du film fait référence au sentiment nostalgique du manque de la terre natale et la mélancolie de s’en trouver séparé. Andreï Tarkovski exporte sa propre histoire dans le héros auquel il prête son prénom. La culture russe en ressort également particulièrement, dans le rapport du peuple avec la terre, la maison et la vie familiale. Nostalghia retrace la longue attente d’un retour en terre natale, propre au manque que les natifs éprouvent loin de leur vaste pays qu’est la Russie. Par le personnage d’Andreï Gorchakov, Tarkovski met en exergue le mal du pays dont il a lui même fait l’expérience, à l’instar d’autres écrivains, musiciens, artistes qui se sont exilés de leur terre natale. Le réalisateur décrit d’ailleurs à l’occasion d’une interview ce manque comme intenable, au point de ne plus pouvoir travailler et de n’avoir plus envie de vivre; « c’est semblable à un handicap, une absence de quelque chose, une partie de soi-même. Je suis certain que c’est une souffrance propre au personnage russe. » 166

Nostalghia, comme la plupart des films de Tarkovski, explore des images


répétées telles que les miroirs, les bougies, l’eau, le feu, la terre, le vent, le brouillard, les arbres, mais aussi les chevaux et les chiens. Bien que la plupart de ces images et la façon dont elles sont invoquées ont une forte connotation religieuse et mythologique, leur interprétation au sein du film convoque toute l’attention émotionnelle du spectateur. Ainsi, le réalisateur affirme qu’il n’y a aucune métaphore cachée derrière la convocation récurrente de ces éléments naturels. Ainsi, la poésie qui ressort de ces longs plans si atypiques est renforcée par le changement de météo, pluies torrentielles à bourrasques de vent. « La poésie est une sensibilisation au monde, une manière particulière de relater de la réalité. » Pallasmaa dresse ainsi un portrait de la poésie cinématographique de Tarkovski, à travers laquelle il exprime ses propres quêtes et liens avec le poème et le temps qui passe. Ode à la nature et aux préoccupations humaines, l’analyse de Nostalghia à la lumière de ses autres films est évidente. Ce qui est propre à Nostalghia, c’est ce montage libéré de toute logique narrative linéaire, laissant transparaître le déboussolement d’Andreï Gorchakov, perdu entre souvenirs, rêves et instant présent. La photographie alterne entre noir et blanc et couleurs, correspondant plus ou moins au passage d’une dimension à l’autre. Le thème de la dualité est apporté par cet indiscernement rêve/mémoire mais aussi par les concordances entre chaque personnage.

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le 2 janvier 2021




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