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Le cheminement, le temps du témoignage du paysage
from Les cheminements, entre approche sensible et pratique créatrice de paysage - mémoire de recherche
esthétisante sensorielle ou contemplative pour les individus étrangers au territoire par les histoires rapportées à ces bâtiments narrées par les habitants qui les connaissent et vivent au quotidien. Un ancien habitant évoquera le bar « le baladin », « la meilleure boite de tout le Pays Basque », situé dans le quartier de la Madeleine à Saint-Jean-le-Vieux, comme souvenirs de soirées vécues dans le quartier lorsqu'ils étaient de jeunes adultes. Les cheminements dans les prairies ont été l’occasion de s’en rapprocher pour constater leur réalité vivante et usuelle. Un participant se déclara « heureux » de voir « des matériaux comme ça » en parlant d'une baignoire, de barbelés enroulés car il se dit que la prairie est habitée.
De même, lors de cette marche, un berger de la commune a pu raconter l’histoire des différentes prairies que nous traversé ou aperçues. Ces histoires relevaient réellement d’un vécu quotidien par sa pratique agricole ou les rencontres qu’il effectue. En effet, un ancien habitant de Saint-Jean-le-Vieux » s’est déclaré « heureux » d’entendre son ami berger de « donner de la valeur à ce paysage et que ce soit reçu ». Un autre participant déclara que ce qui est réellement du patrimoine, c'est « quelqu'un de compétent qui par son métier et qui n'est pas passé par l'université qui nous raconte la vie ici ». Un autre évoquera une expérience du paysage et des territoires, singulière : « Aujourd'hui on était dans le lien entre le paysage et le vécu, c'est plus intéressant ».
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Le cheminement, le temps du témoignage du paysage
L’expérience des marches exploratoires a permis de mettre en évidence le temps du cheminement comme celui où l’individu se place en tant que témoin du paysage par la création de souvenirs d’expériences sensorielles. Le temps du témoignage se caractérise par la mise en narration du territoire jusqu’à la création de mythes populaires portés par la population locale, à travers les paysages.
De la mise en narration du vécu…
Comme nous l’avons vu précédemment, le cheminement dans le paysage est le temps de la mise en narration du territoire par son histoire quotidienne mais aussi collective. Le cheminement comme pratique patrimonialisante permet la réactivation des souvenirs et du vécu transmis par l’oralité. L’environnement multisensoriel traversé et éprouvé est à la fois cadre de narration, illustration parfois preuve voire démonstration du récit.
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Une mère de famille (interviewée B4) évoquera par exemple une balade qu’elle a réalisée avec sa famille et la compagne d’un de ses fils pour raconter l’enfance de son enfant à Bidart. Cette expérience est vécue dans le but de révéler les paysages dans lesquels la personne a grandi vis-à-vis de la jeune femme mais également d’essayer de revenir les émotions du temps vécu puisque la personne explique qu’elle a ressenti « un peu d’émotion car la maison n’était plus pareille mais les souvenirs étaient restés ». Plus qu’un environnement, le paysage comme nous l’avons vu précédemment est porteur d’une identité. Cheminer est tout simplement l’occasion de renouer les liens avec cette identité.
«Alors oui dans le sens là où lui a retrouvé, par exemple où est-ce qu’il prenait le bus, le bus s’arrêtait quand il allait à l’école puis au collège. Et on a eu la chance d’aller voir la maison et la dame qui l’a acheté, elle est sortie et on a pu voir la maison. Oui c’était trop cool. Trop cool et en même temps, un peu d’émotion car la maison n’était plus pareille mais les souvenirs étaient restés. Et du coup on a fait découvrir à sa compagne, pleins d’endroits comme ça. Et on est allé jusqu’au moulin pour acheter le gâteau basque et après on a fait retour à la maison.»
Le paysage multisensoriel traduit donc une sorte de relation de réciprocité qui s’établit entre l’environnement de l’individu. Entendu comme une construction culturelle, une portion de territoire perçue et façonnée, le paysage s’inscrit dans une quotidienneté où la nécessité de son existence vis-à-vis de sa réalité présente voire instantanée, est la plus facilement comprise et acceptée (en comparaison des systèmes de référence au passé, le paysage comme héritage, marque d’une histoire).
Le cheminement est finalement le mode opportun pour témoigner des changements du paysage et transmettre un témoignage à la fois passé et présent. La description de l’évolution des paysages, dans un système de comparaison du vécu passé (à des distances plus ou moins longues) au vécu présent est le propre même de la transmission de ce paysage par cette pratique. En effet une des participantes de la marche exploratoire MEB1 explique qu’en Australie, (son pays natal) son père lui racontait souvent au cours de balades, les changements de paysage qu’il a vécus. Elle-même alors s’est mise à témoigner de ces changements et histoires à ses ami(e)s. Lors de la marche exploratoire MEB1, le temps de
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narration a été réalisé par un des participants qui relataient les histoires de familles, de ventes ou changements de propriétaires vis-à-vis des maisons rencontrées. La participante se sentait enjouée de pouvoir témoigner à nouveaux de ces histoires à ces amis et de leur montrer la marche que nous avions réalisé. Ces mêmes changements sont décrits à Saint-Jean-le-Vieux où par exemple, un ancien agriculteur (interviewé SJLV6) racontera les moments de narration du paysage avec son fils.
«Tandis, que moi je pourrais vous décrire quand on allait chercher l'eau avec les vaches, je pourrais par exemple, les odeurs. Les odeurs auprintemps par exemple, actuellement, il y aurait eu une odeur à la fois, selon les prairies où l'on passait, il y aurait eu une odeur de fumier composté, mais le compost d'aujourd'hui n'a pas du tout la même odeur que le compost que l'on faisait il y a 50ans. Pourquoi ? Parce qu'on utilisait la fougère etc. Le paysage a changé et les odeurs ont changé et la perception de l'air a changé. Par exemple, hier, j'ai retrouvé la météo. Et en cette saison, je disais à mon petit fils. Et voilà cette odeur, cette odeur là où il n'y a pas eu d'engrais, moi, je l'ai connue quand j'étais petit. Je n'ai pas du tout la même odeur de l'herbe qui a reçu des engrais chimiques. Ce qui fait que je suis effectivement cette génération qui a connu à la fois des paysages différents et des odeurs différentes.» Interviewé SJLV6 – Extrait de narration lors de la cartographie
… par celle du territoire…
Le paysage par la narration acquiert une valeur historique dans une double temporalité présente/passée. L’histoire du territoire portée par le paysage, est ici entendue en tant que récit, processus de construction du passé vers le présent et ne se restreint pas à l’idée de mémoire de faits historiques. Elle a donc une dimension vivante qui se recrée par la réalité quotidienne qu’elle constitue.
Tout d’abord, la toponymie est l’occasion de narrer le territoire principalement dans une perceptive mémorielle. Sa connaissance est plus forte dans la commune de Saint-Jean-le-Vieux que dans celle de Bidart. La toponymie construit l’identité collective d’une commune par l’énumération de ses quartiers. Par exemple, l’interviewée SJLV2 murmure le nom des quartiers lors de la cartographie et les écrits sur la carte après que je lui ai demandé si elle les connaissait. Elle inscrira les noms de « Zuriatia », « Putzia », « Madeleine » et « Harieta » (153).
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154. Extrait de cartographie qui révèle le nom des quartiers de la commune (interviewée SJLV2). 155. Extrait de cartographie qui localise la toponymie de certains lieux (interviewé SJLV6).
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La toponymie évoque aussi l’histoire du lieu et de fait ses caractéristiques. Par exemple, un Donazahartar dont la femme possédait une exploitation agricole (interviewé SJLV3) évoquera le nom de ses terres Mahasti Lekua qui signifie « l’ancienne vigne ». Un ancien agriculteur (interviewé SJLV6) m’évoquera une redoute, un espace creusé en étoile sur ses terres qui offre une vue sur la plaine. Cet espace est appelé Bele Ezponda(154) et signifie « le refuge des corbeaux ». À l’époque, ils y amenaient les cochons pour qu’ils mangent les glands des chênes en automne. L’administration aurait francisé en Bella Espondamais cela ne correspond en aucun cas à quelque chose de beaux. Il accueillait des oies et des corbeaux. Aussi, le nom de ses anciennes vignes, Apezteiapermet de deviner qu’elles ont été détenues par un curé. Il me décrit une forme de croix creusée comme un fossé dans le sol. Aujourd’hui il ne reste plus qu’une branche de la croix.
À Bidart, le nom des lieux traversés n’est pas systématique connu. Les bâtiments ou aménagements emblématiques comme les chapelles ou les sources sont nommés. Par exemple, la vue de la chapelle Ur Onea qui signifie en basque « la bonne eau » est identifiée par les personnes et est l’occasion de narrer l’histoire de l’aménagement du bassin de rétention à proximité.
Ensuite, la narration se porte sur les histoires de vie de la commune, à l’échelle du quartier. Ces histoires de vie, vécu, ne sont de simples faits ou événements relatés à l’échelle de la cellule familiale, d’un groupe d’individus, vis-àvis de lieux ou milieux traversés, eux-mêmes porteurs d’un récit historique à plus grande échelle. Les narrations d’histoires de quartier permettent alors de comprendre la construction progressive du territoire. Nous l’avons évoqué précédemment, dans le chapitre 03. Le paysage habité: le cheminement comme milieu où s’établir, les maisons sont par exemple l’occasion de raconter les histoires de villages et de familles locales. Le nom des propriétaires est évoqué ainsi que les histoires d’héritage et de rapports personnels avec ces personnes. Le cheminement par les quartiers ou différentes ambiances est également le temps d’évocation de ragots de quartier. La place du centre-ville de Bidart traversée lors de la marche exploratoire MEB2 est l’occasion de parler des habitudes des habitants, divisées entre les deux bars sans pour autant qu’il y ait un esprit de rivalité particulier.
À plus grande échelle, le paysage est donc porteur également d’une histoire culturelle. Lors de la marche exploratoire MEB1, la rencontre d’une source cachée par les ronces, ébahie les participants qui pour la première fois, font consensus dans les désirs de valorisation et surtout d’aménagement. « C'est beau, c'est du passé,
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c'est de l'histoire » déclare une des participantes qui témoigne d’un mode de vie spécifique à l’époque, propre également à la culture judéo-chrétienne de l’époque et basque, de processions et d’événement, culture maintenant qui s’est transformée. Des histoires de fêtes ou d’événements annuels qui rythment la vie culturelle des communes sont également évoquées. De même à Saint-Jean-leVieux, la marche exploratoire est l’occasion d’évoquer les deux fêtes de quartiers annuelles qui s’y produisent, ce qui en fait une particularité par rapport aux autres communes basques qui ont une fête de village par an.
Enfin l’histoire portée par le paysage peut couvrir d’une dimension nationale ou territoriale à grande échelle. À la vue des montagnes, lors de la marche SJLV1, deux participants discutent des 2000 ans d'histoire qui lient le territoire à la montagne et notamment de « tour Urkulu » et de son histoire. Aussi lors de la marche exploratoire MEB2, la vue du bunker est l’occasion brève de raconter la période de l’occupation allemande de la Seconde Guerre Mondiale en Pays Basque.
…. à la création de mythologies locales
L’oralité et la marche deviennent une combinaison créatrice de mythes locaux. Ces mythes s’inscrivent dans une sorte de catégorie informelle, non documentée marquée par les expressions « on dit » ou « il paraitrait ». Ils sont posés comme des histoires qui viennent animer les éléments rencontrés du paysage ou les faire parler. Ils permettent d’en révéler une caractéristique ou d’en démontrer le caractère exceptionnel ou original, ce qu’il fait qu’il est unique parmi les autres. Le mythe donne une sorte de personnalité à cet élément, bâti ou géographique (la montagne par exemple).
Lors de la marche MESJLV1, une histoire populaire sur la menthe évoquée par un participant révèlera son caractère envahissant. En effet ce dernier raconte l’histoire suivante : « quand un garçon venait se marier dans une maison, son père lui demandait toujours : "où elle habite ta promise ? " Il dit : "voilà telle maison". Il dit : "bon d'accord. Bon je suis pas d'accord". Il lui dit "Pourquoi ? ". Il lui dit : "va voir". Il y avait de la menthe à l'entrée de la maison. Donc comme il y a de la menthe, c'est pas entretenu donc c'est pas celle qu'il te faut ».
Lors de cette même marche, la vue « panoramique » observée sur les montagnes sera l’occasion d’évoquer la spécifié du lieu où nous nous trouvons qui est « le seul lieu de Garazi où on voit tous les villages de Garazi » d’après un « enfant » du village de Saint-Jean-le-Vieux ». Il rappelle alors que Garazi n'évoque pas seulement Saint-
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