MÁS y MÁS Vendredi 25 Mai 2007
Plus de jeunes talents, plus de cinéma européen
#4
Déviances
Funukedomo Malos Hábitos La Soledad Emir Kusturica English version online: www.nisimasa.com
Edito Petits
L
pêchés et autres films… femme qui bat son mari (Gegenüber), une fascination inassouvie de la mort (Magnus). Les réalisateurs ne prennent pas parti. Ils ont surtout l’audace de prendre leur caméra pour aborder des sujets durs. Souvent des premiers ou des deuxièmes longs métrages, ces films parlent de notre société au plus profond de ces déviances. Voici peut-être la vraie raison qui nous a fait prendre le bateau jusqu’au port du 60ème anniversaire. Recevoir des claques… comme sur l’affiche [SIC]. Emir a heureusement débarqué avec sa fanfare et apportera sans doute une note de légèreté dans ce numéro. Son film Promise me this est attendu, trop peut-être. En tous cas, on ne se lasse pas de son personnage de cinéaste…
Joanna Gallardo Photo Yana Dzharova
e festival de Cannes, là où tout est abondance de films, de stars, de flashs, de Rolls Royce, de portables collés à l’oreille, d’applaudissement, de cris, d’argent, d’hommes en costumes noirs et oreillettes intégrées, de badaux, de soirées… mais où finalement on manque de temps pour regarder les palmiers et l’horizon de la mer. Pour franchement détourner notre attention de cette orgie, des réalisateurs du monde entier nous forcent à observer des comportements bien plus extravagants que les tenues et l’attitude de certains festivaliers. Un trio fraternel qui se déchire (Funukedomo), l’isolement des êtres au sein de la cellule familiale (La Soledad), des comportements alimentaires dangereux guidés par des conduites morales (Malos Hábitos), une
Homer, peux-tu rembobiner la montée des marches ?
iour Cliché du jour
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Funukedomo, Kanashimo ai wo misero Funuke Show Some Love, you Losers!
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epuis quelques années, le cinéma japonais ne cesse de s’affirmer. Cependant, les quelques aperçus que l’on en a en Europe se résument en général à des films d’animation et autres adaptations de mangas. C’est donc avec beaucoup de plaisir mais, il est vrai, aussi un peu d’appréhension que l’on aborde Funuke Show Some Love, you Losers!, le premier long métrage du réalisateur Yoshida Daihachi. A aucun moment on ne regrette le voyage : cette comédie burlesque au goût exotique mérite pleinement sa place à la Semaine de la Critique. Le titre prête à sourire, et en effet les premières minutes confirment ce côté décalé qui amuse. Libre dans tous les sens du terme, ce nouveau regard du jeune cinéma confronte deux visions d’une société japonaise moderne, mais qui reste attachée à ses traditions. C’est le cas de cette famille « bizarre ». Suite à la mort tout à la fois tragique et comique de leurs parents, deux sœurs
Yoshida Daihachi, Japon, SIC
que tout oppose, leur demifrère et sa nouvelle femme se retrouvent coincés dans leur village d’enfance. Commence alors un drame familial délirant, où se déchirent ces deux jeunes femmes rivales qui ont chacune leur caractère et leurs ambitions, l’une rêvant de devenir actrice à Tokyo et l’autre bercée par des mangas d’horreur. Dans ce climat coloré, parfois à la limite du film d’animation, Yoshida Daihachi mélange habilement amour et haine, fortes émotions et grandes déceptions. Ces personnages si étranges, et pourtant tellement humains, donnent au film toute son énergie et une dynamique permanente. Le réalisateur, jusqu’alors publicitaire s’impose ici comme un cinéaste à part entière et nous livre une œuvre extravagante, déroutante, mais avant tout attachante.
Clément Petitmangin Constance Dechelotte La Toute Jeune Critique
Malos hábitos Simon Bross, Mexique, SIC
M
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exico sous une pluie incessante, une femme anorexique force sa fille un peu ronde à faire un régime draconien pour entrer dans sa robe de communion. Matilde, jeune médecin entrée dans les ordres, jeûne pour faire cesser la pluie torrentielle qui s’abat sur la ville. Nous retrouvons dans ce film les préoccupations charnelles et religieuses d’un Carlos Reygadas, mais Simon Bross développe cela à l’échelle sociétale. Le couvent se transforme en traiteur pour des besoins financiers, l’acide gastrique endommage les tuyauteries d’une université où les étudiantes se font vomir. Ici, chaque personnage a un rapport particulier avec la chair, comme ce mari qui, insatisfait sexuellement par sa femme anorexique trouvera refuge auprès d’une femme gironde qui lui ouvre les bras et le frigo. Les «mau-
vaises habitudes» alimentaires des personnages ne sont pas tant destinées à changer leur propre corps que ceux des autres. La mère de Linda fait une sorte de régime pour deux car sa fille ne perd pas un gramme, Matilde s’inflige des tortures alimentaires pour sauver son prochain. Nous sommes donc entraînés dans un monde crépusculaire où les personnages principaux travaillent à leur propre destruction. Les choix esthétiques
du réalisateur sont radicaux; le film fonctionne avec trois couleurs : le blanc, le noir et le bleu nuit. Les seules taches de lumière viennent des voiles des religieuses. Le film tourné essentiellement en intérieur nous donne une impression d’étouffement presque carcéral. Finalement, que la rédemption attendue advienne ou pas n’est pas important. Dans Malos Hábitos, les gros ne vont pas au paradis, la fourchette est un instrument de torture, la sainteté la récompense de la diète. Le credo chrétien (il faut souffrir ici bas pour atteindre un monde meilleur) est mis à mal par l’absence d’au-delà. Présenté en séance spéciale unique de la Semaine de la Critique, Malos Hábitos, cet anti-Grande Bouffe à la mexicaine, n’a peut-être pas reçu toute l’attention qu’il mérite. Pas facile, entre deux cocktails…
Thierry Lebas
Gegenüber P
our son premier long métrage, le réalisateur allemand Jan Bonny aborde un sujet peu évident et donc peu mis en scène au cinéma: la violence conjugale où la victime est…l’homme. Georg est un policier méritant qui est sur le point d’obtenir une promotion au sein de son commissariat. Sa femme, institutrice, est dépressive. Anne supporte de moins en moins
Magnus B
Jan Bonny, Allemagne, QR
de voir son couple s’étioler au quotidien. Seule la venue de ses deux enfants, étudiants dans une autre ville, semble la réjouir. Georg tente de préserver le bonheur au sein de son foyer mais il est déjà trop tard. Anne sombre dans une violence où la provocation envers son mari s’intensifie tandis que celui-ci s’efface et évite à tout prix l’affrontement. Ici la violence est sour-
de, elle se niche au cœur du huis clos conjugal. Les plans sont sombres, décadrés. Les personnages s’agitent derrière l’encadrement d’une porte, sur le sol d’un couloir. Anne fait bonne figure à l’extérieur, devant ses parents oppressants, à l’école. Ici rien n’est dit, tout est caché afin de donner l’impression que tout fonctionne normalement. Georg positive: « Ce n’est pas
un drame, Anne! » Mais c’est son propre drame qui se déroule. En contrepartie de son silence, il subit les pires humiliations. Jamais Jan Bonny ne donne d’explication. Il s’attache à construire un environnement quotidien et banal au sein duquel s’exerce cette violence. Mais en gardant de la distance, le drame perd de la contenance. Il n’y a pas de victime ou de bourreau. Le parti pris n’étant pas assez affirmé, on cherche finalement des explications: une vie ennuyeuse, un œdipe paternel non réglé, un manque de reconnaissance… L’interprétation des acteurs ne porte pas suffisamment ce film, qui aurait peut-être gagné à s’attacher davantage au huis clos infernal ou au contraire, à s’en extraire.
Joanna Gallardo
K adri Kõusaar, Estonie, UCR
alloté entre les bras grassouillets d’un père héroïnomane et d’une mère-maquerelle fardée de vulgarité, Magnus est un gamin rêveur, qui, malade des poumons, ne cesse de jouer à repousser la mort. Des années plus tard, guéri, Magnus continue malgré tout à jouer avec la Grande Faucheuse. Ainsi continue-t-il à se lancer des défis puérils pour se persuader qu’il ne mourra pas le jour même. Adepte de substances illicites en tout genre, Magnus (magnétique Kristjan Kasearu) est d’ailleurs peu soucieux ni des formes ni des interdits. Ne propose-t-il pas à sa propre sœur (apparemment lesbienne) un cunnilingus, entre deux bouffées de crack? Suicidaire désinvolte, il dépasse un jour la dose supportable. Raté. Direction l’hôpital. Hébergé par son paternel, le post-adolescent est alors censé reprendre goût à la vie. Sauf que la méthode employée est tout sauf ordinaire. Au programme : fumette, acides et maisons closes. Destination sans retour avant le
saut final de l’ange : une forêt en plein cœur de l’île d’Hiiumaa, pour un dernier face à face père-fils. Parfois, les personnages de Magnus peinent à nous toucher, comme s’ils étaient figés dans une marginalité trop démonstrative et
finalement, monocorde. L’Estonie filmée par Kadri Kõusaar a néanmoins le mérite d’être singulière: tour à tour réaliste, surréel, sombre, hallucinée. Poétiquement incorrect.
Emilie Padellec
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La Soledad Jaime Rosales, Espagne, UCR
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adrid, de nos jours, la vie de deux familles et de quelques amis qui, malgré leurs liens, restent dans l’isolement. Ils sont enfermés dans la dualité de la solitude, à la fois sentiment et état physique. Jaime Rosales exclue tout musique de ce film où l’on ne perçoit que les bruits de la vie quotidienne et des paroles souvent ambiguës.
Pas de mélo dans ce drame qui utilise deux histoires typiquement du genre pour les réduire à un squelette d’évènements. Rien ne laisse envisager le désastre à venir. Chez Rosales, aucun symptôme n’est visible, seulement la maladie comme elle est. L’utilisation singulière du procédé de l’écran « splitté » se révèle être un moyen d’exploration formelle de la soli-
tude au-delà de la trame. Le montage perd sa fonction de mise en rapports des choses, entre les différents endroits, entre les êtres humains. A la place du montage, s’impose la simultanéité de deux espaces isolés. On peut deviner qu’ils sont proches mais ils ne sont mis en relation que pour les entrées et les sorties en hors champ des personnages. On sait qu’ils sont proches mais
Court: La route, la nuit P
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résenté à la Semaine de la Critique, La route, la nuit est un court métrage qui nous emmène sur un terrain risqué : la sublimation d’une histoire d’amour par le cinéma. Le film commence par une série de plans fixes, comme autant d’étapes suivant l’héroïne de la rupture à la création. Chaque plan met le spectateur dans une posture d’attente de mouvement, attente hypnotique où la pellicule devient matière hantée par excellence. Loin d’un processus à la mode, le film en train de se faire,
Marine Alice Le Du a une proposition radicale : le film en train de se défaire. Car nous ne verrons qu’une seule scène de l’œuvre promise, un magnifique plan-séquence où un homme quitte sa compagne et s’en va en courant, comme si le film après nous avoir attirés dans cette série de plans fixes avait envie de courir. La route, la nuit nous rappelle (enfin!) pourquoi il faut aimer le cinéma, et ceux qui n’ont pas vu ce film ont un avantage éphémère sur les autres: la chance de pouvoir le découvrir.
Thierry Lebas
M arine Alice Le Du, France, SIC
on ressent la distance infinie qui les éloigne. La solitude dans ce film n’est pas, comme au cinéma asiatique, la simple conséquence de l’incommunication. Ici les gens parlent beaucoup, mais en vain. La maladie est sans solution. Néanmoins c’est toujours mieux de la vivre accompagnée.
Carlos Marques Pierre Trouvé
Rencontre professionnelle: l’exploitation cinématographique Alain Bouffartigue, vice-président de l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE)
L
e cinéma d’auteur souffre, entre bien d’autres choses, des étiquettes que peut lui attribuer à mauvais escient: « difficile, intello, élitiste », et même il y a un certain temps « spécial ». Alain Bouffartigue est venu avant tout lever les ambigüités sur cette notion d’art et essai. Le cinéma d’auteur a la vie dure. Le clivage profond entre cinéma art et essai et films commerciaux sévit dans les salles. Le danger du secteur de l’exploitation, si divers et si difficile à cerner, est de tomber dans une analyse manichéenne qui associerait un public à un label cinématographique, en opposition à un autre. Le paradoxe du cinéma est d’être à la conf luence de l’art et de l’industrie. Par voie de conséquence, il doit trouver
son juste équilibre entre les intérêts économiques et l’exigence artistique. On est au cœur de la quête d’identité du cinéma: quelle vision veut-on exprimer? L’AFCAE, fondée en 1955 à l’initiative de cinq salles parisiennes, cherche à diversifier l’offre et surtout à donner la place au regard critique sur le cinéma. Les exploitants appartenant à ce réseau de salles, ont à cœur de « faire gagner des spectateurs à la diversité et non de s’ériger contre le grand public », nous dit Alain Bouffartigue. Il ne s’agit surtout pas d’opposer les publics ou de créer des niches mais bien d’éveiller la curiosité de chacun. Gardons en mémoire la définition en un mot du cinéma selon Daniel Toscan du Plantier: art-gens.
Mathilde Engélibert
Trois questions à
Olivier Koos
Photo Lasse Lecklin
Si tu devais être un personnage de film, lequel serais-tu? (Il rit) Je dois réf léchir …Bon, je pense que je serais quelqu’un comme Jack Sparrow (Pirates de Caraïbes). Son caractère est un peu comme le mien. Ce que j’aime bien ce qu’il est ni bon ni mauvais. Tu crois que le cinéma est lumière? Pour moi le cinéma est 50% de lumière, 50% de son. L’ensemble fait le cinéma. Même dans le cinéma muet, le pianiste qui jouait pendant la projection était important.
Olivier Koos, Luxembourgeois de 22 ans aux yeux pleins de curiosité, est membre des 60 à Cannes. Il est étudiant en cinéma.
En effet, les pères du cinéma sont les frères Lumière, penses-tu que c’est une coïncidence qu’ils aient ce nom? (Sourire) Oui, ils étaient prédestinés pour faire ça! Ils ont donné un coup de pouce à la création du cinéma. Ensuite, il a grandi grâce à d’autres parents. Les frères Lumière ont arrêté assez vite car ils concevaient le cinéma comme une science et ont méprisé le côté industriel. Je trouve qu’ils sont des inventeurs, pas des artistes. Ils sont bien loin d’être business men. Ils sont les pères du cinéma d’un point de vue technique, mais ils n’ont pas créé le cinéma en lui-même.
Propos
recueillis par
Mercedes Alvarez
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Portrait
Emir Kusturica
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harismatique, émotif et sans compromis. Emir Kusturica, visiteur régulier du festival, présente cette fois-ci Promets-moi en compétition. Ce film permettra t-il au cinéaste natif de Sarajevo de ramener dans ses bagages une troisième Palme d’Or, ce qui constituerait un événement sans précédent? A dix ans d’intervalle, en 1985 avec Papa est en voyage d´affaires, et en 1995 avec Underground, Emir a en effet déjà rassemblé sur son nom les faveurs du jury. A son tour en 2005, ce fut à lui de départager ses petits camarades, notamment son ami Jim Jarmusch, le festival lui faisant l’honneur d’être Président du Jury. Si vous regardez deux films quelconques d´Emir Kusturica, vous trouverez sûrement des points com-
muns: la musique de fanfare, l’atmosphère entraînante, la sensibilité et la magie des images. Un peu comme le déroulement d´une fête: fort, excitant, long, mais jamais ennuyeux. A chaque fois, on y décèle des leitmotivs récurrents: le monde vu par des enfants, le «rêve américain», le rôle important conféré aux animaux, les mariages –souvent très kitsch- bravant la mort et le suicide. Par-delà ces images formant un univers bien particulier, ce qu’il y a peut-être de plus typique dans l´œuvre du réalisateur serbe, c´est la musique folklorique. A partir du Temps des gitans, on a retrouvé de film en film et avec grand plaisir les musiques composées par le génial Goran Bregovic. Le folklore des Balkans devenait symbolique pour toute l’œuvre
d´Emir. Les admirateurs la recherchent autant que les films eux-mêmes. Pour Promets-moi néanmoins, Kusturica a changé son équipe, en particulier le compositeur de musique. Ce n´est rien d’autre que son fils Stribor qui s´y est collé. Une donnée inconnue du neuvième longmétrage de Kusturica? Les admirateurs de Goran Bregovic peuvent se rassurer: aussi bien Emir que Stribor font parti du groupe de Bregovic, le New Smoking Orchestra, aujourd´hui considéré comme l´une des meilleures fanfares de l´Europe centrale. Le synopsis de Prometsmoi rappelle fortement l´histoire de Chat noir, chat blanc, réalisé par Kusturica en 1998, une chronique villageoise aux bords du Danube qui rassemblaient un jeune couple, plusieurs
grands-pères, un parrain, des animaux… et, pour couronner le tout, la culture tzigane. Depuis le succès international de Underground en effet, refusé dans son pays natal à cause de l’image plus qu’écornée de l´ancienne Yougoslavie qui y était montrée, Kusturica semble avoir repoussé vers un futur indéterminé les prises de position politiques. Avec ce nouveau conte villageois où cohabitent différentes générations ainsi qu’une vache, les fanfares sont rappelées pour faire entendre leur voix excessives, drolatiques et extravagantes. Est-ce que Cannes y sera une nouvelle fois sensible, et le théâtre Lumière emporté dans le tourbillon de la danse?
Magdalena Koutska
MÁS y MÁS est un magazine gratuit publié par l’association NISI MASA avec le soutien du Ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports. REDACTION Rédacteur en chef Matthieu Darras Secrétaire de rédaction Joanna Gallardo Maquettiste Lasse Lecklin, llecklin@uiah.fi Ont contribué à ce numéro Mercedes Alvarez, Constance Dechelotte, Yana Dzharova, Mathilde Engélibert, Magdalena Koutska, Thierry Lebas, Carlos Marques, Emilie Padellec, Clément Petitmangin, Pierre Trouvé Fabrication – Imprimerie Cyclone, 12 rue des Mimosas, 06400 Cannes. NISI MASA 10 rue de l’Echiquier, 75010, Paris – + 33 (0)1 53 34 62 78, + 33 (0)6 32 61 70 26 europe@nisimasa.com - www.nisimasa.com