Un Secret pour une vie Par
Emmanuelle Alexane
Dédicace Ce livre est dédié à tous ceux qui m’ont aidée à évoluer.
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Table des matières Dédicace Copyright Table des matières Première partie Deuxième partie Troisième partie Remerciements
« L’amour n’est qu’à une pensée de distance. Rappelle-toi de l’utiliser souvent. Il ne peut jamais s’épuiser. » Roger Mac Gowen
Première partie Je suis née grâce à la mort de mon père. Oui, je sais, c’est un peu étrange comme formulation, mais vous allez comprendre… Le cimetière de Pierrefonds, situé à deux pas de la maison — ce qui est commode ce jour-là compte tenu des averses d’orage qui inondent la région — se distingue à peine derrière la brume d’humidité survolant les tombes. Un temps de circonstance ! ne puis-je m’empêcher de penser. Peu de monde. Quelques amis sortis de je ne sais où, le prêtre portant sur son visage l’expression de circonstance et bien sûr, moi et ma mère. Chacun avance, conscient des nuages noirs qui s’amoncellent autour du petit cortège. Chacun a hâte d’en finir pour rentrer chez soi, oublier le temps qui passe et surtout la mort qui ne frappe pas toujours que les autres. Je jette un œil sur ma mère. Elle a pris du poids ces derniers temps, mais aujourd’hui, la fatigue creuse ses joues ridées. Ses cheveux desséchés par les colorations ne sont plus aussi brillants qu’auparavant. Brune aux yeux clairs, ma mère ne laissait pas les hommes indifférents, il y a encore quelques années de cela. Elle a refusé mon bras et préfère marcher seule, en tête. De dépit, j’ai ralenti le pas pour laisser des étrangers se faufiler entre elle et moi. Même ce jour-là, elle me dénie le droit d’être proche d’elle. Je ne vois que son dos légèrement voûté. Elle boitille à cause de son genou gauche qui s’obstine à lui faire mal nuit et jour, depuis une bonne trentaine d’années. Je devine l’air dur et froid de son visage, ses yeux secs au regard fixe. Un mur de glace en marche. Je n’ai, par contre, pas la moindre idée de ce qui se joue dans son esprit malade à force d’entretenir, avec persévérance, la dépression au quotidien. Je ne sais pas non plus que ma vie vient réellement de commencer. Pour le moment, je fais juste partie du décor, de ce qui se trame autour de moi, dans une présence indifférente et une grisaille de bon aloi. Enfin, nous arrivons. J’ai assisté à peu d’enterrements jusqu’alors, mais
celui-ci me paraît d’un ennui mortel. Pardon ! Ce que je veux dire, c’est que personne ne dit mot, comme s’il ne fallait pas déranger la personne décédée. D’aucuns me répondront d’un air condescendant, que c’est plutôt par respect pour les proches, encore vivants, mais je ne vois pas en quoi échanger quelques mots trahirait notre supposée souffrance. J’ai eu l’occasion d’avoir des discussions fort intéressantes au cours d’autres cérémonies de ce genre, et ce, sans pour autant, manquer de respect à qui que ce soit. Baste… Aujourd’hui, nous sommes mardi, le silence et le cafard sont de rigueur, qu’il en soit ainsi ! Perdue dans mes pensées, je n’ai rien suivi du discours de l’homme de foi. De toute façon, s’il savait ce que pensait mon père de la religion… J’aperçois soudain des larmes couler silencieusement sur les joues de ma mère. Mon rythme cardiaque s’accélère. L’oxygène peine soudain à alimenter mon souffle vital. Mon père vient de mourir à l’instant. Il ne reviendra plus. C’est une assez bonne nouvelle. Cependant, le chagrin de ma mère m’émeut par surprise et favorise quelques larmes sur lesquelles les personnes présentes se méprennent. -
Mes sincères condoléances. Je… Votre père était un homme droit qui nous manquera à tous. Il va vous falloir être forte et aller de l’avant.
C’est une blague ! Je lève les yeux. J’aperçois la silhouette d’un homme qui se détache dans la brume. La distance m’empêche de distinguer ses traits. Il semble suivre la cérémonie. Un curieux, sans doute. Ma mère, tout en gardant la tête baissée, me surveille du coin de l’œil et je décide de respecter son deuil. Tout de même, un homme droit ! Je voudrais m’en aller, là, tout de suite, maintenant. Quitter cette mascarade, cesser cette hypocrisie et retrouver la vraie vie… enfin, la mienne.
Des personnes qui me sont totalement inconnues défilent lugubrement devant ma mère et moi. Heureusement, mon père comptait peu d’amis. Tous nous serrent les mains chaleureusement et prononcent les paroles conventionnelles. L’intention est bonne, je le sais bien, mais la pluie recommence à tomber. Mon cœur, lui, demeure sec. Chacun finalement regagne ses pénates à la hâte — assonance en a —, aurait dit une collègue de français de mon père qui, tiens… n’est pas venue assister à son enterrement. La dernière fois que je l’ai vue à la maison remonte à bien longtemps. Il faut dire que je ne venais pas non plus très souvent. Ma mère et moi nous retrouvons seules, dans la cuisine. Pas de réception, pas de collation. Le silence, toujours. Ma mère avait prévenu, elle n’aurait pas la force de recevoir qui que ce soit après la cérémonie. Je crois que cela arrangeait tout le monde. Sauf moi. Je n’en peux plus de cette tristesse grise qui noie chaque minute dans un marasme obligatoire. -
Je te fais un thé ?
C’est tout ce que j’ai trouvé à lui dire, parce que, moi, j’ai envie d’un thé. -
Non, merci. Je n’ai plus envie de rien. Parce que tu avais envie de quelque chose avant ?
Trop tard, les mots m’ont échappé ! Ce n’est pas le moment. Ma mère a le droit d’éprouver de la peine. -
Excuse-moi. Tu veux te reposer ?
Ma mère me tourne le dos et monte dans sa chambre. Décidément, rien ne change. La fatigue m’accable, je me laisse tomber sur une chaise. La tête dans les mains, je cherche en vain une quelconque trace de chagrin au fond de moi. Seule, ma compagne de toujours manifeste sa présence. La solitude ne me laisse jamais en paix. Cruelle, elle sait s’emparer de mon cœur et de mes pensées, afin de broyer, de toute la force que je lui octroie, l’espoir de jours meilleurs.
La réalité de la mort de mon père vient s’immiscer dans mes idées noires. -
Il est temps de passer à autre chose et de te donner une chance !
J’ai parlé à voix haute, presque à mon insu. Le regard tourné vers le jardin, je découvre, comme pour la première fois, les massifs de fleurs, qu’entretenait mon père avec tout l’amour qu’il ne me portait pas. Sans lui, la beauté de la nature m’apparaît comme le signe d’un renouveau. Je me lève, attirée par le soleil, à présent, éclatant et je sors me promener dans l’allée bordée de lilas en fleurs, au parfum si généreux. -
Une chance de quoi ?
Je continue à parler toute seule. Ça me donne l’illusion de ne pas l’être et brise le silence. Oui, c’est vrai. Une chance de quoi ? Je fais volte-face et observe la maison où je suis née. Si je m’efforce de bannir tout ce que j’associe à cette demeure soi-disant familiale, je dois admettre que cette villa a du charme. Du lierre court sur la façade et encadre les grandes baies vitrées du séjour rustique et de la cuisine high-tech aux dimensions très exagérées, compte tenu du nombre infinitésimal de personnes que recevaient mes parents. Des massifs de lavande, qui batifolent avec la terrasse, s’échappent des fragrances de paix et de sérénité incongrues dans ces lieux chargés d’amertume et de morne chagrin. En levant les yeux, je m’attarde sur les volets fermés de la chambre parentale. Ma mère dort-elle ou attend-elle simplement que je m’en aille pour descendre ? Une chance de quoi ? Mes pas m’entraînent vers le vieux portique qui abrita peut-être un jour mes rires d’enfant, bien que je n’en aie pas le moindre souvenir. La planche de bois décrépite de la balançoire oscille doucement et invite à la rêverie. Je ne veux plus rêver, je veux vivre… Comment fait-on ? Jusqu’à présent, ma vie se résume à de petits boulots tous plus ennuyeux les uns que les autres. Non, j’exagère, j’aime ce que je fais actuellement. Je n’aurais jamais imaginé tout ce qu’implique la vente de fleurs. Repérer, commander, réceptionner, mettre en forme, présenter, entretenir, trier et… vendre, même
aux clients trop exigeants ou grognons ! Même quand on n’est pas d’humeur à sourire. Mais je suis en CDD, mais je ne sais pas où je vais. Le bruit des volets qui claquent au vent interrompt mes réflexions. Quelques minutes encore et l’ombre de ma mère va apparaître sur la terrasse, à moins qu’elle ne choisisse de se recroqueviller dans le canapé, à l’abri de la chaleur et de la lumière trop vive du soleil, vainqueur de l’orage. J’hésite à faire demi-tour, quand il en est encore temps. J’ai du mal à choisir entre le devoir d’être la fille qu’elle espère peut-être toujours et l’envie forcenée de quitter ces lieux, pour me délester un temps de mon mal-être. -
Je prépare du thé. Tu en veux ? J’veux bien. J’arrive.
J’ai toujours envie de thé. On verra bien. Je laisse la baie entrouverte, afin de continuer à entendre le roucoulement langoureux des pigeons ayant élu domicile, non loin de là. La proximité de la nature m’a toujours apaisée. Ma mère est là. Assise sur le canapé, les genoux serrés, le dos droit, le corps cadenassé à double tour. Le thé est prêt, dans la théière en porcelaine blanche assortie aux deux petites tasses et sous-tasses, agrémentées chacune d’une délicate pensée violette. Les petites cuillères sont disponibles, même si, ni l’une ni l’autre ne sucrons notre thé. Tout est en ordre. Les napperons sur la table, les coussins sur le divan, le service à thé, l’atmosphère lourde et sinistre habituelle. Si ce n’est qu’aujourd’hui, j’accorde un peu plus de circonstances atténuantes à ma mère. -
Tu as pu dormir un peu ? Comment veux-tu que je dorme après l’enterrement de ton père ?
Les hostilités sont ouvertes. À table ! J’essaie de changer de sujet. -
Je pensais voir la collègue de Papa… Oh celle-là ! Encore heureux qu’elle n’ait pas eu l’outrecuidance de venir ! Pourquoi ? Il s’est passé quelque chose ?
-
Ça, il faudrait le demander à ton père ! Il est un peu tard… Oui. Peu importe, c’est du passé maintenant. Parlons plutôt du présent. Je voudrais te dire quelque chose…
Aïe ! Je me méfie de ce genre d’introduction. -
J’en avais déjà parlé avec ton père. Je préférerais habiter en ville, dans un appartement et vendre la maison, surtout maintenant. En appartement ? Et… et vendre la maison ?
Je me surprends en flagrant délit de nostalgie, pour une maison aux souvenirs heureux que je n’ai pas gardés en mémoire. -
-
Tu m’imagines vivre seule ici, dans cette grande maison ? Je n’ai pas besoin de tant de place, ça demande trop d’entretien. Et figure-toi que je n’ai pas les moyens d’embaucher une femme de ménage ! Ton père n’était pas d’accord, mais à présent… et de toute façon, je ne me vois pas rester ici, ce serait trop déprimant. Déjà que… Oh ça va ! Tu crois que j’ai eu une vie facile avec ton père ? Et c’est reparti ! Si on pouvait éviter de ressasser toujours les mêmes choses, ça nous permettrait d’avancer, non ?
Tiens, je devrais la retenir, celle-là ! -
Comme tu veux. Il y a beaucoup d’affaires à trier et je voudrais que tu m’aides. Je ne sais pas à qui donner ou vendre, mais avant d’envisager de déménager, il faut que je me débarrasse de pas mal de choses.
Puisque l’on ne me demande pas mon avis, je ne le donnerai pas. -
Bon, d’accord. Tu veux commencer quand ? Le plus tôt serait le mieux. On peut déjà avancer un peu maintenant, non ?
Je suis abasourdie. Ma mère, si passive en temps ordinaire, semble si sûre d’elle. La mort de mon père aurait-elle fait d’une pierre deux coups ? -
Je… eh bien, oui, pourquoi pas, si tu n’es pas trop fatiguée et… enfin, on vient juste d’enterrer… Justement, ça n’ira pas mieux demain, alors autant commencer aujourd’hui. Évidemment… mais je dois partir dans une heure à peu près, je n’ai pris qu’une journée de congé et je travaille demain, parce que je… Oui, oui, d’accord.
Ma mère s’en moque. Ma vie ne l’intéresse pas. Elle a obtenu ce qu’elle voulait, c’est l’essentiel. En fait, je pourrais rester davantage. J’habite un studio à seulement une vingtaine de kilomètres de là et il est à peine dix-sept heures, mais l’idée de passer la soirée ici m’horrifie. -
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Par quoi on commence ? Je m’occupe de ma chambre. Tu peux regarder tout ce qu’il y a à jeter dans le grenier? Il y a tellement de cartons dont on a même oublié l’existence… Mais… je ne sais pas ce que tu veux garder ou pas. Ce serait mieux si on faisait les choses ensemble. Si tu commences par votre chambre, je peux t’aider à classer vos affaires et... Non… je vais me débrouiller. Fais comme je te dis. Tu sauras bien reconnaître ce qui peut encore être utile et si tu as un doute, tu mets de côté, ce n’est pas compliqué.
Le ton de ma mère est péremptoire, je n’ai plus qu’à m’exécuter. Elle a une voix dure et forte qui sait se montrer très autoritaire, quand elle le désire, quand mon père n’est pas là… et il n’est plus là. En montant les escaliers, un léger trouble m’accompagne. Je mets quelques secondes à comprendre que ma mère en est à l’origine. La frayeur, que son regard a laissée transparaître à l’idée que je puisse l’aider à trier ses affaires et celles de mon père, ne m’a pas échappée. Y aurait-il quelque chose dans cette chambre que ma mère ne tient pas à ce que je sache ? Quand j’avais une douzaine d’années, je passais beaucoup de temps seule. Enfant unique, je ne savais pas toujours comment occuper mon temps libre. Mon père, professeur de sciences physiques, préparait ses cours dans une pièce où je n’étais jamais autorisée à rentrer. Quant à ma mère, elle passait la semaine derrière la caisse d’une grande surface, à se morfondre d’être passée à côté de sa vie. En conséquence, je restais souvent en compagnie de la meilleure baby-sitter qui soit à l’époque, la télévision. Pourtant, il m’arrivait de me sentir lasse à force de m’abreuver de dessins animés, à longueur de mercredi après-midi et de vacances. Je connaissais presque par cœur les quelques livres que je possédais. J’en avais assez de jouer au solitaire et le jardin ne m’attirait pas forcément tous les jours.
Alors, parfois, je partais en quête d’activités plus pétillantes telle que fouiner là où je n’en avais pas le droit… dans la chambre parentale par exemple. Le plaisir de la transgression plongeait dans l’oubli toute moralité. Je sortais de ma chambre à pas de loup, afin que mon père ne m’entende pas de son bureau au rez-de-chaussée. Il y demeurait confiné une bonne partie de son temps libre, même pendant ses congés. Prudemment, les oreilles aux aguets et prête à faire demi-tour au moindre bruit suspect, je glissai jusque la chambre de mes parents. La fiction rejoignait la réalité, je me prenais pour une espionne envoyée en mission, ne pouvant compter que sur moi-même. Parvenue à l’antre de tous les dangers, j’appuyais le plus doucement possible sur la poignée de la porte. Puis, j’ouvrais d’un geste rapide, afin d’éviter le grincement des gonds que j’avais anticipé, ayant correctement préparé ma mission. Ensuite… eh bien, c’était la fête ! Ayant peu de contact avec mes parents, j’avais l’impression de pénétrer leur monde qui me demeurait obscur, donc fascinant. Il y avait aussi cette drôle de sensation, là, au creux du ventre, que quelque chose m’était destinée dans cette chambre. Je farfouillais partout, dans les tiroirs de l’imposante commode style Louis Philippe, sur les étagères de l’armoire, y compris celles du haut pour lesquelles il me fallait monter sur une chaise ; c’est dire toute la difficulté de mon aventure, que j’affrontais néanmoins avec courage ! C’est ainsi qu’un jour, je tombai sur un revolver. Pas un faux, en plastique. Non, un vrai, compact, léger, mal caché. Je le retournais dans tous les sens, confirmée dans l’intuition que cette enquête serait la plus dangereuse, comptée à mon actif. La sonnette de la porte d’entrée retentit à cet instant, m’obligeant à ranger au plus vite l’objet de ma curiosité, tout en prenant soin de le remettre exactement dans la même position où je l’avais trouvé. Il y a les bonnes et les mauvaises espionnes, je me faisais fort d’appartenir à la première catégorie. Je n’ai jamais su ce que ce revolver faisait là. Le problème de l’espionnage, c’est que l’on est condamné à se débrouiller seul, puisque personne ne doit être informé de nos agissements… C’est également au cours de l’une de ces missions que je fis une découverte
qui me laissa, au creux des entrailles, un malaise qui ne devait cesser de s’amplifier par la suite. -
Layane ? Layane, tu peux venir deux minutes, s’il te plaît ?
Bon sang ! Quelle heure est-il ? Dix-huit heures quarante ! Je n’ai guère avancé, hormis le remplissage de deux grands sacs-poubelle que je m’empresse de prendre avec moi, afin de donner l’illusion d’un dur labeur. -
Oui, j’arrive ! Je descends des sacs à la poubelle et j’arrive.
Les souvenirs ont ravivé les brûlures d’estomac qui avaient coutume de me faire souffrir, lorsque j’habitais encore dans cette demeure et par la suite, à chaque fois que je participais à un repas de famille. J’ai vraiment hâte de rentrer chez moi à présent. Je me promets donc de prendre rapidement congé. -
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J’ai réuni les vêtements de ton père dans ces valises. Tu peux les descendre dans le séjour ? Demain, je téléphonerai à une association quelconque qui sera intéressée pour venir les chercher. Je ne sais pas s’ils feront le déplacement pour des habits, mais si tu veux… Je verrai demain. Tu as fini dans le grenier ? Presque… il reste quelques trucs encore à… Quand peux-tu repasser pour terminer ? Je crois… pas avant ce week-end. Je travaille tous les jours et je ne pourrai venir que dimanche pour… D’accord. Je continuerai à faire le tri dans les autres pièces, les jours prochains et aussi, quand tu reviendras, tu me montreras comment mettre une annonce sur Internet pour vendre la maison. C’est possible sur Internet, n’est-ce pas ? Oui, mais… tu as déjà une idée du prix auquel tu veux la vendre ? Non, je vais téléphoner demain pour qu’un agent immobilier vienne l’estimer et après, je me débrouillerai. Ce sont tous des voleurs, ces agents immobiliers ! Il est hors de question que je leur fasse gagner de l’argent avec ma maison.
Je n’en reviens pas. Ma mère est bel et bien déterminée à vendre. C’est comme si elle voulait enterrer au plus vite les quelque trente années passées ici avec mon père, tout juste six pieds sous terre. Quelques minutes plus tard, au volant de ma petite Twingo bleue, je dénoue le fil de la journée, ce qui, loin de calmer mes brûlures, les amplifie, surtout
lorsque je repense au comportement de ma mère. Quelque chose me chiffonne et je compte bien trouver quoi, d’ici peu. En attendant, je suis heureuse de bientôt retrouver mon petit nid douillet que je me suis créé dans le studio d’un immeuble HLM en périphérie de Compiègne. Il est presque vingt heures quand enfin, je jette mon manteau gris anthracite, bien trop chaud pour la saison, sur le clic-clac de la seule pièce à vivre. C’était le seul habit qui me paraissait convenable pour me rendre à l’enterrement, mes blousons de demi-saison étant tous un peu trop affriolants pour une telle occasion. Après le manteau, c’est mon corps que je laisse tomber lourdement, sans même prendre la peine d’enlever mes chaussures. Je suis fourbue. Me rendre chez mes parents me fatigue toujours beaucoup, compte tenu des efforts incommensurables que je suis obligée de déployer à chaque fois, pour garder mon calme face à nos divergences d’opinions. Cette fois, c’est pire. Pourtant, ce n’est pas à mon père que je le dois… Encore que. La marée d’images, surgie du passé et provoquée par l’enterrement, m’a aujourd’hui plus sûrement noyée que mes dernières visites très rapides, dans la demeure familiale. Au demeurant, celle-ci n’a jamais abrité d’autres personnes, que trois membres d’humeur incompatible les uns avec les autres. Mon estomac gargouille. Péniblement, je me relève. J’en profite pour me déchausser. Je me dirige sans illusion vers le frigo. Il a beau me faire des appels de phare depuis plusieurs jours, je ne prends pas la peine d’aller faire de courses. Un morceau de beurre, un autre de fromage datant d’une époque improbable, trois œufs et un paquet de gruyère râpé de couleur suspecte. -
Deux œufs à la coque, c’est parfait !
Il me reste un peu de pain rassis, ça devrait faire l’affaire. Mes repas se réduisent au strict minimum, à de rares exceptions près, depuis à peu près deux ans maintenant. Depuis que je vis seule. Depuis que j’ai annoncé à mes parents que je ne voulais pas continuer mes études après le bac. Devant cette décision, mon père, livide, m’avait alors déclaré : -
Pas de problème.
Puis, il avait marqué un temps d’arrêt et :
-
Mais ça veut dire qu’à partir de ce jour, tu te prends en charge.
Tout aussi vidée de mes couleurs, je m’étais entendue répondre un peu trop vite : -
Pas de problème.
La suite ? Dès le lendemain, je m’étais inscrite dans toutes les boites d’intérim de Compiègne. J’étais prête à accepter toute forme d’exploitation, pourvu que l’on me rétribue suffisamment afin de pouvoir louer un studio. Heureusement, j’avais pu compter sur l’aide précieuse d’une amie de toujours qui m’avait hébergée provisoirement… pendant presque un an. Le temps que les services sociaux me proposent un logement et que je sois embauchée pour de petites missions intérimaires. Accumulant les petits boulots et donnant à chaque fois toute satisfaction à mes employeurs, j’étais de plus en plus souvent sollicitée et je restais finalement assez peu souvent au chômage. Toutefois, ce n’était pas suffisant pour m’attirer la fierté de mes parents, pour qui je menais une vie trop instable, au travail aléatoire. Un instant mélancolique, je me ressaisis. Qu’à cela ne tienne, je suis aujourd’hui autonome et j’ai faim ! Alors, même si ma vie n’est pas luxueuse et mes repas peu variés et frugaux, je n’ai de comptes à rendre qu’à moi-même. Il me faut peu de temps pour préparer et avaler mon dîner devant la télévision, qui achève de m’endormir sur le clic-clac, que je ne prends jamais la peine de remettre en position canapé. Une heure du matin, une émission, plus bruyante que les autres, me réveille en sursaut. En soupirant, j’éteins l’intruse et en profite pour passer aux toilettes. Oui, je sais, ce n’est pas un détail particulièrement intéressant, mais cela me permet de vous faire comprendre le temps infini que j’ai mis à me rendormir. Des pensées, toutes aussi inutiles que pénibles, ont en effet profité de cette interruption, pour assaillir mon cerveau. Je suis certaine que vous voyez ce que je veux dire… Le lendemain me voit donc arriver particulièrement mal réveillée au travail. -
Oh ! Faut que t’arrêtes de faire des folies de ton corps la nuit ! Très drôle. Si seulement… Ah, j’peux t’aider si ce n’est que ça !
En haussant les épaules, je tourne le dos à Julien, intérimaire comme moi, chez la fleuriste où, depuis trois mois, je me plais à travailler… du moins, d’habitude. Parce qu’aujourd’hui, j’ai mal partout et je serais bien restée couchée toute la matinée. La nuit passée à faire la crêpe dans le clic-clac m’a laissé le dos en compote et la tête dans le brouillard. -
Un café, Layanne ?
La patronne, Nathalie, cinquante ans révolus, affiche une jovialité constante et contagieuse. Petite et un peu rondelette, elle m’observe d’un air narquois tout en me tendant mon réveille-matin. -
Jérémy, tu trinques avec nous ? À vos ordres, m’dame !
J’ai vraiment de la chance d’avoir obtenu un CDD dans ce magasin. Nous nous entendons à merveille tous les trois, ce qui nous permet d’offrir aux clients un service de qualité, tout en passant de bonnes journées. En plus, évoluer au milieu de parfums délicats et de compositions florales, toutes plus belles les unes que les autres grâce au talent de Nathalie, est un privilège. -
-
Le camion de livraison est en retard. On va devoir ouvrir pour accueillir les clients, tout en s’occupant de l’arrivage. Je ne pourrai pas vous aider, je dois programmer mes commandes pour la fête des Mères qui va arriver très vite. Je peux compter sur vous? Évidemment !
Jérémy et moi nous sommes exclamés en même temps, ce qui nous fait tous trois éclater de rire. Allez, ça va mieux. La journée peut commencer. Il en fut ainsi pendant les deux jours suivants : repas pris sur le pouce, crêpe dans le lit, réveils douloureux et travail réconfortant. À tel point que j’ai oublié le dimanche qui m’attend. Vendredi soir, c’est un coup de fil de ma mère qui me rappelle mes devoirs filiaux. -
Je ne serai pas là dimanche. J’avais complètement oublié que je dois être présente à une exposition de peintures où j’ai mis deux-trois de mes tableaux en vente. J’ai réussi à trouver une excuse pour le samedi, mais pas pour le dimanche.
Un peu surprise, je me dis que ce n’est pas plus mal. Je préfère être seule à
ranger, plutôt qu’avoir ma mère sur le dos et comme ça, je pourrai revenir plus rapidement chez moi. -
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Tu exposes où ? À Noyon, comme tous les ans. Je ne vendrai sûrement rien, comme d’habitude, mais je me suis encore laissé avoir pour exposer quand même. Cette fois, c’est la dernière, ils ne me reverront plus ! Ce n’est pas une mauvaise chose, ça te change les idées. Si tu crois que ça suffit ! Enfin bref, tu te débrouilleras. De toute façon, ce n’est pas compliqué, il reste juste le grenier à finir de ranger. Tu ne devrais pas en avoir pour très longtemps et si je ne rentre pas trop tard, on pourra regarder pour l’annonce.
Zut ! Elle raccroche après un rapide au revoir, sans ne m’avoir aucunement demandé de mes nouvelles. Un malaise diffus grandit au fond de moi, comme après chaque échange avec ma mère. Une sensation d’inachevé, l’impression de rester sur ma faim. Faim de compréhension, de complicité, oserais-je dire d’amour ? Il est vingt et une heures et je me vois mal aller me coucher avec cette boule au ventre. J’utilise les trucs habituels. Je grignote quelques carreaux de chocolat, plonge les doigts dans le pot de pâte à tartiner et bois une infusion. Que pourrais-je encore trouver à faire pour tenter de calmer ma tension ? Un DVD. Je me couche finalement à minuit passé, l’esprit enfin apaisé et le corps prêt à profiter d’une bonne nuit de repos. Du moins, c’est ce que je pensais, car une fois de plus, entre cauchemars et insomnies, la nuit ne m’apporte aucun sommeil réparateur. Une fois de plus, c’est avec l’esprit totalement embrumé et ténébreux que je franchis le seuil du magasin. -
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Ouh là là ! Tu devrais vraiment faire quelque chose pour mieux dormir ! Tu sais que la journée promet d’être longue. Tu es sûre de tenir le coup ? T’inquiète ! Et puis, je ne peux guère faire mieux pour le moment. J’ai déjà enterré mon père il y a cinq jours, je ne peux tout de même pas souhaiter la même chose pour ma mère tout de suite… C’est de l’humour ? réplique Nathalie, quelque peu choquée par mes
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propos. Désolée, ce n’était pas drôle. Je me suis levée du mauvais pied. Tu sais, tu ne peux te trouver en retournant dans le passé, mais c’est possible en revenant dans le présent. Ce n’est pas de moi, c’est d’Eckhart Tolle, mais je crois que tu devrais y réfléchir.
Ma patronne m’observe un instant afin de vérifier que l’information m’est bien parvenue, puis classe l’affaire : -
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En attendant, au travail ! Après le café, j’aimerais que tu m’enlèves toutes les fleurs fanées des invendus d’hier et que tu disposes ces décorations dans la vitrine, ensuite, tu viendras m’aider à préparer l’arrivage de ce matin, parce que, comme par un fait exprès, Jérémy est malade aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’il a ? Il m’a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir qu’il a passé la nuit aux toilettes ! La jeunesse n’est plus ce qu’elle était ! Est-ce que je suis malade, moi ?
Nathalie continue à maugréer en se rendant dans le dépôt, mais je sais qu’elle n’est pas réellement fâchée. Ses paroles résonnent dans ma tête douloureuse. Eckhart Tolle ? Connais pas, mais je m’en ferais bien un pote, parce que Nathalie a raison. J’en ai assez de m’empoisonner la vie avec les toxines du passé. Simplement, je me demande comment l’on fait quand le passé se conjugue au présent. Trois tasses de café suffisent à peine à faire émerger la lumière dans mon esprit et à me donner l’énergie nécessaire pour me mettre en mouvement. Oui, la journée va être interminable. Les clients défilent de façon quasi ininterrompue en ce samedi matin. Normal, le temps est ensoleillé et invite à flâner en faisant du shopping. Entrer chez un fleuriste, c’est comme pénétrer dans le jardin d’éden. Charmé par la délicatesse des parfums fleuris, l’on se laisse envoûter par la beauté naturelle du lieu que Nathalie aime à rendre intimiste, grâce à une décoration ouatée et très soignée. Un tapis de mousse invite le client à pénétrer au cœur du magasin, bercé par le doux clapotis de l’eau d’une fontaine immergée au cœur d’une végétation luxuriante et parfumée. Entrer chez Nathalie, c’est oublier le quotidien pour s’offrir un voyage hors
du temps et de la matérialité. Pas étonnant donc que le magasin ne désemplisse pas en ce jour de repos… pour les autres. Parce que, me concernant, le soir venu, je tombe sur le siège de ma voiture et n’en reviens pas d’avoir réussi à tenir le coup. Mine de rien, Nathalie m’a beaucoup aidée en me donnant un coup de main pour tout ce qu’il me revenait de faire. Pour autant, je comptais les heures, presque les minutes jusqu’à la fermeture du magasin. À n’en pas douter, quelqu’un a tiré la sonnette d’alarme. Il est temps que je prenne soin de moi. J’entre, d’un pas lourd, dans mon studio qui, pour une fois, ne m’apporte pas la quiétude désirée. Je sais que c’est l’idée de me rendre à Pierrefonds, le lendemain, qui voile ma réalité. Je décide donc de couper court et pars directement me coucher, trop épuisée pour me préparer un ersatz de dîner. Dimanche, neuf heures dix, j’ouvre les yeux, surprise d’avoir finalement si bien dormi. Ce jour-là, Nathalie assume seule la gestion du magasin, ouvert uniquement le matin, ce qui me permet de traîner un peu, de prendre mon temps avant de me préparer. Je savoure tellement ces moments tranquilles et sans contraintes. Lovée dans le clic-clac, la couette posée négligemment sur les jambes, je déguste mon porridge brûlant, tout en lisant quelques pages de l’un de mes livres en cours. Vient ensuite l’heure du thé ou du café selon l’humeur, tandis que la douche ne se déguste pas avant la fin de matinée. Quand j’habitais encore chez mes parents, c’était chose impossible, même pendant les vacances… surtout, pendant les vacances. Mon père ne supportait tout simplement pas l’idée que je puisse ne rien faire ; lire était associé à de l’oisiveté. Assimilée à une fainéante qui ne ferait jamais rien de sa vie, je devais me cacher dans les toilettes pour avancer ma lecture ou prétexter des devoirs en attente pour profiter de quelques moments de liberté dans ma chambre. Ce souvenir me ramène à l’objectif que j’ai en tête depuis le coup de fil de ma mère. Je décide donc de ne pas trop lézarder finalement, afin d’arriver au plus vite
à la maison. Une demi-heure plus tard, fraîche et quelque peu tendue, je démarre. À peine vingt-cinq minutes, me sont nécessaires pour parvenir à destination. Pas de doute, le quartier est très calme. Je n’ai aucun mal à trouver une place à proximité du portail. Je pourrai rentrer dans l’allée centrale pour me garer, mais je préfère rester dans la rue ; ce me sera plus facile pour partir. En descendant de la voiture, entre les cyprès qui bordent la clôture, je jette un coup d’œil vers la porte du garage situé à la droite de la maison. Pas de souci, elle est ouverte et laisse voir le vide de la pièce, me confirmant l’absence de ma mère. Le lourd portail en fer forgé grince en s’ouvrant et j’éprouve quelques difficultés à le refermer ; il faudra intervenir rapidement sous peine de rester coincé. Je traverse le terrain superbement entretenu par mon père. Les massifs de fleurs resplendissent sans l’ombre d’une mauvaise herbe et les arbres fruitiers sont taillés à la manière d’un professionnel. La pelouse tondue uniformément donne envie de s’y allonger ou de courir dessus pieds nus. Pourtant, l’ensemble, aussi charmant soit-il, me paraît trop net et soigné, à l’image de beaux objets que l’on admire, mais dont on ne se sert jamais, de peur de les abîmer. La porte d’entrée s’ouvre sur une odeur qui m’est familière. Je souris à l’idée que, de chaque maison émane un parfum particulier comme chez les êtres humains. Sans hésitation, je me dirige vers la chambre parentale. Mon objectif est simple : repérer dans les affaires qui s’y trouvent la raison pour laquelle ma mère ne désirait manifestement pas que je l’aide le jour de l’enterrement. Sauf que la pièce a subi un véritable raz-de-marée. Seuls les vêtements de ma mère habitent encore une partie de l’armoire et de la commode. Même sous le lit, où mon passé d’espionne m’avait conduite à découvrir des lectures interdites et dérangeantes, le vide occupe l’espace. De déception, je me laisse tomber sur le lit. -
J’aurais dû m’en douter ! Qu’est-ce qu’elle en a fait ? Elle les a forcément stockées quelque part !
Bien décidée à mener à bien ma recherche, je me lance dans l’exploration de chaque pièce de la maison.
Je me souviens notamment d’une valise contenant lettres et papiers soigneusement ficelés. Beaucoup plus jeune, l’envie de découvrir leur contenu m’avait brûlée durant mes missions, mais la crainte d’être découverte l’avait emporté. Je suis aujourd’hui convaincue que cette valise contient quelque chose d’important pour moi. Je ne sais d’où me vient exactement cette intuition, mais je ne peux m’en défaire. Une heure passe, je dois me rendre à l’évidence : ma mère n’a rien laissé de ses effets personnels dans la maison. Dépitée, je sors prendre l’air, indécise sur ce qu’il me reste à faire. Le soleil de mai darde de ses rayons la terrasse de galets blancs et m’éblouit. Les yeux plissés, l’esprit brouillé, je contemple le jardin. L’abri attenant au garage retient mon attention. -
Évidemment !
Je me précipite. Aménagée à l’origine pour ranger les outils de jardinage qu’utilisait mon père, ma mère avait investi une partie de la pièce pour la transformer en atelier de peinture, activité qu’elle affectionnait depuis sa retraite anticipée. Elle parlait toujours de cet espace comme si elle y tenait davantage qu’à la maison. Il est vrai que ce lieu est très agréable. Des travaux avaient permis de créer un puits de lumière en provenance du toit, offrant ainsi la clarté idéale pour peindre. Un chevalet central accueillait souvent la dernière œuvre en cours, tandis qu’une quantité invraisemblable de toiles jonchait le sol, dans l’attente d’être encadrées. De nombreuses étagères de bois fixées au mur couraient le long de la pièce, débordant de tubes de peinture à l’huile, de pastels, de pinceaux, etc. Ma mère aimait y passer de longues heures, pas seulement pour peindre d’ailleurs, mais aussi pour s’y ressourcer, assise sur un vieux rocking-chair prés de la fenêtre, s’enivrant du parfum d’un magnifique chèvrefeuille qui honorait de sa présence la tonnelle juxtaposée à l’atelier. Ma mère semblait alors communier avec la nature, oubliant pour un instant ses tourments et ses échecs. Dans ces moments-là, j’avais l’impression qu’elle devenait plus humaine, plus elle-même et je sentais mon cœur fondre. Son amour maternel me demeurait pour autant inaccessible. Ces derniers temps, elle demeurait de plus en plus souvent dans ce lieu privilégié, ce qui déplaisait au plus haut point à mon père qui avait besoin de
la sentir à son service à tout moment. Ma main tremble en ouvrant la petite porte en bois. D’abord, j’aperçois les outils rangés soigneusement sur les étagères ou accrochés au mur. Le tracteurtondeuse brille comme s’il n’avait jamais servi et occupe une bonne partie de l’espace. Je traverse la pièce en faisant le moins de bruit possible comme si mon père pouvait encore surgir brusquement derrière moi, me demandant de sa voix tonitruante la raison de ma présence en ce lieu où je ne m’aventure que très rarement. Il est vrai qu’aujourd’hui, je ne me sens pas vraiment la conscience tranquille, mais rien à faire, quelque chose de plus fort que moi me pousse à dénicher coûte que coûte les effets personnels de mes parents. Je sens qu’ils contiennent une clef décisive pour comprendre mon mal-être permanent. Sinon, pourquoi ma mère se serait-elle ingéniée à les dissimuler ainsi ? L’atelier baigne dans une douce lumière, le temps semble s’être arrêté au seuil de l’entrée, cédant la place à une forme d’éternité. Je comprends le plaisir que prend ma mère à venir ici. Je comprends également que j’ai eu du flair. Toutes les affaires de mes parents sont là, empilées à même le sol. Sacs en plastique, paniers en osier et la fameuse valise attendent sagement de connaître leur sort. Je commence par regarder rapidement le contenu des sachets : de petits coffrets à bijoux, quelques livres, rien qui ne m’intéresse. Les paniers accueillent toutes sortes de babioles que j’ai vite fait de négliger. Vient ensuite la valise. Un cadenas en bloque l’ouverture ! C’était prévisible et pourtant, je suis stupéfaite. -
Pas de doute, tu as bien quelque chose à cacher Maman et, crois-moi, ce n’est pas un vulgaire cadenas qui va m’empêcher de le découvrir !
Pour me donner du courage sans doute, je continue à parler à haute voix : -
Où est-ce que je vais trouver ce qu’il me faut ?
Parmi les outils de mon père bien sûr ! Il me faut peu de temps avant de trouver une paire de tenailles. -
Ça devrait le faire !
On ne peut pas dire que je sois très musclée, mais ma volonté compense les faiblesses de mon anatomie. C’est donc avec acharnement que je m’efforce de tordre le cadenas pour enfin parvenir à ouvrir le coffre à trésors. Et le coffre s’ouvre. Un fatras de lettres, de cartes de vœux ou d’anniversaire se dispute la place avec quelques albums photo et de petits carnets… c’est tout. Manifestement, ma mère a consulté les lettres, puisqu’elles sont éparpillées en désordre au fond de la valise. Si je veux trouver, je vais devoir chercher, c’est-à-dire lire un par un les différents écrits qui s’étalent devant mes yeux et cela va me prendre des heures ! Qu’à cela ne tienne, je n’ai pas le choix et j’ai intérêt à m’y mettre tout de suite, si je veux finir avant que ma mère ne revienne. Un coup d’œil sur mon portable. Treize heures vingt-six. -
Tiens, un message. Je pense pouvoir rentrer vers seize heures. Attends-moi. À tout à l’heure. Moins de trois heures. Bon, c’est parti !
Je parcours rapidement les cartes et m’attardent sur quelques lettres. Je ne connais pas toujours les expéditeurs. Leur lecture me prend du temps, car il ne m’est pas toujours facile de déchiffrer l’écriture. Peu à peu cependant, je m’installe dans le passé de ma mère et perds la conscience du présent. Quand le portail grince, j’attends ma mère dans le salon. -
Ah, tu es encore là, parfait ! Oh, si tu savais ce que je me suis ennuyée ! Enfin, j’ai quand même eu une discussion intéressante avec une dame qui vient tous les ans voir l’exposition. Encore heureux que je ne me sois pas farci les deux jours !
Puis, remarquant mon absence de réaction : -
Ça va? Tu ne dis rien. Tu pourrais me dire bonjour, tout de même !
Silence. -
Mais qu’est-ce que t’as ?
Ma mère s’assied dans le fauteuil qui me fait face. Elle m’observe un moment, le visage en forme de point d’interrogation. Elle baisse les yeux et
avise le carnet posé à côté de ma main droite. Je la vois perdre ses couleurs et ouvrir grand la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Je patiente. Rien ne presse. Elle doit s’attendre à avoir beaucoup de choses à me dire. -
Que… que fais-tu avec ce… ce carnet ?
C’est à peine si j’entends sa voix. Je n’éprouve aucune compassion. Je patiente. -
Tu… tu as fouillé dans mes affaires ! Tu es allée à l’atelier !
Foudroyée par cette révélation, elle devient presque transparente et je crains un instant qu’elle ne s’évanouisse, mais je patiente. -
Alors… tu sais, n’est-ce pas ? Oui.
Silence. Ma mère enfin se redresse. Ma seconde naissance est imminente. -
Tu n’avais pas le droit de lire mes carnets intimes. Personne n’est au courant. Pourquoi ? Ça s’est fait comme ça. Tu parles du moment où tu as couché avec mon père ? S’il te plaît, ne sois pas vulgaire ! Tu penses vraiment avoir encore un quelconque crédit à mes yeux ?
Ma mère se tasse dans le fauteuil. Je dois m’occuper pour ne pas exploser. Je me lève et nous prépare un punch. Je lui tends le verre, sans un regard. Elle le prend le verre avec empressement et tousse dès la première gorgée. Je l’ai dosé assez fort. J’en ai besoin. Elle aussi. Elle vide le verre plus rapidement que moi. Je patiente. -
Que comptes-tu faire ? De toute façon, ton père est mort. Mon père !
J’ai avalé de travers et je mets du temps à reprendre mon souffle. -
Celui qui s’est fait passer pour mon père est mort. Oui, mais mon vrai père, lui, il est vivant ou pas ?
-
Tu ne peux pas dire ça. Pierre t’a élevée. Il… il a toujours été là pour toi, même si ce n’était pas toujours… Il est vivant ou pas ? Je ne sais pas. Comment ça, tu ne sais pas ? hurlai-je, sous le coup d’une émotion que je ne peux plus contenir. Tu n’en as pas assez de mentir ? Quand vas-tu enfin dire la vérité ? Je te préviens tout de suite, je ne partirai pas d’ici sans que tu ne m’aies tout raconté !
Le bras tendu vers ma mère, le doigt menaçant, je suis hors de moi, hors de contrôle et ma mère a peur, terriblement peur. Son visage est blême, je lis la panique dans les yeux de cette pauvre vieille femme qui m’apparaît soudain tellement misérable que ma colère retombe comme un soufflé. D’une voix à peine audible, elle se décide : -
-
Il n’y a pas grand-chose à raconter. J’ai eu une liaison au cours de laquelle je suis tombée enceinte. Je ne le savais pas encore quand cette relation a pris fin. Après… eh bien ! après, j’ai rencontré ton père, enfin… Pierre. En apprenant que j’étais enceinte, il était tellement heureux, il pensait que l’enfant était de lui évidemment, alors je n’ai pas eu le cœur de le détromper et je me suis dit que c’était aussi bien comme ça. Aussi bien comme ça ? Ben oui ! Tu sais, ça arrive ce genre de choses. Et puis, tu as eu un père, tu n’as jamais eu à souffrir de quoi que ce soit, c’est l’essentiel, non ?
Je suis atterrée. La logique de ma mère me semble si dénuée de sens que les mots me fuient. J’essaie de me mettre à sa place pour comprendre, mais rien à faire, toute cette histoire me révulse. -
-
-
En tout cas, tu l’as vite oublié mon père ! Parce que, si je calcule bien, pour que Pierre pense que je sois sa fille, c’est que tu l’as rencontré vraiment pas longtemps après mon père, je m’trompe ? Tu cherches à savoir quoi au juste ? D’accord, Pierre n’est pas ton géniteur, mais encore une fois, c’est lui qui t’a accompagnée jusqu’à la fin. Évidemment, si mon père n’était pas au courant que j’existais, car tu ne lui as rien dit, n’est-ce pas ?
Devant le silence de ma mère, je reprends, malgré moi, une position agressive qui l’intimide fortement. J’en ai conscience, mais cette fois, je ne
baisse pas le ton : -
-
-
Je pense que tu ne mesures absolument pas les conséquences de tes actes ! On ne peut pas changer de père comme bon nous semble ! Tu réalises qu’il m’a fallu attendre vingt ans pour apprendre que je ne suis pas la fille de Pierre ! Comment as-tu pu vivre avec ça toutes ces années ? Tu as menti à tout le monde. Peut-être que tout ça, ça explique aussi les problèmes avec Pa…, avec Pierre. Quels problèmes ? De quoi parles-tu ? C’est toi qui crées des problèmes là où il n’y en a pas ! Ton père n’était pas facile à vivre, d’accord, mais il y a pire et ce n’est pas toi qui… Pierre n’est pas mon père et, oui, il y a toujours pire, mais ça ne justifie pas ce qu’il m’a fait.
Les derniers mots sont sortis tout seuls, dans un murmure de souffrance. Un silence de plomb tombe sur le salon et les visages se ferment. Nous savons, elle et moi que nous sommes proches d’un point de non-retour. Aucune des deux ne souhaite pourtant en porter la responsabilité. La comtoise en chêne clair qu’affectionnait particulièrement Pierre marque le temps. La demie de dix-sept heures sonne. Je m’assieds, vaincue par le poids de ces révélations. Ma mère soupire profondément et prend enfin la parole : -
Ton géniteur… Ne l’appelle pas comme cela ! C’est de mon vrai père dont tu parles !
Elle lève les yeux au plafond, agacée, mais obtempère : -
-
Soit ! Ton père travaillait comme cuisinier dans un genre de pizzéria au Grand-Bornand, en Haute-Savoie. C’était un travail saisonnier, si je me souviens bien. Moi, je passais juste mes vacances là-bas. Je travaillais déjà depuis un an à Compiègne et c’étaient mes premières vacances. Quelle réussite ! Si tu continues avec tes sarcasmes, j’arrête !
Je plisse les lèvres pour empêcher l’ironie de sortir de ma bouche. -
J’avais pris quinze jours et dès le lendemain de mon arrivée, j’ai décidé de m’offrir un petit restaurant, histoire de souffler un peu. Je n’avais pas beaucoup de moyens, je louais une caravane dans un des campings de la station. J’ai trouvé un restaurant-pizzéria au centre du village où l’ambiance avait l’air sympathique et surtout, les prix étaient
-
corrects. Entre ton… ton père et moi, le courant est tout de suite bien passé. En fait, je n’aurais jamais dû le rencontrer, mais, une fois ma commande passée, j’ai patienté un bon bout de temps sans rien voir venir. Je commençais à m’impatienter, alors j’ai demandé à la serveuse si elle n’avait pas oublié ma pizza. Elle m’a répondu qu’ils étaient un peu débordés ce soir-là, mais que mon plat n’allait pas tarder à arriver. Vingt minutes plus tard, toujours rien. Bien énervée cette fois, je me suis levée pour me dégourdir les jambes et m’approcher de l’endroit où les cuisiniers préparaient les commandes. Il y avait une espèce de bar derrière lequel on pouvait les voir s’activer. Deux hommes étalaient sans relâche de la pâte, qu’ils garnissaient ensuite de divers ingrédients déjà cuisinés, avant d’enfourner les pizzas dans un grand four, tandis qu’un troisième cuisinier s’occupait des autres plats que proposait le restaurant. Ils ne levaient même pas les yeux vers la salle, tellement ils étaient accaparés par leur travail. Tu sais, je crois savoir à peu près comment on fait les pizzas !
Ignorant ma remarque, ma mère continue. J’ai vaguement l’impression qu’elle prend plaisir finalement à plonger dans cette période. -
C’est ton père qui s’est retourné pour poser justement la pizza que j’avais commandée sur le comptoir, afin qu’elle me soit servie. Ça paraît bête à dire, mais quand nos regards se sont croisés, on s’est tout de suite plu… C’était comme si on se connaissait déjà.
Ma mère marque une pause, perdue apparemment dans ses souvenirs. -
Et après ? Après, on s’est revu. Dès le lendemain. On était bien ensemble. Pour moi, c’étaient les vacances, je n’avais pas envie de penser plus loin. Oui, une petite aventure, juste pour occuper ton temps libre, quoi ! Tu recommences ! Tu crois que tout est toujours calculé dans la vie ? Non, mais la conception d’un enfant, ça ne se fait pas à la légère, si ? Non, bien sûr. On s’est fait prendre bêtement. Enfin… ça arrive, je ne vais pas tout te raconter dans le détail. On se sentait de mieux en mieux ensemble et un soir, on n’a pas anticipé la suite. Quand on y a pensé, il était trop tard. On ne disposait pas des informations que vous avez maintenant sur le cycle des femmes et tout ce qui va avec. Je me suis dit naïvement, je l’admets, que je n’allais pas tomber enceinte, juste pour une fois où on ne s’était pas protégé et les autres fois, on a fait attention. La fin de mes vacances est vite arrivée et je devais rentrer chez moi.
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On ne s’est pas vu longtemps et c’est si loin, tout ça ! Je vois. C’est bien ce que je disais, c’était juste une amourette pour toi. Et alors ? J’avais une vingtaine d’années, je ne pensais pas encore à fonder une famille et à tout ce qui s’ensuit ! C’est un crime ?
J’observe ma mère comme s’il s’agissait d’une étrangère. J’ai l’impression que tous mes repères vacillent. Malgré ce que je viens d’entendre, je ne peux l’imaginer, elle, toujours d’humeur si taciturne et déprimée, se comporter comme une midinette. Elle ferme les yeux, renforçant ainsi le mur qui se dresse entre nous. Je reste seule, le regard tourné vers le vide d’un monde qui m’a abandonnée. À ma grande surprise, elle reprend, les yeux mouillés et la voix tremblante : -
-
-
Pour ton père, c’est vrai, c’était différent. Je ne l’avais pas compris, mais il s’était vraiment attaché à moi et ne supportais pas l’idée que l’on ne se voie plus. Parce que c’était clair pour toi, tu voulais le quitter ? Il fallait être raisonnable. Il travaillait au Grand-Bornand et moi à Compiègne, à plus de six cents kilomètres ! Et alors ? Tu as bien dit qu’il était saisonnier, il aurait pu te rejoindre à la fin de son contrat. Je… oui, c’est ce qu’il me disait, mais… Mais toi, tu ne voulais plus de lui ! J’étais jeune, j’avais ton âge ! Je ne savais pas encore ce que je voulais, tout allait trop vite pour moi. Parce qu’il était plus âgé ? À peine deux ou trois ans de plus, je crois, mais… Alors, tu l’as quitté et tu es rentrée… sauf que tu n’étais plus seule. Je ne le savais pas ! Je suis rentrée, oui. Je suis retournée au travail et la vie a repris son cours normal. Et il n’a pas cherché à te contacter ? Si, bien sûr. Il a fait des recherches et a fini par trouver mon numéro de téléphone. Tu sais, il n’y avait pas Internet, alors c’était plus compliqué. Ça t’arrangeait bien ! Ce n’était pas si simple. Moi, c’est vrai, je voulais passer à autre chose et peu de temps après, j’ai rencontré ton…, enfin, Pierre. C’est bien ce que je dis, tu l’as vite oublié ! Peut-être, mais encore une fois, ce n’est pas un crime. À peu près un mois et demi plus tard après mon retour, j’ai réalisé que j’avais beaucoup de retard dans mon cycle. J’ai fini par consulter et la suite, tu
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la connais. Pas vraiment, non. Tu as appris que tu étais enceinte de combien ? De presque deux mois. Deux mois sans règle et tu ne t’étais pas posée de questions ? Mes cycles ont toujours été irréguliers, je… En plus, je n’y connaissais pas grand-chose et je n’aurais jamais imaginé que… Que le pire pouvait arriver ! Et tu es certaine que c’est bien lui, mon père ? Oui, les dates correspondaient au moment où j’étais avec lui. Je ne connaissais pas encore ton père au moment de ta conception. Et à aucun moment, tu n’as pensé dire la vérité à Pierre ? Mais si ! Une fois le choc passé, je voulais lui annoncer la nouvelle et lui dire toute la vérité pour qu’il prenne sa décision en connaissance de cause. Mais je te l’ai dit, quand il a compris que j’étais enceinte, il était fou de joie. Il a tout de suite parlé de mariage, etc. Je ne savais plus quoi dire et… j’avais un peu peur aussi de ce qui m’arriverait si je me retrouvais seule avec... Avec moi, avec cet enfant qui tombait bien mal !
Ma mère ne réagit pas. Elle affiche à présent un visage ravagé par la tristesse et la fatigue. Il est tard, le jour a cédé la place depuis longtemps et j’ai perdu la notion du temps. C’est à peine si je me souviens que demain, je travaille. Plus rien ne semble avoir d’importance, un peu comme si je n’existais plus, inconnue à moi-même. Ma mère est devenue, en l’espace d’un après-midi, une femme que je ne reconnais pas et je ne peux même plus mettre un visage sur mon père. -
Au fait, c’est quoi le nom de mon père ? Je… je ne peux pas te dire. Je l’ai sans doute su, mais j’ai oublié. C’est… je ne pensais pas avoir à parler de lui un jour. Ce n’est pas possible ! Tu l’as vidé de la corbeille, comme ça, d’un claquement de doigts ? Je ne comprends pas. Laisse tomber. Et donc, à lui non plus, tu n’as rien dit ? Cet homme qui t’aimait. Tu apprends que tu as un enfant de lui et tu ne lui dis rien ? Je savais que si je lui disais, il ferait tout pour me convaincre de vivre avec lui. Et tu ne voulais pas construire ta vie avec le père de ton enfant ? Y a un truc qui m’échappe !
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Il ne menait pas une vie stable. Il n’avait pas de logement, pas d’emploi fixe, tandis que Pierre… Tandis que Pierre était fonctionnaire, pouvait t’offrir un niveau de vie bien confortable ! Tu as privilégié ton petit confort personnel au détriment des sentiments de chacun ! Tu n’as pensé qu’à toi !
Je suis hors de moi, je bondis du fauteuil et marche de long en large. Je sens une colère incommensurable monter en moi, dévastant tout sur son passage, amour filial, respect, devoir… Tout ce que j’ai tu depuis tant d’années, toutes les vannes de sécurité qui maintenaient jusqu’alors le flot de mes angoisses permanentes, de ma tristesse latente et de ma solitude ont sauté brutalement. Sans crier gare, sans préavis. -
Ton égoïsme m’a obligée à supporter durant vingt ans un homme prétendument mon père qui ne s’est jamais comporté comme tel ! Cet homme a abusé de son autorité quotidiennement, au point de bannir toute liberté de me construire ma propre personnalité. Sauf que ce n’est pas ça, le pire !
Ma mère blêmit. Elle me fixe sans comprendre. Je porte alors le coup que je crois fatal. -
Il a aussi nié, quand ça l’arrangeait bien sûr, les soi-disant liens du sang !
Aucune réaction. -
Quoi ? Ce n’est pas assez clair pour toi ? Peut-être as-tu besoin que je précise mes dires ? Non, non, inutile ! Je ne sais pas ce que tu sous-entends. En revanche, ce que je sais, c’est que ça suffit. Je suis épuisée et je vais… Tu n’iras nulle part sans avoir entendu ce que j’ai à te dire.
Ma mère s’est levée, mais je bloque promptement le passage vers l’escalier. Elle a un mouvement de recul et manque de s’affaler sur l’un des fauteuils. Qu’à cela ne tienne, je suis déterminée à aller jusqu’au bout. -
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Ton mari a pratiqué sur moi des attouchements sexuels dès que j’ai atteint l’âge de sept ans. Par la suite, comme mon corps devenait, je suppose, de plus en plus intéressant, il s’est montré plus offensif. C’est impossible ! Tu m’en aurais parlé ! Je l’aurais vu ! Il m’était impossible de t’en parler pour toutes sortes de raisons. Je ne savais pas à cet âge-là si ce qu’il faisait était normal ou pas. Ça me
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mettait très mal à l’aise et j’avais l’impression d’être tout le temps sale à cause de ça, mais c’était mon père… enfin… je me disais que forcément, quand il faisait quelque chose, c’est qu’il en avait le droit ! Et, bien évidemment, il me faisait toujours promettre de ne rien dire à qui que ce soit, parce que c’était un secret entre nous et que j’étais une fille très sage qui sait garder les secrets. Je ne voulais pas le décevoir, me décevoir. Je craignais de perdre votre amour, votre confiance, je ne voulais pas causer de problèmes. Oui… De toute façon, ce sont des choses qui arrivent. Pardon ? Moi aussi, mon père m’a un peu touchée. Ce sont des choses qui arrivent. C’est du passé maintenant, inutile de revenir dessus.
Je me laisse glisser le long du mur, près de la comtoise qui, fort à propos, martèle de vingt-deux coups les derniers mots de ce dialogue ubuesque. Je vois ma mère se lever péniblement. Elle semble avoir vieilli d’au moins dix ans. La peau de son visage aux allures de parchemin laisse apparaître ses joues creuses. Ses yeux habituellement bleus-gris ont perdu leur couleur, noyée, semble-t-il, dans des larmes intérieures. -
On se téléphone. Je… je n’en peux plus. Je monte me coucher.
Je la regarde me tourner le dos et se diriger vers l’escalier. Je reste un instant totalement hébétée, incapable de réagir. Un dernier sursaut d’indignation m’oblige à me relever brusquement et à vomir mon écœurement: -
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Je ne t’ai rien dit pour te protéger et c’est tout ce que tu trouves à dire, maintenant que tu es au courant ? Ce n’est pas possible, je rêve ou plutôt… c’est un cauchemar ! Et… et tu, après tout ce qui vient de se… Stop ! Finissons-en ! Je viens de te dire que je suis épuisée, je ne pourrai supporter une minute de plus ce dialogue stérile. Ah tu ne pourras le supporter ? Eh bien ! rassure-toi, tu n’auras plus rien à supporter, car tu vois, là, c’est la dernière fois que tu me vois ! Je n’ai plus ni père, ni mère à compter de maintenant !
Le temps de prendre mon blouson et mes clefs de voiture au vol, je me retrouve dehors, la porte-fenêtre claquée derrière moi. Le silence. L’obscurité et la nature qui dort. Tout est allé très vite, j’ai le souffle court et peine à reprendre mes esprits. L’applique murale de la chambre parentale projette soudain une faible
lumière sur l’allée du jardin, m’indiquant ainsi le chemin vers une vie qui vient de perdre ses fondations. L’air frais de la nuit soulage quelque peu l’étau qui s’est emparé de ma pauvre tête. J’avance lentement, sans conscience. L’obscurité s’est infiltrée en moi et c’est d’un pas mécanique que je rejoins ma voiture. Je conduis sans voir, en mode automatique. Les larmes sont prêtes, mais ne s’écoulent pas, prisonnières des battements de mon cœur qui explose dans ma poitrine. Heureusement, à cette heure tardive, un dimanche soir, peu s’aventurent encore dehors. Beaucoup préfèrent rester chez eux, gérant du mieux qu’ils peuvent le blues récurrent de fin de week-end. Pas de place en bas de mon immeuble. Je me gare à quelques mètres et m’extirpe de l’habitacle protecteur de mon véhicule. Je dois à présent faire face, seule. Les deux étages qui me séparent du studio symbolisent le no man’s land marquant définitivement le point de non-retour vers mes repères habituels. Lorsque je pénètre chez moi, tout y est différent. Mon regard a changé et a transformé ma réalité. Enfin, je peux me laisser aller, enfin, les larmes coulent sans limites. Je laisse tomber mes affaires à même le sol et m’allonge sur le lit, en position fœtale, espérant plonger dans les nimbes de l’oubli. Un hurlement strident, puis deux et ça continue, ça martèle ma tête, c’est insupportable ! J’ouvre les yeux sous le coup de la douleur et la sonnerie de mon portable résonne plus douloureusement encore près de mon oreille. -
Allô ? Ah quand même ! Désolée de te réveiller ! Tu as l’intention de venir travailler aujourd’hui ou je te dérange ? … Allô ? Oui… je… On est quel jour ? Écoute ma p’tite, je ne sais pas ce qui t’arrive, mais là, tu dépasses les bornes ! Soit tu es au magasin dans le quart d’heure, soit je me passerai de tes services !
Nathalie a raccroché. Je reste la main crispée sur le téléphone. L’angoisse
épouse mon corps à mesure que je reconstitue le film de la veille. L’oxygène me manque, j’ouvre la bouche dans un réflexe de survie. Je regarde autour de moi comme si je me réveillais dans un lieu inconnu. Comment est-ce possible ? Comment une vie peut-elle vaciller ainsi en si peu de temps ? Peu à peu, le jour pénètre mon esprit et m’oblige à reprendre contact avec la réalité. -
Quelle heure est-il ? Bon sang, Nathalie ! C’est… Zut !
Pas le temps de me doucher bien que tout mon être le réclame. J’ai oublié de régler mon alarme hier soir. -
Quelle idiote ! Ce n’est pas le moment de perdre mon job !
J’arrive au magasin, tout essoufflée. Quand Jérémy m’aperçoit, il me presse de le rejoindre à l’arrière du magasin. -
Nath discute avec le chauffeur, elle est furax contre toi ! Et puis… Euh… Tu devrais filer aux toilettes t’arranger un peu… enfin, excusemoi, mais un coup de brosse et un peu de maquillage, ça ne te ferait pas de mal…
Je le regarde, d’abord sans comprendre, puis m’exécute. Tout m’est devenu indifférent. Devant le miroir au-dessus du lavabo, je reconnais la justesse des propos de Jérémy. Les cheveux hirsutes, les yeux cernés, le visage en vrac, ça ne fait pas vraiment professionnel. Rapidement, je démêle mes longs cheveux noirs et me maquille légèrement. Ma peau naturellement hâlée offre l’avantage de me donner facilement bonne mine. Du moins habituellement, parce qu’aujourd’hui, on peut y lire clairement mes tourments. En général, j’utilise peu d’artifices, mais heureusement, j’ai toujours une brosse et un eye-liner qui traînent dans mon sac. En sortant des toilettes, c’est Nathalie qui, cette fois, me prend à part, tandis que Jérémy me fait un clin d’œil approbateur dans son dos. Je le remercie en silence et m’apprête à encaisser les foudres de la colère de ma patronne. Elle se tait. Surprise, je la regarde et me sens soudain très fragile. Au bord des larmes, j’éprouve la plus grande difficulté à soutenir son regard.
-
Si je peux t’aider, je le ferai, mais tu dois comprendre que la rigueur et la ponctualité sont des qualités indispensables pour le travail. Ton contrat finit dans deux semaines. Je pensais te le renouveler, car… car je t’apprécie beaucoup.
De minuscules larmes glissent maintenant sur mes joues déjà irritées par le flux d’eau salée de la veille. Nathalie pose une main sur mon épaule et m’observe avec bienveillance. -
-
Je ne prolongerai pas ton contrat pour le moment, parce que je suis convaincue que tu as, avant tout, besoin d’un peu de temps pour mettre de l’ordre dans ta vie. Je ne te connais pas suffisamment pour comprendre de quoi il retourne, mais ça semble trop lourd à porter pour toi, en plus du travail à assumer. Tu as droit au chômage ; profites-en pour te ressourcer et, dès que tu t’en sens capable, reviens me voir. Mais… Prends le temps de réfléchir à ce que je viens de te dire et tu verras que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Je ne te laisse pas tomber, d’accord ? Je te demande juste de faire un break pour te retrouver, car je crois que tu t’es perdue ces derniers temps.
C’est exactement cela. Nathalie a lu en moi mieux que je ne l’aurais fait moi-même, ce dont je prends conscience dès mon retour chez moi. Une tasse d’infusion très chaude au sein de mes doigts crispés, je réfléchis. D’un côté, ne plus aller travailler, rester seule à faire des ronds chez moi me terrifie. De l’autre, continuer à me rendre au travail et subir ma vie sans la comprendre me paraît absurde et au-delà de mes forces. …? Je termine la soirée lamentablement, me traînant du clic-clac à la salle de bain où je n’ose plus me croiser dans le miroir. Je finis par atterrir dans la cuisine, histoire de ne pas me mourir de faim. Le cœur n’y est pas et c’est à peine si j’arrive à finir un bol de soupe. Je consulte négligemment un magazine qui traîne sur la table basse deux en un, qui me fait autant office de bureau que de table à manger. L’été arrive et, conformément à la tradition estivale, les régimes amaigrissants occupent la première place. Je ne suis pas concernée. Par ailleurs, ayant naturellement le teint mat, je n’ai pas besoin de rester
longtemps au soleil pour arborer un bronzage que beaucoup m’envient. Je crois aussi que je ne suis pas trop mal foutue. Pour autant, je n’ai pas su garder un homme près de moi, jusqu’à présent. Certains n’ont fait que passer. D’autres sont restés quelque temps et auraient souhaité continuer. Seulement, il arrive toujours un moment où je ne me sens plus bien dans la relation et où je décide de rompre. J’ai parfois l’impression que c’est la crainte d’être abandonnée qui m’incite à toujours partir la première… -
C’est aussi bien comme ça ! Qu’est-ce que tu ferais d’un homme dans ta vie, alors que tu ne sais même pas qui tu es ?
Me voilà repartie à parler toute seule. -
Bon, ça suffit pour aujourd’hui !
Mon lit m’attend et je le rejoins volontiers en souhaitant ne plus le quitter, avant que mes problèmes n’aient disparu. Mais il faut se lever le lendemain, parce que le miracle… eh bien… il n’a pas eu lieu ! Ill faut donc donner le change aux clients bien sûr, à Jérémy aussi, dont la sollicitude me touche, mais que je ne suis pas en mesure d’accepter comme il le souhaiterait pour l’instant, à Nathalie, enfin, qui n’a plus évoqué le sujet. Je sens parfois son regard peser sur moi et je sais qu’elle souhaiterait recueillir mes confidences. Pas maintenant, pas encore. Je songe à ma mère. Elle ne m’a plus donné de nouvelles depuis… depuis ma sortie théâtrale de l’autre soir. J’ai parfaitement conscience que si je ne fais pas le premier pas, elle ne me donnera plus signe de vie. Tant pis. Jusqu’à présent, n’étant pas de nature rancunière, je finissais toujours par passer outre son humeur maussade, ses reproches incessants et je revenais prendre de ses nouvelles. C’était comme si quelque chose de plus fort que moi me poussait vers une porte qui, je le savais pourtant, ne s’ouvrirait jamais. J’espérais toujours que ma mère finirait par déverrouiller son cœur, par m’accorder l’amour maternel qui me manque tant. En vain.
Cette fois, passer outre ce qui s’est dit est au-dessus de mes forces. En plus, il est clair que, de toute façon, ce n’est pas vers elle que je dois me tourner pour aller mieux. Aller mieux ! C’est-à-dire ? En y réfléchissant, j’arrive à la conclusion que, si je veux évoluer vers une vie plus sereine et plus lumineuse, je dois avant tout pouvoir répondre à certaines questions. Tiens, au hasard: -
Qui est mon vrai père ?
Cette question ne cesse de hanter chaque seconde de ma vie, depuis que j’ai découvert la vérité. En permanence. Quand je sers une cliente, en regardant sans le voir le film du soir à la télévision, en prenant ma douche, en ne dormant pas… Est-il seulement encore de ce monde ? Et si c’est le cas, où vit-il aujourd’hui ? A-t-il eu des enfants ? Je veux qu’il sache que j’existe ! Ma mère n’a rien voulu me dire. Je sens la colère monter à nouveau. -
Comment as-tu pu ? Quelle mère es-tu ?
Colère ou chagrin ? Les deux sont souvent liés et les larmes troublent une fois de plus ma vision. Mes journées de travail me laissent harassée, au fond du canapé et mes soirées achèvent de me noyer, l’esprit encombré de vains questionnements. Nathalie a raison, je ne peux continuer ainsi. Demain, je lui parlerai. -
Tu sais, je… j’ai… enfin, par rapport à ce que tu…
J’essaie de cacher au mieux le trouble qui me gagne, mais ma voix se casse. Ma patronne ne réagit pas ; elle préfère me laisser le temps et patiente gentiment. C’est ce qui me permet de retrouver une certaine maîtrise de moimême et de reprendre d’une voix plus sûre : -
J’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit l’autre fois. J’admets que tu as raison. Il me reste trois jours à faire et après, je… je verrai, mais, enfin, je… j’espère que…
-
Tu reviendras ici dès que tu te sentiras mieux et je compte sur toi pour me donner des nouvelles. Tu sais, je n’ai pas eu d’enfant et pour maintenant, c’est trop tard. Bref, tout ça pour dire que j’ai du temps et… et de l’affection à donner, alors, si tu veux en profiter, ne te gêne pas.
L’heure de l’ouverture du magasin est proche et je ne peux me permettre de craquer maintenant. Sans répondre, je file aux toilettes. L’émotion qui me submerge est trop forte, je ne vais jamais arriver à la canaliser pour qu’elle ne ravage pas mon visage de son torrent de larmes ! Je regarde le plafond intensément, j’essaie de compter chaque objet de la pièce (il y en a peu), j’évite de me regarder dans le miroir, trop effrayée à l’idée de ce que je pourrais y voir. Un dernier subterfuge me vient à l’esprit pour tenter de me calmer : je concentre toute mon énergie sur le moment présent. Je suis dans les toilettes de mon lieu de travail, c’est calme, je suis tranquille à cet instant précis, rien de stressant à cette minute, juste le silence. Peu à peu, je sens les battements de mon cœur ralentir, les larmes déclarer forfait et mon visage se détendre. -
C’est magique, ce truc ! Il faut que je m’en souvienne.
En fait, c’est grâce à Nathalie, toujours elle. Lorsque je lui avais posé quelques questions sur Echkart Tollé, elle m’avait expliqué en quelques mots la quintessence de son best-seller, Le Pouvoir du moment présent et tous les bienfaits qu’elle en avait tirés. Avant d’ouvrir la porte et de me plonger dans ma réalité professionnelle, je me promets d’acquérir ce livre. On ne sait jamais, peut-être m’offrira-t-il des horizons insoupçonnés ? Quelques livres de développement personnel figurent déjà en bonne place sur les étagères de mon studio. Seulement, bien que j’en comprenne la plupart du temps la justesse, je ne parviens jamais à les assimiler suffisamment pour faire évoluer mon quotidien. À peine ai-je rejoint mes collègues que je suis happée par l’activité du magasin. Les clients se bousculent. Dans trois jours, c’est la fête des Mères. J’essaie de me détacher de mes sentiments personnels pour rester professionnelle. De toute manière, c’est décidé, me concernant, pas de fête à souhaiter cette année.
Un jeune garçon se présente timidement devant l’entrée du magasin. Je le vois ausculter la vitrine pendant un bon moment, sans qu’il se décide à franchir le seuil d’entrée. J’hésite, puis je vais à sa rencontre. -
Tu cherches quelque chose ? Oh… euh, oui ! Je voudrais une jolie fleur pour dimanche, mais je ne sais pas comment on fait. Comment ça ? Eh ben, elle sera fanée d’ici dimanche…
C’est beau, non ? J’aime ce métier. Je lui explique qu’il peut commander la rose bleue qu’il désire et ne venir la chercher que le dimanche matin. Ainsi, elle sera fraîche et prête à offrir ses plus beaux atours à sa maman. Le sourire dont il récompense mes explications ensoleille ma journée. Je m’engage silencieusement à lui préparer le plus beau des emballages, puisque Jérémy et moi travaillons toujours les dimanches de fête, ces journées étant les plus rentables de l’année pour le commerce. Mon collègue, justement, me fait signe. -
Il paraît que tu ne reviens pas bosser lundi ?
Jérémy dissimule maladroitement sa tristesse. Nous avons pris l’habitude de nous voir presque tous les jours et le joyeux trio que nous formons va éclater. Je refuse encore de me projeter vers ma cessation de travail, mais Jérémy m’oblige à toucher du doigt ce nouveau virage dans ma vie. Je ne sais que lui répondre. Non, je ne reviens pas. Non, ce n’est pas Nathalie qui est responsable. C’est moi et moi seule… et ça me terrifie. Au lieu de cela, je lui sers la version positive : -
Je fais un break, ça me fera du bien ! Et autant profiter un peu du système, avec ce qu’on donne à l’État tous les mois, non ? C’est vraiment ton choix ? Ben oui, qu’est-ce que tu crois ? D’ailleurs, Nathalie m’a dit qu’elle me reprenait quand j’voulais, alors tu vois, y a pas de problème !
Jérémy affiche un air dubitatif, puis hausse les épaules et me lance avant de reprendre le travail : -
OK. Je passerai te voir à l’occasion. Tu me prépareras un bon petit plat et, si t’es gentille, je te donnerai des nouvelles du magasin, lol !
Je n’ai pas le temps de répliquer, une cliente me sollicite. Dans ma tête, je me suis clairement entendue répondre : Inutile, la porte sera close ! Les deux jours qui suivent ne me permettent pas de me poser. Je rentre du travail, je mange et me réfugie dans un sommeil peuplé de doutes et d’interrogations prêts à m’assaillir, dès que j’ouvre les yeux. Sauf qu’aujourd’hui, c’est mon dernier jour. Lorsque je suis arrivée ce matin, tout semblait comme d’habitude… sans l’être. Nathalie, trop souriante à mon égard, Jérémy, trop silencieux et moi… Moi, je me suis levée avant que le réveil ne sonne, les jambes déjà flageolantes. Je ne me suis pas, à proprement dit, réveillée, puisque je n’ai pas dormi. La peur de l’inconnu, de la solitude, du vide. Le souci de moi-même. L’angoisse de me retrouver seule avec moi. Incapable d’anticiper ce moment, voire même d’y songer, je n’ai encore aucune idée de ce que je vais faire de mon temps libre. Chercher des informations ? Évidemment. Mais quoi ? Mais où ? Comment ? Au fond, tout au fond de moi, je sens que je sais ce qu’il faut faire. Il suffit d’ôter, de ma petite lumière intérieure, les couches ténébreuses du doute. La journée passe beaucoup trop vite. Les heures défilent au pas de course, indifférentes. J’ai le net sentiment que c’est la dernière fois que j’évolue dans ce milieu. Les yeux brillants du jeune garçon ont récompensé mon travail et m’ont émue plus que je ne saurais le dire. Se pourrait-il que ce soit vrai ? Lorsque l’on donne avec le coeur, on reçoit bien plus encore ? -
Où est-ce que j’ai lu ça déjà ?
Ça suffit ! Les trémolos dans la gorge, les larmes au bord des yeux, le cœur qui frappe trop fort… Stop ! Je veux terminer cette journée dans la joie. Sûrement pour me donner la force d’assumer mes lendemains incertains. Le magasin ferme. C’est l’heure de déboucher les bouteilles de champagne et de déguster les petits fours que j’ai achetés pour l’occasion.
Je prépare la table et attends mes comparses, disparus soudainement. Pas le temps de présager quoi que ce soit, je les vois réapparaître, un immense bouquet de fleurs dans les mains de Nathalie et un petit paquet cadeau dans celles de Jérémy. -
Rassure-toi. Pas de grands discours, juste l’envie de te dire que nous ne t’oublierons pas.
Pff ! Et là, je fais comment pour retenir mon émotion ? Peut-être que la clef, c’est de ne pas la retenir justement. Simplement la laisser passer, parce qu’elle est là, de toute façon. Là et bien là ! Les larmes coulent doucement, tandis que je serre, dans mes bras, ma patronne, puis Jérémy. -
Tu n’ouvres pas ton cadeau? Parce que si ce n’avait été que moi, c’est pas ça que j’aurais acheté, mais… Jérémy !
Nathalie met la main sur sa bouche pour le faire taire. Au moins, ça a le mérite d’égayer l’ambiance. J’arrache l’emballage, curieuse de comprendre ce qu’a voulu dire mon collègue. Un carnet. Un très joli carnet à spirales. La couverture en cuir marron clair s’ouvre sur des pages écrues et vierges, chacune ornée d’un petit motif fleuri. -
À chaque page, une fleur différente qui t’apprendra leur langage. Tu vois, ici, en première page, une fleur de myosotis. Ça, je sais ! Il y en avait dans le bouquet que j’ai offert à ma dernière copine. Je lui ai dit ce que ça voulait dire et… et je m’suis fait jeter !
Nous partons d’un grand éclat de rire tous les trois. -
Cette fleur signifie pourtant Ne m’oublie pas ; c’est sûrement que tu avais quelque chose à te faire pardonner, non ? Pourquoi ça ? Tout de suite de ma faute ! Pas du tout… Elle était peutêtre allergique aux fleurs, c’est tout !
Jérémy, ta maladresse, ton insouciance me manqueront. -
C’est très gentil. Je ne m’attendais pas… Attends ! Ce carnet, c’est pour que tu y notes toutes les phrases, les mots, les citations qui résonnent en toi. Tu vas les écrire au fur et à mesure de tes rencontres et, quand tu reviendras, si tu veux bien, nous les lirons ensemble.
Nous passons une bonne heure à plaisanter, à profiter ensemble de ces
derniers instants. Comme pour maintenir encore un peu à bonne distance les soucis à venir. -
Tu as promis, n’est-ce pas ? Je compte sur toi pour passer nous voir de temps en temps et garder le contact? Promis ! Mais… je voulais te demander : tu as trouvé quelqu’un pour me remplacer? Oui, en intérim aussi. Un gars ou une fille ? s’enquiert anxieusement Jérémy. Un gars. Non, c’est une blague ? Pourquoi t’as fait ça ?
Je serre Jérémy dans mes bras en rigolant, tandis qu’il soupire exagérément. Faire le pitre, c’est sa façon de masquer ce qu’il ressent, mais je le connais suffisamment pour deviner sa tristesse. -
Allez ! Tu as dit que tu passerais manger au studio, alors je compte sur toi, OK? Plutôt deux fois qu’une ! Enfin… si la bouffe est correcte, bien sûr !
Un petit coup dans les abdos pour montrer mon indignation et je me tourne vers Nathalie qui observe la scène, les yeux brillants. L’étreinte est silencieuse. Tout est dit déjà. Nous nous reverrons, c’est sûr, mais le chemin qui mènera de l’une à l’autre promet d’être difficile et surprenant. Le retour au studio se fait la boule au ventre. Le silence m’agresse en ouvrant la porte d’entrée. Je sais que si je ne décide pas très vite de la façon dont je vais occuper les prochaines semaines, je risque de sombrer. Le voyant du répondeur attire mon attention. Écoute, ce… c’est absurde toute cette histoire. Il faut que l’on se voie. Tout ça, c’est du passé. Je… j’ai lourdement payé, si ça peut te rassurer. Rappellemoi. Je demeure un petit moment, debout, figée. Lourdement payé ? Que veut-elle dire ? -
Et moi ? Moi, comme d’habitude, ça ne compte pas ce que je ressens ! Et ce n’est pas du passé, au contraire !
Je sens toute ma colère revenir au galop, incontrôlable, destructrice. Je jette mes affaires sur le canapé et reviens effacer le message.
-
Il est exclu que je te rappelle, je n’ai plus rien à te dire ! Moi, ce passé m’intéresse. Tu veux pas m’en parler ? Soit ! Eh bien, moi, je vais aller le dénicher ce passé et ce n’est pas toi qui vas m’en empêcher ! Vis ta vie. Je m’en fous de savoir que t’en as bavé, c’est ta responsabilité, pas la mienne !
Je m’assieds, vidée. Le silence envahit à nouveau la pièce, mais ce n’est pas le même. Le message de ma mère a provoqué un déclic. Une nouvelle vie m’attend. Le fait d’avoir pu dire ce que je ressentais, même sans que ma mère puisse l’entendre, a libéré ma détermination. Les derniers barreaux qui entravaient ma liberté d’agir viennent de sauter. Je n’en avais pas conscience, mais le devoir filial, l’amour, que je porte malgré tout à ma mère, m’empêchaient de réellement concevoir un projet allant à l’encontre de sa volonté. Je craignais de la briser un peu plus. -
Tu parles ! Ça fait vingt ans que je la connais, vingt ans qu’elle déprime, alors un peu plus, un peu moins ! Elle m’accusera de la faire souffrir et, pour une fois, ce sera vrai !
Je réalise que j’ai toujours connu ma mère sous l’emprise de la dépression. D’après elle, les antidépresseurs et les somnifères lui sont indispensables pour affronter le quotidien. Pourquoi ? Quel échec de la médecine, tout de même ! Plus de vingt ans sous traitement, sans résultat ! Enfin bref, ce n’est pas mon problème ! Dans l’immédiat, me nourrir est mon problème… Je repense à Jérémy. Le pauvre ne sait pas ce qui compose mes repas, sinon l’idée de venir manger chez moi ne lui serait jamais venue à l’esprit ! Un sandwich basique au jambon plus tard, j’éteins la télévision qui m’accorde toujours sa présence, lorsque je dîne. Je dois définir un plan d’action pour mener à bien mes recherches. J’en ai besoin pour avancer, pour me construire, pour savoir qui je suis. Je ne me souviens pas m’être sentie à ma place au sein de ma famille. Les parents de ma mère, décédés tous deux quand j’étais encore petite ne m’ont guère laissé de souvenirs et, comme Aline était enfant unique, les repas familiaux se sont rapidement résumés à trois personnes : ma mère, moi et
Pierre. Quant aux parents de mon usurpateur de père, je n’ai jamais pu apprendre quoi que ce soit à leur sujet. J’eus beau questionner ma mère à de multiples reprises, tenter différentes approches avec Pierre, rien à faire. Les réponses restaient invariablement les mêmes : Je n’ai pas envie de parler d’eux. Ils ne sont plus de ce monde, inutile de revenir dessus. Ton père ne souhaite pas en parler, de toute façon, ils sont décédés. Non, ton père n’avait pas de frères, ni de sœurs, que des enfants uniques dans la famille, c’est aussi bien… De fait, je m’étais passée de grands-parents. De toute façon, on ne peut pas dire que j’ai expérimenté la valeur des liens du sang. Du côté de Pierre, nos petites séances privées et son autorité abusive jetaient dans l’oubli toute velléité de partage. Quant à ma mère, malgré tous mes efforts, elle me demeurait un mur froid d’indifférence. Sauf qu’aujourd’hui, tout a changé. Je comprends que mon mal-être latent n’était pas seulement dû aux étranges relations que j’entretenais avec mes parents, mais aussi à cette conscience profonde que mes fondations reposaient sur un non-dit. Beaucoup de familles dissimulent, paraît-il, des secrets inavouables. Mesure-t-on les conséquences que cela peut avoir sur les générations à venir ? Peut-on évaluer ce que ces tabous charrient d’incompréhensions et de difficultés à se construire ? Comme les biens et les souvenirs, ils se transmettent par héritage. Que doit-on en faire, lorsque, par surprise, par hasard, au détour de la vie, ils sont mis à nu ? -
Bon, si tu continues comme ça, tu ne vas guère avancer ! Qu’est-ce que j’ai fait de mon agenda encore ? Ah, le voilà !
Être efficace, ne pas me perdre dans des pensées qui me rendent fragile et instable. Je décide de commencer par m’inscrire au chômage dès le lendemain. Ensuite, je mettrai à plat le peu que je sais sur mon père en devenir. Le but, c’est de comprendre comment je peux obtenir des informations sur lui. Pour l’heure, il se fait tard et je m’aperçois avec étonnement que je n’ai pas souffert comme je le pensais de me retrouver seule, sans lendemains programmés.
-
C’est bon signe ! C’est que tu vas dans le bon sens ! Bon, réveil ou pas réveil ?
La tentation est forte, maintenant que je n’ai plus l’obligation de me lever de bonne heure, d’oublier le réveil. J’ai la nette sensation d’entendre un bref instant un petit diable qui, d’un côté de ma tête, me souffle de profiter de belles grasses matinées et de l’autre, un petit ange qui m’exhorte à ne pas me laisser aller ! -
OK. Je mets le réveil.
Je sais que, si je commence à ne pas me contraindre, je risque de passer mes journées à traîner dans le studio, le vague à l’âme et l’avenir en berne. Pour la première fois depuis longtemps, je dors d’une traite jusqu’à ce que l’alarme me tire brutalement d’un rêve étrange au cours duquel Pierre m’apparaissait, le visage triste et tourmenté. Un instant troublée, je reste entre deux mondes, puis les rayons du soleil qui filtrent à travers le rideau de ma fenêtre m’arrachent de mon lit, convaincue que la journée sera belle quoiqu’il arrive. -
Si je n’y crois pas, je n’y arriverai pas !
Mettant à exécution mon plan d’action, je me rends à Pôle Emploi et me renseigne sur mes indemnités de chômage. À peine mille euros par mois. Une fois, le loyer, les charges, la nourriture, aussi succincte soit-elle, les assurances et l’essence déduits, pas de quoi pavoiser ! La mine un peu défaite, je rentre chez moi en me répétant que ça ira, ça ira, ça ira ! Je passe ensuite le reste de la journée à réfléchir à ce qu’il convient de faire. En fait, c’est assez simple. Dans la mesure où le seul lieu attaché au souvenir de mon père est le Grand-Bornand, je dois me rendre sur place et tenter de trouver un indice le concernant, même si, j’en ai conscience, cela revient à chercher une épingle dans une ville composée de bottes de foin ! Alors ma vieille, je ne te manque pas trop? Jérémy. Quelques mots sur un écran et je sens tout à coup l’angoisse me tomber sur les épaules. Toi non, mais le magasin, oui ! Lol Inutile de rentrer dans les détails, personne n’est au courant de toute façon. Je me fais un thé, afin de ne pas rester sous le joug de la mélancolie.
-
Bon alors ? Comment je peux faire ?
L’eau frissonne, je jette un peu de mon thé préféré dans la casserole et patiente. Le Grand-Bornand se situe à un peu plus de six cents kilomètres de chez moi. J’ai regardé sur Internet, l’attrait pour ce village de Haute-Savoie semble avoir nettement évolué depuis le séjour de ma mère. Les tarifs de location sont prohibitifs pour des personnes comme moi, même pour le mois de juin. Je ne peux me le permettre en plus d’un loyer à payer. En plus, il faut louer du samedi au samedi, ce qui ne me convient pas. Sans parler de la façon dont je vais pouvoir m’y rendre… Ce n’est sûrement pas ma poubelle roulante qui me soutiendra dans ma démarche ! Quant à y aller en train, idem : aucune réduction, un prix relativement élevé et ça ne résout pas mon problème d’hébergement, car je pense qu’il me faudra quand même rester plusieurs jours, si je veux avoir une chance d’obtenir quelque chose. L’idéal serait de trouver un moyen pas cher de me loger tout en ayant la possibilité de bouger facilement… J’ai beau retourner le problème dans ma tête, ça bloque toujours au même endroit. La lumière du jour décline et le mal de tête me guette. Je n’ai guère avancé, hormis les démarches pour rejoindre la cohorte toujours plus importante de chômeurs. Le seul point positif finalement, c’est que, grâce à Internet, je peux pointer tous les mois mon attestation pour Pôle Emploi de n’importe quel endroit du globe, pourvu que je dispose d’une connexion Internet. Je sens que la soirée s’annonce morose, alors j’allume la télévision. On ne sait jamais, je pourrai me laisser surprendre par une émission intéressante. Après cinq minutes de zapping, je suis prête à abandonner la partie, quand je tombe sur une émission répertoriant les différentes façons de profiter de ses vacances. L’été approche, il faut répondre aux préoccupations d’une partie de la population. Je tends le doigt pour éteindre, mais l’image qui s’affiche attire mon attention. À l’écran sont listés les avantages et les inconvénients des vacances en camping-car. -
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Parce que tu n’en as pas, me répond une voix dans ma tête. Et alors ? Ça se loue ! Vite, je consulte les tarifs sur Internet. Je me demande comment je ferais sans mon ordinateur. Rapidement, si je fais une synthèse des informations qui me sont proposées, je constate qu’en passant par une agence, ça me revient autour de cent euros par jour, tandis qu’en louant le véhicule d’un particulier, le tarif s’élève à moins de soixante euros. Je crois que j’ai ma solution ! Incapable de trouver le sommeil, trop excitée, je préfère occuper mon insomnie utilement. -
Alors… si je loue un camping-car, je peux aller où je veux et rester quelque part si je trouve des choses intéressantes. Pas besoin de prendre d’assurance avec une agence, mais avec un particulier, si…
Je poursuis mes calculs et mes réflexions une bonne partie de la nuit, jusqu’à ce que je m’endorme, le nez sur le clavier. Évidemment, je me réveille au petit matin, les cervicales douloureuses et le dos raide. Le temps de poser l’ordinateur par terre et de me pelotonner sous la couette, je me rendors juste avant que l’alarme ne se déclenche. En clair, je suis totalement dans le gaz ce matin. Mais je sais ce que j’ai à faire et ça, ça me donne l’énergie nécessaire pour me bouger. Après quelques coups de téléphone, je décide de me rendre à Choisy-aubac, à environ six kilomètres de chez moi. L’homme que j’ai contacté semble avoir l’habitude de louer son camping-car et m’a semblé sympathique, enfin, c’est surtout le tarif de location qui l’est : 55 €/jour. Au volant de ma petite voiture, je commence à angoisser. Une femme, jeune qui plus est, qui se présente pour conduire un camping-car… Cet homme ne va pas me prendre au sérieux. Au fait, comment ça se conduit cet engin ? Moi qui déteste manœuvrer ! Et comment ça marche les toilettes ? Je suis presque arrivée à destination et l’envie de faire demi-tour me taraude. -
Tu veux retrouver la trace de ton père, oui ou non ?
De toute façon, j’aperçois la maison du gars en question. Je me gare à
proximité et me dirige vers le portillon à côté duquel se trouve une sonnette. Pas le temps de sonner, un homme grand et deux fois plus large que moi sort de la maison, le visage souriant. -
Bonjour ! Vous avez trouvé facilement ? Bonjour. Oui, oui, je… ça a été. Alors, je vous montre la bête. Suivez-moi.
J’obtempère et nous rentrons dans la maison afin d’accéder à un très joli parc, protégé des voyeurs par une immense haie de cyprès. Une terrasse en caillebotis accueille un confortable salon de jardin donnant sur une piscine en bois semi-enterrée que des palmiers ombragent de leur feuillage exotique. -
Vous arrivez à faire pousser des palmiers chez nous ? Mais oui ! Les palmiers résistent à -18 °C… Bon, il ne faut pas que ça dure tout de même et aussi, je les protège en hiver. C’est très joli en tout cas. Merci. Le camping-car est au bout de l’allée, venez.
En effet, je découvre un véhicule qui me paraît immense, terriblement large et je me sens de suite incapable de le conduire. -
Comme vous le voyez, c’est un profilé, donc il n’est pas très grand. Il date de 2004 et ne comptabilise que 82 000 kilomètres. C’est un quatre places. Je ne sais pas à combien vous partez ?
Seule, je pars seule, enfin… je ne sais plus si je pars. -
Je… je serai seule, mais… Oh ben, vous aurez de la place, alors ! Entrez, venez voir l’intérieur. Voilà, il y a pas mal d’éléments de rangements, bien assez pour une seule personne ! Le coin cuisine avec le frigo qui marche au gaz, sur secteur ou sur batterie, les trois gaz qui fonctionnent aussi au propane. Je vous montrerai après où se trouvent les bouteilles. Ici, la salle d’eau avec cabine de douche et toilettes. Pareil, je vous montre après la caissette. Le lit, le coin-repas que vous pouvez transformer en lit, mais bon, ça ne sera pas utile pour vous… à moins que vous ne fassiez des rencontres intéressantes !
Devant mon expression déconfite et fermée, son sourire goguenard s’efface immédiatement. -
Un souci ? Eh bien… c’est que je n’ai jamais utilisé de camping-car et… OK, pas de problème ! Je vous explique. Vous inquiétez pas, une fois qu’on a pris l’habitude, c’est très simple !
Évidemment ! -
Merci.
Durant une vingtaine de minutes, je subis un cours sur le mode d’emploi d’un camping-car. Je comprends peu et retiens encore moins. J’acquiesce poliment à chaque fois que mon interlocuteur me demande si tout est clair et me demande comment je vais m’en sortir. J’ai hâte de rentrer chez moi. -
-
Excusez-moi, mais je vous ai dit que je voulais le louer à partir d’aprèsdemain, seulement… enfin, je suis toute seule. Vous pourriez me l’amener ou… Impossible ma p’tite dame, je travaille le jeudi. Je peux vous l’amener mercredi soir, mais forcément, ça vous coûtera une journée de plus…
Flûte ! Je passe rapidement en revue les personnes susceptibles de m’accompagner jeudi pour venir chercher le véhicule. Ça va vite, il n’y en a que deux : ma patronne ou Jérémy. Jérémy travaille, Nathalie aussi, mais c’est la patronne, elle peut donc s’arranger facilement pour quitter le magasin une petite heure, à condition de la prévenir avant. Il faut que je passe la voir avant de rentrer. -
Je vais m’arranger, je passerai le prendre jeudi, probablement vers neuf heures. Entendu. Je vais vous laisser les clefs. On fait les papiers ? Ah ! Et puis, je vous le sortirai dans la rue mercredi soir…
Ouf ! -
Au fait, j’y pense, ce serait peut-être bien si vous le testiez là, non ? Je vous accompagne. Non, non ! Ça ira, merci.
Hors de question de conduire cet engin sous le contrôle de qui que ce soit ! Je veux pouvoir démarrer et rouler à cinq à l’heure la première fois, sans témoin… -
Comme vous voulez !
Il me lance un œil inquiet, mais garde pour lui ses réflexions. Gentiment, il m’offre un café et nous remplissons les papiers administratifs. Il insiste sur la nécessité de prendre une assurance en plus de la sienne. -
Vous allez loin, sans indiscrétion ?
-
Euh… un peu. Je vais en Haute-Savoie.
Il pousse un soupir de soulagement. -
Oh, mais ce n’est pas loin, ça ! Je le loue seulement depuis l’année dernière et celui qui l’a pris s’est rendu en Écosse avec !
Je prends congé poliment. Je me sens tellement bien dans ma voiture ! -
Bon, allez, on est déjà mardi, il me reste plein de trucs à préparer. J’espère que Nath sera disponible jeudi.
Mon estomac se resserre, lorsque j’ouvre la porte à l’arrière du magasin. L’univers familier fait baisser d’un cran ma motivation à affronter l’inconnu. -
Layanne ! Qu’est-ce tu fous là ? Dis-le, si je dérange !
Jérémy me lance une grande tape dans le dos et me prend dans ses bras, un peu trop fort, un peu trop longtemps. -
C’est plus pareil depuis que t’es plus là.
Je baisse les yeux, ne sachant quoi dire. Heureusement, Nathalie surgit à cet instant. -
Layanne ! Tu reviens déjà ? Non… je, en fait, j’ai besoin que tu me rendes un petit service, si ça ne te dérange pas. Sinon, moi, ça va, merci ! Jérémy, excuse-moi ! Je pense beaucoup à vous, tu sais, c’est juste que là, je n’ai pas trop le temps et… Ça va, ça va, j’ai compris, je vous laisse entre filles… Jérémy ! Laisse-le. Tu lui manques, je crois, me murmure Nathalie en me faisant un clin d’œil.
Je sens le feu rougir me joues. Ma patronne part d’un grand éclat de rire, puis reprend son sérieux et m’invite à expliquer la raison de ma visite. Une demi-heure plus tard, je rentre au studio, le sourire aux lèvres. Mon projet se concrétise, je n’ai plus qu’à préparer mes affaires. Comme prévu, Nathalie a accepté sans problème de m’accompagner à Choisy. J’ai bien compris qu’elle mourait d’envie de me questionner sur mes projets, mais je n’avais pas envie de m’étendre sur le sujet.
Pas encore. Pas avant que j’en sache davantage. Je lui ai juste expliqué que je ne partais pas en vacances, mais à la recherche d’informations qui me permettraient à priori de résoudre certains de mes problèmes. Sans comprendre, elle m’accorda sans réserve son soutien et une fois de plus, je ne pus m’empêcher de faire la comparaison avec ma mère que je n’avais jamais senti à mes côtés. Justement, un message sur le répondeur. Je… j’ai besoin de te parler. Je sais que tu m’en veux, mais tu ne dois pas rechercher ton père… ça ne t’apportera rien. Enfin, tu dois t’enlever ça de la tête. De toute façon, tu n’as aucune chance de le retrouver… Rappelle-moi ou passe à la maison, mais préviens avant. -
Tu dois? Aucune chance ? Merci ! Merci Maman ! Tu ne pouvais dire mieux pour me booster ! T’oublies juste une chose : je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi ! Va au diable !
Mon corps transpire de colère et de violence. Ma réaction est disproportionnée, je le sais, mais, comme d’habitude, je ne peux la contrôler. En tout cas, une chose est sûre : c’est exactement ce que j’avais besoin d’entendre pour renforcer mon courage. Le reste de la journée se passe à vérifier l’itinéraire, trier les affaires que je veux emmener, faire des lessives… Quand le jour cède la place, je me résous à me coucher, mais j’ai du mal à trouver le sommeil à la pensée de ce qui m’attend, toutefois, je suis déterminée et je ne me suis pas sentie aussi bien dans ma tête depuis des lustres. Le lendemain, le temps se joue de moi et accélère le mouvement des aiguilles. Entre les courses afin d’avoir quelques provisions pour partir, mon forfait téléphonique à modifier sur les conseils du propriétaire du camping-car et les différentes démarches administratives liées à mon départ, je n’ai pas vu le jour. Dans la soirée, je reçois un texto de Nathalie ; elle passe me prendre demain à 8h30 précises, parce qu’elle veut être de retour au magasin, avant la fin de matinée. À présent que le silence et l’inertie ont pris possession de la pièce, je sens de nouveau l’angoisse m’étreindre.
Ai-je raison de m’obstiner ? C’est vrai que je n’ai quasiment aucune chance de retrouver mon père. Oui, mais j’ai l’intuition que, quoi qu’il arrive, ce voyage va transformer ma vie. Reste à savoir si ce sera en bien ou en mal. -
En bien ! Ce sera en bien, point final !
Merci Monsieur Coué… Le lendemain. -
Tu es sûre de toi ? Oui. Tu pars longtemps ? J’ai loué le camping-car pendant dix jours, mais le proprio m’a dit que, pour le moment, il était dispo jusque fin juillet. Fin juillet ! Mais ça va te coûter une fortune ! Attends, je n’ai pas dit que j’allais partir tout ce temps-là !
Ma patronne s’inquiète et ne s’en cache pas. J’ai hâte d’arriver à Choisy pour me retrouver seule avec moi-même. Sa sollicitude me touche, mais finit par m’agacer. Sans doute, la peur d’être contaminée par son anxiété. -
Mon Dieu, mais c’est immense ! Comment vas-tu conduire un truc pareil ?
Je la rassure comme je peux. Elle m’aide à rentrer mes affaires dans la cellule, puis me quitte à contrecœur. Regarder sa voiture s’éloigner me laisse un instant fragile et désemparée, mais, c’est d’un pas décidé que, finalement, je me dirige vers mon « tank » et ouvre la grande et lourde porte, côté conducteur. L’arrière du véhicule me paraît si loin ! J’ai l’impression de pénétrer dans un petit studio et me sens comme un escargot qui voyage avec sa maison sur le dos derrière soi. C’est assez agréable comme idée. Je range rapidement mes affaires. Le propriétaire a insisté sur ce point. -
Tout ce qui traîne ou est mal rangé est voué à tomber, voire à se casser quand vous prendrez le volant !
Je mets donc mon ordinateur en lieu sûr, enfourne mes vêtements et mes livres dans les éléments. Je dispose mes accessoires de toilette dans la salle de bain et je prends place derrière le volant. Un coup d’œil dans les rétroviseurs… je ne vois rien !
Une toute petite fenêtre donne sur l’arrière du véhicule, mais elle n’est pas face au rétroviseur central, donc ne m’est d’aucune utilité pour manœuvrer. Seuls les rétros de droite et de gauche peuvent m’aider. Je respire un grand coup et démarre. Non ! J’ai oublié de tourner le bouton du réfrigérateur afin qu’il fonctionne sur la batterie du moteur… c’est à peu près la seule chose dont je me souvienne de ce que le propriétaire m’a expliqué. Je reprends place derrière le volant et démarre. Et le gaz ? Soudain terrifiée à l’idée de tout faire exploser, je me pose mille questions avant de revoir en souvenir le propriétaire fermer la bouteille devant mes yeux. Bon, cette fois, je démarre. Dieu, que c’est lourd ! Ça me change de ma Twingo… Une voiture m’évite de justesse, lorsque je déboîte ; ça commence bien ! Je roule lentement, le temps de m’habituer à ce véhicule dont je ne mesure pas encore le gabarit. Rapidement, je trouve bien agréable de conduire en position haute ! La cabine est spacieuse, le pare-brise m’offre une vue autrement plus intéressante que celui de ma petite voiture. J’entends soudain un grand bruit. J’ai failli piler, mais j’ai aperçu au dernier moment une voiture qui s’apprêtait à me doubler et me collait au pare-choc. Il me semble que l’angle mort est nettement plus important en camping-car. Je trouve vite à me garer et me dirige vers la salle de bain d’où le bruit m’a semblé provenir ; je crains le pire. Toutes mes affaires sont répandues sur le sol. Je me précipite sur le gel douche qui répand tranquillement son contenu par terre. Heureusement, il n’y a pas de casse. Ça m’apprendra à ranger correctement. Une petite faim émet un signal d’alerte dans mon estomac. -
C’est super pratique en fait !
J’ouvre le frigo, prends de quoi me faire des tartines et m’installe « au salon ». Paisiblement, je déguste le petit-déjeuner que je n’avais pu prendre avant de partir, l’estomac trop noué par l’angoisse.
Les voitures et camions font trembler le camping-car en passant, tandis que je satisfais mon plaisir gourmand. -
L’est pas belle la vie ! Je crois que ce voyage va me plaire !
Je ne sais pas ce qui m’attend au bord de la route, mais je suis à présent persuadée d’avoir pris la bonne décision. En fait, je ne me suis jamais sentie aussi vivante.
Deuxième partie -
Deux truites, deux ! Et les steaks de la 8, à point ? Bleus ? À point, je t’ai dit ! Oh ! C’est pas un problème, non ? Non, mais je te l’avais déjà dit !
À chaque fois que c’est le coup de feu, la pression monte et, entre Sylvie et son mari, le ton se durcit. Heureusement, chacun sait à quoi s’en tenir et n’y accorde aucune importance. En fait, Sylvie est ravie. Le restaurant tourne à plein régime, à tel point qu’elle envisage d’embaucher un autre cuisinier et une serveuse. Elle compte en parler à son mari dans la soirée. Nous sommes dimanche et dans une heure, le service de midi devrait être fini. Ils pourront enfin rentrer chez eux, fourbus, mais heureux de profiter tranquillement de la seule soirée libre de la semaine. Enfin, tranquillement, ce n’est jamais sûr, surtout avec ce que je vais lui annoncer. Mariés depuis six ans, ils traversent encore des passages difficiles, pour l’essentiel, dus aux sautes d’humeur de son mari. Régulièrement, Alian passe, sans prévenir, d’un comportement paisible à une mélancolie qui peut durer des heures. Inquiète, au début de leur relation, Sylvie a cherché à connaître ce qui pouvait attrister autant l’homme qu’elle aime, mais il est toujours demeuré obstinément rétif à l’idée de se confier. Finalement, même huit ans après leur première rencontre, ils rencontrent toujours autant de problèmes de communication. Sylvie soupire. Les sentiments qu’elle éprouve pour son mari sont sincères et profonds, mais parfois, la lassitude la submerge et la décourage. À force, alterner des moments de complicité amoureuse à la limite de la perfection avec des passages à vide, durant lesquels il lui est impossible d’obtenir quoi que ce soit d’Alian, la fatigue plus que de raison. En allant chercher les plats, elle lui jette un œil. Il s’active aux fourneaux avec rapidité et efficacité. Passionné par son travail, il maîtrise l’art de cuisiner avec brio, ce qui est, sans nul doute, à l’origine de l’accroissement
permanent de leur clientèle. Alian relève la tête et croise son regard. Surpris, il lui sourit et une douceur infinie transparaît sur son visage. Sylvie, cependant, discerne clairement l’empreinte de la tristesse, à peine perceptible, qui voile en permanence son regard. Elle lui rend son sourire et noie ses préoccupations dans le travail qui l’accapare. Ses jambes la font souffrir. C’est bien connu, le métier de serveuse n’est pas le plus reposant et le piétinement continu ne favorise pas une bonne circulation sanguine. Jusqu’à présent, il ne leur était pas possible financièrement d’embaucher quelqu’un, mais leur chiffre d’affaires de ces neuf derniers mois étant en constante progression, l’idée mérite d’être approfondie. Cela la ramène à la discussion de ce soir. Alian sera contre, à n’en pas douter. Tourmenté par les incertitudes de l’avenir, il préférera redoubler d’efforts plutôt que de devoir assumer des charges supplémentaires. Sauf que Sylvie vieillit et aimerait mettre la pédale douce. Assurer le service en plus de la gestion du restaurant devient trop harassant. À bientôt quarante-six ans, elle estime avoir déjà beaucoup donné à son métier et souhaiterait à présent consacrer davantage de temps à sa vie personnelle. Le temps passe si vite, déjà la moitié de faite… enfin, a priori ! Des clients la remercient et la complimentent sur la qualité de ses services. C’est le plus beau cadeau qu’on puisse lui faire. Enfin, elle peut fermer à clef la porte. Sylvie craignait que des touristes ne franchissent l’entrée du restaurant peu de temps avant la fermeture, auquel cas, leur après-midi de repos se serait réduite à une peau de chagrin, mais fort heureusement, ce ne fut pas le cas, malgré le soleil magnifique qui illumine le quartier du vieil Annecy où ils officient. Sylvie a hâte de prendre un bain de soleil sur le balcon de leur modeste appartement, situé en banlieue. Les prix des loyers étant exorbitants dans le chef-lieu de la Haute-Savoie, ils se contentent pour le moment d’un F1 à CranGevrier, mais Sylvie espère bientôt pouvoir emménager dans un logement plus spacieux. Auparavant, il faut ranger la salle, nettoyer et faire la caisse. Alian, qui a fini de mettre en ordre la cuisine, vient lui donner un coup de main. -
Ça a bien marché aujourd’hui, non ?
-
Oui, nous avons fait quatre-vingt-deux couverts ! Je m’disais aussi ! Je n’ai pas eu le temps de lever le nez des fourneaux !
Tous deux sont ravis, mais Sylvie sent une petite boule enfler dans sa gorge. Elle se connaît, elle ne pourra jamais tenir jusqu’à ce soir. Autant en parler tout de suite. -
Justement. Tu sais, j’ai réfléchi…
Déjà, elle voit le visage de son mari s’assombrir. Elle respire profondément et poursuit : -
J’ai de plus en plus de mal à tenir le rythme en salle et, si nous devions accueillir encore plus de clients, le service en pâtirait.
Elle a soigneusement choisi ses arguments. D’abord, susciter la compassion à son égard, puis soulever le problème de la qualité professionnelle offerte aux consommateurs. -
OK. Qu’est-ce que tu proposes ?
Le ton est froid ; Alian reste sur ses gardes et ne montre aucun signe de compréhension. -
J’ai bien étudié la progression de notre chiffre d’affaires. Nous pouvons nous permettre d’embaucher… Je m’en doutais ! C’est donc cela ? À peine nous commençons à gagner plus, toi, tu veux déjà prendre des risques ! Quels risques ? Si nous prenons un intérimaire, je ne vois pas où est le problème. C’est ça, un petit jeune qui n’y connaît rien et qui va ruiner notre réputation en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! Fameuse, ton idée !
Pourquoi Alian est-il si prévisible ? Si seulement, c’était dans le bon sens. Sylvie, fatiguée et découragée, ne sait plus quoi dire. Elle aurait peut-être dû attendre qu’ils se soient reposés un peu avant d’entamer cette discussion. Elle se reproche son impatience. Son mari la prend doucement dans ses bras. -
Je suis désolé de m’emporter ainsi. La fatigue, sans doute. On rentre ? On pourra en rediscuter plus tard, si tu veux.
Bien qu’elle se sente réconfortée, Sylvie sait que la partie n’est pas gagnée. Quand Alian dit cela, la discussion n’a en général jamais lieu.
Cependant, pour le moment, seul compte cet après-midi de liberté en commun, dont elle a vraiment besoin. Tant pis pour le ménage, le rangement et toutes les réjouissances qui patientent depuis le début de la semaine ! Aujourd’hui, farniente, comme le disent si bien leurs voisins proches italiens. -
Pff ! Auxerre !
J’ai parcouru à peine deux cents kilomètres et je n’en peux déjà plus. La nuque me fait mal et j’ai intérêt à m’arrêter un peu. C’est toujours pareil, j’aime conduire, mais je ne tiens pas la distance. -
Raté ! Prochaine aire à vingt kilomètres.
Je mets la radio, ouvre la fenêtre et tente de rester concentrée. Je roule à bonne vitesse, sauf dans les montées, durant lesquelles les véhicules que j’ai doublés auparavant me dépassent à leur tour… Enfin, je peux mettre le clignotant et prendre l’embranchement vers un lieu où me reposer un peu. N’étant déjà pas une experte des manœuvres avec ma Twingo, je ne me hasarde pas à tenter le créneau avec le camping-car. Je cherche le parking où il y a le moins de véhicules et me gare en plein milieu ! Heureusement pour moi, nous sommes jeudi et malgré l’heure du déjeuner, les parkings ne sont pas encore pris d’assaut par les touristes du week-end. J’hésite entre m’allonger un instant ou prendre l’air. -
Les deux, mon capitaine !
Je n’ai pas encore testé le lit, ayant refusé de m’allonger dessus devant le propriétaire. Je suis très agréablement surprise, je m’y sens très bien et m’amuse à regarder ce qui se passe aux alentours, par les deux fenêtres à proximité. Bientôt, mes paupières redeviennent lourdes. Pas question de me laisser aller. C’est le signal du départ vers le sentier qui longe les parkings. Air pollué, bruits de voitures et de camions, klaxons… Je préfère nettement mes longues promenades dans le parc du château de Compiègne. Rapidement, je fais demi-tour et retrouve avec soulagement le calme dans mon tank. Finalement, cette façon de voyager me plaît beaucoup. Pour un peu, j’en oublierai presque mon objectif. Je sursaute : quelqu’un toque à la porte de la cellule. Une voix. -
Excusez-moi, on est dans le camping-car à côté et on aurait besoin d’un
petit service. Rapide tour d’horizon. Quelques voitures, quelques personnes qui s’aèrent en fumant, je ne suis pas seule au cas où. J’ouvre doucement la porte. -
Bonjour… Que puis-je faire pour vous ? Bonjour ! Excusez-moi, mais on a oublié notre entonnoir pour mettre de l’eau dans le réservoir avec notre jerrican. Z ‘en auriez pas un par hasard ?
Devant ma mine hébétée, il reprend, en jetant un œil plus approfondi dans le camping-car : -
Votre mari est là ?
Oui, mais il se cache sous le lit. -
Non, je… je suis seule et ce camping-car n’est pas à moi.
Je m’empresse d’ajouter devant son air soupçonneux : -
Je le loue. Du coup, je ne le connais pas encore très bien. Je… on peut regarder dans le coffre s’il s’y trouve ce que vous cherchez… OK, c’est gentil.
Je descends et jette un œil sur le véhicule de mon interlocuteur. Son camping-car range le mien dans la catégorie des poids légers. C’est un intégral. -
Vous pouvez conduire cet engin avec un permis classique ? Ah non, ma p’tite dame ! J’ai le permis poids lourd, me répond-il en gonflant le torse.
Ces hommes, tous les mêmes ! Je l’observe à la dérobée. Il porte une cinquantaine bedonnante et une alliance habille son annulaire. -
-
Vous voyagez souvent ? La moitié de l’année ! Avec ma femme, on part d’octobre à mars dans les pays chauds et on revient profiter de l’été français, tranquilles chez nous, quand les autres encombrent les routes et les plages. Je ne vois rien qui ressemble à ce que vous cherchez. Moi non plus. Il va falloir qu’on s’en achète un. Je n’ai pas très bien compris à quoi ça peut vous servir. Suivez-moi, je vais vous montrer.
C’est ainsi que je me retrouve en train de prendre l’apéro à bord de leur tank, magnifique, spacieux et équipé high-tech.
Le propriétaire m’avait dit que les camping-caristes sont généralement solidaires et accueillants. -
-
La grosse chaîne que vous avez à l’avant vous sert à quoi ? Vous qui voyagez seule, une femme en plus, vous devriez avoir ça. Nous, on l’a depuis qu’on est allé en Espagne. Ce sont des collègues qui nous ont filé le tuyau. J’veux pas vous faire peur, mais y a de plus en plus de cambriolages de camping-cars. Oh oui, c’est dangereux, maintenant ! intervient sa femme, une petite dame toute ronde et serviable, mais un peu trop angoissée à mon goût. Ce qu’ils font, c’est que pendant que vous dormez, ils envoient un gaz soporifique et après, ils n’ont plus qu’à forcer l’entrée et se servir ! C’est que le lendemain matin, en vous réveillant que vous constatez les dégâts ! Eux, ils sont déjà loin ! C’est pour ça, ne vous garez jamais sur une aire comme celle-ci pour dormir, parce que c’est dans ce genre d’endroit qu’il y a le plus de problèmes, la nuit !
Je bois cul sec mon verre de porto. J’en ai assez entendu. De toute façon, moi, je vais dans un village de montagne où il n’y a aucun danger. -
Donc, la chaîne, c’est pour la passer, avant de dormir, entre les deux portières de devant. Après, je mets un cadenas qui empêche de la tirer. Comme ça, si des cambrioleurs cherchent à fracturer la porte pour entrer, ils ne peuvent pas, puisque les deux portes tiennent ensemble, vous comprenez ?
À peu près, mais je m’en moque ! -
Je crois, oui. J’y penserai, mais, là, il faut que je vous laisse. Merci pour l’apéro et bon retour alors ! Mais… attendez !
Je me sauve sans écouter le reste. Je me sens bien dans mon camping-car et je n’ai pas envie de me laisser gagner par la peur de me faire agresser. Sans négliger le danger, je refuse de tomber dans la paranoïa. Il me suffira de choisir un lieu sécurisé où dormir et puis, voilà ! D’après ce que j’ai compris, j’ai le choix entre dormir en camping et payer, ou faire du camping sauvage en stationnant dans un quartier calme, mais jamais plus d’une nuit. Compte tenu de mes finances, le choix est vite fait… Allez, c’est reparti ! J’ai repris des forces, à moi, la Haute-Savoie ! Mon portable sonne.
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Allô, Mademoiselle Chassard ? Chassard Layane? Euh… oui. Qui... Ici, le secrétariat de l’hôpital de Compiègne. Votre mère, Madame Aline Chassard, vient d’être admise chez nous, suite à un malaise cardiaque. Ma… ma mère ? Un malaise cardiaque ? C’est… c’est grave ? Vous pourrez venir ou rappeler d’ici une heure et je pourrai vous passer le médecin qui s’occupe d’elle. Je ne peux vous en dire plus, pour le moment, mais, quand vous passerez, vous pourrez rencontrer le médecin. Non, je ne peux pas… je téléphonerai. Une heure, vous m’avez dit ? Oui, disons, vers quinze heures pour être sûr. D’accord. À tout à l’heure.
Je reste un instant, le regard vide devant le pare-brise, les bras croisés sur le volant. Le klaxon retentit. Ma maladresse me sort de la torpeur qui s’est emparée de moi. Je vois mes compagnons d’apéro jeter un œil vers moi, puis me faire signe en partant, croyant que j’ai klaxonné pour leur dire au revoir. Ma mère à l’hôpital. Je devrais être là-bas. Je devrais être près d’elle. La culpabilité de l’enfant qui ne joue pas son rôle de gentille fille m’assaille et me laisse démunie et fragile. Je suis dans l’entre-deux. Assumer ou avancer. Retourner ou continuer. Le passé ou le futur. Je choisis le présent. Attendre quinze heures pour en savoir plus et décider à ce moment-là. À peine quatorze heures. Ayant petit-déjeuné tard, je voulais attendre un peu avant de me faire un sandwich, mais, à présent, même si je n’ai pas faim, je rassemble ce qu’il me faut et commence à beurrer le morceau de baguette qu’il me reste. Au moins, ça m’occupe. 14 h 50. Je ne tiens plus. -
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Allô ? Je suis Madame Chassard. Ma mère a été hospitalisée tout à… Oui, c’est moi qui vous ai appelée. Ah, vous avez de la chance ! Docteur ? Docteur Siccard ? La fille de Madame Chassard au téléphone. Ne quittez pas, le médecin vous prend dans son bureau. Merci.
Une musique parasitée blesse mon oreille.
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Ils feraient mieux de ne rien mettre ! Allô ? Madame Chassard ? Allô, oui, Docteur, c’est moi. Votre mère va bien. Il s’agissait d’un petit malaise sans gravité, mais nous la gardons tout de même deux jours sous surveillance. Elle est réveillée, vous pouvez venir la voir quand vous le souhaitez. Je… Non, je ne peux pas. Je suis en… en déplacement. Je vous remercie. Vous êtes sûr que tout va bien à présent ? Oui. Elle n’avait jamais eu ce genre de souci auparavant, n’est-ce pas ? Euh… non. Non, pas à ma connaissance, en tout cas. Bien. C’est ce que son dossier médical indique en effet. Je vous laisse, Mademoiselle. En passant par le secrétariat, vous pourrez parler à votre mère dans la soirée. Nous avons encore quelques examens à lui faire passer. Au revoir. Au…
Le bip se fait entendre. Je suis rassurée et… en déplacement, n’est-ce pas ? Alors, je respire un grand coup et reprends la route. Rapidement, le ronronnement du moteur et le paysage qui défile apaisent mon esprit. C’est la bonne décision, au vu de la situation. Je n’ai pas à culpabiliser. Un peu quand même, mais pas suffisamment pour me stopper sur ma lancée. Cette fois, à moi, la Haute-Savoie !
Comme prévu, c’est Sylvie qui a dû remettre le sujet sur la table. Comme prévu, Alian n’a pas changé sa position d’un iota. -
Je te propose d’en reparler d’ici la fin de l’année. Ça nous laisse six mois de plus de recul pour voir où on en est. Mais je ne tiendrai pas six mois de plus ! Qu’est-ce que tu veux à la fin ? L’avenir n’est jamais certain, tu n’as pas encore compris ça à ton âge?
Ça y est. Alian adopte ce ton méprisant que Sylvie déteste tant. C’est le signal de fin. Tout échange est désormais voué à l’échec. Du mépris, Alian passera à l’agressivité verbale, puis au repli sur soi d’où il sera impossible de le sortir durant des heures. -
Oh si, il est des choses que l’on peut prédire sans jamais se tromper, malheureusement. Madame s’octroie des talents de médium maintenant !
Sylvie soupire. Inutile. Il n’est que dix-neuf heures, mais elle préfère aller se coucher tout de suite, trop lasse, trop peinée par cette scène qui révèle les failles de leur couple. -
Qu’est-ce que tu fais ? On n’a même pas mangé ! À demain. Je suis fatiguée. Comme tu veux.
Non, ce n’est pas ce que Sylvie veut, mais c’est ainsi. Le lendemain, Alian se montre charmant et prévenant… comme toujours, après une dispute. D’abord sur la défensive, Sylvie laisse tomber ses gardefous. C’est si bon de se retrouver dans ses bras. -
Tu n’as pas envie de passer un week-end en station ? Rien que toi et moi au coin du feu, dans un gite de La Clusaz ou du Grand-Bornand ? La Clusaz, oui… mais pas maintenant. Les touristes commencent à affluer. En octobre, si tu veux. On fermera un samedi et on partira le week-end.
C’est maintenant que Sylvie en a besoin, mais elle ne dit rien. Elle sait que son mari a raison. C’est cela, être restaurateurs. Alian fait semblant de ne pas avoir remarqué le visage de sa femme se fermer à nouveau et chacun se prépare pour se rendre au restaurant et assurer la préparation du déjeuner.
-
Je suis arrivée ! Ça y est, je suis au Grand-Bornand dans… 3… 2… 1… Ça y est !
Heureusement, parce que je n’en peux plus. Pour réduire les coûts et profiter de beaux paysages, j’ai préféré quitter l’autoroute et rallonger mon trajet. Il n’est pas loin de vingt-et-une heures, mais les jours sont longs et me permettent de découvrir avec émerveillement la beauté de cette vallée. Je passe dans la rue centrale du village et constate rapidement qu’il n’y aucun espace adéquat pour stationner durant la nuit. Peu de places de parking, des commerces les uns à côté des autres, des rues étroites… J’ai une pensée nostalgique pour ma Twingo ! Où vais-je bien pouvoir garer mon tank ? À défaut, je poursuis ma route. Peu à peu, les chalets sont plus dispersés, les commerces s’effacent et la nature reprend possession des lieux. Une aire de camping-cars est indiquée, mais j’ai envie d’être tranquille. Mon expérience sur l’autoroute m’a suffi. Je ne suis pas d’humeur à échanger ce soir. Bientôt, j’avise un dégagement sur le coté où je peux me garer facilement, sans gêner qui que ce soit. L’endroit est un peu isolé, mais, je ne sais pourquoi, moi qui suis pourtant si peureuse la nuit, je me sens ici en sécurité. -
Alors… la route est plane, pas besoin de cales. En principe, je devrais être encore au même endroit demain !
Mon estomac me rappelle à l’ordre. Je dois ouvrir la bouteille de gaz. Je sors. J’ai oublié la clef pour ouvrir le coffre. Je rentre. Je ressors et ouvre la bouteille. Un autre besoin impérieux se fait sentir. S’il y a une chose à laquelle je n’ai rien compris du fonctionnement, c’est bien la caissette des toilettes. Je décide donc de m’en servir le moins possible et profite de la tombée de la nuit pour me libérer, sans témoin, dans la nature. -
Ça va être sympa les jours de pluie…
Bref, une demi-heure plus tard, j’ai englouti, avec un appétit que je ne me connaissais plus ces derniers temps, un joli plat de pâtes au fromage. L’envie de prendre un peu l’air se confronte à ma fatigue de la route. Celleci finit par l’emporter et je me couche après avoir tiré les rideaux et stores des fenêtres. Je me relève cinq minutes plus tard pour fermer à clef les portières.
Je me relève une fois de plus afin de mettre en place les volets isolants sur le pare-brise et les fenêtres de la cabine. Cette fois, je crois que c’est bon. Je sombre dans le sommeil comme une pierre — enfin, si tant est qu’une pierre peut dormir — et me réveille en pleine forme. Décidément, cette vie me convient ! Une fois le petit-déjeuner avalé, je réfléchis à la meilleure façon de glaner des informations sur mon père. Faire le tour des pizzérias me paraît un bon début. Je prépare les questions à poser et décide de m’y mettre en fin de matinée, à l’ouverture des restaurants. Le temps de faire la vaisselle, de ranger, dix heures sont déjà passées. C’est encore un peu tôt, alors, je pars me promener aux alentours. Que la montagne est belle ! La vallée semble se terminer au pied d’une chaîne dont j’ignore le nom, mais sur laquelle l’hiver n’a pas encore dit son dernier mot, puisque je discerne avec étonnement des nappes blanches sur les hauteurs. Des forêts de sapins courent derrière des chalets qui s’intègrent parfaitement au paysage grâce à leur façade en bois et leurs dimensions réduites sans commune mesure avec des immeubles, vraisemblablement interdits de séjour ici. Une heure plus tard, je me prépare mentalement à mener mon enquête. C’est un vrai challenge pour moi, si timide et introvertie. De plus, la conscience d’avoir fort peu de chances que quelqu’un ait gardé un souvenir vieux de vingt ans me conduirait facilement à abandonner, si je n’avais ce besoin irrépressible de retrouver la trace de mon père. De retour au camping-car, je vérifie que rien ne traîne et m’installe derrière le volant. À peine ai-je démarré le moteur que je le coupe, paniquée à l’idée d’avoir laissé la bouteille de gaz ouverte. Aller la fermer me permet également de bloquer l’ouverture du frigo et de deux éléments que j’avais négligés. Je ne suis pas encore tout à fait au point, mais je commence, malgré tout, à prendre quelques repères. Le village grouille de monde. C’est amusant cette propension des touristes à oublier, durant les vacances, que les routes sont essentiellement réservées aux moyens de transport. Entre les voitures mal garées, la nonchalance des passants et la circulation, je me sens comme un éléphant dans une fourmilière. Impossible de me garer au centre-ville. J’avise une petite rue sur la gauche,
la prends et trouve enfin un parking spacieux où je peux manœuvrer sans risque… pour les autres. Je me rends directement à l’Office de tourisme afin de récolter les adresses de tous les restaurants-pizzerias du Grand-Bornand. Un petit sourire ironique accueille ma demande. -
Vous savez, nous ne sommes pas très loin de l’Italie ici, alors tous les restaus ou presque proposent des pizzas…
Pas loin d’une cinquantaine de restaurants au total. Je ne suis pas sortie de l’auberge… C’est le cas de le dire ! Je repère leur emplacement et décide d’éliminer tous ceux qui ne se trouvent pas dans le village même, puisque, d’après ma mère, elle s’était rendue à pied dans le centre du village pour trouver ce qu’elle cherchait. En excluant les établissements trop excentrés et ceux du Chinaillon, station située un peu plus haut que Le Grand-Bornand, il m’en reste une petite quinzaine à prospecter. -
Quinze ! Ils vont me prendre pour une folle…
J’ai préparé les questions que je voulais poser et, lorsque j’ai cherché une justification quelconque à ma requête, j’ai choisi de dire la vérité. À quoi bon mentir ? Allez, c’est parti ! Fébrile, je monte sur la terrasse d’une pizzéria qui déborde de fleurs de géraniums. Il est encore tôt et, lorsque j’ouvre la porte d’entrée, la salle de restauration m’apparaît déserte. Un homme s’affaire derrière la caisse. -
-
-
Bonjour, je voudrais parler au patron, s’il vous plaît. C’est moi-même. Bien, je… En fait, je cherche à retrouver une personne qui a peut-être travaillé comme cuisinier chez vous durant un été. Pourquoi cherchez-vous cette personne ? J’ai de bonnes raisons de penser que j’appartiens à la famille de cet homme ; c’est donc très important pour moi de le retrouver. Il aurait travaillé chez vous, il y a une vingtaine d’années. Une vingtaine d’années ! Mais comment voulez-vous que j’m’en souvienne ! Vous savez combien de cuisiniers ont défilé chez moi, ne serait-ce que ces cinq dernières années ? Oui, je comprends, mais on ne sait jamais. C’est la seule piste dont je dispose.
Devant ses sourcils froncés, j’insiste : -
-
S’il vous plaît, comprenez-moi. C’est vraiment important pour moi. Il s’agit d’un homme d’à peu près 1, 86 mètre, brun aux yeux marrons, il devait avoir dans les vingt-trois ans… Il était très bon cuisinier et surtout bon pour les pizzas et… Son nom ? Je… je ne sais pas.
Mon interlocuteur part d’un grand éclat de rire. Je baisse les yeux, consciente de l’absurdité de ma démarche. Sans doute touché par la tristesse qui émane de ma personne, il reprend, plus conciliant : -
Écoutez. Je ne veux pas vous décourager davantage, mais vous savez bien que vous avez fort peu de chances d’aboutir dans vos recherches. Seulement… si c’est vraiment important pour vous, alors, vous ne devez pas renoncer.
Surprise, je le dévisage, sceptique. -
Vous savez, seuls ceux qui croient en ce qu’ils font y arrivent. Donc, même si vous échouez, au moins, vous serez allée jusqu’au bout de votre idée et vous n’aurez rien à regretter. Je ne pense pas avoir un jour travaillé avec l’homme que vous cherchez. J’embauche généralement des gens avec plus d’expériences, donc plus âgés. Ça ne me dit rien, désolé.
Ses paroles me font néanmoins l’effet d’un baume apaisant et libérateur. -
Merci… merci, malgré tout. Je vais continuer à chercher et je verrai bien. OK. N’hésitez pas à repasser me voir, je serai curieux de savoir si vous avez réussi à le retrouver ! D’accord. À bientôt alors !
Je le quitte sur un clin d’œil et sens son regard bienveillant dans mon dos. Au suivant ! Il est des gens comme cela que l’on croise sur sa route. Parfois, l’esprit trop confus ne les peut leur accorder l’attention nécessaire. D’autres fois, plus attentif aux signaux lumineux, ces personnes marquent de leur empreinte le chemin qu’il nous reste à parcourir. Quatorze heures sonnent maintenant à l’église du village et, malgré mes
échecs répétés, mon estomac réclame sa pitance à force de humer les savoureuses odeurs de cuisine des huit restaurants que je viens de découvrir. N’ayant pas franchement les moyens de m’offrir un repas, je retourne au camping-car me préparer un sandwich. Sur la route, je repère un parcours sportif noyé dans la verdure qui court le long d’un torrent impétueux de montagne. -
Parfait et plus tranquille qu’au restau !
Quelques minutes plus tard, je déguste mon pique-nique au pied d’un épicéa. L’endroit est merveilleux et lorsque je lève les yeux vers la chaîne des Aravis — eh oui, à défaut de retrouver la trace de mon père, je progresse dans la connaissance du coin ! —, je n’en reviens pas. Un croissant de lune est resté accroché à la cime d’une montagne. Vite, je prends mon portable pour l’immortaliser. La beauté de l’instant compense la frugalité de mon repas. Puis, gagnée par la sérénité du lieu, je cède à la torpeur qui me gagne. -
Jack, Jack ! Reviens ici tout de suite !
Une langue immense lèche mon visage, avant même que je n’aie le temps d’esquisser un mouvement. Surprise et effrayée, je me retrouve nez à truffe avec un gentil Golden Retriever ! Heureusement, je ne crains pas les chiens, mais j’avoue que j’aurais préféré être réveillée autrement. -
Je suis désolé ! Ça va ? Vous… il ne vous a pas fait mal ? Non, ça va ! Il m’a juste repeint la façade ! Pardon ? Non, non, rien. Y a pas de mal ! Vous savez, jamais, il ne se sauve comme cela d’habitude. Je le promène souvent ici et c’est la première fois qu’il m’échappe ainsi.
Bon, ce monsieur est bien gentil, mais l’histoire de sa vie et de son chien ne m’intéresse pas trop, là… -
Oui, je comprends. Excusez-moi, je dois y aller. Peut-être, pour me faire pardonner, puis-je… Non, c’est bon. Merci, ça ira. Bon après-midi.
Tous les mêmes ! Rapidement, je rassemble mes affaires, tandis qu’il essaie encore de me retenir, mais je décide de l’ignorer et m’en vais, tout en ayant conscience d’être très impolie.
C’est plus fort que moi. Dès qu’un homme se montre trop insistant, une sourde angoisse s’empare de mon corps et me fait oublier toute rationalité. Pas besoin de me retourner, je sens son regard étonné fixé sur moi. Qu’importe, il est à présent presque seize heures. Il me faut partir de nouveau en repérage. Il me reste sept restaurants à visiter d’ici la fin de la journée. Je prends mon temps en attendant l’heure d’ouverture et je me dis que, lorsque, ce soir, je rentrerai chez moi, peut-être aurais-je eu la chance de trouver la fameuse aiguille que je cherche…
Habituellement, les lundis sont assez calmes au restaurant, mais pas ce jourlà. Sylvie est éreintée. Ils n’ont pas arrêté une minute, ce qui est, certes, une bonne nouvelle, mais elle n’en peut plus, surtout lorsqu’elle se dit que ce n’est que le début. Annecy ne reste jamais sans touristes. La beauté du lac et les aménagements judicieux pour inciter promeneurs et sportifs à en profiter pourraient déjà suffire à expliquer le rayonnement touristique de cette ville. Cependant, là n’est pas le seul attrait de celle que l’on se plaît à dénommer parfois La Venise des Alpes. La vieille ville offre aux chalands l’occasion de déambuler dans de nombreuses rues piétonnes qui serpentent sous des arches, datant des XVIIe et XVIIIe siècles, et qui les conduisent naturellement dans la rue Sainte-Claire, où se trouve notamment le restaurant du couple. Aux alentours, un large éventail d’établissements propose des plats plus goûteux les uns que les autres, afin de satisfaire les touristes dont l’appétit est aiguisé par le charme des rues anciennes, traversées par de nombreux canaux aux abords fleuris. L’enjeu consiste donc pour Alian et Sylvie à toujours chercher à se démarquer. Pour cette raison, de nombreuses jardinières en bordure de l’établissement débordent de magnifiques géraniums aux couleurs chatoyantes. Sylvie met aussi un point d’honneur à renouveler régulièrement les décorations qui agrémentent la devanture du restaurant. Cerise sur le gâteau : les différents menus tous plus appétissants les uns que les autres sont présentés d’une belle écriture calligraphiée qui attise la curiosité et l’attrait des clients. En fait, la calligraphie, c’est le dada de Sylvie, c’est sa passion, sa liberté. Elle est tombée dedans bien avant de connaître Alian, du temps où elle ne s’était pas encore orientée professionnellement et où elle se demandait si elle ne pourrait pas un jour enseigner cet art ancien. Seulement voilà. Ses parents, qui tenaient le restaurant, lui avaient déjà tracé sa route. Elle reprendrait l’affaire familiale. Il est vrai qu’elle y travaillait souvent pendant les vacances scolaires et que la relation avec les clients lui plaisait beaucoup. Alors, elle s’était laissé porter et, après avoir passé son Bac professionnel en hôtellerie, elle avait naturellement pris la relève, secondée par ses parents. Toutefois, ceux-ci vieillissaient et s’inquiétaient de plus en plus de ne pas voir leur fille se marier à un homme qui saurait l’aider et pourquoi pas, travailler
avec elle au restaurant. Alors, quand elle leur avait présenté Alian, cuisinier de profession, ils avaient de suite pris fait et cause pour cette relation naissante. Un peu trop d’ailleurs. Dès le début, Sylvie, bien que très amoureuse, s’était sentie mal à l’aise face au mutisme qu’Alian manifestait parfois. Lorsqu’elle s’en confiait à sa mère, celle-ci balayait le problème d’un geste qui signifiait que nul n’est parfait et que Sylvie ne devait pas se montrer trop exigeante, sous peine de finir vieille fille. Alors, comme pour son métier, Sylvie s’était laissé porter. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui, les rares moments qu’elle trouvait à consacrer à la calligraphie lui offraient toujours le même plaisir. Concentrée sur son calame, bout de roseau qu’elle préférait aux plumes classiques, elle pénétrait dans un autre espace-temps. Les soucis, les contraintes, l’heure s’effaçaient, à tel point qu’il fallait parfois l’intervention d’Alian pour qu’elle daigne enfin cesser et aller plonger dans le sommeil d’une nuit plus réparatrice qu’habituellement, mais déjà bien avancée. C’est encore ce qui était arrivé la veille. Pour cette raison, elle sait qu’il est inutile de montrer sa fatigue à Alian qui aura beau jeu de pointer son irresponsabilité. Dans un soupir, elle termine de balayer la salle, avant de préparer les tables pour le dîner. -
C’est fabuleux, on n’a pas arrêté ! lance Alian, dans un élan de joie qu’il partage en soulevant Sylvie dans les airs. Tu as encore la force de me porter ! s’exclame sa femme en éclatant de rire.
Comme c’est bon de faire fonctionner ses zygomatiques ! Alian la fait virevolter dans les bras et l’embrasse fougueusement. La fatigue s’est envolée, les tensions également. La vie est belle finalement, quand on sait la remercier. C’est ce que se dit Sylvie en regardant son mari lui prendre le balai des mains pour l’aider. Elle se reproche ses jérémiades silencieuses. Après tout, œuvrer en cuisine est épuisant et stressant. Or, jamais elle n’entend Alian se plaindre ou remettre en cause son travail. Deux heures de répit s’offrent théoriquement à eux, mais, après avoir mangé rapidement, chacun vaque à ses occupations de son côté. Les papiers
pour Sylvie, la programmation des menus de la semaine pour Alian. Lorsqu’ils rentrent chez eux, vers 22 h 45, pas de temps pour échanger, plus d’énergie pour partager, juste envie d’aller se reposer au calme, même si tous deux, pour des raisons différentes, peineront à trouver le sommeil.
Il est 19 h 20, quand je regagne enfin le camping-car. Éreintée, je chute plutôt que je ne m’assieds sur la banquette. Le regard vide, je jette un œil par la fenêtre et n’aperçois que le reflet brouillé de ma confusion. J’ai bien envie de rester dormir à cet endroit. Les alentours semblent assez calmes et je n’ai plus assez d’énergie pour bouger mon tank. À peine la volonté de me chauffer une tisane. La tasse chaude entre les mains, je revis la journée en accéléré, jusqu’à cet échange désagréable et incompréhensible. Je venais de sortir du douzième restaurant du village. À chaque fois, la même incrédulité se lisait sur les visages des patrons. Au scepticisme s’ajoutait le défaitisme. -
Comment voulez-vous que je me souvienne de qui travaillait chez nous il y a vingt-cinq ans ! Faut pas rêver ma p’tite !
Ou encore : -
Ça fait vingt ans que j’ai le même cuisinier et avant, c’était moi aux fourneaux, alors j’peux vous dire avec certitude que votre homme n’a jamais officié ici…
Bref, chou blanc. J’étais vraiment découragée et me demandais si cela valait la peine d’aller voir les trois établissements restants. C’est à ce moment que les paroles du premier patron rencontré me revinrent en mémoire. Je décidai donc d’aller au moins jusqu’au bout de ma démarche. J’entrai donc dans un nouveau restaurant, le visage avenant et la confiance au bout des lèvres. -
Bonjour. Pourrais-je rencontrer le patron, s’il vous plaît ? Qu’est-ce que vous lui voulez ?
J’avais senti mon cœur se serrer violemment à cet instant. Le ton de l’homme ne laissait aucun doute : je n’étais pas la bienvenue ! Je pris sur moi et lui expliquai le plus succinctement possible ma requête, puisqu’il était sans aucun doute le patron. Un instant, il me regarda, sans que je puisse deviner s’il allait me projeter à bout de bras dehors tout de suite ou attendre un peu… Puis, il se mit à vociférer des propos tout à fait incohérents pour moi.
-
J’vais vous dire quelque chose et vous allez vous l’rentrer dans l’crâne une bonne fois pour toutes : ici, dans ce restaurant, on embauche français ! C’est assez clair pour vous ? Les étrangers, j’en veux pas ! Au revoir Madame !
Et il me planta là, en me tournant le dos, sans plus d’explications. Heureusement, aucun client n’avait encore investi les lieux. Une femme surgit alors discrètement d’une salle avoisinante. Manifestement, elle avait écouté en catimini notre conversation. Elle s’approcha de moi silencieusement et me demanda d’excuser la virulence de son mari. En jetant fréquemment un œil inquiet vers la direction que ce dernier avait prise, elle murmura : -
Laissez-moi votre numéro de téléphone… je peux peut-être…
À cet instant, du bruit se fit entendre en cuisine et, vite, elle fit demi-tour. J’eus juste le temps de lui griffonner mon téléphone sur le papier qu’elle venait de me donner et de lui tendre précipitamment. Sans demander mon reste, mais un peu sonnée, je quittai le restaurant. C’est ensuite, sans conviction, que je rendis visite aux deux derniers établissements de ma liste. Je fus reçue plus gentiment, mais en vain. Pourquoi avoir évoqué l’emploi d’étrangers lorsque je lui ai parlé de ma recherche ? Pourquoi s’être ainsi emporté ? De quoi sa femme avait-elle peur ? J’ai beau retourner les questions dans tous les sens, je n’y comprends rien. Quant à rester dans l’attente d’un hypothétique coup de fil de cette femme manifestement terrorisée par son mari… Le problème, c’est que c’est finalement la seule piste que j’ai. Alors, oui, je sens que je vais vivre les prochaines heures dans l’espoir d’entendre sonner mon portable, même si tout cela me paraît trop invraisemblable pour aboutir à quelque chose d’intéressant. Afin de tromper mon impatience, je m’installe sur le lit et sors mon ordinateur pour tester le partage de connexion depuis mon Smartphone. Impeccable, ça fonctionne très bien. La nuit tombe et me trouve profondément endormie. Malheureusement, les lumières des réverbères finissent par me réveiller et m’obligent à me lever pour fermer les stores, l’esprit ensommeillé. Je dois m’y reprendre à plusieurs reprises pour couvrir le pare-brise, ce qui achève d’éclairer mon cerveau et d’alerter mon estomac.
Il est minuit passé, quand je me résous à faire bouillir de l’eau pour une bonne plâtrée de pâtes. Le portable bien en évidence au cas où. Quelques heures plus tard, c’est cette fois, le soleil qui me trouve en train de comater devant l’écran, conséquence d’une nuit presque blanche, passée à tuer le temps en surfant sur Internet. Résultat, j’ai sûrement déjà épuisé pas loin de la totalité de mon forfait Internet, la batterie de la cellule en laissant mon ordinateur allumé et, cerise sur le gâteau, je suis KO ! Le moral dans les chaussettes, je vais me coucher, tandis que le monde s’éveille. De fait, la circulation aux alentours s’accentue, des voitures viennent se garer à proximité, des gens passent en discutant, mais je n’entends rien, plongée profondément dans les bras voluptueux de Morphée. Mon portable sonne, le son me parvient de très loin, sans que je puisse l’identifier consciemment. Pourtant, je me réveille, juste pour constater l’appel manqué qui s’affiche sur l’écran lumineux. -
Non, c’est pas vrai !
Je consulte fébrilement ma messagerie au cas où mon téléphone dysfonctionnerait et ne m’aurait pas indiqué un nouveau message. Peine perdue et pas de numéro, mon correspondant ayant téléphoné en appel masqué. J’en suis quitte pour espérer une nouvelle tentative de cette femme qui semblait vraiment vouloir m’aider, car je suis certaine que c’est elle qui a cherché à me contacter. 9 h 47. Une douleur sourde vrille ma tête. C’est l’heure du café. Quelques minutes plus tard, le breuvage noir de jais qui se propage dans mon corps commence à faire effet. Les idées s’éclaircissent, tandis que la douleur cède du terrain. La veille, j’avais oublié de brancher le frigo sur le gaz. Du coup, avec la chaleur de l’été qui prend ses quartiers, le reste de jambon que j’avais gardé pour mon déjeuner d’aujourd’hui exhale une odeur peu conforme à ce que mon estomac est capable de digérer. Après tout, je peux bien m’offrir un repas modeste dans un restaurant au cours de mon séjour. L’idée fait son chemin et me donne à sourire. Le client est roi, n’est-ce pas ? Un peu plus tard, le ventre vide, hormis le café corsé du matin, c’est affamée que je pénètre dans le restaurant le plus accueillant du village.
Il est à peine midi et seules deux tables sont occupées. Je feins d’ignorer le regard inquiet que me lance la patronne, en me voyant franchir le seuil d’entrée. Rapidement, elle s’approche de moi et chuchote : -
-
Que venez-vous faire ici ? Que voulez-vous donc ? J’ai essayé de vous joindre, vous n’avez pas répondu. J’ai faim, je veux m’offrir l’un de vos menus et je suis désolée, mais je n’ai pu vous répondre ce matin. Peut-être que ce repas nous permettra de discuter un peu. Vous n’y songez pas ! Quand mon mari va vous voir, il ne va pas apprécier du tout ! Je ne vois pas pourquoi. Je suis une cliente comme les autres. D’ailleurs, j’aimerais m’installer à cette table.
Comprenant que rien ne me fera changer d’avis, elle m’accompagne et me donne la carte des menus. -
-
Bon, d’accord. Je vais essayer de trouver le temps de vous écrire un petit mot et de vous le glisser durant votre repas, mais, s’il vous plaît, ne vous attardez pas trop longtemps. Mon mari est un homme gentil, seulement, il maîtrise mal ses émotions et peut entrer dans des colères très fortes. Je ne vois pas pour quelle raison il éprouverait de la colère contre moi. Moi, si.
Avant que je ne la questionne davantage, elle se dirige prestement vers de nouveaux clients qui arrivent fort à propos pour elle. Une jeune femme assure également le service et, bien entendu, c’est elle qui s’occupe de prendre ma commande, puis de m’apporter ma pizza. La patronne œuvre en terrasse où de nombreux touristes ont maintenant pris place. Bien que ses allers-retours la conduisent fréquemment à passer près de ma table, elle ne m’adresse pas un seul regard, tandis que ma pizza est déjà en cours de digestion. J’hésite sur la démarche à suivre. Je ne peux rester là indéfiniment, mais je sens intuitivement que, si je pars tout de suite, je n’aurai plus jamais de nouvelles de cette femme. C’est alors qu’elle s’approche : -
Un dessert ? Non, merci. Un café, s’il vous plaît. Je vous l’apporte tout de suite.
Je vais enfin savoir de quoi il retourne.
-
Tenez, votre café.
Puis, elle change de ton et me glisse tout bas : -
Je n’ai pas eu le temps d’écrire. Quand vous avez parlé de celui que vous recherchez, ça m’a tout de suite rappelé ce cuisinier qu’on avait embauché. Il était jeune, pas plus de vingt ou vingt-cinq ans, je ne sais plus. On en était content, mon mari et moi, il travaillait bien. Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé. Du jour au lendemain, il a commencé par arriver en retard, ensuite, il trouvait des excuses pour partir plus tôt. En cuisine, il oubliait certains ingrédients sur les pizzas ou les faisait brûler. Bref, mon mari s’est énervé. Il faut le comprendre, les clients étaient mécontents et pour nous, c’était vraiment embêtant, d’autant plus qu’on n’était pas ouvert depuis longtemps, alors, il nous fallait nous bâtir une bonne réputation. Mon mari était très déçu. Il avait misé sur ce gars et pensait avoir trouvé un bon employé. D’abord, il a cherché à lui parler, à essayer de comprendre ce qui n’allait pas, mais pas moyen d’obtenir la moindre information. Et le jour où il est arrivé, imbibé d’alcool, ça a été la goutte de trop, si je puis dire. Mon mari a vu rouge et l’a mis dehors violemment. Il était hors de lui. Trop, c’est trop, vous comprenez ? Et sa colère était à la mesure de sa déception. Il l’a licencié pour faute grave, en sachant qu’il aurait bien du mal à retrouver du travail dans ces conditions, mais je n’ai rien pu faire. C’est pour ça… cette histoire m’a laissé un goût de culpabilité, alors, si aujourd’hui, je peux faire quelque chose.
Abasourdie, les pensées s’entrechoquent dans ma tête. Puis, la question, qui me taraude depuis ma première visite, surgit : -
Mais pourquoi votre mari m’a dit qu’il n’embauchait pas les étrangers ? Pourquoi ? Quel rapport ?
À cet instant, le patron ouvre la porte donnant sur la salle. Très vite, sa femme me chuchote en reprenant son plateau : -
L’homme que vous cherchez faisait étranger, c’est pour ça. Mais d’où venait-il ? Comment s’appelle-t-il ? Il venait de Compiègne, mais il était très brun, les yeux foncés, pas comme on s’imagine les gens du nord, quoi ! Il… Qu’est-ce que vous faites encore là ?
Le patron fonce vers ma table, tandis que sa femme s’éclipse immédiatement. -
Je me suis offert une de vos pizzas, que j’ai d’ailleurs fort appréciée. Pourquoi ?
Feindre l’idiote est une de mes spécialités, car j’ai souvent constaté que ça me permettait de sortir facilement de beaucoup de situations délicates. Effectivement, le patron me regarde, bouche bée, ne sachant plus très bien quelle contenance adoptée . -
Très bien. Tant mieux. L’addition ? Oh, mais vous faites le service aussi ?
Il me lance un regard noir et appelle sa serveuse, en tournant les talons. Je le vois se diriger directement vers sa femme et lui parler à l’oreille. Tous deux se rendent ensuite dans la cuisine. J’espère qu’elle saura mentir aisément. Pour l’heure, je m’empresse de régler mon repas avant de quitter le restaurant, sans demander mon reste.
Les jours se suivent et se ressemblent pour Sylvie et Alian. Cuisiner, servir, gérer, nettoyer et tenter, seulement tenter, de vivre un peu à côté. Et parfois, une parole, une rencontre qui transfigure le quotidien et marque à jamais. Nous sommes vendredi. La fatigue de la semaine se fait sentir et Sylvie éprouve de plus en plus de difficultés à se lever le matin. Au manque d’énergie se mêle l’absence d’envie et ça l’inquiète. Elle a conscience de rentrer dans une spirale dont il n’est pas aisé de sortir et qui peut s’avérer hautement destructrice. La journée a bien commencé pourtant. Alian s’est levé avant elle et a préparé un excellent petit-déjeuner, composé de ce dont elle raffole : jus d’orange, pancakes au sucre roux et thé vert parfumé au jasmin. Malgré son peu d’appétit, elle s’est forcée à y faire honneur pour témoigner sa gratitude, mais aussi, parce qu’elle sait qu’Alian n’aurait pas compris que ce ne soit pas le cas. Ce copieux repas eut le mérite de leur permettre de ralentir la course du temps et d’apprécier le calme de leur appartement, avant le brouhaha permanent lié à l’affluence des clients au restaurant. Malheureusement, une fois arrivés sur leur lieu de travail, Alian s’énerve tout de suite, parce que la commande de salades, qu’il a reçue, s’avère de très mauvaise qualité. Or, midi approche et les menus ne peuvent se concevoir sans salade verte en accompagnement. -
J’ai ma tartiflette à terminer et les desserts à préparer. Je n’ai pas le temps de… Ne t’inquiète pas, j’y vais. Je vais chercher quelques salades et je t’aiderai en cuisine avant que les clients n’arrivent. De mon côté, tout est prêt.
Soulagé, Alian se remet de suite au travail. Sylvie aurait aimé un « merci » ou un baiser, mais… -
Tu en prends une douzaine, je m’arrangerai ! Sylvie… Merci !
Ah quand même ! En fait, elle est contente de cette excuse pour sortir un peu. Le soleil tape fort et les rues sont bondées. Elle entend un peu plus loin la mélodie qui accompagne probablement un artiste de rue qui fait son numéro, dans l’espoir d’être repéré et gagner de quoi continuer.
Elle aime cette ambiance, les sourires qui s’affichent sur les visages des spectateurs tantôt émerveillés, tantôt surpris, un instant hors du temps, hors de leurs tracas quotidiens. Depuis quand Alian et elle ne se sont-ils pas promenés dans le dédale des ruelles anciennes, traversées par le Thiou, la plus petite rivière de France ? Perdue dans ses pensées, Sylvie zigzague entre les touristes, quand une phrase prononcée négligemment par l’un d’eux se faufile jusqu’à ses oreilles. -
-
Tu vois, moi, ces gars, j’leur donne rien. Parce que, si tu y réfléchis bien, tu te rends compte qu’ils ne servent à rien, donc, je suis désolé, mais la société ne leur doit plus rien. Logique, non ? C’est clair ! Si t’es pas utile à la société, tu n’as pas à lui réclamer quoi que ce soit.
Sylvie s’est arrêtée net. Atterrée, elle observe les deux comparses, insouciants et sûrs d’eux, jeter un œil dédaigneux sur un SDF assis à même le sol, puis poursuivre leur chemin. C’est impossible ! On ne peut pas raisonner comme ça… Les gens passent. La plupart, sans un regard. Quelques-uns jettent une pièce ou glissent un sourire à cet homme d’un âge indéfinissable. Il est assis en tailleur, le dos droit, digne et souriant. L’on sent qu’il tient à garder une apparence propre et correcte, dernier signe probablement d’appartenance à la société des hommes. La scène s’est déroulée très rapidement et Sylvie se demande à présent si elle n’a pas rêvé. Cette façon d’être et de penser est tellement à des annéeslumière de ses convictions. Qui est utile à qui ? Dans quelle mesure ? Être vivant ne suffit-il pas à appartenir à la société et à lui apporter quelque chose ? Comment juger de ce que la société doit à chacun ? Elle se souvient d’un prospectus sur un dénommé Pierre Rabhi et les actions menées par son association. Une phrase avait retenu son attention. Elle évoquait le fait que, dans notre société, tout ce qui n’a pas de parité monétaire n’a pas de valeur. En conséquence, chaque personne est effacée socialement, si elle n’a pas de revenu. Les propos qu’elle vient d’entendre en sont l’illustration parfaite. Absorbée par ses réflexions, elle n’a pas encore remarqué le regard insistant du SDF sur elle. Quand elle le perçoit, il lui sourit avec une telle bienveillance qu’elle en est totalement bouleversée.
Mue par une pulsion inconsciente, elle va à sa rencontre et lui tend la main. -
Moi, c’est Sylvie. Et moi, Antoine.
Et maintenant ? Elle ne sait plus quoi dire ! -
Vous allez bien ? Je… oui, bien sûr ! C’est à vous qu’il faut poser la question ! Mais je vais très bien, merci. Le soleil rayonne tout autour de moi, les gens sont souriants et… Pas tous ! Avez-vous entendu ce que cet homme a dit de vous ? Chaque jour, j’entends et j’assiste à des scènes qui pourraient être désagréables pour moi, si j’en faisais une affaire personnelle, mais ce n’est pas le cas.
Son sourire est contagieux. Sylvie se sent bien auprès de lui. Elle a envie de prolonger ce contact. -
Je tiens un restaurant avec mon mari à deux pas d’ici. Si vous le désirez, vous êtes mon invité. D’accord.
L’homme se lève, prend son sac et la suit. Tout se fait naturellement, simplement. -
Tu en as mis un de temps ! T’as une idée de l’heure qu’il…
Alian aperçoit soudain l’homme qui suit sa femme. Il hésite. Un client ? -
-
Je te présente Antoine. Il… Je lui ai proposé de prendre son déjeuner chez nous à titre gracieux. Il… Monsieur, bonjour. Je me présente, Antoine Dufour. Votre épouse m’a gentiment invité à prendre mon repas chez vous. Je peux, si vous le souhaitez, vous donner un coup de main avant que les premiers clients n’arrivent. J’ai fait la plonge dans un grand restaurant de la ville, durant quelques mois. Non, merci. Sylvie, tu peux m’accompagner en cuisine, s’il te plaît ? Installez-vous à cette table, Antoine, j’arrive.
Tandis que le couple s’éloigne, Antoine prend place tranquillement et s’amuse à observer les badauds. Certains déambulent, se souciant peu de ce qui les entoure, cherchant juste à profiter de la joie d’être avec leurs enfants, compagnes ou compagnons. D’autres pensent également faire honneur à la vie en accumulant l’achat de souvenirs dans les très nombreuses et tentantes boutiques de la rue. Chacun
trouve le bonheur là où il le cherche. A-t-il la même valeur ? Procure-t-il le même sentiment de plénitude ? Antoine sourit. Il connait les réponses. La rue s’est chargée de les lui apporter. Aujourd’hui, il est serein. Il se demande juste ce qui se cache derrière cette rencontre. De toute façon, il est prêt. Il fait confiance à la vie. S’il est ici, c’est qu’il doit l’être. -
Qui c’est ce type ? Où est-ce que tu l’as connu et pourquoi tu l’as invité ?
C’est normal. Sylvie s’attendait à toutes ces questions et elle s’empresse d’y répondre, tout en aidant son mari à préparer les salades. -
-
-
Tu comprends, quand j’ai entendu la remarque de cet homme, ça m’a tellement indignée ! Oui, il y a des gens qui sont tellement déconnectés avec la réalité qu’ils perdent toute humanité ! N’empêche, tu n’étais pas obligée de faire venir ce SDF ici. Tu as raison, je ne sais pas trop pourquoi j’ai agi comme ça… Je ne me serais jamais douté qu’il vive dans la rue, en tout cas. Oui, c’est ce qui m’a intriguée chez lui. Malgré ce qu’il endure, on dirait qu’il a su garder sa fierté, comme si c’était un choix assumé pour lui d’être sans domicile. En fait, je crois que je l’ai invité, parce que je voulais en savoir plus. Tu lui donnes quel âge ? Pas plus de quarante-cinq ans, je crois.
Le carillon de la porte d’entrée se fait entendre. C’est parti pour environ trois heures non-stop.
-
De Compiègne ! Étranger ! Je n’y comprends rien !
Depuis que j’ai retrouvé mon chez-moi, assise sur la banquette, les paroles de la patronne tournent en boucle dans mon cerveau endolori. -
Et l’autre bourrin qui est arrivé pile-poil quand elle allait me dire son nom !
Je regarde mon portable, mais il demeure désespérément silencieux, malgré les deux messages que je lui ai envoyés en sortant du restaurant, dans une dernière tentative d’obtenir un nom. -
Elle ne me répondra pas… son mari a dû la museler. Elle a la trouille.
Pourtant, le peu que j’ai réussi à glaner d’informations a décuplé ma motivation. Au fil de mes recherches et des renseignements que j’obtiens, j’ai l’impression de peu à peu donner vie à mon père. J’ai l’intuition forte qu’il est toujours en vie et que le fil qui nous relie n’est pas brisé. À moi de le remonter. Un message. Je vous interdis de contacter à nouveau ma femme, sinon c’est à moi que vous aurez affaire. Je ne veux plus jamais entendre parler de ce monsieur Maran. J’espère que le message est suffisamment clair pour vous. Je reste pantoise, le portable en mains. Maran. -
J’ai son nom !
J’étouffe soudain. Je dois prendre l’air. Il n’est pas loin de quinze heures. Beaucoup de monde aux alentours. Des cris d’enfants, des conversations animées, des aboiements. Tout cela me parvient en bruit de fond, sans réelle existence. Je suis plongée dans mes pensées qui deviennent ma réalité. Ce qui m’entoure appartient aux autres. Mon monde, pour l’heure, vibre de confusions et d’ombres. Que dois-je faire à présent ? Où chercher ? Où es-tu ? Les larmes ne sont pas loin. Elles guettent, prêtes à surgir sur un signe de ma part, mais je refuse. Pas maintenant. Je décide d’aller marcher le long du Borne, torrent qui longe le village. L’écoulement de l’eau et la nature verdoyante apaisent peu à peu les
battements de mon cœur. Je reste un instant à contempler le torrent impétueux, dont l’eau transparente vient ricocher sur les roches de la berge. Me revient une phrase d’André Gide : « Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire ». Je l’ai retenue, car j’ai conscience d’hypothéquer mon avenir à cause de mon passé. Néanmoins, c’est plus fort que moi : depuis que je sais que demeure une pièce manquante aussi importante que celle de mes origines, tourner la page, pour le moment, m’est impossible. Je rentre dans mon tank en sachant ce qu’il me reste à faire. C’est décidé : demain, je rentre à Compiègne. Benoit, un copain de lycée travaille à la mairie. Son visage me revient. Il arborait la panoplie complète de l’amoureux transi. Timide, maladroit… collant. J’avais beau lui faire comprendre que c’était peine perdue, il s’obstinait. Finalement, nous étions restés en bons termes et il avait fini par se faire une raison. Il pourra sûrement m’aider à retrouver la trace de Monsieur Maran, dont je peux situer à peu près l’année de naissance. Layane Maran. -
Mouais, ça sonne pas mal !
Je n’ai plus rien à faire ici, mais l’endroit est si joli que l’idée de rester un jour de plus me tente. Décidément non. L’envie, non, le besoin de retrouver mon père l’emporte sur toute autre considération. -
Mais je m’arrêterai à Annecy demain.
Les prospectus vantant la beauté du lac et de ses environs ne laissent pas d’autre choix que d’aller y faire un tour. Très excitée par ce qui m’attend, je m’endors très tard. Le lendemain, la lumière du soleil matinal pénètre douloureusement sous mes paupières. Un coup d’œil sur le portable : -
Bon sang ! Il est déjà neuf heures. Allez, secoue-toi !
Je projette mon corps hors du lit et commence par me préparer un café bien corsé. Mal réveillée, je renverse évidemment du café moulu partout et l’oublie
sur le feu, inondant du précieux liquide les trois gaz à disposition. Une heure plus tard, je suis enfin prête pour le décollage. Cette fois, j’ai pensé à fermer la bouteille de gaz, à bloquer le frigo et à le brancher sur la batterie, à vérifier si chaque élément est correctement fermé et, pour conclure, à rabattre les fenêtres ouvertes. -
Ouf ! Ce n’est pas rien de transporter sa maison avec soi ! Ça doit être plus facile pour les escargots et les tortues ! Bref, c’est parti !
Une sensation enivrante de liberté m’envahit à chaque fois que je me mets au volant. L’idée de ne dépendre de personne, de pouvoir m’arrêter où je veux et y rester si j’en ai envie fait sourire l’ensemble de mon corps. Beaucoup de monde sur les routes. Normal, nous sommes samedi et les personnes qui n’habitent pas très loin du Grand-Bornand se hâtent de venir profiter d’un week-end en altitude. Ça laisse augurer de la circulation que je vais trouver à Annecy. Qu’à cela ne tienne ! Je suis devenue une pro de la conduite en camping-car… enfin, presque. Le temps est magnifique. Le ciel est bleu — oui, je sais, c’est assez banal —, mais le bleu d’un ciel de montagne n’est assurément pas le même que celui de Picardie, croyez-moi. Ici, la lumière est plus vive, les couleurs plus intenses ; de fait, la nature me paraît plus vivante. C’est subjectif, bien sûr, mais je ne peux nier l’attrait de la montagne sur mon cœur. J’aime conduire, particulièrement sur des routes sinueuses, à tel point que j’oublie parfois que je suis au volant d’un camping-car et non de ma Twingo. Le temps de freinage étant plus long, je me fais de petites peurs à plusieurs reprises, mais, ça y est, j’approche déjà d’Annecy. J’amorce la descente qui longe le lac et je suis tellement subjuguée par le paysage qui se découvre que je m’empresse de me garer en bordure de route. C’est merveilleux. Un château, hanté encore par quelques nappes de brume, domine le lac. De douces montagnes semblent protéger la vallée sur laquelle, à n’en pas douter, une main divine s’est penchée, afin de peaufiner le moindre détail. Je reprends le volant, la gratitude au cœur et l’esprit totalement apaisé. Je prends le temps de savourer cet instant avant de mettre en route le moteur, car j’ai l’impression que, pour la première fois de ma vie, je suis à ma place. Quelques minutes plus tard, je patiente, le sourire aux lèvres, prise dans un bouchon interminable qui nous emporte tous, apparemment, vers le centreville.
L’avenue borde le lac et la file ininterrompue de voitures me laisse le temps d’observer les alentours. On devine aisément que tous ceux qui fréquentent les abords du lac ne sont pas forcément les plus défavorisés de notre société. Voitures de luxe et hôtels quatre étoiles, tel que l’Impérial Palace qui se détache des autres par sa majesté, se donnent le mot pour afficher l’image d’une vie facile, d’une vie hors de portée pour des personnes comme moi. Parallèlement, de nombreux sportifs foulent déjà, de leurs pas souples et rapides, l’allée qui semble suivre les contours du lac. Ils courent en zigzaguant pour éviter les promeneurs, à pied, en poussette, ou encore en trottinette, qui prennent le temps d’une balade matinale au parfum d’été et de vacances. Je crois qu’il est temps de bifurquer dans une rue adjacente, afin de trouver une place de stationnement. Je comprends rapidement qu’il va me falloir marcher pour rejoindre le lac, les rues étant toutes bondées et n’offrant pas facilement de places pour des tanks comme le mien. Vingt minutes plus tard, toute sensation de paix s’est envolée. Je râle, je transpire, je fatigue, car les seules places que je trouve ne semblent pas conçues pour des véhicules XXL. Enfin, la chance me sourit. Je finis par dénicher deux places côte à côte me permettant de stationner sans trop gêner. Je prends soin de tourner les rétroviseurs et j’oublie volontairement le parcmètre qui me fait de l’œil. J’ai hâte de faire une pause au bord du lac. Sac à dos sur l’épaule et enthousiasme dans les jambes, je marche d’un bon pas, le nez en l’air, curieuse de tout ce qui m’entoure. Parvenue au lac, je m’aperçois qu’il est presque aussi difficile de trouver un emplacement pour s’allonger dans l’herbe que pour garer un camping-car dans le centre-ville. Tant pis, je ne m’arrête pas, trop de monde. Je continue à déambuler jusqu’à ce que mes pas me conduisent vers ce qui s’apparente aux vieux quartiers, eux aussi manifestement très prisés des touristes.
Antoine a commandé un gratin savoyard et prendra une île flottante en dessert. De l’eau gazeuse agrémentera agréablement son repas. Il a préféré décliner la dégustation d’un apéritif, gentiment proposé par Sylvie. Peu habitué à manger autant, il prend son temps afin de laisser progressivement son estomac se détendre. Il aime se retrouver au milieu des gens, sans que ceux-ci lui prêtent attention. Dans la rue, c’est un peu le cas, en raison de l’indifférence ou de la gêne qu’il suscite. Ici, c’est plutôt parce qu’il semble être comme les autres que personne ne le remarque. Le restaurant s’est rempli et le brouhaha des conversations occupe l’espace. Paradoxalement, c’est quand les autres l’assimilent à leur monde qu’Antoine se sent le moins à sa place. Est-ce cela vivre normalement ? Antoine ne juge pas, il s’interroge juste sur la vacuité de certaines expériences, tout en dégustant son repas. Les quarante-six dernières années l’ont conduit dans la rue. Échec ? Déchéance ? Exclusion ? Oui, au début, c’est ce qu’Antoine pensait. Le regard des autres, insoutenable, qui vous fait baisser les yeux de honte, qui donne envie de s’excuser d’être là, d’exister. La violence aussi. La rue abolit toutes règles chez certains SDF. Gare à celle ou celui qui tombe entre leurs mains. Antoine en a fait l’amère expérience. Il s’est vu dépouillé des maigres affaires qu’il possédait encore, après avoir été roué de coups par deux hommes ivres d’alcool et de rancœur. Depuis, il prend grand soin du lieu où dormir, afin de s’assurer d’un minimum de sécurité. -
Ça va Antoine ? Je vous en ressers une part ? Non, merci Sylvie. Mon estomac m’ordonne de faire une pause ! Entendu ! Je vous apporterai votre dessert et un café dans un moment. Prenez votre temps.
Sylvie se détourne en souriant et circule de table en table, se souciant de chacun avec attention. Antoine la suit du regard. Il a décelé sa fragilité. Son mari lui a laissé une drôle d’impression. Il lui est, certes, apparu sympathique, mais quelque chose l’a troublé, l’incitant à rester sur ses gardes. C’est cette intuition que la rue a principalement développée… Question de
survie. Enfin, le restaurant se vide. Seules deux tables restent occupées ; les clients finissent de boire leur café. Sylvie affiche toujours un beau sourire, mais de profonds cernes marquent son visage. Dès que la porte d’entrée se referme sur les derniers consommateurs, Antoine se lève pour aider. -
Non, non, Antoine ! Je vous en prie. Vous êtes notre invité. Laissez-moi vous aider, ainsi, cette rencontre sera partagée et plus enrichissante.
Sylvie s’arrête et l’observe. La présence d’Antoine lui fait du bien. -
-
D’accord, mais à la condition que vous restiez un peu après. Nous aurons ainsi le temps de parler un peu… Enfin, si cela ne vous dérange pas, bien sûr ! Avec plaisir.
Oubliant la fatigue, Sylvie vaque à ses occupations, le sourire aux lèvres. Brusquement, elle pense à Alian et se dit qu’il risque de se montrer jaloux de l’aide qu’Antoine lui apporte, alors qu’il est seul en cuisine à s’affairer. -
Antoine ? En fait, je pense que votre aide sera la bienvenue pour mon mari.
Occupé à balayer, Antoine lui adresse un regard surpris, mais obtempère devant le sourire gêné de Sylvie. -
Un coup de main ? Antoine ? Non, non, merci. Je… j’ai presque fini. Comme vous voulez.
Gentillesse ou orgueil ? Antoine n’est pas sûr. Sylvie le voit revenir et soupire. Comme d’habitude, Alian refuse l’échange. Très solitaire, il ne recherche pas le contact avec les autres. D’ailleurs, peu à peu, elle s’est rendu compte qu’ils n’avaient quasiment plus de relations sociales. Certes, leur temps libre s’est réduit à une peau de chagrin depuis quelques mois, mais il lui est devenu évident qu’Alian a tout fait pour que les quelques amis qu’elle connaissait n’aient plus vraiment envie de les rencontrer. Seize heures dix. Les tables sont prêtes pour le dîner. La caisse est faite. La cuisine est propre et tout est préparé en vue des plats à cuisiner au dernier moment.
C’est donc l’heure de se reposer un peu. Bien qu’Alian ait clairement fait comprendre à Sylvie qu’il préférerait rentrer chez eux pour se détendre, plutôt que de rester discuter avec Antoine, elle a tenu bon. -
Pourquoi tiens-tu à parler avec cet inconnu ? Tu ne sais même pas d’où il vient ! En plus, j’sais pas moi, un SDF, faut se méfier quand même… Comment toi, tu peux dire cela ? Tu sais ce que c’est que d’être exclu, tu connais l’intolérance ! Tu ne peux pas… Je fais ce que je veux ! Je suis fatigué et je préfère me reposer, c’est pas compliqué à comprendre, non ?
Sylvie soupire. Pas maintenant. Pas cette fois. -
D’accord. Eh bien, personne ne t’oblige à rester. Ah, je vois ! J’ai compris.
Alian sort en trombe du restaurant, adressant un vague signe de la main à Antoine pour le saluer. Sylvie essuie les larmes qui perlent au coin des yeux. Pourquoi est-ce toujours si compliqué ? La fatigue en profite pour revenir à la charge et assombrir la beauté de la journée. -
Sylvie ? Ça va ? Je… Oui, ne vous inquiétez pas.
Tous deux s’assoient un peu en retrait de la vitrine du restaurant. Besoin de calme, de discrétion. -
Votre mari est fâché ? Non, il… il est fatigué, c’est tout. Parlez-moi plutôt de vous. Vous êtes de la région?
Antoine n’est pas de ceux qui forcent la main. Sylvie a besoin d’aide, c’est évident, mais l’on ne peut aider qui ne veut pas l’être. Elle n’est pas encore prête, peut-être. -
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Non, je viens du nord de la France, un ch’ti ! Vous connaissez ? Non, mais mon mari connait bien. C’est votre cousin, il est de Picardie. En effet, c’est la porte à côté. Il y a pas mal de gens du nord par ici. Mais, moi, je ne connais pas. Alian y est remonté très brièvement le mois dernier, mais comme il n’a plus de famille là-bas, il n’a pas vraiment envie d’y retourner. Vous pourriez y passer quelques jours, simplement pour découvrir d’autres paysages. Ceci dit, moi non plus, je n’y retourne pas. Un drame personnel m’a
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conduit à quitter ma région natale et m’a fait prendre la route. Ça fait une vingtaine d’années maintenant que je ne suis pas remonté. Oh, je suis désolée… Il n’y a pas de quoi. De petits boulots en petits boulots, je suis arrivé par ici et je m’y sens très bien. Mais… mais vous vivez dans la rue… C’est vrai. Parfois, un peu plus de confort ne serait pas de refus ! En même temps, je ne suis pas à plaindre, vous savez. L’été, pas de soucis avec le monde qu’il y a, j’arrive à peu près à m’alimenter correctement. En plus, j’ai la chance de vivre dans un lieu où beaucoup aimeraient s’installer. C’est pour ça, je considère souvent que je suis plutôt privilégié ! Hum… et l’hiver ? Pas de problème non plus ! Je trouve toujours du travail en station, nourri, logé. Le salaire est en conséquence, sauf que pour moi, c’est le grand luxe, alors tout va bien !
Sylvie reste pensive un instant. Antoine, qui vit dans la rue une bonne partie de l’année, semble plus heureux qu’elle. C’est assez déroutant. -
Bon, j’admets qu’au début, ce n’était pas facile. Je devais chercher à panser mes blessures, tout en trouvant le moyen de gagner ma vie. J’allais où le vent me soufflait de me rendre. Ça m’a donné l’occasion de faire des rencontres inattendues, parfois violentes, mais le plus souvent très enrichissantes. Vous savez, il y a pléthore de gens formidables autour de nous, si l’on se donne la peine de les distinguer.
Elle le sait. C’est pour cette raison qu’elle souffre de ne plus avoir de liens sociaux. Décidément, Antoine agit sur elle comme un véritable révélateur des failles de sa vie actuelle. -
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Comment faisiez-vous pour gagner votre vie ? Oh, j’ai travaillé dans des domaines très variés ! Du coup, peu à peu, ma peine s’est résorbée et mes expériences m’ont donné l’accès à d’autres horizons. Attention, je ne veux pas vous donner l’impression que vivre dans la rue est un but en soi. Cependant, je dois bien avouer que depuis deux, trois ans, j’ai trouvé mes marques et finalement, je n’ai pas à me plaindre. Mais, vous travailliez dans quoi ? Parce que, pourquoi en ce moment, vous ne pouvez trouver de quoi vivre plus décemment ? Je vous l’ai dit. J’ai touché un peu à tout. Manœuvre, ouvrier d’usine,
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pizzaiolo ou à la plonge, j’allais là où je pensais pouvoir m’en sortir et le fait est que j’ai beaucoup appris, parfois aux dépens des clients ! Pizzaiolo ? Vous savez faire les pizzas ? Ben, pizzaiolo, quoi ! C’est un Italien du sud de l’Italie qui m’a appris ; il venait des Pouilles, vous connaissez ? Non. Son apprenti l’a lâché en cours d’année et il n’arrivait pas à en trouver un autre, ni à faire face à la demande, alors il a laissé une annonce et j’y ai répondu. C’était à Dijon. On s’est tout de suite très bien entendu tous les deux. Il m’a rapidement transmis les bases du métier et je suis resté chez lui huit mois. Au bout d’un moment, il m’a dit qu’il voulait m’embaucher, mais moi, je ne voulais pas faire ça toute ma vie, alors je lui ai laissé le temps de trouver un autre apprenti et je suis parti. Depuis, j’ai eu l’occasion d’exercer ce métier plusieurs fois, mais ça ne s’est pas toujours passé aussi bien. Et en ce moment ? Vous ne trouvez pas de travail ? Oh si ! Je pourrais en trouver, mais, actuellement, je suis en vacances…
En vacances. Depuis quand Sylvie en rêve-t-elle ? Les rôles ne sont pas distribués de la façon dont elle le pensait. Elle se sent malheureuse et misérable, tandis qu’Antoine rayonne de joie et de sérénité. -
Sylvie ? Depuis quand n’avez-vous pas pris de vacances ?
Ses mots appuient là où ça fait mal. -
Vous ne faites quasiment rien de l’année et vous êtes en vacances ! Vous profitez d’Annecy, du beau temps, vous flânez, pendant que je trime comme une folle pour m’en sortir !
Antoine la regarde avec bienveillance. Aucune réaction de colère ou de rancœur. Cette attitude renvoie Sylvie à sa propre amertume. Elle se sent soudain terriblement confuse et pitoyable. -
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Pardon… Je, je ne voulais pas… Ne vous excusez pas. Vous êtes à bout de nerfs, ce que je comprends. Il est vrai que la situation peut sembler injuste, mais je n’ai ni toit, ni famille, ce qui allège particulièrement le poids que je porte sur mes épaules. La seule personne que j’ai en charge, c’est moi-même. Je suis donc libre de vivre au gré de mes besoins, puis de mes envies. Cela peut paraître égoïste, mais ce n’est pas le cas, car être heureux me permet parfois de donner davantage aux autres… Donner aux autres, alors que vous mendiez ?
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Bien sûr ! Vous savez, je ne mendie pas tous les jours, parce que, parfois, en échange de mon aide, on m’offre un sandwich ou quelques pièces et je n’ai besoin de rien d’autre. Il arrive aussi que je sente la personne que j’ai aidée un peu en souffrance, en difficulté. Quand c’est comme ça, je cherche à lui apporter un peu de réconfort, du soutien ; ce que je peux faire aisément, puisque je suis heureux. Les gens courent après l’argent, en oubliant que ce n’est pas lui qui leur apportera forcément la solution à tous leurs problèmes. On peut donner tellement d’autres choses que de l’argent.
Sylvie n’est pas dupe du message qu’il lui fait passer. En plus, elle sait qu’il a raison. Leur chiffre d’affaires n’a jamais été aussi élevé et elle se sent de moins en moins bien. Pourquoi ? Mystère et boule de gomme ! Elle n’a pas le temps de se poser la question. Elle se souvient du week-end qu’elle a proposé à Alian et, surtout, de sa réaction. -
Vous allez bien? Vous êtes toute pâle… Oui… oui, ça va. Alian ne va pas tarder à revenir et moi, je… Je vais vous laisser. J’ai été ravi de faire votre connaissance et je vous remercie beaucoup pour ce délicieux repas que vous m’avez offert. Je suis certain que nous aurons l’occasion de nous croiser encore. Prenez soin de vous en attendant.
À la grande surprise de Sylvie, Antoine se lève et prend ses mains qu’il garde un petit moment dans les siennes, en la fixant d’un regard d’une telle douceur, qu’elle sent toutes ses digues savamment construites, prêtes à lâcher. -
C’est moi qui vous remercie, Antoine. Ce… c’était très agréable de discuter avec vous. À bientôt, se force-t-elle à dire en souriant faiblement, le menton tremblant.
Enfin, il lâche ses mains et s’en va sans se retourner, la laissant totalement désemparée, mais le cœur un peu plus chaud.
Troisième partie Là, des caricaturistes et des peintres, ici, des jongleurs et des clowns. La chaleur enveloppante du soleil, les cygnes qui s’ébrouent dans le cours d’eau et le monde… pas dans le cours d’eau, bien sûr, mais dans les rues pavées de ce vieux quartier aux façades débordantes de géraniums en fleurs. Je prends le temps de m’imprégner de l’atmosphère particulière qui se dégage de ce lieu. La détente se lit sur nombre de visages. J’aime observer la valse des personnes qui évolue autour de moi. Je pourrais rester des heures, juste à regarder les gens. Les petits, les tout maigres, les tu-m-as-vu?, les amoureux, les jeunes en démonstration, etc. Tous différents et pourtant, tous unis par la même quête, le même besoin d’amour, l’envie de vivre pleinement. Mes yeux s’attardent sur les alentours. Je trouve le paysage somptueux et la vie merveilleuse. Elle regorge de petits joyaux qui se laissent découvrir au fil du temps qui se dénoue. J’avance au hasard, portée par le flux incessant des badauds. Les magasins rivalisent d’accroches plus attirantes les unes que les autres pour inciter à y entrer, mais c’est un restaurant que je cherche, car, en l’absence de petitdéjeuner et compte tenu de l’heure, mon estomac râle de plus en plus. Je voudrais quelque chose de pas très cher. Un café où je pourrais acheter un sandwich. Mon portable sonne. Un numéro inconnu s’affiche. J’hésite, mais finis par répondre. -
Allô, oui. Bonjour, je suis le Docteur Siccard, le médecin qui s’occupe de votre mère.
Je déglutis difficilement et sens l’air se raréfier soudain. -
-
Un souci ? Ma mère est encore à l’hôpital ? Je… je pensais qu’elle était rentrée chez elle. C’est effectivement ce qui était prévu, mais dans la mesure où elle refuse de s'alimenter depuis son réveil, nous ne pouvons la laisser quitter l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je vous téléphone. Je pense qu’il pourrait être utile que vous lui rendiez visite. Mais comment ? Pourquoi ? Je ne comprends pas ! L’un des psychologues de l’hôpital l’a reçue et il semblerait qu’un conflit entre vous ait joué le rôle de déclencheur. Je ne vous cache pas que son état est susceptible de devenir rapidement inquiétant.
J’aimerais vous recevoir préalablement afin d’en discuter avec vous. Est-ce possible ? Est-ce possible ? Non ! Le passé m’a retrouvée. -
Oui, je… je vais passer, mais je me trouve actuellement en HauteSavoie et je ne serai pas rentrée avant demain midi, je pense. Très bien. Dans ce cas, convenons d’un rendez-vous demain à seize heures ? … Mademoiselle Chassard ? Pardon ! Oui, d’accord, seize heures.
Je n’entends même pas le médecin me dire au revoir, ni raccrocher. Des personnes me frôlent, un enfant crie, le monde qui m’entoure est strictement le même qu’il y a deux minutes ; pourtant, plus rien n’est pareil. J’ai changé et tout est différent. J’ai besoin de me poser un peu pour reprendre mes esprits. J’avise un restaurant plutôt accueillant et j’y entre, sans réfléchir. -
Bonjour Madame. Une personne ? Bonjour. Oui. Cette table vous convient-elle ?
J’acquiesce, sans même avoir conscience de ce qui m’entoure. La patronne me tend la carte des menus. Pourquoi ma mère ne mange plus ? Qu’est-ce qui lui arrive encore ? Le remords ? Un rictus cynique se dessine sur mon visage. Je déteste réagir de cette façon, mais c’est plus fort que moi, dès lors qu’il s’agit de la famille. Tout de même, je suis inquiète. D’après le docteur, cela fait trois jours que ma mère ne s’alimente plus et, compte tenu de son âge et de sa fragilité, ce peut être, en effet, rapidement lourd de conséquences. Bien sûr, c’est encore ma faute ! C’est donc moi qui dois faire des efforts ! -
Vous avez choisi ? Euh… non, pas encore, désolée. Ce n’est pas grave, prenez votre temps.
Je jette un œil distrait sur la carte et me choisis une salade piémontaise avec une carafe d’eau.
La salle se remplit. Insouciants et affamés, les gens s’installent, tout sourire, heureux d’être là. Je ne me sens plus à ma place. Mais où le suis-je vraiment ? Auprès de ma mère ? À la recherche de mon père ? Ni l’un ni l’autre. Je comprends que, finalement, je ferais mieux de partir en quête de moi-même, mais ce n’est pas encore pour maintenant. Il est presque treize heures. Le temps de déjeuner et j’arriverai assez tard dans la nuit. Sauf que je n’ai pas envie de rouler six ou sept heures d’affilée. -
Votre salade. Merci. Vous êtes en vacances ? Je… Oui, en quelque sorte. La région vous plaît ? Oh oui ! Ça me change des plaines de Picardie ! La Picardie ? Tiens, c’est marrant ! Mon mari m’en a parlé, puisqu’il vient de là-bas. Ah bon ? D’où exactement ? De Compiègne. Vous connaissez ?
Tous les signaux sont en alerte. Que se passe-t-il ? Se pourrait-il que… ? -
C’est là où je suis née !
Consciente d’être devenue rouge tomate pourrie, j’ose quand même demander : -
Il… il fait quoi votre mari ? Je veux dire, comme métier ? C’est le cuisinier du restaurant. C’est lui qui vous a concocté cette belle salade !
Je ne peux croire à une simple coïncidence. Je ne serais pourtant jamais rentrée dans ce restaurant, si je n’avais eu le coup de fil du médecin juste avant. La certitude d’être près du but m’apparait soudain d’une façon tellement évidente que j’oublie toute retenue. -
Pourrais-je le voir ? Si ça tombe, on se connait !
Le visage de la patronne se rembrunit. -
C’est que mon mari est très occupé en cuisine, vous savez ? Là, c’est le coup de feu et je dois d’ailleurs vous laisser. Mais, si je reste jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de clients ? Le service se termine tard et mon mari aime rentrer se détendre chez
nous avant la préparation du dîner. Je suis désolée, je dois m’occuper de mes clients. Elle me tourne rapidement le dos, manifestement gênée par mon insistance. Je ne comprends pas. Ma demande me paraît banale et surtout naturelle.
Dès le réveil, la tension était palpable. Le samedi étant une journée très chargée, pas le temps de batifoler. Alian s’était levé sans même lui dire bonjour. Sylvie le savait. Il lui en voulait encore d’être restée avec Antoine, la veille. Il s’était senti exclu, alors que c’était lui-même qui avait choisi de ne pas participer à leur échange. C’est ce qu’elle ne cessait de se répéter depuis, histoire de chasser la culpabilité qui menaçait de l’assaillir une fois de plus. Quand Alian était revenu au restaurant pour assurer le dîner, il ne lui avait pas adressé la parole et la journée d’aujourd’hui semblait se présenter sous les mêmes auspices. Lasse, Sylvie s’était préparée rapidement et avait pris son petit-déjeuner, le nez dans son bol, afin d’oublier le visage fermé et dur de son mari, occupé à lire le journal, en face d’elle. Chacun avait ensuite vaqué à ses propres occupations, espérant sûrement l’un et l’autre que la situation s’arrangerait d’elle-même avant la fin de la journée. Seulement, ce fameux samedi, Sylvie sent immédiatement son corps se raidir, quand l’inconnue entre. Une alarme clignote dans son esprit, sans qu’elle en comprenne l’origine. La jeune femme semble pourtant sympathique au premier abord, même si elle paraît un peu perdue. Sylvie garde malgré tout une attitude professionnelle et s’empresse de s’occuper de cette cliente. La tension qu’elle éprouve est probablement injustifiée, comme cela lui arrive de plus en plus souvent ces derniers temps. Toutefois, un sourire s’affiche sur son visage. Ce soir, quand le service sera fini, Alian et elle partent immédiatement passer la nuit et la journée du dimanche dans un gîte au Grand-Bornand. Du moins, elle espère qu’Alian n’a pas changé d’avis depuis hier. Elle a eu tant de mal à le convaincre que le doute persiste encore, surtout vu son humeur actuelle. Son mari lui avait annoncé cette bonne nouvelle deux jours plus tôt, au moment où ils s’étaient couchés. Ému par les récents propos de sa femme sur la fatigue qui l’affaiblissait, Alian avait pris conscience qu’il se devait de faire quelque chose. Il avait donc réservé en catimini un gîte et décommandé les deux tables déjà réservées pour le dimanche midi. Cela lui avait coûté, mais le bonheur de sa femme lui tenait à cœur et il l’avait sentie près de craquer.
La nuit qui s’était ensuivie leur avait permis de réveiller leurs corps engourdis de routine et de tourments. Alors aujourd’hui, Sylvie n’a qu’une hâte : être à ce soir. Cette fille qui veut parler à son mari l’ennuie. Ce n’est pas le bon jour et, de toute façon, ça l’étonnerait beaucoup qu’Alian accepte de la rencontrer. Il ne veut plus entendre parler de sa région natale. Elle n’a jamais su pourquoi, mais le fait est qu’il s’est toujours refusé à aborder le sujet. Cette jeune femme n’a aucune chance et la seule chose qui compte aujourd’hui, c’est leur départ en amoureux. Il est prévu qu’ils rentrent tous les deux après le déjeuner, afin de préparer leurs affaires avant de revenir assurer le service du soir. Ainsi, ils pourront partir dès la fermeture du restaurant. En son for intérieur, Sylvie se promet de faire un pas vers Alian, afin d’apaiser sa mauvaise humeur et être certaine de partir dans de bonnes conditions. Beaucoup de clients franchissent le seuil du restaurant en ce samedi midi ensoleillé. Sylvie sait que demain aurait été une grosse journée, mais c’est avec joie qu’elle s’est dépêchée, en arrivant le matin, de coller sur la devanture un panneau indiquant la fermeture exceptionnelle de l’établissement le lendemain midi. Elle n’arrête pas et c’est tant mieux, car cela lui évite d’être confrontée à la jeune femme qui ne la quitte pas des yeux et la met très mal à l’aise. Cette dernière, justement, lève la main pour lui demander de venir. À contre-coeur, elle obtempère. -
Un dessert ? Un café ? Volontiers. Les deux, s’il vous plaît.
Sylvie se doute que sa cliente commande autre chose dans le seul but de rester le plus longtemps possible, mais c’est perdu d’avance. En se rendant en cuisine pour passer commande, elle est saisie en voyant son mari. -
Alian ? Que se passe-t-il ? Tu es livide ! Rien. Ne t’inquiète pas. La fatigue.
Les clients attendent et risquent de s’impatienter. Le travail avant tout, comme toujours. Troublée, elle se dit que, décidément, leur escapade tombe à pic. Elle se contente de lui presser l’épaule dans un geste de soutien. Il lui adresse un pâle sourire et tous deux se replongent dans leur travail.
14 h 25. Les jambes endolories, le cerveau en compote, à force de mémoriser toutes les informations nécessaires au bon déroulement du service, elle désespère du temps qui se joue d’elle aujourd’hui, en ralentissant sa course. En soupirant, elle se rend auprès de la jeune femme qui l’appelle de nouveau. -
-
Oui ? C’était vraiment fameux. J’ai beaucoup apprécié ce repas. S’il vous plaît, laissez-moi remercier votre mari. Je ne… Écoutez, Mademoiselle, je suis ravie de vous avoir donné satisfaction, mais, comme je vous l’ai déjà dit, mon mari est très occupé. C’est moi qui reçois les avis de nos clients et je lui transmets par la suite. Donc, n’ayez crainte, je lui ferai part de votre message. Mais… Excusez-moi. Je vous apporte l’addition tout de suite.
Elle est têtue, celle-là ! Sylvie sait que, dans certains restaurants, le chef cuisinier aime venir à la rencontre des clients et se présenter, mais ce n’est pas le cas d’Alian. En plus, vu son état, ce n’est même pas la peine de l’envisager ce midi. Accaparée par les clients d’une table voisine à celle de la jeune femme, elle ne remarque pas tout de suite le message qui vient de s’afficher sur son portable. C’est en allant vers la caisse qu’elle découvre avec stupeur les mots d’Alian. Désolé ma présence n’est plus nécessaire en cuisine Je suis épuisé Je rentre me reposer À tout à l’heure Les mains de Sylvie tremblent à l’enregistrement du paiement de ses clients. Heureusement qu’ils sont venus à deux voitures le matin. Mais tout de même, Alian aurait pu l’attendre. Elle jette un coup d’œil en cuisine. Rien n’est rangé. Ça ne lui ressemble pas du tout ! Comme s’il avait dû partir précipitamment. Sylvie cherche à se raisonner pour calmer les battements de son cœur. Quelque chose la dérange. L’étrange sentiment que sa vie va basculer, et ce, pas forcément du bon côté. Oh, c’est pas vrai ! Encore elle !
La jeune femme s’approche du bar. -
Vous ne voulez pas que je vous paie ? Pourquoi dites-vous cela ? Je suis justement en train d’éditer votre addition, Mademoiselle. Il n’y a plus que deux clients et ils ont terminé leur repas. C’est peutêtre le bon moment pour échanger deux mots avec votre mari.
Avant même que la patronne ne cherche à l’interrompre, la jeune femme insiste : -
-
Écoutez-moi à votre tour. Je ne veux pas accaparer votre mari très longtemps. Il se trouve que j’ai de bonnes raisons de penser que votre mari pourrait connaître une personne que je recherche et qui compte beaucoup à mes yeux. Mademoiselle, je vous arrête tout de suite. Inutile de poursuivre. Mon mari est parti. Quoi ? Mais… Vous réglez par carte ?
Sylvie observe la jeune femme quitter le restaurant. Son obstination avait cédé la place à une profonde déception et son regard s’était voilé d’une tristesse qui ne lui avait pas échappé. Bon, j’ai autre chose à m’occuper ! C’est qu’elle a du pain sur la planche ! L’impatience de rejoindre Alian pour oublier cette angoisse qui lui enserre le cœur décuple son énergie.
Lorsque je sors du restaurant, j’ai le sentiment d’être seule au monde. Je sens pourtant au plus profond de moi-même que ma rencontre avec le mari de cette femme est cruciale. Je ne dois pas renoncer. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. C’est une évidence, voilà tout. Le problème, c’est que je ne sais comment faire. Après avoir tourné en rond dans le quartier et avoir vu les derniers clients sortir du restaurant, ma décision est prise. Je vais guetter cette femme, lorsqu’elle sortira pour rentrer chez elle et je tâcherai de la suivre. Je prie pour qu’elle n’habite pas trop loin. Ce n’est pas gagné, mais c’est ma seule chance. Quelque chose me dit que je dois le faire. Le soleil me liquéfie sur place, mais tant pis ! Mon bronzage n’en sera que plus beau. N’empêche, je donnerais un bras pour une bouteille d’eau glacée. Des canettes de soda bien fraîches me font de l’œil depuis un moment, dans un kebab à proximité. Je suis sur le point de céder à la tentation, quand la patronne sort et ferme à clef le restaurant. Vite, je lui emboîte le pas, alors qu’elle se dirige rapidement vers, ce que j’espère, leur logement. Elle connaît par cœur le chemin, contrairement à moi qui n’ai plus du tout la moindre notion de là où je me trouve. -
Oh non ! Elle part en voiture !
Je la vois rejoindre une 106 et s’engouffrer prestement à l’intérieur. Paniquée, je cherche désespérément autour de moi une solution. Elle va finir par me remarquer, mais je m’en moque. Je dois parler à son mari. Parfois, c’est comme si l’Univers vous tendait la main pour vous aider, car, à cet instant précis, un taxi passe devant moi. Je me jette presque devant lui en levant la main pour le héler. Haletante, je monte dans la Mercedes grise et crie au chauffeur de suivre la 106 bleue qui est déjà parvenue au bout de la rue. -
Calmez-vous ma p’tite dame. Vous avez affaire à un pro de la conduite ! Je vais vous le retrouver votre amoureux ! Dépêchez-vous, je vous en prie.
Le chauffeur éclate de rire et démarre en trombe à mon grand soulagement. La 106 a disparu. À droite ? À gauche ?
-
Vous inquiétez pas, c’est sens interdit à gauche, de toute façon !
Je décide de laisser mon destin entre les mains de cet homme qui semble effectivement conduire avec dextérité. Je suis à la fois épuisée et excitée. Le paysage défile. Je me redresse pour vérifier que la 106 est toujours en vue. L’instant d’après, impossible de la trouver. Prisonniers du flux de voitures, nous sommes bloqués. -
On l’a perdue ! Mais non ! Je l’ai vu tourner à l’angle là-bas ; elle se dirige sûrement vers Cran-Gevrier. On va la retrouver, dès qu’on aura passé ce feu. Vous inquiétez pas, j’vous dis !
En soupirant, je me laisse à nouveau tomber sur le siège confortable de la voiture. Je n’étais jamais montée dans ce type d’automobiles haut de gamme et, malgré la situation, j’en apprécie le confort. Je savoure également le fait de déléguer à quelqu’un d’autre le soin d’agir, me permettant ainsi de lâcher prise. Une sensation rare et quelque peu surprenante, mais ô combien agréable ! Ça y est ! Je vois la 106 ! -
Vous êtes un champion ! Je vous l’avais dit !
Quelle chance ! La voiture de la patronne ralentit. Je suis arrivée à destination.
La route est très encombrée. Sylvie a toutes les peines du monde à s’extraire des embouteillages du centre-ville. Les touristes, c’est bien pour les affaires, mais quelle plaie pour la circulation ! Le cœur battant, la transpiration rendant ses mains moites sur le volant, elle est de plus en plus persuadée que quelque chose ne tourne pas rond. En sortant du restaurant, elle a tenté de joindre Alian, en vain. Elle a cherché à se rassurer, en se disant qu’il faisait probablement la sieste, en vue de récupérer pour leur trajet nocturne. Enfin, leur immeuble est en vue. Le parking est plein. À n’en pas douter, des gens de l’extérieur usurpent les places des locataires. Sylvie peste, avant de trouver finalement une place sur le parking d’une HLM voisine. C’est malin ! Ça m’oblige à en faire autant ! Sylvie se hâte à présent vers l’ascenseur qui doit l’emporter vers la délivrance de ses soucis. Rien ne l’avait préparé à ce qui l’attend dans leur charmant petit studio.
Je paie le chauffeur avec force remerciements, sans toutefois quitter du regard la patronne qui se dirige à toute vitesse vers un immeuble de taille modeste, mais suffisamment grand pour que je ne la retrouve pas, si elle prend trop d’avance sur moi. -
Bon courage, ma p’tite dame ! Moi, je s’rai lui, je laisserai pas tomber une mignonnette comme vous !
Insensible aux divagations de mon chauffeur, je cours vers une femme qui a disparu de mon angle de perception. Lorsque j’arrive dans le hall d’entrée, je vois l’ascenseur s’arrêter au quatrième étage. Est-ce elle ? Je n’ai pas le choix. Je monte quatre à quatre l’escalier. Au moment où j’ouvre la porte donnant sur l’étage qui m’intéresse, j’entends un hurlement qui me glace le sang. Marquant un temps d’arrêt, je ne sais s’il est prudent de continuer, mais la curiosité l’emporte et j’avance prudemment vers la seule porte du couloir qui soit ouverte. Des gémissements se font entendre. Je reconnais sans peine la voix de la patronne. Le cœur battant, je retiens ma respiration. Le fracas d’une chaise que l’on traîne et soudain : -
Au secours ! Au secours ! Aidez-moi !
Je me précipite et découvre une scène qu’il me sera à jamais impossible d’oublier. Cette femme que je suis depuis la sortie du restaurant apparaît devant moi, le visage, inondé de larmes, hurlant maintenant en silence. Elle serre désespérément les jambes d’un homme pendu au plafond. Terrifiée, je lève les yeux vers le visage d’un homme, dont la bouche écume de salive et dont le teint bleuâtre ne laisse aucun doute sur son état. Incapable de proférer le moindre son, je demeure pétrifiée, les yeux figés sur cette vision d’horreur qui, progressivement, s’insinue dans chaque pore de ma peau, dans chaque cellule de mon être avant de jaillir en un cri inhumain et strident. Des voisins arrivent, crient à leur tour. L’un d’eux appelle la police. Enfin, je parviens à détacher mon regard de cette vision d’horreur, afin d’aider une femme à dégager la patronne du corps de celui qui ne peut être que son mari et — l’avais-je pensé dans une autre vie —, de celui que je pensais pouvoir être mon père. Personne ne s’aventure à toucher le cadavre. Au contraire, un périmètre,
composé essentiellement d’hommes, s’est formé autour, dans l’attente des policiers et de l’ambulance. Effondrée, la patronne pleure doucement, repliée sur elle-même, engloutie dans le monde des larmes et du désespoir. Plusieurs femmes l’assistent, après l’avoir fait asseoir dans le séjour de l’une d’entre elles. Je me tiens en retrait. Je crains bientôt de devoir justifier ma présence. Seule inconnue au milieu de ces gens, dont la vie ordinaire vient d’être bousculée par la monstruosité d’un acte incompréhensible et inhumain. Mon estomac se serre, la respiration me manque. Le besoin irrépressible de m’enfuir, de courir hors de ces murs qui m’oppressent et grandissent autour de moi. Le visage de cet homme qui m’obsède, les pleurs dans le silence d’une mort qui fait peur me poussent vers l’escalier et me projettent littéralement vers la sortie de l’immeuble. Les gyrophares m’éblouissent un instant, mais j’ai vite fait de m’éclipser de ce lieu cauchemardesque. Il était temps. L’air frais dilue mon angoisse et m’aide à recouvrer mes esprits. -
Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Qu’est-ce que je fais ici ?
Autant de questions sans réponses. Juste une évidence. Je suis à ma place. Je ne saurais l’expliquer, mais je sens un lien entre moi et ce qui vient de se dérouler. Il est tard et les rues s’endorment peu à peu. Si je ne me dépêche pas de trouver un taxi pour me ramener au camping-car, ma situation va devenir problématique. -
Problématique ! Elle l’est déjà assez comme ça !
Je me prends à regretter mon chauffeur émérite. J’ai peur. Je n’ose m’éloigner des lampadaires de la cité, les images de la scène d’horreur en arrière-plan de mon cerveau. Sans que je puisse le maîtriser, mon corps se met à trembler, ma bouche s’assèche brutalement. Le souffle court, je m’appuie contre une voiture. À cet instant, un homme arrive à ma hauteur : -
Qu’est-ce que vous faites là, Mademoiselle ? Ça ne va pas ?
Je sursaute, terrifiée. -
Eh ! Ne vous inquiétez pas ! Je viens juste prendre ma voiture.
Tétanisée à nouveau, je suis incapable de bouger.
-
Ma voiture… celle contre laquelle vous êtes… Oh pardon, je… Vous voulez que je vous dépose quelque part? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette? Non merci. Je… Oui, j’aimerais bien que vous me rameniez à Annecy, s’il vous plaît. Ah ben voilà ! Allez, montez. J’vais pas vous manger, vous en faites pas !
Je décide de faire confiance à cet homme. Il arbore un visage plutôt sympathique et, de toute façon, je n’ai pas vraiment le choix. Il fait nuit noire. Même en plein jour, je n’aurais rien vu des paysages qui défilent devant mes yeux aveugles. Le front appuyé contre la vitre de la portière, je savoure juste le contact froid du verre sur ma tête fiévreuse. -
Ça ne va vraiment pas, vous ? Je vous dépose à l’hôpital, si vous… Non ! Non, ce ne sera pas nécessaire. Ramenez-moi juste à mon véhicule, s’il vous plaît. Ben, moi, j’veux bien, mais si vous ne me dites pas où il est…
Clignant des yeux, j’essaie de distinguer les formes fantasmagoriques qui se détachent alentour, au fil de notre course à travers la ville. -
Une rue qui donne sur le lac. C’est qu’il y en a quelques-unes, ma p’tite !
J’ignore le ton moqueur de mon interlocuteur, insensible à tout ce qui ne touche pas au drame auquel je viens d’assister. Nous tournons encore un moment et mon chauffeur commence à perdre patience, mais j’aperçois soudain l’arrière du camping-car. -
C’est là ! Merci. Vous pouvez me laisser ici. Vous êtes sûre? C’est quoi ? C’est à vous ce camping-car? Vous êtes toute seule, là-dedans? Y a pas de soucis. Merci encore, vraiment. Bonne nuit. Ouais… si vous l’dites ! Bonne nuit, mais soyez prudente tout de même.
En temps ordinaire, sa sollicitude m’aurait touchée. Ce soir, je n’y prête même pas attention, trop pressée de me réfugier au fond de mon lit. Auparavant, je dois trouver un lieu plus paisible que le parking où je suis garée, car je me doute qu’au petit matin, la circulation doit être intense dans ce quartier.
Je rêve d’un endroit tranquille et sécurisé. Un endroit où je pourrais dormir plus que de raison, dans l’espoir vain de noyer les images de ce soir dans les limbes de l’oubli. Je longe le lac et reprends la route par laquelle je suis arrivée le matin même. Le temps semble tellement s’être étiré que j’ai l’impression d’avoir vieilli de plusieurs mois depuis mon arrivée à Annecy. De charmants petits villages bordent la route. Je continue ma route, les yeux endoloris. Bientôt, les maisons s’espacent. J’arrive à hauteur du château qui domine le lac. Des parkings sont aménagés pour profiter du panorama qu’offre la vue surplombant la vallée. Je décide de m’y installer pour la nuit déjà bien avancée. Sans même me déshabiller, je me glisse sous la couette et plonge dans l’amnésie salvatrice du sommeil.
Aline ne dort pas. Aline ne dort plus. Le docteur a cru la rassurer. -
Demain après-midi, vous aurez de la compagnie. J’ai eu votre fille au téléphone.
Comme les médecins sont naïfs ! Plus rien, désormais, ne peut la rapprocher de sa fille. Aline ne lui en veut pas. C’est à elle qu’elle se fait des reproches. Depuis le fameux jour où Layane a découvert son terrible secret, Aline s’est remise à penser à ce qui serait arrivé, si elle avait choisi de vivre avec Alian. Leur histoire, très courte, l’avait marquée à jamais. L’annonce de sa grossesse, bien sûr, mais également la façon dont il avait fait vibrer son cœur. Ayant reçu une éducation très conventionnelle, Aline avait penché du côté de la raison. Alian n’avait pas de situation stable, tandis que Pierre lui offrait le confort d’une vie rassurante et sans surprise. De fait, l’ennui, puis le désœuvrement, enfin, la déprime l’ont accompagnée jusqu’à aujourd’hui. Ne pas avoir écouté ce que lui conseillait son cœur a réduit sa vie à une succession de déceptions et de frustrations. Pire, l’amertume a rongé et annihilé son instinct maternel. Quand Layane est née, Aline souffrait déjà beaucoup de sa décision. Peu à peu, elle s’était inconsciemment interdite d’être heureuse, allant jusqu’à nier l’amour qu’elle pouvait ressentir pour sa fille. Cependant, tout le monde le sait, quand on refuse d’assumer sa vie, elle vous revient en pleine face, tel un boomerang. Le décès de Pierre, suivi de la scène entre elle et sa fille avaient eu raison de ses nerfs. Son corps et son mental avaient déclaré forfait en même temps, la laissant abattue et sans défense. Aussi, peut-être pour la première fois de sa vie, elle s’autorisait à être ellemême, sans la couverture du mensonge et de la bienséance. Oui, mais il est trop tard ! Au moins, avant de mourir, car elle pensait que c’était la seule chose qu’il lui restait à faire, elle avait enfin agi. À présent, le médecin pouvait bien faire ce qu’il voulait. Lui faire rencontrer tous les psychologues de la Terre et la nourrir sous perfusion, sa décision est irrévocable. Qu’importe que sa fille vienne. Aline sait de toute façon que tout dialogue est impossible et il est exclu de susciter la moindre
trace de pitié dans le regard de Layane. -
Le mieux, c’est encore que je me taise ! Elle s’énervera et partira sans regret.
Ses paupières sont lourdes. Aline aimerait tant s’endormir et ne plus se réveiller. Le problème, c’est que le visage d’Alian l’obsède, depuis qu’elle lui a parlé ce midi.
Mon cerveau se réveille, mon corps dort encore. La tête comme une citrouille, on dirait que j’ai pris une cuite mémorable. Je tâtonne pour trouver mon portable quelque part sur le lit, mais ne trouve rien. -
Idiote ! Tu l’as laissé là-bas !
À mon grand soulagement, je le sens dans la poche de mon jeans. -
Je devais être bien secouée hier, pour dormir dessus ! 10h20 ! Tiens, un appel manqué et un message vocal.
Une voix de femme me demande de la rappeler, mais, bien que quelque chose me semble familier, je préfère remettre à plus tard le rappel de ce numéro. Pour le moment, trop de pensées se bousculent au portillon de ma clairvoyance. Je dois rentrer voir ma mère. Le mari de la patronne s’est pendu. J’ai besoin de savoir qui était cet homme. -
Qu’est-ce que je dois faire ?
En réalité, au fond de moi, je connais déjà la réponse. Le temps de me faire un café serré pour trucider mon mal de tête et je me pose sur la banquette. Face à moi, au-delà du pare-brise, le paysage réduit au silence mes pensées trop bavardes. Le château semble flotter au-dessus des nuages qui absorbent la vallée à une vitesse vertigineuse. Un message. Coucou Layane ça va ? As-tu rencontré ton prince charmant ? Tu comptes revenir nous voir bientôt? Ici tout va bien Je t’embrasse Prends soin de toi Comme un film dont les images défileraient à toute vitesse à rebours, je réintègre brutalement ma réalité. Le petit signe de Nathalie me fait plaisir, mais j’ai la tête ailleurs. Je dois passer un coup de fil. -
Allô ? Bonjour, je suis Layane Chassard. Pourrai-je parler au Docteur Siccard, s’il vous plaît ? Un instant, je vous prie.
De toute façon, je n’ai pas le choix. -
Allô, oui ? Docteur Siccard ? Bonjour, je suis Layane Chassard. Excusez-moi de vous déranger. Je… c’est pour vous dire que je ne pourrai venir cet
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après-midi. Je suis désolée, mais je suis retenue en Haute-Savoie probablement encore quatre ou cinq jours. Je peux vous appeler dès mon retour ? Eh bien, s’il vous est impossible de venir, en effet. Contactez-moi dès que possible. Peut-être pourriez-vous informer votre mère de votre prochaine visite ? Non, pas maintenant. Je préfère le faire, quand ce sera sûr. Comme vous voulez, mais ne tardez pas trop. Votre mère ne tient que grâce aux perfusions qu’elle reçoit chaque jour. Son état peut rapidement empirer. Au revoir, Mademoiselle. Au-re…
Comme la dernière fois, il a raccroché brutalement. C’est un homme très occupé. Il n’a pas de temps à perdre avec la politesse. -
Ça, c’est fait ! Maintenant, le plus dur.
Je range mes affaires, me donne un coup sur le museau. La douche, ce sera pour plus tard, même si tout mon corps la réclame. -
Flûte, y a presque plus d’eau !
Trop occupée la veille, je n’ai pas remarqué que le voyant rouge indiquant le niveau d’eau clignotait sur le tableau de bord. -
Comment j’vais faire, moi ?
Heureusement, il en reste assez pour me rendre présentable aujourd’hui, mais demain… -
Et comment je vais me faire à manger ?
Je mesure tout à coup combien l’eau est indispensable au quotidien. Pour se laver bien sûr, mais aussi pour le thé ou le café du matin, pour faire cuire les pâtes, le riz, pour se laver les mains, pour nettoyer la table ou faire la vaisselle. Pour boire ! Je décide de remettre à plus tard ce problème crucial, cependant, moins important que celui qui m’oblige à reprendre la direction de Cran-Gevrier. Il me faut presque une heure pour rejoindre l’immeuble dans lequel s’est déroulé le drame. Bon, d’accord, je me suis trompée deux fois de direction. Entre venir ici, la nuit, à l’arrière d’un taxi et me débrouiller toute seule, en plein jour, il y a une différence qui m’accorde des circonstances atténuantes, non ? -
Oh là là ! Silence là-dedans, on ne s’entend plus respirer !
Une femme me regarde, l’air méfiant. Normal. Elle n’a pas l’habitude d’entendre parler une personne à voix haute, toute seule, qui plus est, pour s’ordonner à elle-même de se taire, alors qu’elle n’a rien dit d’audible auparavant ! L’angoisse me fait faire n’importe quoi ! Je dois me calmer avant d’entrer dans la HLM et me concentrer sur la façon dont je vais m’y prendre pour obtenir l’information que je recherche. Je respire un grand coup et franchis le seuil d’entrée, presque sans trembler. Je fais mine de chercher mes clefs en attendant que quelqu’un se présente. J’entends les portes de l’ascenseur s’ouvrir. Ce bruit me donne des sueurs froides en me replongeant dans les événements de la veille. Un homme à l’air bourru arrive vers moi. -
Pardon, Monsieur. Bonjour ! Excusez-moi, j’ai entendu dire que… Mademoiselle, la vie des autres ne m’intéresse pas. Bonne journée.
Je reste plantée là, comme une cantatrice qui aurait perdu la voix. La bouche ouverte, stupide, j’en déduis que la tâche risque de s’avérer ardue. Une femme, accompagnée d’une fillette, pénètre dans le hall d’entrée. Je décide d’être directe. -
Bonjour Madame. Excusez-moi, mais savez-vous quand et où a lieu l’enterrement du pauvre monsieur qui s’est suicidé hier soir ?
Interloquée, la dame me regarde et, dans un réflexe machinal, serre sa fille près d’elle. J’arbore mon plus beau sourire et l’air le plus rassurant dont je suis capable. -
Euh… oui. La cérémonie funéraire a lieu à l’église de Cran, mercredi, à 10 h. Vous le connaissiez ? Oui, un peu. Merci Madame. Bonne journée.
Je ne veux pas devoir répondre à des questions gênantes et je file sans me retourner. Je suis ravie, j’ai obtenu ce que je voulais. Reste à patienter jusqu’à mercredi. Cela signifie aussi que je ne pourrai rentrer à Compiègne que jeudi. Le visage de ma mère m’apparaît. L’inquiétude se manifeste. -
Bah ! Le médecin me l’aurait dit si son état s’était aggravé au point de ne pouvoir attendre quelques jours de plus. Son état peut rapidement empirer. Ses mots n’étaient pas très rassurants, quand même.
Cependant, je sais que tout cela est vain. Sans en connaître clairement la
raison, quelque chose me pousse à rester et à assister à l’enterrement. Je ne peux lutter contre. Je me promets de prendre la route, dès que l’enterrement aura pris fin. En attendant, je dois rapidement trouver un point d’eau pour recharger le réservoir. Heureusement pour moi, comme je passe le plus clair de mon temps à l’extérieur, j’use peu des toilettes du camping-car, donc je suis tranquille de ce côté-là pour le moment. Je retourne sur Annecy, à la recherche d’une aire de services pour campingcar, indiquée sur une carte que j’avais achetée avant mon départ. Tant pis, s’il faut débourser un peu d’argent, je crois que c’est le seul moyen pour moi de pouvoir rester dans le coin, tout en bénéficiant d’un point d’eau.
Incapable de s’occuper des différentes démarches liées à la mort d’Alian, Sylvie laisse ses parents s’en charger, ses beaux-parents étant décédés l’un et l’autre à six mois d’intervalle, cinq ans auparavant. Ses proches gèrent donc du mieux qu’ils le peuvent cette terrible épreuve. Le cœur serré, ils ont affiché un panneau sur la porte d’entrée du restaurant, mentionnant la fermeture exceptionnelle de l’établissement. Ils n’ont pas la moindre idée du jour où cette porte sera de nouveau ouverte aux clients. L’enterrement est prévu dans trois jours maintenant, mais le temps s’est arrêté la veille au soir. Que ses yeux soient ouverts ou pas, de toute façon, une seule image s’offre à Sylvie. Jamais, elle ne pourra oublier l’horreur, l’indicible. Elle ne pleure plus. La confusion de ses sentiments la laisse paralysée sur le canapé du studio, qu’elle ne supporte plus. Ses parents voulaient l’emmener dans leur maison cossue, située sur les rives du lac, à Menthon-Saint-Bernard. Elle a refusé. Quelque chose la retient encore dans cet endroit maudit. L’espoir de comprendre ? De trouver un indice venant au secours de sa culpabilité ? Ou l’impossibilité, malgré son aversion des lieux, de tourner la page de leur histoire ? Sylvie a cherché, fouillé, retourné chaque millimètre du studio. Rien. Alian n’a strictement rien laissé pour expliquer son geste. Elle a juste remarqué un bout de papier à côté du téléphone fixe, sur lequel son mari a manifestement griffonné un numéro de téléphone à la hâte, car elle a eu du mal à le déchiffrer. C’est un numéro de portable. Bien sûr, elle a tenté de joindre la personne correspondante, mais elle est tombée sur un répondeur n’indiquant pas de nom. Sylvie a, malgré tout, laissé un message demandant à être rappelée, mais elle ne se fait guère d’illusion. La nuit tombe à présent sur un dimanche qui s’achève sur son désespoir. Dans les appartements voisins, chacun doit profiter des derniers instants de répit avant la reprise du rythme effréné de la semaine. Peut-être, le blues bien connu de fin de week-end s’empare de quelques-uns, les plongeant dans une mélancolie triste. Que donnerait-elle pour éprouver l’ennui de ces petits tracas ordinaires ? Elle est en vie, mais ne se sent plus de ce monde. La mort, aussi inattendue qu’inexplicable d’Alian, l’a exclue du monde des vivants. Lorsqu’elle repense au week-end qu’ils avaient prévu de passer, la douleur devient proche de l’insoutenable. Tout cela lui semble appartenir à quelqu’un
d’autre, aujourd’hui. Les jours suivants se déroulent dans une atmosphère nébuleuse, troublée parfois par le téléphone sonnant dans le vide ou par la venue quotidienne de ses parents, affreusement inquiets de la voir ainsi. -
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Tu ne peux pas rester comme ça ! Alian a commis un geste désespéré, personne n’y peut rien ! Mais pourquoi ? J’ai besoin de savoir pourquoi ! Est-ce si difficile à comprendre ? Calme-toi, ma chérie. Bien sûr que tu en as besoin, mais Alian est… parti et je ne vois pas comment tu pourrais savoir ce qui s’est passé maintenant. On devait partir tous les deux. On était si heureux à cette idée, même juste pour une journée ! Il s’est forcément passé quelque chose cet après-midi-là. Déjà, on devait s’attendre après le déjeuner pour rentrer préparer nos affaires et Alian a changé d’avis. Il est rentré avant moi. Il y avait bien une raison ! Cesse de t’infliger ça ! C’est fini maintenant ! Non, ce ne sera pas fini, tant que je n’aurai pas la réponse à mes questions.
Chaque jour, quasiment la même scène se répète. Une fois les formalités relatives à l’organisation des funérailles effectuées, ses parents repartent chez eux, peinés et épuisés. Impuissants devant la détresse de leur fille, ils sont également las de l’entendre ressasser de vaines questions. Cependant, le temps inexorable et indifférent finit par donner naissance à ce jour à la fois redouté et attendu de l’enterrement. Sylvie a tenu à se préparer seule. Vêtue de noir jusqu’au plus profond d’elle-même, le corps glacé et tremblant, elle se lève lentement de sa chaise, lorsque ses parents viennent la chercher pour se rendre à l’église. Tous ses gestes sont dès lors mécaniques. La réalité lui paraissant trop difficile à assumer, Sylvie se réfugie dans son monde intérieur, peuplé de fantômes et de rêves avortés. Elle agit sur commande et entend confusément le discours du prêtre, puis celui de son père, en hommage à son gendre. L’obsession de comprendre ce suicide l’habite totalement et ruine tout espoir de passer à autre chose. Le cimetière est en vue et les quelques personnes qui ont suivi le cortège funèbre se serrent devant le cercueil, prêt à être inhumé. Compte tenu de l’esprit casanier d’Alian, peu d’amis ont fait le déplacement.
Malgré tout, lorsque Sylvie jette un œil sur chacun d’entre eux, elle s’étonne d’en voir certains, vu le temps qui s’est écoulé depuis leur dernière rencontre. L’émotion la gagne, quand son regard se fige sur une femme qu’elle ne reconnaît pas tout de suite. Un instant distraite de ses pensées noires, elle cherche en quoi ce visage lui est familier, mais l’épuisement de ces derniers jours obscurcit trop sa mémoire.
Je me suis garée assez loin du cimetière. J’ai pensé qu’un camping-car n’avait pas vraiment sa place près de ce genre d’endroit. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas grand monde. L’hommage rendu au défunt à l’église m’a paru d’autant plus lugubre que seuls les trois premiers bancs étaient occupés. Je suis restée au fond. Quelques têtes se sont tournées vers moi, cherchant à lire sur mon visage le lien que je pouvais avoir avec la famille. Dès la fin de la cérémonie, je suis sortie pour suivre le plus discrètement possible le cortège funèbre. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont la patronne va réagir en me voyant. En vérité, je ne me sens pas très à l’aise, mais j’ai besoin de savoir. Reste à trouver comment je vais m’y prendre. Tout le monde se rassemble autour de la tombe. Je vois la femme du défunt lever un visage en larmes vers ceux qui l’accompagnent. Mon tour approche. J’ai le cœur qui s’emballe. Son regard s’accroche, mais glisse à nouveau vers le cercueil. Elle ne semble pas me reconnaître. Quand vient pour elle le moment de recevoir les condoléances de chacun, je préfère d’abord rester en retrait. Enfin, je m’approche et vois son visage blêmir. -
C’est vous ! Vous étiez au restaurant et… et vous étiez là quand… quand j’ai trouvé Alian ! Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle hurle à présent, oubliant toute notion du lieu où elle se trouve. Son désespoir, sa rage aussi, liés à l’abandon de son mari, explosent sans que rien ne semble pouvoir l’arrêter. Je recule prudemment, ne sachant à quoi m’attendre. Je suis mortifiée d’être à l’origine de cette scène. Ses parents, le prêtre essaient de la calmer. Son père cherche à la saisir dans les bras, mais elle le repousse violemment pour venir se figer devant moi, les yeux rouges de rancœur. -
Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Qu’avez-vous fait à mon mari ? Écoutez, je peux vous assurer de n’être pour rien dans la mort de votre mari et croyez bien que je suis profondément triste de ce qui vous… Stop ! Je n’ai que faire de vos états d’âme ! Sylvie ! Papa, cette femme est venue au restaurant samedi midi. Elle voulait absolument rencontrer Alian et, comme par hasard, il s’est suicidé le jour même ! Qui êtes-vous, bon sang ?
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Je… je ne crois pas que ce soit le lieu idéal pour nous parler. Accepteriez-vous de venir discuter avec moi autour d’un café ? Ce n’est peut-être pas le bon moment, mais je dois quitter la Haute-Savoie aujourd’hui même et je… D’accord. Vous êtes en voiture ? Mais Sylvie, tu es épuisée ! Tu ferais mieux de… Maman, je veux savoir. Alors, si cette personne a des informations à me communiquer, je veux l’entendre maintenant. Euh… en fait, je suis en camping-car et garée un petit peu loin. J’ai besoin de marcher. Sylvie ! Tu es sûre ? Oui. Mademoiselle me raccompagnera chez vous tout à l’heure.
Je sens que l’échange ne va pas être facile, mais au moins, nous allons pouvoir nous expliquer. Aucune de nous deux ne dit mot sur le chemin qui nous mène au campingcar. Je la sens tendue comme un arc et ne veux pas brusquer les choses. En entrant dans mon tank, elle jette un regard curieux vers la cellule. -
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C’est à vous ? Non, je l’ai emprunté pour… pour mes vacances. Pouvez-vous m’indiquer un café devant lequel je puisse me garer facilement ? Démarrez. Il y en a un, pas très loin d’ici.
J’obéis. Le silence pèse sur nos pensées tristes et amères. Dix minutes plus tard, nous sommes assises l’une en face de l’autre, au fond d’une salle, dans laquelle les habitués et les touristes se mêlent dans une joyeuse cacophonie. Le soleil brille, le parfum des vacances exhale l’espoir de moments heureux et relaxants. Quiconque nous observerait se dirait qu’il faut de tout pour faire un monde et que ces deux femmes-là ne respirent pas le bonheur. Après avoir chacune commandé un café, nous nous dévisageons l’une l’autre, dans l’attente de celle qui va dégainer la première. -
Et maintenant… allez-vous enfin me dire qui vous êtes ? Layane Chassard. Je suppose que mon nom ne vous dit rien. En effet. Que vouliez-vous à mon mari ? Juste lui poser une ou deux questions. Ah oui ? Et, à quel propos ? Pour être tout à fait honnête, je suis à la recherche de mon père et je…
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Quel rapport avec mon mari ? Si vous me laissiez parler, j’aurais une chance de vous expliquer !
Je commence à m’agacer du ton agressif que mon interlocutrice emploie à mon égard. Après tout, je ne suis en rien responsable de ce qui lui arrive… enfin, je crois. Le silence s’installe entre nous, heureusement interrompu par le garçon de service qui nous apporte le breuvage dont nous avons tant besoin, l’une et l’autre. Un instant, la tasse brûlante entre les mains, je me sens proche de cette femme. -
Il y a peu de temps, j’ai appris que le père que j’avais toujours connu n’était pas mon vrai père…
Et je lui confie toute l’histoire. Comme ça, simplement et en confiance. Ce n’est pas ce que j’avais prévu, mais peut-être le fait de ressentir la souffrance de cette femme abandonnée a fait écho à la mienne, bien plus que je ne l’imaginais. Un deuxième café met le point final à mon long monologue. Sylvie ne dit rien. Je me sens vidée d’avoir tant parlé, mais c’est comme si je m’étais délestée d’un poids de plus en plus difficile à porter seule. D’un ton, cette fois dénué de toute colère, elle réagit enfin : -
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Je vous remercie de votre confiance. Mais il reste un point que je ne saisis pas bien. Qu’est-ce qui vous permet de penser que mon mari aurait pu vous aider ? C’est vrai qu’il est… qu’il était cuisinier et originaire du nord. Il a en effet travaillé au Grand-Bornand, mais… Il a travaillé au Grand-Bornand ? Quand ? C’était il y a longtemps ? Je ne sais pas ! Je ne sais plus ! Il l’avait évoqué une fois, mais ce n’était pas très important pour moi, je n’y ai pas accordé d’importance. Avant que je ne l’embauche, il avait travaillé un peu partout dans le coin en CDD. J’imagine que ce n’était pas le seul dans ce cas. Ça fait beaucoup de points concordants, tout de même, vous ne trouvez pas ? Non. Alian me l’aurait dit s’il avait eu un enfant… Mais il ne pouvait pas le savoir ! Il n’empêche ! Rien, absolument rien ne prouve qu’il soit votre père. C’est ridicule ! Et avouez que ce serait quand même incroyable que vous soyez venue manger justement dans le restaurant où votre soidisant père travaille !
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Ce n’est pas le plus incroyable qui soit arrivé ces jours-ci, non ?
Je regrette aussitôt ma maladresse, quand je vois le visage de mon interlocutrice se contracter sous l’effet du chagrin. -
Excusez-moi. Vous avez raison. J’ai l’impression que ma vie m’échappe. Je ne sais plus où j’en suis.
Des larmes coulent sur les joues de celle dont je sers la main sur la table, dans une communion d’esprit. Combien de fois me suis-je fait cette réflexion ? Cette femme, en comparaison, a tellement plus de raisons que moi de souffrir. -
Je vais vous laisser mon numéro de téléphone. On ne sait jamais, si un détail vous revient ou si j’apprends quelque chose de mon côté.
Je la vois reprendre la maîtrise d’elle-même à ces mots. Cela m’est venu tout seul. L’envie de se soutenir, d’avancer, de devenir responsable de notre vie. Je crois que nous partageons les mêmes aspirations, les mêmes besoins, alors, pourquoi pas nous soutenir ? -
C’est une bonne idée. Et comme ça, vous pourrez me dire si vous avancez dans vos recherches.
Bien que je n’aie plus la moindre idée à cet instant de ce que je peux faire pour parvenir à mes fins, je me sens moins seule et mon énergie s’en trouve décuplée. J’écris mon numéro sur un bout de papier et le lui tends, m’apprêtant à me lever de table, car une longue route m’attend. Mais Sylvie ne bouge pas. Au contraire, je la vois se figer et blêmir à nouveau. Sans un mot, elle prend son sac et fouille dedans, manifestement à la recherche de quelque chose. Elle sort un papier et le compare à celui que je viens de lui tendre. Toujours sans mot dire, elle me tend les deux morceaux de papier en question. Je constate que sont mentionnés dessus les mêmes numéros de téléphone. Je la regarde sans comprendre. -
J’ai trouvé ce papier à côté de notre téléphone. C’est Alian qui l’a écrit, probablement peu de temps avant de se suicider.
J’ai l’impression qu’une bombe vient d’exploser dans mon ventre. -
J’ai essayé d’appeler, mais je suis tombée sur le répondeur.
Je me souviens alors de ce message que je n’avais pas compris, de ce
numéro que je voulais rappeler, mais dont j’avais complètement oublié l’existence. -
Vous avez appelé mon mari ?
Le ton est à nouveau agressif. -
Bien sûr que non ! Je vous l’aurais dit ! Rappelez-vous, je suis restée longtemps au restaurant, à tel point que cela vous agaçait ! Mais quand vous êtes partie, vous aviez largement le temps de lui téléphoner. Quand je vous ai quitté, je vous ai dit que j’avais passé mon temps à guetter votre départ. Comment l’a-t-il obtenu, alors ? Et pourquoi ?
Je ne vois qu’une seule explication, mais ne souhaitant pas la partager tout de suite avec Sylvie, je préfère botter en touche. -
Je n’en ai pas la moindre idée. Écoutez, je dois absolument y aller. Peut-être me croyez-vous davantage à présent, quand je vous dis que votre mari avait probablement un lien avec l’objet de mes recherches.
Je prends conscience, en la regardant, de la fatigue qui se lit sur son visage. Je me mets un instant à sa place et en déduis que tout ce qui se passe est très dur à assumer en une seule journée. À nouveau, je lui prends la main. -
Écoutez. Je ne sais pas encore très bien comment, mais je vais tout faire pour en savoir plus et, comme il semblerait que quelque chose nous relie, je vous promets de vous tenir au courant de l’avancée de mes recherches.
Nous finissons par nous quitter avec beaucoup d’émotion retenue. Je l’emmène devant la maison de ses parents et prends la route, la tête en ébullition. Une seule personne peut avoir donné mon numéro à Alian et je m’empresse de me diriger vers l’hôpital où elle se trouve. Les quelque six heures de trajet passent vite, malgré la fatigue. Peu de circulation en ce mercredi après-midi et l’impatience me tient éveillée sans effort. Il est aux alentours de vingt heures, lorsque je dépasse le panneau d’agglomération de Compiègne. Au cours d’une petite pause sur l’autoroute, j’ai téléphoné au gentil docteur Siccard, afin de le prévenir de ma visite. Comme il tenait à me rencontrer avant que je voie ma mère, il m’indiqua
préférer me voir le lendemain matin, compte tenu de mon arrivée tardive. Cependant, incapable de patienter davantage, je lui fis savoir qu’il était urgent, aussi bien pour moi que pour ma mère, que je la rencontre le plus vite possible. Devant mon insistance, il finit par céder, me demandant de me rendre à l’hôpital dès mon arrivée. Il m’attend. Sensible à sa disponibilité, j’ai dès lors mis le pied sur le champignon, en priant de ne pas me faire repérer par un gentil gendarme caché derrière ses jumelles. Heureusement, je suis à présent habituée à conduire mon tank et la vitesse ne me fait pas peur. 20 h 15, je me gare sur l’un des parkings de l’hôpital, vidé des visiteurs de la journée. Je fonce directement aux urgences où m’a conseillé de me rendre le médecin. Je répète ce qu’il m’a indiqué et l’on me demande de patienter en salle d’attente. Bientôt, un homme grand et sec vient vers moi en me tendant la main. -
Mademoiselle Chassard, je présume ?
Ben oui, y a que moi dans la salle d’attente ! -
Oui, bonjour Docteur. Suivez-moi, je vous prie.
Le même ton cassant qu’au téléphone. Je ne suis jamais à l’aise avec ce type de personnes et me demande fébrilement ce qui m’attend. -
Bien. Je tenais à vous rencontrer afin de vous informer de la décision manifeste de votre mère de ne plus s’alimenter, dans le but probable de mettre ainsi fin à ses jours. Le psychologue de l’hôpital l’a rencontrée à diverses reprises, en vain. Il a simplement pu identifier un conflit latent entre votre mère et vous, mais qui ne semble pas suffire à justifier son attitude. Je dois admettre que, dans ce cas de figure, la médecine demeure impuissante. C’est la raison pour laquelle je voulais vous rencontrer, afin de savoir si vous connaissiez les raisons qui l’incitent à agir ainsi, de telle sorte que notre équipe puisse aider plus efficacement votre mère.
Que dire ? Que répondre à cette demande légitime, mais tellement intrusive dans l’histoire familiale ? -
Je vous remercie de m’avoir mise au courant. Je veux aller la voir à
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présent. Je crois que vous n’avez pas saisi… Écoutez. Ma mère est hospitalisée dans votre hôpital et je veux aller lui rendre visite maintenant. Je dois m’entretenir avec elle. Votre mère est très affaiblie. Vous devez la ménager, afin de ne pas voir son état s’aggraver. Cela va de soi.
Ce n’est pas toi qui vas me dicter ma conduite, tout médecin que tu es ! Sans vraiment en avoir conscience, je trouve ce médecin tellement antipathique qu’il me donne l’énergie et la détermination nécessaires pour m’imposer. Pour autant, je n’en mène pas large et me demande s’il va m’autoriser à rendre visite à ma mère, dans ces conditions et à une heure aussi tardive. Je l’observe, caressant la barbe naissante qui couvre le bas de son visage. Manifestement, il hésite. Alors, je joue mon va-tout : -
Je vais l’inciter à me parler de ses tourments que je connais un peu effectivement. Je pense que cela peut contribuer à dénouer la situation.
Plus hypocrite que cela, tu meurs ! -
Entendu, mais ne restez pas trop longtemps ce soir. En principe, les visites sont interdites à cette heure-ci. Merci Docteur. Je vous revois demain, vers midi, lorsque je passerai voir votre mère ?
Il est têtu, le bougre ! -
Oui, bien sûr.
Je n’en ai aucune envie et ne sais pas si je reviendrai le lendemain, mais l’essentiel, c’est que je puisse à présent emboîter le pas de cet homme qui me mène vers celle qui détient les réponses à mes questions. Un long dédale de couloirs, tous plus déprimants les uns que les autres, nous conduit aux chambres où sont hospitalisés les malades demandant un suivi psychiatrique. J’ai toujours détesté les hôpitaux et je sens que ce n’est pas l’expérience d’aujourd’hui qui va modifier ma perception. Le médecin s’arrête devant la chambre 403 et me renouvelle à voix basse les précautions que je dois prendre pour ménager ma mère. Quelque peu agacée et le cœur battant un peu trop fort dans la poitrine, je lui fais signe d’un mouvement de tête que j’ai bien compris la leçon.
Je me retrouve enfin seule, derrière la porte de la chambre de ma mère. J’ai l’impression de me retrouver face à mon destin et tremble à l’idée de ce qui m’attend. Tu ne vas quand même pas renoncer, si près du but ! -
OK, j’y vais !
Une aide-soignante lève la tête, au bout du couloir. Ma présence et le fait que je parle à voix haute l’intriguent. Je m’empresse d’entrer dans la chambre. Saisie par ce que je vois, je me colle au mur, sans oser avancer. Ma mère semble dormir. Elle a vieilli d’au moins dix ans et ressemble aujourd’hui à une vieille femme maigre et usée par la vie. Son visage, jusqu’alors relativement épargné par la fuite du temps, me fait penser à un vieux parchemin. Son bras droit, posé sur le lit, a fondu et la peau en paraît toute froissée. Je ne reconnais pas cette femme. Elle ouvre les yeux et me regarde. Je suis terrifiée. Je comprends qu’elle faisait semblant de dormir. À présent, elle me fixe et son regard me glace le sang. Je me sens épinglée au mur comme ces cadavres de papillons que certains s’amusent à collectionner. -
Eh bien, entre ! Tu ne vas pas rester comme ça !
En tout cas, son état ne lui a pas fait perdre de son autorité. -
Que viens-tu faire ici à une heure pareille ?
Ce qu’il y a de bien avec elle, c’est que l’on rentre tout de suite dans le vif du sujet. Toutefois, je ne veux pas tout lui dire tout de suite, afin de garder le plus de chances possible de la faire parler. -
Je passais par là et je me suis dit : « Tiens et si j’allais voir ma mère ! ». Eh bien, c’est fait. D’accord. On m’a dit que tu n’allais pas bien, que tu étais très affaiblie, mais je constate que ça n’a pas l’air d’aller si mal que ça. Alors, je vais être directe. Tu te rappelles très bien de mon père et tu l’as même contacté samedi dernier, n’est-ce pas?
Je vois le visage de ma mère perdre le peu de couleurs qui lui restait et je crains un instant qu’elle ne s’évanouisse. Elle garde la bouche ouverte et ses poumons se gonflent plus que de raison. J’hésite. Je crains d’y être allée un peu trop fort. Dois-je appeler l’infirmière ? Je tends la main vers le bouton d’appel, mais ma mère tend le bras pour m’en empêcher. Peu à peu, sa respiration se stabilise. Elle me regarde et je
discerne de la peur dans ses yeux. -
Comment peux-tu dire une chose pareille ? C’est totalement faux ! Maman, la partie est terminée. Ce serait bien si on abattait les cartes sur la table. Maintenant.
Ma mère ferme les yeux. Je crains qu’elle ne s’endorme. Alors, j’exerce une pression sur son bras pour la faire réagir. En vain. Je ne sais quoi faire. J’ai bien envie de la brusquer un peu, lorsque je repense à ce que j’ai vu de si horrible à Annecy, mais la pitié que suscite son état freine mon désir. Sans ouvrir les yeux, elle prend la parole très doucement et très bas, de telle sorte que je suis obligée de me pencher vers elle pour l’entendre. -
Je n’ai nul besoin de te regarder pour lire dans tes yeux la pitié et la colère que tu éprouves envers moi. Non, je… Tu as dit qu’il nous fallait abattre les cartes, alors, s’il te plaît, pas d’hypocrisie inutile entre nous.
Cette fois, elle a raison et je m’incline, tout en comprenant que l’heure de vérité est enfin arrivée. -
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Je n’ai jamais oublié ton père. Ce fut en fait, le seul homme que j’ai jamais aimé. Pierre n’était pas vraiment un mauvais mari, mais notre relation de couple était loin d’être satisfaisante. Tu es malheureusement bien placée pour le savoir. J’ai ma part de responsabilité. Je ne me suis jamais remise de la mauvaise décision que j’ai prise à ta naissance. À l’époque, on ne divorçait pas comme aujourd’hui. J’ai sûrement été lâche aussi. J’ai tenté d’accepter les choses telles que je les avais provoquées. Je me suis résignée et j’ai essayé de faire avec. Cette attitude m’a conduite peu à peu vers la dépression. Longtemps, j’ai feint d’en ignorer la cause, mais avec le temps, j’ai fini par en accepter l’évidence. Je ne voyais aucune issue. Je me disais que ton père avait dû construire depuis longtemps sa vie avec une autre femme et que je n’avais pas le droit de détruire son bonheur. Je ne voulais pas non plus faire souffrir Pierre en lui annonçant que tu n’étais pas sa fille. À quoi bon remuer tout cela après tant d’années ? J’ai donc décidé de prendre seule en charge cette souffrance que j’avais moi-même générée. C’était justice, en quelque sorte. Tu n’en fais pas un peu trop, là ? Non, ma fille. C’est là, l’histoire de ma vie. Quand tu as découvert la vérité, c’était effroyable pour moi, mais ce fut aussi comme un
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soulagement. La vie réserve bien des surprises et je pense que tu as simplement découvert ce que j’espérais depuis si longtemps. Dommage que tu n’aies pas eu le courage de me le dire toi-même. Je sais. Mais aujourd’hui, j’ai réparé ma faute. Comment ça ? Tu as raison. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont tu l’as appris, mais, oui, j’ai téléphoné à ton père samedi dernier.
Mes jambes tremblent et mon estomac a des idées assassines à son encontre, à tel point que je manque d’air. Je ne veux pourtant pas rompre le fil de ce qui se joue à cet instant, de peur que ma mère ne se taise par la suite. D’une voix à peine audible, je l’incite à poursuivre : -
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Et comment ça s’est passé ? Qu’est-ce que vous vous êtes dit ? C’était à la fois terrible et merveilleux d’entendre sa voix. Un peu plus grave, mais si douce ! Je n’ai pas cherché à savoir ce qu’il devenait, je voulais parler la première, car je craignais de ne plus trouver le courage de le faire, s’il me parlait de sa vie. Tu… tu lui as dit… ? Oui. Je lui ai enfin dit la vérité. Ton existence, le mauvais choix que j’ai fait en m’éloignant de lui à jamais, mes regrets et… Tu as encore agi pour toi-même et seulement pour toi-même ! Pourquoi dis-tu cela ? Ce n’est pas toi qui m’as reproché d’avoir menti toute ma vie ! Cette fois, j’ai dit la vérité, je ne lui ai rien caché ! Ce n’est pas ce que tu voulais, toi aussi? Mais il était trop tard et… et on ne fait pas ça par téléphone ! Tu l’as tué ! Tué ? Comment ça ? Qu’est-ce que tu racontes ? Je… je ne comprends pas ! Alian s’est suicidé le soir même.
La sonnerie du téléphone me tire de la semi-torpeur dans laquelle j’avais fini par sombrer, après être rentrée chez moi. -
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Allô, Mademoiselle Chassard ? Oui. Docteur Siccard à l’appareil. Votre mère est au plus mal. Je m’en doute. Nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l’aider, mais aujourd’hui, il ne vous sera pas possible de lui rendre visite. Je n’y tenais pas, de toute façon. Bien, je vous tiendrai informée, en cas d’aggravation de son état. Vous pourrez téléphoner à mon secrétariat, dès demain, pour savoir si les visites sont à nouveau autorisées. Entendu. Au revoir, Docteur. Au revoir, Mademoiselle.
Aucune émotion, le cœur sec, presque inanimé. Je me lève, prends ma douche, bois un café et sors. J’ai rendez-vous à Choisy-au-bac. Le propriétaire du camping-car m’attend pour la fin de matinée. Peut-être est-ce pure imagination de ma part, mais je l’ai senti soulagé de m’entendre. Qu’importe ! Je descends vider mon tank. Je ne réfléchis pas. Je vide les éléments un par un. Je monte mes affaires chez moi et les dépose sur le canapé. Un dernier coup d’œil, la cellule est vide. Je monte la caissette des toilettes et, bien que cela soit interdit pour ne pas polluer les nappes phréatiques du produit qu’elle contient, je la vide dans mes toilettes. Je la nettoie ensuite et la remets en place. Je prends le volant et vais faire le plein. Arrivée à Choisy, je remets les clefs à leur propriétaire. Sans état d’âme, je le remercie et m’en vais. À coup sûr, il se dira que mes vacances ne furent pas une réussite, qu’il ne me reverra probablement jamais et que je n’étais vraiment pas très aimable. Toutefois, le soulagement de récupérer son véhicule en bon état primera sur tout le reste. Je rentre chez moi. Je pousse mes affaires sur le sol et m’allonge. Le film de la soirée de la veille hante chaque seconde de mon temps. Je ferme les yeux et revis la scène. Il fallut un certain temps à ma mère pour encaisser le choc de la nouvelle. Je ne savais pas ce qui était le plus dur pour elle. Était-ce d’apprendre la mort
d’Alian ? Ou la culpabilité d’avoir engendré ce drame ? Les deux probablement. Je ne savais plus quoi faire, que dire ni même que ressentir. De la colère ? À quoi bon. De la peine ? À n’en pas douter. Moi aussi, j’étais sous le choc. Malgré moi, je portais un peu de la responsabilité de ma mère. Je crus qu’elle allait me congédier et se réfugier dans son monde, mais il n’en fut rien. A contrario, ce point final à l’histoire de sa vie libéra sa parole. -
Je n’ai maintenant plus rien à perdre. Tu voulais connaître toute l’histoire ? D’accord. Ne m’interromps pas. Quand j’aurai fini, je te demande de rentrer chez toi sans me poser de questions. Nous en reparlerons, tu as ma parole, mais pas ce soir. Donne-moi ta promesse d’agir ainsi.
La gorge serrée, je murmure difficilement mon accord. Je ne suis plus tout à fait certaine de vouloir entendre la vérité. -
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Quand j’ai rencontré ton père, il ne m’a pas parlé tout de suite de ses origines. Je n’ai appris que bien plus tard à quel point le destin s’est joué de moi. Je t’ai expliqué comment nous nous sommes quittés et ma rencontre avec Pierre. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que j’ai eu l’occasion de revoir Alian. Quoi ? Rappelle-toi de ta promesse. Un jour, Pierre et moi étions conviés à un repas de famille chez ses parents. Ton… Pierre détestait ce genre de réception. Il ne se rendait que très rarement chez ses parents et m’avait clairement fait comprendre qu’il ne voulait pas que je les invite chez nous. Malgré mon insistance, il refusait de m’expliquer les raisons de cette mésentente et demeurait inflexible. Seulement ce jour-là, sa mère avait lourdement insisté pour que nous soyons présents et la curiosité avait fini par le faire céder. Je ne pouvais m’attendre à ce que j’allais découvrir. En arrivant, Pierre et son père sont partis ensemble chercher le pain et les gâteaux que ta grand-mère avait commandés en ville. Ils habitaient où ? Comme toi, à Compiègne, mais pas dans le même quartier. Nous t’avions bien sûr emmenée avec nous et ta grand-mère m’avait accompagnée à l’étage, dans une de leurs chambres spécialement
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aménagée pour t’accueillir dans les meilleures conditions. Elle avait fait l’achat d’un lit, de jouets et de peluches. Sensible à ces attentions, j’avais une fois de plus cherché à comprendre ce qui se passait entre eux et leur fils, mais elle s’était aussitôt refermée comme une huître. Après t’avoir changée — tu devais avoir deux ou trois mois —, je t’ai allaitée et… Tu m’as allaitée ?
J’étais incapable d’imaginer ma mère m’allaitant tout en me regardant tendrement. Inconcevable pour moi de me représenter une telle proximité avec elle. -
Oui. Je ne vois pas ce qu’il y a de si surprenant. Je peux continuer ? Oui, je t’écoute. Ta grand-mère venait de redescendre, car la porte d’entrée s’était ouverte ; je pensais que c’était Pierre et ton grand-père qui rentraient. Tu venais de t’endormir dans mes bras et j’étais en train de te déposer dans le lit de bébé, quand j’ai entendu une voix qui m’a tétanisée.
Ma mère ferme les yeux un instant, sous l’emprise de l’émotion de la scène qu’elle revit pour me la raconter. J’espère qu’elle a encore assez de forces pour poursuivre son récit qui rend ma mâchoire et mon dos douloureux, tant la tension est forte. -
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J’ai essayé de me raisonner, de me dire que c’était impossible et pourtant… À pas furtifs, je me suis approchée de la rampe d’escalier. Je ne voulais pas révéler ma présence. Du coup, je ne pouvais pas bien voir la scène qui se déroulait au rez-de-chaussée. Cependant, la silhouette que je voyais de dos ne me laissait aucun doute. Je l’aurais reconnue entre mille. Alian ? Oui. Je ne comprenais absolument pas ce qu’il faisait là, mais le fait est que c’était bien lui que j’entendais parler. Je ne pouvais rester indéfiniment cachée, alors, j’ai descendu l’escalier, le cœur battant et la peur au ventre. Quand nos regards se sont croisés, j’ai cru défaillir. Avant qu’il n’ouvre la bouche, la mère de Pierre me présenta comme sa belle-fille. Je vis Alian faire un effort surhumain pour masquer son émotion. Pour une raison que je ne comprenais pas encore, il s’abstint de montrer que l’on se connaissait. De fait, j’en fis autant. Je pensais à toi qui dormais tranquillement là-haut. Je priais pour que tu ne te réveilles pas tout de suite, certaine que le lien qui t’unissait à
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Alian serait visible aux yeux de tous et de lui, en particulier. Mais le pire restait à venir. Quand Pierre et son père sont arrivés, le silence s’est imposé instantanément. C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche « pause » et que notre vie s’était figée. Étrangère à ce qui se jouait devant mes yeux, je sentais une sourde angoisse m’envahir. Pierre a repris ses esprits le premier. « Que fais-tu ici ? » « Tout comme toi, je suis chez moi, ici », a rétorqué Alian, à ma grande surprise. Je ne comprenais strictement rien. « Ici… Tu m’entends ? Tu ne seras jamais chez toi ! », a hurlé Pierre. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Ses yeux reflétaient une haine qui me glaçait le sang. Les parents de Pierre ont cherché à intervenir, mais il ne leur en a pas laissé le loisir. Il s’est tourné vers moi, m’a ordonné d’aller te chercher au plus vite et de le suivre dans la voiture. Totalement impuissante, je me suis exécutée, sans oser regarder Alian. J’ai senti ses yeux posés sur moi tout le temps où je montais l’escalier. Pendant que je rassemblais tes affaires, des éclats de voix me sont parvenus du rez-de-chaussée. Rapidement, je t’ai prise dans mes bras. Je t’ai cachée comme je le pouvais dans une couverture et je suis descendue, l’angoisse chevillée au cœur et au corps. Pierre était déjà parti et je me suis empressée d’en faire autant, non sans avoir regardé une dernière fois Alian, dont le visage trahissait l’immense détresse de son cœur. Sur le chemin du retour, aucun de nous deux n’a desserré les dents. Je brûlais de l’interroger, mais j’étais moi-même en proie à la plus grande confusion. Pierre connaissait Alian ? Non seulement il le connaissait, mais ils étaient liés par le sang ! C’est impossible ! Oui. C’est aussi ce que j’ai dit à Pierre, lorsqu’il m’en a parlé dans la soirée. C’était pourtant la vérité. La mère de Pierre était aussi celle d’Alian, mais ils n’avaient pas le même père. En fait, cela remontait à un peu avant le mariage entre tes grands-parents. Ta grand-mère a vécu quasiment la même chose que moi. Avant de rencontrer ton grand-père, elle a eu une aventure amoureuse, dont elle est ressortie enceinte. La différence, c’est qu’elle n’aimait pas vraiment le père de cet enfant et aurait préféré avorter. Seulement, à l’époque, l’avortement était interdit
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et le faire clandestinement comportait des risques non négligeables. Alors, elle n’a pas eu d’autre choix que de garder l’enfant. Peu de temps après, elle a rencontré ton grand-père qui l’aimait passionnément et a accepté de reconnaître le bébé, malgré ses origines. Comment ça, ses origines ? C’est bien d’Alian, dont tu parles? Alian était donc le demi-frère de Pierre ? Je t’avais dit de ne pas m’interrompre ! Oui, Alian était son demi-frère et, quand, à l’adolescence, je crois, Pierre a appris la vérité, il ne l’a jamais acceptée. Ça, ça ne m’étonne pas ! Tolérant comme il était ! Encore ! Pardon. En fait, il ne pardonnait pas à sa mère ce qu’il qualifiait de conduite irresponsable, mais il y avait aussi autre chose de plus difficile à digérer pour lui. Ce que tu ne sais pas, c’est que le père d’Alian était d’origine étrangère, de la Guyane, plus exactement. Tu… tu veux dire que le père d’Alian était noir ? Oui. Mais c’est impossible ! J’ai vu Alian, il était blanc ! Et… et moi aussi, je suis blanche, alors que je serais, d’après toi, petite-fille d’un noir ! C’est tout à fait possible, au contraire. Alian était métisse. Simplement, il avait davantage hérité des gènes de sa mère. La science reconnaît cette particularité génétique, car il y a eu d’autres cas, même si, effectivement, ce n’est pas la norme. N’as-tu jamais remarqué comme tu bronzes vite ? La couleur de tes cheveux ? Ce petit air exotique que certaines de tes camarades t’enviaient ? Mais beaucoup de gens du sud sont pareils ! Sauf que je viens du nord…
Aline observe le va-et-vient des infirmières et aides-soignantes. Elle se dit qu’elle n’aurait jamais pu travailler dans un hôpital. Cette odeur et surtout, ces malades ! Des vieilles gens comme elle, décrépits et capricieux, à toujours avoir mal quelque part ou besoin de quelque chose… D’un autre côté, caissière d’une grande surface, ce n’avait pas été non plus transcendant ! Entre les clients insatisfaits de nature, les gosses qui rendent leur mère folle à coups de pleurs ou de caprices et les resquilleurs, il en fallait de la patience ! De toute façon, avec la hiérarchie qui surveillait en permanence les faits et gestes de chacun, pas de place pour les états d’âme. Le pire, c’est qu’à la maison, c’était du pareil au même ! Entre le mari, souvent d’humeur sombre et colérique, et la fille murée dans le silence, dès qu’elle franchissait la porte d’entrée… Ce n’était pas la vie dont elle avait rêvé. Sa passion, c’était la peinture. Adolescente, elle s’y essayait déjà avec un certain talent. Seulement, peindre n’était pas un métier. Elle devait se choisir une vraie profession qui lui permettrait de gagner sa vie dignement. Ses parents l’auraient bien vue professeure de dessin ou de peinture et, tant qu’à faire, ils l’auraient mariée avec un enseignant, histoire de… Le seul problème, c’est qu’Aline détestait l’école. L’unique matière où elle excellait, précisément, les arts plastiques, ne suffisait pas à lui assurer une moyenne convenable pour envisager des études supérieures. Par ailleurs, d’un caractère indépendant, Aline avait la prétention de vouloir gagner son autonomie financière rapidement, afin de mener sa vie comme elle l’entendait. Aussi, au profond désespoir de ses parents, elle mit fin à ses études. Puis, elle envoya une multitude de CV, mais compte tenu de son absence de diplômes et de son manque d’expérience, elle resta plusieurs mois à tourner en rond à la maison. Enfin, une grande surface accepta de la recevoir pour un entretien. C’est ainsi qu’elle commença sa longue carrière de caissière. Pour toutes ces raisons, elle avait compris la décision de sa fille, lorsque celle-ci avait décidé d’interrompre ses études. Elle n’avait cependant pu l’affirmer haut et fort, de crainte de subir le courroux de son mari. En fait, au fil du temps, elle avait appris à se taire et à taire aussi ses émotions. Aujourd’hui seulement, elle se rendait compte que cette attitude l’avait condamnée à mourir à petit feu. Enfermée dans une vie qui ne lui
convenait pas, elle s’était oubliée et avait fermé les yeux sur toutes les opportunités que la vie lui avait offertes. Avoir parlé avec sa fille lui donnait le sentiment, de pouvoir laisser tomber le rideau de fin. Tout était dit, tout était joué, restait à l’accepter, mais plus à l’assumer en ce qui la concernait, car elle était à bout de forces et ne souhaitait plus que quitter le devant de la scène.
J’ai mal au dos, je me tourne en tous sens jusqu’à me réveiller. Il est 18 h 10. La tête dans le brouillard, le corps courbaturé comme si j’étais passée à la moulinette, je m’étire lentement. La confusion de mon esprit ensommeillé me protège encore quelques secondes de la réalité. Bientôt, celle-ci m’apparaît clairement. J’ai besoin de parler à quelqu’un. J’ai besoin de décharger quelque peu mes épaules du lourd fardeau dont ma mère s’est délestée sur moi. Je voulais connaître la vérité, je suis servie ! Nathalie ? Non, nous ne sommes pas assez proches. -
Oui, mais dans ce cas, personne ne l’est assez !
Je pense à Sylvie. Alian nous a rapprochées l’une de l’autre, par-delà la mort ; c’est peut-être un signe. En plus, elle est concernée, elle a le droit de savoir. Auparavant, je dois me réveiller mieux que cela. Sous la douche, l’idée me tente de repartir à Annecy. Je pourrais parler à Sylvie face à face et peut-être me détendre un peu en mettant de la distance entre ma mère et moi. -
Stop ! Ta tirelire est cassée ! Ce n’est pas avec quelques pièces de monnaie sonnantes et trébuchantes que tu peux te permettre ce genre d’escapades !
Pour compenser mon rêve brisé, je m’éternise sous le jet d’eau brûlante. Un frisson parcourt mon corps. Depuis combien de temps je ne prends plus soin de moi ? Un jour peut-être, je pourrai m’aimer suffisamment pour être gentille avec moi-même. À regret, je m’extirpe de la douche et ouvre la porte de la salle de bain, noyée de vapeur. Dans le miroir, personne, ou plutôt si, une ombre dont je ne peux distinguer les traits. -
Tant mieux ! Je n’ai pas envie de me voir aujourd’hui !
De toute façon, vu l’heure, je peux rester la tête échevelée, puisque je n’ai plus l’intention de sortir. En tenue légère, je me prépare un thé avant de me caler dans le canapé, le téléphone en main. On frappe à ma porte. -
Non, pas ce soir ! Layane ? Layane, t’es là ?
Jérémy ! Comment a-t-il su ?
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Layane, ta voiture est en bas, je sais qu’t’es là !
Ma parole, il me guettait ! -
Je suis malade, déjà couchée ! Repasse un autre jour, si tu veux.
Demi-mensonge, demi-faute. -
Qu’est-ce que t’as ? Ouvre-moi au moins, je pourrai peut-être t’aider ! Non, non, j’ai besoin de dormir, je suis épuisée. Excuse-moi. OK, j’ai compris. T’es pas toute seule ! Désolé pour le dérangement. Salut ! Jérémy !
J’entends la porte de l’escalier se refermer. Un instant ennuyée, je me promets de l’inviter dès le lendemain à venir prendre l’apéritif. Ayant ainsi chassé Jérémy de mon esprit, je compose le numéro de Sylvie. -
Allô Sylvie ? Oui. Qui est à l’appareil ? Layane. … Sylvie ? Oui. Vous… vous allez bien ? Autant que possible. Et vous ? Vous avez du nouveau ? Je… Oui.
Les mots jaillissent alors de ma bouche, dans un flot ininterrompu et libérateur. Tout y passe. De ma rencontre avec le médecin aux révélations de ma mère, jusqu’à l’abattement qui m’habite depuis. D’abord, le silence. D’avoir tant parlé, je me sens vidée de toute énergie, avachie dans mon clicclac. J’ai presque oublié que Sylvie est à l’autre bout du fil. -
Je comprends mieux à présent. Je vous remercie beaucoup de votre confiance.
À ces mots, je sors de ma léthargie. -
Qu’est-ce que vous comprenez mieux ? Alian disait parfois qu’il avait laissé une partie de lui-même dans le nord. Je pensais qu’il parlait de sa famille, mais il s’agissait en fait de votre mère, de son premier amour.
Je ressens la souffrance de mon interlocutrice et ne sais comment réagir. -
Je… je suis désolée. Pas autant que moi ! Pauvre Alian, je crois qu’il ne s’est jamais vraiment remis du départ de votre mère et apprendre votre existence si tard et de cette façon l’a vraisemblablement achevé.
Je me sens bêtement coupable à cet instant, alors que la seule personne qui devrait s’en vouloir est ma mère. Une colère dévastatrice monte en moi à l’idée du gâchis dont ma mère est à l’origine. -
Il n’est pas tombé sur la bonne personne ! Il a eu la chance de vous rencontrer, mais n’a pas su l’apprécier à sa juste valeur. Ne dites pas cela. Alian me disait souvent qu’il s’était senti revivre après notre rencontre. Nous avons connu des moments très heureux ensemble et je pensais vraiment qu’avec le temps, tout finirait par s’arranger. Si seulement votre mère n’avait pas réapparu dans sa vie !
Comme je la comprends ! Reste une question. Je l’ai posée à ma mère, mais elle n’a su y répondre. Je tente ma chance auprès de Sylvie. -
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Je… Je suis vraiment navrée de tout cela. Sinon, je me demandais… Est-ce que vous étiez au courant de l’origine guyanaise d’Alian ? Il vous avait parlé de ses parents ? Oui, mais il ne s’était pas étendu sur le sujet, car son père était reparti dans son pays, lorsque votre grand-mère l’avait quitté et, depuis, il n’avait jamais eu la moindre nouvelle. D’après ce que j’ai compris, sa mère ne lui a appris la vérité sur ses origines qu’assez tardivement. Lorsqu’il était adolescent. C’est lui qui avait provoqué la discussion, parce qu’à la belle saison, il était souvent victime d’insultes racistes au lycée et l’idée lui était venu qu’on lui cachait quelque chose sur ses origines. Il m’a confié que ça avait été un choc pour lui d’apprendre ce qui s’était réellement passé. Ça a été très déstabilisant pour lui. Il n’a pas cherché à en savoir plus sur son père? Si, bien sûr ! Mais comme sa mère avait rompu tout contact et que son père n’habitait plus en France, c’était difficile de retrouver sa trace. Comment s’appelait-il ? Édouard Maran.
J’aurais effectivement dû m’appeler Layane Maran. Je suis bouleversée de découvrir l’identité d’un grand-père que je n’ai
jamais connu. Je suis également abasourdie de constater la manière dont l’histoire s’est répétée pour ma grand-mère et ma mère. Est-ce cela la vie ? L’histoire se reproduit-elle indéfiniment comme un héritage transmis de génération en génération, jusqu’au jour où son message est compris ? Alors, seulement à ce moment-là, il devient possible de reprendre la responsabilité de ses actes. Riche de cette compréhension, il est évident pour moi que jamais je ne commettrai les mêmes erreurs que ma mère. L’espoir de briser la fatalité de la répétition me donne énergie et clairvoyance pour prendre les rênes de ma vie. -
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Sylvie, croyez-moi. Le temps pansera votre blessure. J’en suis certaine. Dans tous les cas, vous pouvez compter sur mon amitié. Nous partageons la peine d’avoir perdu un homme que nous aurions aimé mieux connaître. Oui, sûrement. Je dois vous laisser à présent. Je vous rappellerai plus tard. Il me faut digérer tout ce que vous m’avez appris. Je comprends. À bientôt.
Sylvie a déjà raccroché. Il nous faudra du temps pour dissiper la confusion liée aux aveux de ma mère. Je me rends devant le miroir de la salle de bain et décide, cette fois, d’assumer l’image qui s’y reflète. Je scrute les détails qui pourraient rappeler mon origine guyanaise. J’ai l’impression de découvrir mon visage pour la première fois. Mes cheveux m’apparaissent plus noirs et ma peau plus mate. Je remarque que le lobe de mes oreilles est plus foncé que ma peau, ce qui est caractéristique des peaux métisses. Je comprends que j’ai toujours eu conscience d’être un peu différente des autres, mais que j’ai occulté cet aspect de moi-même, parce que je ne m’en expliquais pas la raison. Mon portable vibre. Un message. Juste un petit mot au sujet de votre mère. J’ai réfléchi. Je crois qu’elle a fait ce qu’elle a pu dans le contexte qui était le sien. Tant que vous ne lui pardonnerez pas, vous ne pourrez être en paix avec vous-même. Vous n’avez plus qu’elle et, si j’ai bien compris, elle se laisse mourir. Allez la voir avant qu’il ne soit trop tard. À bientôt. Je reste debout, le téléphone en main, la vision floue. Chaque mot me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Ma première pensée veut jeter le
portable de toutes mes forces. Seulement, une immense lassitude emporte mon geste. Je me laisse tomber sur le canapé. Mes tempes me font mal soudain. Je m’allonge et ferme les yeux. Je sais que Sylvie a raison, mais je suis encore incapable de l’admettre. C’est vers minuit, lorsque je m’éveille dans un sursaut, que la décision à prendre m’apparaît clairement. Je dors ensuite d’un sommeil lourd et sans rêve.
Ce matin, c’est décidé, je me prépare en hâte et me rends dans le magasin de Nathalie. Quand je frappe à la porte du dépôt, j’ai l’impression que mon activité en ces lieux appartient à une autre époque. Jérémy m’ouvre la porte et je vois son visage se fermer aussitôt. En souriant, je le prends dans mes bras : -
Jérémy ! Ne fais pas la tête ! Hier soir, j’étais seule, mais vraiment pas disponible. Que dirais-tu de venir prendre l’apéro chez moi, ce soir ?
Je le sens se détacher de moi et me regarder, le feu aux joues. J’éclate de rire et il en fait autant. Que c’est bon de se retrouver ! Je me sens libérée. Je sais qu’à partir d’aujourd’hui, ma vie va prendre une autre tournure. J’en ai trouvé le sens et je peux enfin me donner une chance de vivre pleinement. Nathalie arrive à son tour et nos retrouvailles sont à l’image de l’amitié qui nous lie. -
As-tu rempli ton carnet ? Oui. Je te lirai bientôt ce que j’y ai consigné, mais avant, j’ai quelque chose d’important à faire. Je repasserai, promis.
En quittant le magasin, les bras chargés d’un bouquet de roses rouges, je fais un clin d’œil à Jérémy qui me répond d’un grand sourire. C’est parti, je veux vivre ! Lorsque je me gare devant l’hôpital, mon cœur se serre à nouveau. -
Non. Ça va aller !
Je crains juste de rencontrer le docteur Siccard, car je n’ai pas du tout envie de lui parler. Je franchis la barrière de l’accueil sans encombre et prends l’escalier qui mène à la chambre de ma mère. Je jette un œil dans le couloir. Une aidesoignante pousse un chariot et se dirige vers l’ascenseur. J’avance d’un pas rapide, puis marque un temps d’arrêt. Mon cœur bat à tout rompre. Et si ? Je ne peux plus reculer, ce serait absurde. Je tiens le bouquet fermement et frappe doucement sur la porte. Pas de réponse. J’hésite, mais l’inquiétude me pousse à entrer quand même.
Le lit est fait, ma mère ne se trouve pas dans la chambre. Soudain, je panique. Lui est-il arrivé quelque chose ? Est-ce que j’arrive trop tard ? Non, impossible, on m’aurait prévenue ! Une infirmière passe dans le couloir et m’aperçoit : -
Vous cherchez quelqu’un ? Oui. Madame Chassard qui occupe cette chambre. Elle est dans le parc. Venez, je vais vous montrer.
Elle m’entraîne vers le bout du couloir où une fenêtre donne sur le parc de l’hôpital. -
Vous la voyez ? Elle est assise sur un fauteuil roulant, là-bas, près du chêne où il y a un banc.
En effet, je reconnais ma mère, toujours le dos voûté. -
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Elle… elle va mieux, pour pouvoir sortir comme ça ? Non, pas vraiment. Il est toujours impossible de lui faire avaler des aliments solides. C’est le docteur Siccard qui a insisté pour qu’elle reste un peu dans le parc. Il pense que le contact avec la nature peut lui faire du bien. Bonne idée en effet. Ma mère adore ça. En passant par là, vous arrivez directement au niveau du parc.
Je la remercie et m’empresse de rejoindre ma mère. Elle me tourne le dos. Le doute me reprend. Et si elle refusait de m’entendre ? Si ça ne se passait pas comme je l’imaginais ? À cet instant, elle entend un bruit et se retourne. En m’apercevant, elle pousse un petit cri de stupéfaction et porte la main sur son cœur. -
Bonjour Maman.
Elle me répond d’un signe de tête, sur la défensive. Je la sens tendue comme un arc. Elle s’attend probablement à passer un moment difficile. Alors, je lui présente le bouquet que je tenais caché derrière moi. Je lis la stupeur dans son regard. Ses yeux passent alternativement du bouquet à mon visage. L’incompréhension la paralyse. -
Tu n’en veux pas ? soufflé-je, pétrie d’angoisse.
Elle prend les fleurs et m’observe, encore très sceptique. -
J’ai beaucoup réfléchi. Je ne peux souscrire aux décisions que tu as prises, mais ce que je sais, c’est que tu es ma mère et que… que tu as
sûrement fait ce que tu pensais être le plus juste. Tu as souffert, nous avons tous beaucoup souffert. Je crois qu’aujourd’hui, deux options s’offrent à nous : soit on continue à alimenter ce gâchis, soit on décide de faire évoluer les choses. Et moi, je pense, enfin… je crois qu’il est temps de cesser de vivre dans le ressentiment et la souffrance. Ça suffit comme ça, non ? Je scrute le visage de ma mère, dans l’attente de sa réaction. Elle persiste dans le silence, je ne sais plus que dire. Alors, je vois des larmes couler doucement sur ses joues. Elle me tend les bras.
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Salut ! C’est bon, je peux entrer ce soir ? Idiot ! Je te signale que tu as une demi-heure de retard… Oh, mais ça veut dire que tu t’impatientais de me voir, alors ? Non, juste que ce que j’ai mis dans le four aura un goût de brûlé ! C’est cool chez toi ! Et encore, tu n’as pas vu le magnifique panorama qu’offre le balcon... Tu me montres ? Il fait beau. N’importe quoi ! Il fait nuit ! Et alors ? Ferme les yeux. Pourquoi ? Ferme les yeux, je te dis… Que vois-tu ? Ben, rien ! Si tu regardes bien, tu verras ton soleil intérieur qui vient enfin de se lever…
Je découvre la vraie personnalité de Jérémy, celle qui se perçoit avec les yeux de l’amour. Une nouvelle vie commence…
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Remerciements Merci beaucoup de m’avoir lue ! Parce que, comme l’a dit Elsa Triolet, la muse de louis Aragon : « Le lecteur peut être considéré comme le personnage principal du roman, à égalité avec l’auteur, sans lui, rien ne se fait. » N’hésitez pas à laisser un commentaire sur la page Amazon de ce livre, quel que soit votre avis, car c’est important pour moi et pour les autres lecteurs. Si vous souhaitez suivre l’actualité de mon blog, vous pouvez vous abonner en suivant ce lien. Un grand merci également à mon compagnon, mon premier lecteur et critique constructif. Enfin, une mention particulière pour le forum du Cloudbraining où chacun peut trouver soutien et conseils judicieux liés aussi bien à l’écriture qu’à l’épanouissement personnel. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai pu finaliser la couverture de ce livre, grâce au travail professionnel d’Alain.