Vers une communauté d'enfants

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Le texte qui suit est le chapitre 4 du livre Kommune 2 paru en Allemagne en 1971, puis édité en français un an plus tard chez Champ libre. Les illustrations sont tirées d'un documentaire de la même époque éducation à la désobéissance (Erziehung zum Ungehorsam) sur les magasins d'enfants. Cette brochure a été réalisée par des complices de l'enfance buissonnière

L'enfance buissonnière est un groupe de gens de tous les âges et tous les horizons (ou presque) qui développe et diffuse une analyse critique de la catégorie « enfant » et des institutions qui la « gèrent » (famille, école, justice des mineurs...) L'enfance buissonnière veut aussi forger des outils de compréhension de la domination adulte et de la structuration âgiste de la société. Recenser et promouvoir des pratiques de luttes et d'émancipation pour faire face à tout ce qui opprime dans l'enfance et le statut de mineur.

On peut la trouver sur http://enfance-buissonniere.poivron.org et sur : http://infokiosques.net 2011 :Photocopillage et libre diffusion vivement encouragées !

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Éducation des enfants en commun ; vers une communauté d’enfants « L’aliénation des hommes a son origine dans les rapports de production. La propagation de nouvelles formes de vie n’engendre pas automatiquement la conscience de la nécessité de ces rapports. Elle ne le fera qu’à la condition que des liens d’organisation soient établis entre les communautés d’habitat d’une part et les communautés politiques dans la sphère de la production et dans les institutions d’autre part. Si ce programme n’est pas poursuivi de façon consciente, de nouvelles formes de vie comme la « famille élargie » ne servent qu’à désamorcer une contradiction partielle de notre société, et elles n’aboutissent pas alors, en dernière analyse, à une démocratisation, mais à un fonctionnement meilleur du système capitaliste. C’est pourquoi la distinction que nous établissons entre communes et « familles élargies » repose sur le fait que les communes dépassent le niveau du refus de formes familiales répressives et qu’elles associent la satisfaction des besoins individuels à la lutte politique contre les sources mêmes de cette répression. » (Kommune 2, p. 9-10)

« Dans la fascination exercée par l’idée de commune se mêlaient le refus existentiel de conditions de travail et d’études frustrantes, le dégoût à l’égard de la société capitaliste de consommation, le sentiment d’un inexprimable isolement dont la famille bourgeoise ne protégeait plus et l’espoir d’une libération psychique, la prise de conscience de la brutalité du système impérialiste qui, pour maintenir sa domination sur les peuples du Tiers-Monde, avait recours au génocide technicisé, et la nécessité de créer une organisation de combat. » (Kommune 2, p. 13)

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Les deux enfants de la commune, Nessim et Grischa, ont déterminé une part essentielle de notre vie collective. Cela a d’abord été sensible dans le seul fait que nous les avions inclus dans notre plan d’organisation : la charge des enfants ne devait pas être supportée par leurs seuls parents. Lorsqu’ils ont emménagé, on a donné aux enfants une chambre particulière ; ils ont bientôt occupé toute la maison avec leurs jeux. Bon gré mal gré, nous étions bien obligés de nous occuper d’eux.

Ce n’est que peu à peu que nous avons compris le rôle des enfants dans notre propre évolution. Nous avons beaucoup appris de leurs jeux, de leur comportement l’un à l’égard de l’autre et de leurs difficultés. Si nous voulions agir dans la ligne de notre objectif qui était d’offrir une autre solution que la famille restreinte, il nous fallait aussi développer un autre type de relations entre enfants et adultes. Nous nous préoccupions beaucoup de trouver comment transmettre à nos enfants les nouveaux contenus de notre vie en commun. Depuis, la signification de l’éducation des enfants pour le mouvement de gauche est devenue évidente. La campagne des « boutiques d’enfants » a, par ses seules exigences pratiques, acquis une certaine importance dans de nombreuses villes. Il ne ressort pas encore clairement de la discussion théorique comment on peut définir plus précisément la signification politique des boutiques d’enfants, en les différenciant d’une simple organisation d’entraide. On discute actuellement à une grande échelle des points de départ nécessaires théoriques et pratiques pour les contenus d’une éducation antiautoritaire à but socialiste. Lorsque nous avons commencé dans la commune avec l’éducation des enfants, il n’y avait pas de travail préparatoire dans ce domaine, en dehors de quelques tentatives historiques (Vera Schmidt : travail sur les homes d’enfants ; mouvement Sex-Pol). L’éducation antiautoritaire rencontrait à cette époque — au moins chez les théoriciens de la gauche — un certain scepticisme. Dans les études sur L’Autorité et la Famille qu’a publiées en 1936 l’Institut pour la recherche sociale, on a montré que la famille a rempli au début du capitalisme certaines fonctions rationnelles pour l’individu et la société. Elle se chargeait, en tant que plus petite unité de production indépendante, de la transmission du savoir socialement nécessaire et des capacités nécessaires pour la formation professionnelle de chacun. C’est là-dessus que se fondait l’autorité rationnelle du père de famille. La famille était la base de la subsistance, de la consommation et de la satisfaction sexuelle des individus. Avec le capitalisme de gaspillage, toutes ces fonctions objectives de la famille ont été réduites à la consommation. La famille restreinte est pour le capitalisme la plus avantageuse unité de consommation des « articles de luxe nécessaires » (télévision, machine à laver) qui peuvent être produits pour être consommés dans une quantité socialement non nécessaire. En outre, la famille est toujours l’instance de socialisation la plus significative du système de domination capitaliste, parce que, par l’intermédiaire d’une éducation autoritaire et répressive, elle forme le caractère bourgeois passif. L’espace psychique protecteur que la famille offrait autrefois à ses membres face à la concurrence sociale et au désir de performance se disloque de plus en plus. Pourtant on ne peut ramener exclusivement à sa fonction économique la ténacité avec laquelle la famille se maintient dans le capitalisme avancé. Les femmes et les enfants ne peuvent toujours pas renoncer, dans les circonstances actuelles, à la garantie sociale et économique d’une « existence assurée » qu’offre la famille, bien qu’elle le soit au prix d’une oppression brutale. La perte de la fonction psychique positive qu’avait autrefois la famille pour les individus suscite une agressivité 4


croissante dans les sociétés capitalistes les plus développées. Elle atteint les relations humaines les plus intimes. Le Vietnam réapparaît dans l’augmentation des formes de satisfaction sexuelle sadiques et masochistes, dans l’échange des partenaires, dans le grand choix de remontants et de stimulants destinés à augmenter la virilité. Les satisfactions de remplacement déjà largement développées par la publicité lubrique faite au coït ; tous les contacts érotiques sont réduits aux fonctions physiques qui doivent mener à la victoire finale dans l’orgasme. A cause de la dépendance matérielle et psychique, l’anéantissement de la famille en tant qu’institution ne s’exprime pas directement par un nombre croissant de divorces. Au lieu de cela, les partenaires, dans la majorité des couples, se rendent la vie infernale. La pression s’exerce surtout sur les enfants. La famille restreinte moyenne produit des individus ayant besoin de s’appuyer sur quelque chose, instables, fixés sur des besoins infantiles et des autorités irrationnelles. Ce fait est indépendant de la bonne volonté ou des méthodes d’éducation des parents. Seule la rupture radicale avec la traditionnelle structure en triangle de la famille peut conduire à des formes de vie collectives où les individus sont capables de développer de nouveaux besoins et une nouvelle imagination, dont le but est la création de l’homme nouveau dans une société révolutionnée. « La solution de la question de l’éducation des enfants dépend de savoir si et comment on arrivera à éliminer la relation de haine incestueuse et investie de sentiment de culpabilité des parents envers les enfants, et des enfants envers les parents. Logiquement cela ne peut réussir si les enfants ne bénéficient pas d’une éducation collective avant d’être en mesure de développer à l’égard de leurs parents des relations psychiquement anéantissantes, donc dès avant la quatrième année. Cela ne signifie pas la suppression des relations d’affection naturelles entre parents et enfants, mais seulement celle des attachements maladifs névrotiques. On n’arrivera sûrement pas à accomplir cette tâche si la contradiction entre le collectif et la famille n’est pas résolue dans une large mesure sociale. » (Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle.) Si nous voulions nous attaquer à cela, il nous fallait — sans tenir compte des scrupules théoriques — tout simplement commencer avec notre pratique d’éducation collective et toujours la repenser théoriquement, corriger les fautes. Car le fait que, partant de ses analyses, on ne peut développer aucune directive pour une praxis, montre assez l’impuissance de la théorie critique. Ce n’est que par un rapport d’échange entre la réflexion et la praxis corrigée que peut naître une théorie valable. Seul celui qui ose passer de la critique des rapports existants à une praxis radicale pourra changer quelque chose.

Arrivée des enfants Lorsque les enfants sont venus vivre avec nous (jusqu’en septembre 1967, ils avaient vécu dans la Commune 1), ils se trouvaient tous les deux sous l’effet d’expériences traumatisantes : pour Nessim (le garçon, quatre ans), la séparation de ses parents et le fait que sa mère soit partie ; pour Grischa (la fille, trois ans), la séparation intermittente d’avec sa mère qui vit seule. Le père de Nessim et la mère de Grischa vivaient maintenant dans la commune. Tous n’étaient pas d’accord pour que les enfants viennent vivre avec nous. Klaus et Jan pensaient que des enfants dérangeraient notre vie en communauté et les empêcheraient de se concentrer sur leurs études. Eike exprimait sa crainte d’avoir à se 5


charger seul de l’éducation de Nessim. Nessim était à cette époque attaché de façon extraordinairement forte à son père. Par exemple, quand ils se promenaient ensemble, c’est à peine s’il lui lâchait la main. Comme il n’avait pas de contact avec sa mère, il s’était développé chez lui une attitude féminine fortement passive envers son père. Celle-ci s’exprimait par le fait qu’il évitait toute situation de concurrence avec Eike. Il essayait par exemple de grimper à un arbre. Si Eike se mettait à grimper, Nessim abandonnait aussitôt la tentative et disait d’un ton pleurnicheur : « Je ne peux pas. » Eike se sentait extrêmement embarrassé et inhibé par le fait que l’enfant se tournait exclusivement vers lui. C’est pourquoi il exigeait du groupe que l’éducation de Nessim soit assurée collectivement. Marion, la mère de Grischa, exprima la même exigence. Les autres se réjouissaient à l’idée de nouvelles expériences à faire avec les enfants et étaient tout à fait d’accord avec la perspective d’avoir à s’occuper des enfants et à les élever collectivement. Mais tous les adultes ne voulaient donner aux enfants qu’une place limitée dans notre vie. C’est pourquoi nous avons retenu pour eux deux places dans un jardin municipal. Bien que le jardin d’enfants fût déjà plus que complet, les enfants de la commune ont tout de suite été acceptés. Le service d’assistance sociale semblait terriblement soulagé de voir que nous allions soumettre volontairement nos enfants au contrôle de l’État, que les autorités ne seraient donc pas contraintes de pénétrer de leur propre initiative et pour le bien des enfants dans l’antre de violents anarchistes. Que des extrémistes de gauche soient capables d’aimer leurs enfants, c’est quelque chose qu’une bourgeoisie fascistoïde ne peut concevoir qu’à travers des catégories biologiques d’instinct. Le Tagespiel du 7 octobre 1967 emploie à cette occasion la comparaison du loup et de ses petits : « Les membres des communes emploient-ils trop peu la morale et le savon ? La question est déjà à double tranchant dans la mesure où la morale, comprise comme convention, apparaît plutôt comme un produit de nettoyage que comme un signe de propreté. Deuxièmement : pourquoi quelqu’un qui se comporte et s’habille de façon provocante ne pourrait-il pas se doucher plus souvent qu’un individu socialement intégré ? Si l’on hésite à laver les communards au savon des préjugés d’hygiène sociale et individuelle, on n’en soupçonne pas moins que leurs poussins doivent être totalement privés de la chaleur du nid. Les communes ont toutes un petit dernier de la santé duquel elles doivent répondre officiellement, parce que les enfants — âgés de trois et quatre ans — ont été inscrits à temps complet au jardin d’enfants. Auparavant a eu lieu l’habituel entretien avec les parents ; le soin que ceux-ci prennent de leurs enfants répond pleinement selon le rapport officiel aux normes bourgeoises. Le service d’assistance sociale rapporte sans dissimuler un certain étonnement que les enfants sont très bien nourris, parfaitement soignés, semblent bien élevés et qu’ils se sont adaptés sans peine dans la communauté des jeunes enfants bourgeois. On pourrait répliquer : et alors ? Même le loup prend soin de ses petits. Bien sûr, bien sûr — mais quel loup diffère des autres loups autant que les communards ? »

Jusque dans les phrases dépourvues de sens, l’article trahit le désarroi du bourgeois face au caractère humain de son adversaire.

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Première phase : éducation intellectualisée Dans un premier temps, nous avons pris comme but vague de notre éducation collective le fait de pouvoir supprimer peu à peu la fixation des enfants sur leurs parents respectifs. Les enfants devaient acquérir la possibilité d’assumer des relations assez profondes avec plusieurs adultes et de se tourner avec leurs désirs et leurs angoisses vers d’autres que vers leurs parents. L’idée directrice était d’élever les enfants en les rendant indépendants. Comme nous pouvons le constater a posteriori, l’attitude des hommes à l’égard des enfants était essentiellement déterminée par un schématisme rigide. L’organisation a fréquemment été appliquée contre les désirs exprès des enfants. Lorsque, avant de s’endormir, un enfant réclamait l’un des adultes, on lui répondait souvent : « Ce n’est pas son tour aujourd’hui. » Lorsqu’un enfant pleurait, il était la plupart du temps consolé spontanément par son père ou sa mère. Ce qu’ Eberhard a parfois critiqué disant que dans ce cas c’était à celui qui était de service de s’occuper de l’enfant. Les enfants ont été habitués à se laver et à s’habiller eux-mêmes. Souvent celui dont c’était le tour attendait une demi-heure plutôt que de céder à l’enfant qui préférait se laisser habiller et ne voulait pas le faire lui-même. Nous nous basions à cette époque sur une estimation schématique du stade de développement des enfants. Nous pensions qu’à trois et quatre ans ils devaient être en mesure de s’habiller seuls. Nous ne nous rendions pas compte que les enfants avaient été retardés dans leur développement affectif par des expériences traumatisantes. Derrière le refus d’exploiter de façon indépendante certaines facultés correspondant à leur développement physique, se cachait le désir de régresser dans un état où, étant bébés, ils avaient été tendrement soignés et entourés par leur mère. Conformément à leur origine de moyenne bourgeoisie et à leur éducation au lycée et à l’université, les quatre hommes incarnaient de façon caractéristique cette façon rationalisante de considérer les affects humains. Ils avaient de la peine à saisir intuitivement les façons d’agir des enfants et devaient sans cesse s’efforcer d’y appliquer des catégories intellectuelles pour pouvoir les comprendre et y réagir. Lorsque les enfants faisaient tomber exprès la nourriture de la table ou pissaient dans la pièce, les hommes demandaient avec agacement : « Pourquoi fais-tu cela ? » ou « Qu’est-ce que cela veut dire ? ». Nous n’avons compris que peu à peu que la destruction apparemment arbitraire de nourriture avait valeur de signal ; que les enfants voulaient par là nous montrer quelque chose, que pendant le repas nous n’avions fait que parler entre nous adultes et ne nous étions pas occupés d’eux. Comme ils ne pouvaient pas protester verbalement contre cette négligence, ils le faisaient sous la forme d’un acte provocateur que les adultes ne pouvaient pas ne pas voir. Nous avons appris très lentement à pénétrer les formes de communication enfantines. Nous avons commencé en jouant avec eux lorsque les enfants répétaient à l’infini des mots que nous avions employés ou les déformaient à plaisir. 7


Un exemple extrait de nos comptes rendus (dans lesquels nous avons aussi essayé de fixer l’évolution de nos enfants). « Les enfants veulent tous les deux en même temps faire marcher l’ascenseur. (Faire marcher l’ascenseur tout seul signifiait pour les enfants la réalisation du désir d’indépendance et d’identification avec les adultes et cet acte a donc été pendant un moment très fortement investi d’affectivité pour eux.) Les adultes ont d’abord souvent essayé de régler le conflit entre les enfants en raisonnant : aujourd’hui c’est Grischa qui appuie sur le bouton et demain ce sera Nessim. Cela entraînait la plupart du temps une protestation véhémente de la part de celui qui devait attendre le jour suivant. Repousser l’accomplissement du désir à un moment pour l’enfant très éloigné semblait être pour lui source d’un extrême déplaisir. La justice apparemment rationnelle de l’instance des adultes n’était donc pas acceptable pour les enfants. Les enfants ont trouvé eux-mêmes une meilleure façon de résoudre le conflit. Nessim dit : « J’appuie maintenant sur le bouton et toi après. » De là, ils développèrent un jeu avec les mots, donnant à peu près ceci : « J’appuie maintenant, toi après. — J’appuie après, toi maintenant. — C’est moi, toi aussi. — Pas toi, moi », etc. Lorsque les adultes jouaient avec eux, il se développait à partir de là un amusement en commun. Le conflit s’est résolu dans un jeu ; repousser le désir de faire marcher l’ascenseur n’apparaissait plus comme exclusivement désagréable et pouvait donc être accepté par l’enfant.

Élargissement du champ libre Compte rendu du jour. « Eberhard et Jan sont aujourd’hui de service. Eberhard se lève à huit heures. Les enfants sont déjà réveillés depuis deux heures et courent tout nus dans la maison. Ils sont allés chercher des bananes dans le garde-manger et les ont mangées ; les raisins secs aussi. Ils ont renversé du sucre dans la cuisine. Cela a l’air assez chaotique. Eberhard essaie de réprimer son énervement. Il demande aux enfants : « On va nettoyer ensemble ? » Les enfants sortent de la cuisine. Eberhard prend une lavette et nettoie la table. Il crie aux enfants : « Habillez-vous. » Lorsque cinq minutes plus tard il entre dans la chambre des enfants, Grischa a mis une chaussette. Nessim joue sous la couverture. Grischa ne veut pas aller au jardin d’enfants. Eberhard : « Pourquoi tu ne veux pas aller au jardin d’enfants ? » Grischa : « J’veux pas. » Eberhard essaie de la convaincre : « Écoute, Grischa, on peut encore aller se promener un petit peu et acheter du chewing-gum, et cet après-midi j’irai vous chercher ; ensuite on ira ensemble chercher le minibus à l’atelier de réparation. » Grischa : « Le bus est terminé ? » Eberhard explique ce qu’il y a de cassé dans le bus. Grischa s’assied sur le lit et s’habille avec l’aide d’Eberhard. Elle ne veut pas de la robe qu’Eberhard lui tend. Elle veut celle à pois rouges. Eberhard essaie de lui expliquer que la robe est sale et qu’il faut la laver. Grischa reste sur son idée de la robe à pois rouges. Eberhard la lui met. Nessim n’a pas l’air de commencer à s’habiller. Eberhard lui tend une chemise et un pantalon : « Tiens, habille-toi. » Nessim : « J’peux pas, il faut que tu m’aides. » Eberhard : « Tu sais pourtant t’habiller tout seul. » Nessim ne veut pas. Finalement, Eberhard doit l’habiller parce que le temps presse. Il emmène les enfants au jardin d’enfants et va les chercher à cinq heures. Jan a fait à manger. Les enfants mangent à la même table que les sept adultes. Grischa veut se servir elle-même de nouilles. Elle prend une part énorme et en veut toujours plus. Jan : « Mange d’abord, tu pourras en reprendre quand tu auras tout mangé. » Nessim ne veut rien manger. Personne ne lui parle. Après avoir regardé les autres manger pendant quelques minutes, il se sert lui-même. Il en laisse la moitié dans son assiette, se lève et va vers son père : « Prends-moi sur tes genoux. » Tous restent encore vingt minutes à table à bavarder, les enfants se construisent un chemin de fer avec les chaises. Et puis Jan leur dit : « Venez, on va dans votre chambre ! » Mais les enfants ne veulent pas encore aller au lit. Jan leur conseille de prendre d’abord un bain et ensuite de jouer encore dans leur chambre. Grischa se précipite aussitôt dans la salle de bain, Nessim arrive un peu après. Nessim et Grischa restent longtemps dans la baignoire, jouent au bateau et éclaboussent complètement le plancher. Après avoir été baignés, séchés et portés au lit, et avoir séché leurs cheveux au séchoir, ils chahutent encore au lit, rampent sous la couverture, la lancent sur la tête de Jan et commencent par protester lorsqu’il met un mouchoir vert sombre autour de la lampe comme éclairage de nuit. Les enfants veulent que Jan reste encore

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un peu avec eux et leur raconte une histoire. Nessim veut une histoire d’avions. Jan raconte et est souvent interrompu par Nessim qui modifie l’histoire selon ses désirs et ses idées. Pendant ce temps Grischa s’est endormie, Nessim reste encore éveillé et veut que Eike vienne. »

Une phrase à ajouter au compte rendu : lorsque Eike et Marion sont là, ils viennent régulièrement le soir dans la chambre et s’occupent encore un peu des enfants. Nous nous sommes efforcés de ne pas réagir continuellement par des interdictions et des conduites agressives aux manifestations vitales des enfants, même quand elles ne correspondaient pas à l’idée que nous nous faisions jusque-là de la propreté et de l’ordre. Dans les premiers temps, nous cédions souvent au danger consistant à surmonter le refus des enfants à l’égard d’une certaine exigence en les manœuvrant. (Voir dans le compte rendu, la façon dont Eberhard essaie de détourner Grischa de sa résistance clairement et consciemment exprimée à l’égard du jardin d’enfants, en la distrayant avec la conversation sur le minibus.) Cette forme détournée de répression est courante chez des parents libéraux qui n’osent pas exprimer ouvertement des interdictions ou exercer une contrainte physique. Elle dissimule à l’enfant le conflit objectivement existant entre ses désirs et les exigences des parents. L’énergie agressive ne peut plus se tourner librement vers la source de l’oppression, mais doit chercher d’autres issues. Soumis à une telle éducation, l’enfant tendra ou bien à être agressif sans raison, ou bien à diriger de façon masochiste son agressivité contre lui-même, ce qui s’exprime dans la perpétuelle humeur grincheuse de certains enfants. Au cours de nos discussions en commun, nous avons vite perçu nos tendances à éluder les besoins des enfants en les manœuvrant. Là où il nous semblait impossible d’agir autrement, nous avons préféré formuler des interdictions claires (en essayant de les justifier), plutôt que d’empêcher par des astuces les enfants de faire certaines choses : se servir du tourne-disques, jouer dans la salle de travail. Nous n’avons saisi la signification des formes enfantines de comportement qu’à la suite d’une observation longue et détaillée, de discussions répétées, en comparant des lectures, et ensuite seulement nous avons pu les inclure dans nos conceptions sur l’éducation. Nous essayions ainsi de créer les conditions extérieures nécessaires à un développement optimum des besoins et des intérêts des enfants, visant à leur émancipation. Nous étions sans cesse amenés à constater au cours de nos conversations à quel point il est facile de transmettre aux enfants ses propres conceptions de valeur sans les avoir examinées. Comme exemple de la manière dont nous avons résolu les conflits entre les adultes sur les questions d’éducation, les divergences d’opinion sur le cadre du champ libre, nous avons choisi l’organisation de notre « fête de Noël antiautoritaire », parce qu’on y voit à la fois la fixation positive et la fixation négative sur le mode de vie bourgeois. Lorsque nous avons parlé de l’aspect que devait prendre le Noël 1967 de la commune, nous sommes tous partis du fait que les jours de fête chrétiens ont une signification particulière pour la double morale de la bourgeoisie. L’« humanité et fraternité » qui culminent ici cyniquement en orgies de consommation mal déguisées, exercent une influence tout particulièrement forte sur les enfants par l’intermédiaire des cadeaux et d’un monde féerique artificiel. Nous ne pouvions pas tout simplement ignorer l’« atmosphère 9


de fête » qui contaminait et fascinait nos enfants à travers le jardin d’enfants et la modification du monde qu’ils observaient. Nous ne pouvions pas non plus expliquer aux enfants le caractère de marchandise qu’avait cette « fête de l’amour ». Mais comment pouvions nous transposer notre désir de chaleur et de fête et celui des enfants dans un entourage modifié ? Différentes idées s’affrontèrent lorsque nous en avons parlé pendant deux nuits, participant de façon fortement émotionnelle : les uns pensaient que nous devions créer une situation — avec un arbre de Noël, en étant tous ensemble et nous sentant bien — qui pourrait nous conduire, à travers l’atmosphère de fête, à nous tourner profondément les uns vers les autres et vers les enfants (Eike, Dagmar, Klaus) ; les autres voulaient un « anéantissement chaotique de la béatitude et de la sentimentalité de Noël » à l’intérieur et à l’extérieur de l’appartement de la commune — des accessoires de Noël, mais seulement pour les détruire, un repas de fête avec d’autres dans le style de l’orgie de Viridiana — et avoir un arbre de Noël pour que les enfants le débitent et puissent s’en servir pour leurs jeux (Marion, Eberhard). Au cours de la discussion, nous sommes parvenus à découvrir une partie des expériences et des désirs déçus cachés derrières ces exigences. Nous en parlerons ailleurs (chap. 5). C’est pourquoi nous ne parlerons pas ici des forces psychiques qui ont déterminé nos différentes positions. Nous voulons seulement montrer ici, à travers l’exemple de la question de l’arbre de Noël, comment nous avons essayé de démasquer l’apparence idéologique de la fête de Noël et de développer des possibilités de satisfaction pour les besoins des adultes et des enfants qui se dissimulaient derrière cela. Nous avons essayé de démystifier l’arbre illuminé en : a. Le choisissant et l’achetant avec les enfants ; b. Le mettant non pas dans la salle de séjour, mais dans la chambre des enfants ; c. Le décorant avec les enfants et selon leurs idées (le résultat fut : beaucoup de sucreries qui ne restaient pas longtemps et tout le fouillis possible, par exemple la plaque minéralogique adorée d’une carcasse de voiture) ; d. Le brûlant non pas quand nous en aurions envie, mais quand les enfants en auraient envie. Sur le principal point de divergence, nous nous sommes mis d’accord que les enfants pouvaient démanteler et détruire l’arbre s’ils le voulaient, mais que nous ne les y pousserions pas. Dans des domaines importants, les enfants avaient un champ libre nettement plus étendu que dans la famille bourgeoise. Nous essayions d’influencer leurs jeux aussi peu que possible et de ne pas nous imposer à eux en leur achetant des jouets ou en leur racontant des histoires. La chambre d’enfants bourrée de jouets est le corollaire de l’interdiction d’utiliser les objets du monde des adultes pour jouer avec. Dans l’appartement de la commune, les enfants avaient une grande liberté d’utiliser le mobilier (matelas, chaises, tables, vaisselle) dans leurs jeux. Il nous paraît important pour la maîtrise de la réalité dans le jeu que justement les objets menaçants du monde des adultes soient dépouillés de leur fonction établie et reçoivent dans le jeu une nouvelle fonction (par exemple, des chaises deviennent un train). Comme on le voit dans le compte rendu, on ne forçait pas les enfants à manger ou à vider leur assiette. Nous préférions les laisser mettre des vêtements sales s’ils le 1


voulaient absolument et risquer consciemment pour cela la réprobation des jardinières d’enfants. Pour nous, l’amour d’un enfant pour tel ou tel vêtement était plus important que la contrainte sociale exagérée à l’égard de la propreté. Jusqu’en automne, les enfants se sont baignés tous les soirs. Ainsi nous n’avions pas besoin de les obliger à se laver, mais nous pouvions atteindre le même but en l’intégrant, presque comme un effet secondaire, dans une occupation très agréable pour les enfants, prendre un bain. Le matin seulement, avant que les enfants aillent au jardin d’enfants, nous leur essuyions le visage et nous nous lavions les mains avec eux.

Caca-popo-pipi ; la réactivation de la phase anale Dans notre société, on accorde une signification cruciale à l’éducation de la propreté pour la formation d’individus soumis, au moi faible. La psychanalyse décrit la structure psychique qui porte plus particulièrement les marques de la répression exercée par l’éducation au cours de la phase anale de l’enfant comme caractère anal. « Le caractère anal est caractérisé par le fait que les capacités du moi qui doivent être développées en même temps que s’élabore la jouissance anale, autrement dit les différentes fonctions régulatrices, qui reposent sur la régulation des fonctions intestinales, sont imposées d’une façon spécialement rigide, tranchante et intransigeante. Les parents propres, consciencieux et intimidés par la société ne sentent nulle part ailleurs mieux la « sauvagerie » et les pulsions extrêmement fortes de leur enfant que dans ses jouissances anales, dans l’obstination avec laquelle il s’attache aux produits de ces zones du corps, en faisant des objets favoris. De même qu’on fait passer à l’enfant le goût de ces joies, les capacités de son moi sont développées d’une certaine façon, d’une façon tronquée. Cela se manifeste, en ce qui concerne le caractère anal, par la ponctualité, son caractère consciencieux, sa façon dénaturée d’aborder les objets sexuels, la rigidité dont sont empreints tous ses actes. » (R. Reiche, Sexualité et lutte de classe.) A travers l’exemple de Nessim, on peut montrer qu’il était possible de corriger dans la commune une partie des erreurs commises au cours des phases précédentes de son développement. Nessim avait appris à un an et demi à maîtriser ses fonctions intestinales. Il était à l’époque chez sa grand-mère pour six semaines, séparé de ses parents. Lorsque Nessim arriva dans la commune, il exprimait des sentiments de dégoût à l’égard de la saleté et restait propre en mangeant et en jouant. S’il voyait de la crotte dans la rue il disait parfois « beuh » et se mettait en colère lorsqu’il marchait dedans sans faire attention. Nessim montrait peu d’intérêt pour les jeux dans la boue, avec de la pâte à modeler ou pour peindre avec des couleurs. Lorsqu’il peignait, il dessinait seulement les contours, il remplissait rarement une surface avec de la couleur. Pendant plusieurs semaines, lorsqu’il se promenait il a absolument voulu éviter de marcher sur les lignes de séparation entre les dalles. 1


(Nous connaissons cette obsession d’éviter quelque chose dans les névroses d’adultes. Elle apparaît toujours liée à l’idée que l’on pourrait éviter un événement malheureux ou que quelque chose que l’on désire pourrait arriver si l’on observe la règle contraignante. Dans beaucoup de jeux d’enfants on trouve des tentatives pour maîtriser cette obsession, issue de l’éducation à la propreté, de ne pas marcher sur certaines lignes. Par exemple à la marelle, on doit essayer de sauter dans différentes surfaces dessinées sur le sol, sans tomber sur les lignes de séparation. Celui qui gagne va au ciel, le perdant en enfer. Les enfants essaient de s’approprier dans leurs jeux les conceptions de l’ordre que leur imposent les parents.) Nessim était très accessible à des arguments rationnels et prêt à réprimer ses désirs lorsque les adultes essayaient de lui en expliquer intellectuellement la nécessité. Extrait d’un compte rendu de Jan. « Petra et moi sommes en train de manger, sur la table il y a pour nous un reste de fromage blanc. Nessim est debout près de la table et nous demande très sérieusement si nous étions en train de manger, si nous allions aussi manger du fromage blanc après, et ensuite qu’il ne fallait pas le manger, qu’il le voulait. Nous lui avons demandé s’il n’en avait pas déjà mangé, à quoi il répond oui, très bas. Petra et moi continuons à manger. Nessim reste tout le temps assis à la table et joue. Nous en arrivons finalement au plat fatal. J’avais décidé de lui en donner un peu et je lui tends une cuillerée. Il faut d’abord que je l’appelle plusieurs fois avant même qu’il réagisse. Puis il fait une tête sérieuse et triste, et dit d’un ton égal, incroyablement raisonnable : « Non, j’en ai déjà eu. » Je lui demande : « Tu en veux encore ? Je vais t’en donner encore "un peu." » Il accepte, vient vers moi tout joyeux et naturellement en veut toujours plus. »

Durant la période de la commune, une partie des désirs instinctifs de la phase anale a été réactivée et s’est exprimée par exemple dans un intérêt marqué pour les excréments. Nessim et Grischa se délectaient souvent à jouer en répétant plusieurs fois des mots comme « cacapopo-pipi ». Lors d’un séjour en vacances, Nessim s’arrêtait devant chaque tas de fumier, disait tout réjoui « caca » et voulait savoir de quelle bête cela venait. Nous nous arrêtions à chaque fois et expliquions patiemment : cela vient du cheval, cela vient de l’âne. Nous essayions d’encourager l’intérêt nouvellement éveillé de Nessim pour les excréments et de ne manifester aucun sentiment de dégoût. Il nous semblait nécessaire, non seulement de laisser faire Nessim, mais encore, à cause de son développement antérieur, d’approuver clairement son intérêt anal. L’influence se fait sentir au bout de deux ans dans la commune par une relation beaucoup moins contraignante à la propreté. Les excréments n’intéressent plus spécialement Nessim, mais il ne manifeste plus de dégoût. Sa façon de peindre est devenue plus généreuse. Maintenant il peint aussi de grandes surfaces avec des couleurs vigoureuses. On n’observe plus de symptômes obsessionnels comme celui décrit plus haut de ne pas marcher sur les traits. Dans tout son comportement, il est devenu plus libre et moins inhibé. Cette attitude d’approbation affective et pas seulement intellectuelle de l’analité ne nous est devenue possible qu’après que nous eûmes libéré quelques unes de nos propres motions pulsionnelles refoulées (Eike par exemple n’éprouvait plus de dégoût en nettoyant l’évier). 1


Deuxième phase : relâchement des fixations Après être rentrés dans la commune, les enfants ont pendant des mois eu l’impression traumatisante d’avoir perdu leur mère. Grischa développa un appétit énorme. Elle portait tous les objets à sa bouche et réclamait avec véhémence un hochet à sucer, avec lequel elle se promenait dans la rue. Son absorption de nourriture avait un aspect nettement agressif. Cette régression à un stade où étaient privilégiées les formes de comportement orales exprimait le désir de retourner à l’état d’avant la séparation d’avec la mère. Grischa ne pouvait tout d’abord pas exprimer ouvertement les pulsions agressives à l’égard de sa mère, reposant sur la colère causée par la disparition intermittente de celle-ci. Mais ces pulsions se manifestaient comme composante de son appétit dévorant et agressif. Quand on ne cédait pas aux désirs de Grischa, elle se jetait souvent sur le sol en criant, se roulait sur le ventre et il était impossible de lui adresser la parole. Si quelqu’un l’attrapait, elle se défendait à coups de pied et hurlait : « Laissez-moi ! » Au cours des premiers mois, Nessim repoussait toutes les manifestations de tendresse venant de femmes. Lorsqu’elles voulaient le caresser ou le prendre dans leurs bras, il les repoussait en disant : « Laisse-moi ! » Il ne demandait jamais sa mère. Lorsqu’il voulait quelque chose, il exprimait la plupart du temps son désir sur un ton geignard, pleurnichard. Les premiers temps, les enfants se réveillaient en criant presque toutes les nuits. Il était impossible de leur faire dire ce qui les tourmentait. Ils ne répondaient pas aux questions, mais continuaient à pleurer, crispés. Le programme visant à diminuer peu à peu la fixation des enfants sur leurs parents n’a pas été tout de suite réalisable. Lors des disputes entre les enfants, lorsqu’ils avaient besoin de tendresse ou dans les situations susceptibles de créer une angoisse, les enfants se tournaient la plupart du temps vers leurs parents. Mais avec le temps, il s’avéra que la possibilité qu’avaient les enfants dans la vie quotidienne de décharger pour ainsi dire à titre d’essai leurs affects sur d’autres adultes, leur a peu à peu permis de manifester une certaine agressivité à l’égard de leurs parents. Nessim surtout avait longtemps évité toute manifestation d’agressivité vis-à-vis de son père. Compte rendu. « Nessim, Jan et Eike sont assis dans la grande pièce. Jan et Nessim chahutent. Jan essaie d’attraper Nessim, Nessim s’échappe, revient lentement, et essaie de battre Jan. Nessim participe très intensément à ce jeu, rit, s’amuse. Il n’a pas besoin de faire attention et tape tant qu’il peut, sans exprimer aucune crainte. Brusquement, nous sommes interrompus. Le téléphone sonne et Jan y va. Eike essaie entre-temps de continuer à jouer avec Nessim. Mais Nessim est comme transformé : il cesse immédiatement, visiblement il ne peut pas se battre avec Eike, il prend un ton geignard et dit : « Non, j’veux pas. » Mais après le coup de téléphone, la bagarre avec Jan reprend aussitôt. »

Maintenant Nessim se bat aussi avec Eike ou l’insulte quand il s’est mis en colère après lui. Cette faculté d’extérioriser des pulsions agressives contre ses propres parents s’est développée parallèlement à la faculté de diriger aussi vers les autres adultes de la commune son besoin d’amour. Ce caractère exclusif des fixations libidinales sur les parents s’est trouvé 1


diminué dans la mesure où les relations des adultes entre eux s’imprégnaient d’un caractère plus libidinal. C’est à l’époque où nous avons fait l’analyse que le groupe a atteint son plus haut degré d’intimité et de stabilité. L’intégration de chacun à l’intérieur du groupe n’était plus un simple programme, nous développions un fort attachement libidinal les uns avec les autres. Au cours de cette phase, il était de plus en plus fréquent que les enfants se tournent avec leurs besoins vers d’autres adultes que leurs parents. La réaction de défense qu’avait Nessim vis-à-vis des femmes disparut en partie. Il se mit peu à peu à apprécier leurs manifestations de tendresse et à en avoir envie. Grischa développa un fort attachement envers Eberhard. Tandis que jusqu’alors Nessim avait toujours nettement dominé ses jeux, attribuant toujours à Grischa des fonctions de faire-valoir, celle-ci commença à développer ses propres jeux. Elle cessa de se rouler par terre et de crier la nuit. Plus les adultes faisaient tomber les barrières affectives au cours de l’analyse, plus leur comportement à l’égard des enfants devenait spontané et peu intellectualisé. Les enfants avaient d’abord été en marge dans notre commune et nous leur accordions maintenant une attention de plus en plus grande. Les motions pulsionnelles refoulées dont nous prenions conscience au cours de l’analyse, nous les retrouvions chez les enfants et développions ainsi une compréhension beaucoup plus grande pour leurs formes d’expression non verbales. La plus grande sensibilité acquise par l’analyse et par l’observation intensive des enfants, nous a aidé à mieux comprendre nos propres désirs et besoins cachés. Extrait d’un compte rendu de Eike, 23 avril 1968 « Le soir, les deux enfants sont au lit. Je caresse Nessim, je caresse aussi son pénis. Grischa : « Je veux aussi avoir un « pénis ». J’essaie de lui dire qu’elle a un vagin que l’on peut aussi caresser. Grischa refuse cette réponse : « Je veux avoir un pénis pour pisser. » Il me vient à l’esprit une conversation que j’ai eue avec le psychanalyste Hans Kilian, au cours de laquelle nous avions émis l’hypothèse que les hommes n’avaient plus besoin de considérer le pénis comme leur propriété exclusive. Je dis : « Grischa, mais tu peux avoir celui de Nasser (= de Nessim). Tu peux caresser son pénis. » Grischa veut tout de suite commencer à caresser le pénis de Nasser. Nessim refuse, il redoute probablement un acte agressif de la part de Grischa contre son pénis. Je dis qu’il faut caresser le pénis très gentiment. Nessim est maintenant d’accord, mais veut aussi caresser le vagin de Grischa. Grischa refuse comme Nessim vient de le faire. Je dis qu’il faut aussi caresser le vagin très gentiment. Tous les deux sont maintenant d’accord mais se disputent pour savoir qui va commencer. Nessim est d’accord pour que Grischa caresse d’abord son pénis. Ils se disputent pour savoir combien de fois Grischa peut le caresser. Elle veut « beaucoup de fois », compte sur ses doigts. Nessim ne veut la laisser faire qu’une fois. Je dis quelque chose pour les mettre d’accord. Grischa caresse très doucement avec un doigt le pénis de Nessim, ensuite Nessim caresse tout aussi doucement le vagin de Grischa. Puis ils essaient de faire l’amour. »

La faculté qu’a Eike de comprendre la situation des enfants et de leur faire surmonter la peur qu’ils ont de laisser toucher leurs parties génitales est sûrement liée au fait qu’au cours de l’analyse il a revécu sa propre peur de la castration et l’a mieux élaborée. Les enfants remarquent très tôt la différence entre les sexes. Son élaboration émotionnelle et rationnelle est une des étapes les plus importantes dans le développement de la personnalité enfantine. Comme on le voit dans le compte rendu, nous essayions de nous comporter de telle sorte que la différence sexuelle ne soit pas ressentie par les enfants 1


comme une menace source de peur, mais comme la possibilité d’avoir une relation tendre avec d’autres personnes.

Non pas tolérer, mais approuver la sexualité enfantine ! Une attitude positive à l'égard de la sexualité enfantine signifie pour nous, non seulement que l'on explique ouvertement aux enfants les fonctions sexuelles, mais aussi que l'on approuve effectivement les sensations de jouissance venant des parties génitales qu'éprouvent les enfants. À quel point la sexualité enfantine est importante pour la conception des rôles sociaux et des capacités sociales, c'est ce qui ressort du compte rendu suivant rédigé par Christel : Le 25 février 1968, le soir, les enfants sont au lit, ils bavardent avec Christel et Petra. Point de départ : les bébés (Nessim s'y été déjà intéressé assez souvent). Nessim : C'est petit comment un bébé ? (En montrant avec les mains qu'il rapproche de plus en plus.) Christel : Ils sont à peu près grands comme cela quand ils naissent. (Montre avec les mains.) Nessim : Qu'est-ce que c'est naître ? Christel : Les bébés sont d'abord tout petits (geste) et puis ils grandissent dans le ventre de la femme - tu as sûrement déjà vu dans la rue une femme avec un très gros ventre. Elle avait un bébé dans le ventre et quand il est grand, il sort. (Elle montre la taille.) Nessim : Comment ? Christel : Par le vagin. Nessim : Et comment il arrive dans le vagin ? - Moi je n'étais pas dans le vagin. Christel : Non les bébés grandissent dans le ventre de la femme. Nessim : Moi aussi, j'ai eu un bébé. Petra : Non, mais tu as été un bébé… Christel : Il n'y a que les femmes qui peuvent avoir des bébés. Tu sais bien que Grischa a un vagin et toi un pénis. Quand un garçon et une fille s'aiment beaucoup, le garçon met son pénis dans le vagin de la fille. Quand vous serez plus grand vous pourrez aussi le faire. À ce moment-là des tas de grains de semence coulent du pénis dans le vagin et cela fait un bébé. Mais cela dure longtemps avant que le bébé soit assez grand pour sortir. Nessim : Grischa a un vagin ; (à Petra :) toi aussi ? Petra : Oui. Nessim : Moi j'ai un pénis, je peux conduire une voiture. Petra : On ne peut conduire que si on a un pénis ?

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Nessim : Il n'y a que les garçons qui savent conduire. Petra : Mais moi je sais conduire et je suis une fille. Nessim : Mais pas Christel ! Petra : Mais elle peut apprendre, comme toi, il y a des école pour cela. Nessim : Grischa aussi peut apprendre ? Petra : Oui. (Elle lui explique comment on apprend, qu'il y a des moniteurs, etc. Pendant ce temps, Grischa participait très peu, écoutait, mais visiblement n'était pas aussi intéressée que Nessim.) Christel : Grischa, tu as entendu ce que je viens de raconter ? Grischa : Oui, mais maintenant c'est moi qui vais raconter quelque chose, hein ? Mais d'abord il faut qu'ils se taisent. (Elle dit quelque chose de tout à fait sans rapport…) Christel : Recouchez-vous, vous voulez que je vous raconte encore quelque chose ? Nessim : Oui, quelque chose sur les moniteurs et sur conduire des voitures. Christel : Tu ne veux plus que je parle des bébés, tu as tout compris ? Nessim : Non, seulement des moniteurs et de conduire… « Nessim nous montre ici clairement comment les choses sont chargées d'énergie sexuelle. Nessim relie dans son imagination l'autonomie liée à l'acte de conduire, le sentiment de force et de supériorité, avec la possession de l'appareil génital masculin. Nous observons ici la façon dont la soi-disant infériorité sociale de la femme, son manque d'autonomie et d'activité sont psychiquement motivés par l'appréciation négative que font les enfants de l'appareil génital féminin. Cette appréciation négative est l'expression de l'oppression séculaire des femmes par les hommes. Elle est sans cesse transmise par l'éducation, quand on prescrit aux garçons certaines activités considérées comme viriles, alors que les filles doivent jouer un rôle essentiellement passif de ménagère, selon les méthodes d'éducation traditionnelles. La surestimation de l'appareil génital masculin mène d'une part à une appréciation psychiquement négative de la femme ; d'autre part elle augmente chez les garçons la peur d'être privé par la castration de l'organe dont ils font si grand cas et donc de devenir comme les femmes. Dans l'éducation moyenne, on explique ainsi la différence sexuelle : « Les garçons ont un pénis, les filles n’en ont pas : » On réduit ainsi la différence sexuelle au fait d’avoir ou de ne pas avoir un organe visible. « Nous nous sommes efforcés en revanche d’affirmer aux enfants l’égalité des appareils génitaux masculin et féminin pour le gain de plaisir, et en même temps d’éviter une répartition des différents jeux des enfants selon l’appartenance à des rôles soi-disant masculins ou féminins. (Ce comportement nous a été facilité par le fait que nous avions supprimé dans notre vie quotidienne la répartition traditionnelle des activités selon les sexes.) Nous pensions ainsi pouvoir réagir contre une attitude fétichiste à l’égard de biens de consommation pris comme objet de compensation sexuelle. La voiture devient entre autre un objet d’amour parce qu’à travers sa possession on se procure inconsciemment un pénis fort et impressionnant. Lorsque la peur de la différence sexuelle est diminuée, une satisfaction plus réelle dans les relations génitales devient possible. La voiture — tout comme d’autres objets de consommation — peut être envisagée de façon plus neutre comme un objet utilitaire et sa valeur utilitaire peut être envisagée de façon critique. Alors qu’avant les enfants voulaient toujours absolument conduire notre voiture dans la rue (nous le leur permettions selon les possibilités), ils en sont peu à peu venus à réaliser leurs désirs dans leurs jeux. Ils ont accepté le fait que conduire une voiture demande les capacités d’un adulte. »

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Ce compte rendu est un exemple du fait que l’on doit tout dire à des enfants de quatre ans, en appelant par leur nom aussi simplement que possible les choses auxquelles l’enfant s’intéresse essentiellement. Il n’est pas forcément souhaitable de remplacer tout de suite l’imagination et les théories sexuelles de l’enfant par une explication (scientifiquement) juste et complète, comme le 1 fait Vera Schmidt dans un exposé sur « Le développement de l’instinct de connaissance chez l’enfant », parce qu’il peut arriver qu’en agissant ainsi on demande trop à l’enfant et qu’on l’angoisse. Il est essentiel de dissiper la confusion qui préoccupe et inquiète justement l’enfant et de ne pas la recréer par une trop grande sollicitation intellectuelle. « Ces notes nous montrent comment un enfant qui n’est pas en mesure de résoudre par lui-même les questions qui ont trait à la naissance se trouve dans un état d’énervement, tout comme lorsqu’il ne peut satisfaire n’importe lequel de ses autres instincts. Et inversement, la résolution de la question qui le torture conduit à une détente affective, à un complet apaisement ; l’enfant s’endort rapidement — tout se passe comme si l’enfant avait obtenu la satisfaction sexuelle qui lui était nécessaire. » (Vera Schmidt)

Comme le montre le compte rendu de Christel, ces faits nous étaient à l’époque encore inconnus. En faisant notre propre critique, il nous faut remarquer que nous avons souvent ignoré dans notre éducation les idées que les enfants se faisaient de la sexualité. (Voir la brochure n°4 de la série du comité central des boutiques d’enfants socialistes de Berlin-Ouest : Libérez la sexualité des enfants !) Une attitude d’approbation à l’égard de la sexualité des enfants conduira tôt ou tard leur intérêt sexuel à se tourner aussi vers l’appareil génital des adultes. C’est là que se situe la plupart du temps dans l’ « éducation libre » la limite qu’imposent à la soif de connaissance sexuelle des enfants les propres inhibitions des adultes. Compte rendu d’Eberhard, le 4 avril 1968 « Après s’être déshabillée, Grischa vient vers moi : ‘Je veux dormir avec toi.’ Comme je suis fatigué et frustré, je m’allonge tout habillé près d’elle sur le lit, je veux qu’elle s’endorme le plus vite possible. Grischa me tient éveillé avec des feuilles de journal et des questions. Je n’ai pas le droit de fermer les yeux. Comme je lui demande pourquoi, ce que je dois regarder, elle ne répond pas. Elle est seulement très agitée, se frotte les jambes l’une contre l’autre, met la couverture, tire à plusieurs reprises sur son pull-over et son collant. Comme je ne trouve rien à répondre à son intérêt sexuel, au bout de vingt minutes, elle retourne frustrée dans sa chambre avec son oreiller. Comme je la suis, elle me jette d’abord dehors, et puis il faut que je raconte des histoires et que je m’allonge près d’elle. Nessim est déjà en train de s’endormir, c’est pourquoi elle me murmure je ne sais quelles questions que je ne comprends pas. Je ne réussis pas à lui faire sentir le besoin de sommeil. Lorsque je lui demande si elle veut dormir dans sa chambre ou chez moi, elle va toute contente dans ma chambre. Je m’allonge près d’elle sur le lit en slip et en T-shirt. Grischa dit qu’elle n’a pas besoin de couverture pour s’endormir. Et il ne faut pas que je ferme les yeux. Puis elle veut me caresser les mains et le visage. Je n’ai le droit de la caresser que lorsqu’elle m’a caressé, et même alors seulement rapidement. Il faut que je remonte ma chemise pour qu’elle me caresse le ventre. Je suis allongé sur le dos. Grischa caresse mon ventre et prend mes côtes saillantes pour des seins. Je lui explique que ce sont des côtes, que je n’ai qu’une poitrine plate et des mamelons. Elle caresse mes mamelons et me montre les siens. Nous parlons de la poitrine des filles lorsqu’elles sont grandes. Puis elle veut caresser mon ‘popo’. 1

Psychanalyste qui fonda à Moscou, en 1921, un jardin d’enfants antiautoritaire. (N.D.T.) 1


Il faut que je me retourne. Elle descend mon slip et me caresse les fesses. Lorsque je me tourne à nouveau pour caresser le sien comme elle le veut, son intérêt se concentre aussitôt sur ‘pénis’. Elle le caresse et veut le ‘fermer’ (tirer le prépuce sur le gland), jusqu’au moment où je suis très excité et mon pénis devient raide. Elle rayonne et le caresse quelques minutes avec des commentaires comme : « Caresse ! Regarde pénis ! Grand ! Ferme-le ! Fais le petit ! » Elle est à genoux à côté de moi, rit et, de tout son corps, ne remue que les mains. J’essaie un peu de lui parler de son vagin, de lui dire que j’aimerais bien la caresser aussi, mais elle ne se laisse pas interrompre. Il y a ensuite une autre ‘réaction’ : elle attrape mon pénis de la main gauche, veut enlever son collant et dit : « Mets-le dedans. » Evidemment je m’attendais à quelque chose de ce genre (Marion avait parlé de jeux dans la baignoire où Nessim mettait son pénis devant Grischa et où celle-ci se penchait en arrière de telle sorte qu’on puisse « mettre pénis dans vagin », ce qui ne réussit pas, faute d’érection), mais j’étais tellement inhibé que je me suis empressé de dire qu’il était trop grand. Làdessus Grischa abandonne aussitôt son idée, mais ne se laisse caresser le vagin qu’avec réticence. Puis elle va chercher une glace dans laquelle elle regarde mon pénis et son vagin. Après avoir recommencé à me caresser et à essayer de « fermer », elle réitère « Mets le dedans », cette fois plus énergiquement qu’avant. Moi : « Essaye ». Elle met mon pénis devant son vagin et constate ensuite, résignée : « Trop grand ».

L’intérêt sexuel des enfants lorsqu’il n’est pas inhibé par des intimidations et des interdictions, va jusqu’à des imitations semblables au coït de la sexualité des adultes. Comme on le voit dans le compte rendu, les enfants réalisent eux-mêmes l’impossibilité de satisfaire leurs désirs génitaux avec des adultes. Pour que les enfants puissent vraiment vivre cette expérience, il fallait que les adultes non seulement ne formulent aucune interdiction, mais encore qu’ils puissent dominer leurs propres inhibitions. L’expérience faite consciemment agit pour les enfants comme une incitation à satisfaire leur sexualité de façon plus conforme à la réalité avec des gens de leur âge plutôt qu’avec des adultes. La première condition de cette meilleure maîtrise de la réalité est que les enfants grandissent dans une communauté d’enfants.

Établissement de garde Non seulement le jardin d’enfants municipal ne remplit pas cette condition, mais encore il agit de façon inhibante sur le développement des enfants. Au début, nos enfants aimaient bien aller à la garderie. Mais, au bout de quelques semaines, ils manifestèrent une aversion de plus en plus nette. Ils refusaient de s’habiller le matin, voulaient absolument rester à la maison et il fallait presque tous les jours les convaincre d’y aller. Grischa s’asseyait souvent sur le trottoir en chemin, disait : « je ne veux pas aller au jardin d’enfants » et hurlait si on la soulevait. Lorsque nous allions chercher les enfants l’aprèsmidi, ils étaient la plupart du temps très agressifs l’un avec l’autre. Ils se disputaient par exemple pour savoir qui tiendrait la main droite, voulaient absolument du chewing-gum ou des sucreries, ou bien qu’on les porte dans les bras. Ils cherchaient des occasions de se battre. La plupart du temps il s’écoulait une heure après le jardin d’enfants avant qu’ils soient capables de se concentrer sur leurs jeux. Pour les libérer de la rage accumulée au jardin d’enfants, nous ne trouvions parfois rien de mieux que d’encourager les enfants à briser des bouteilles avec un marteau. À la maison ils voulaient la plupart du temps se mettre tout de suite tout nus. Il n’est jamais arrivé qu’ils continuent à la maison des jeux 1


commencés au jardin d’enfants. Ils ne répondaient que très peu ou pas du tout à nos questions sur ce qu’ils avaient fait à la garderie. Ce que nous observions par nous-même en conduisant les enfants et en allant les chercher nous montrait que le jardin d’enfants n’était rien d’autre qu’un établissement de garde et de dressage. Les enfants étaient parqués dans des pièces minuscules. Les possibilités de jeu étaient limitées à des jeux sur des tables. Une arrière-cour sinistre, équipée de quelques barres et de caisses de sable, servait de parc de jeu. Il n’y avait pas d’endroit pour dormir à proprement parler, mais à midi on installait dans la pièce des lits de camp de style militaire et après la sieste on les enlevait. Une seule jardinière devait s’occuper d’au moins douze enfants (parfois plus de vingt). Dans ces conditions, il était impossible, même avec la meilleure volonté, de répondre aux besoins des enfants – et cela, c’était dans le quartier bourgeois de Charlottenburg ; nous savons que c’est bien pire dans d’autres jardins d’enfants. Les monitrices représentaient pour les enfants une instance essentiellement disciplinaire, qui interdisait et ordonnait. La plupart du temps, elles décidaient des jeux auxquels on devait jouer. Il était impossible de jouer à la même chose pendant un temps assez long ; les jeux étaient sans cesse interrompus par un emploi du temps rigide. Toutes les possibilités d’activité des enfants étaient déformées au jardin d’enfants en des actes obligatoires humiliants et déplaisants. On mangeait soumis à la contrainte de devoir tout manger. Celui qui avait fini le dernier était humilié et traité de « lambin ». Le repas devenait ainsi une espèce de domaine de compétition. Il n’était pas possible pour les enfants de se reposer seulement s’ils en éprouvaient le besoin, la sieste était obligatoire pour tous, même si les enfants n’étaient pas fatigués. La raison objective pourrait bien être que les deux heures étaient pour les monitrices surmenées une occasion de se reposer elles-mêmes un peu. On ordonnait aux enfants : « Fermez les yeux ! » Tout contact entre les enfants durant la sieste était interdit. L’intérêt des enfants pour la sexualité et leurs fonctions corporelles était sans cesse censuré. En allant les chercher nous avons plusieurs fois assisté à une scène où on chassait des enfants des toilettes quand ils voulaient regarder ceux qui y sortaient. Les besoins des enfants devaient perpétuellement être articulés par les interdictions des adultes. Les enfants ne pouvaient pas apprendre à mettre leurs propres besoins en harmonie avec ceux des autres. Une communauté d’enfants devrait faciliter à ceux-ci l’exercice d’un comportement social. Ils apprendraient ainsi que le fait d’imposer son propre intérêt peut limiter les besoins individuels d’un autre enfant. L’expérience de ce conflit est nécessaire pour le développement de relations suivies entre les enfants. Au jardin d’enfants, toutes ces possibilités étaient détruites dès le départ. Dans une communauté d’enfants, ceux-ci ont pour la première fois une chance réelle de se libérer des fixations d’autorité sur les parents. Car ils peuvent y apprendre à satisfaire une grande partie de leurs besoins avec des enfants du même âge et à ne pas toujours se tourner vers les adultes. D’après nos expériences, l’extension du couple parental à un collectif d’adultes ne suffit pas à elle seule. Seule une communauté d’enfants qui se développe indépendamment de l’espace vital des adultes forme une alternative avec la traditionnelle structure en triangle. 1


Troisième phase : la boutique d’enfants socialiste Pour les enfants, la contradiction entre la relativement grande liberté dans la commune et la discipline stricte et la répression au jardin d’enfants devenait de plus en plus insupportable. Cette contradiction devenait de plus en plus forte au fur et à mesure que nos relations avec les enfants se développaient plus spontanément et donc qu’ils pouvaient mieux satisfaire leurs besoins dans la commune. Nous-mêmes étions ainsi de plus en plus confrontés à la nécessité de créer une communauté d’enfants. Au début de février 1968, nous avons pris le rapport de V. Schmidt sur le foyer d’enfants de Moscou pour approfondir la discussion sur les problèmes de l’éducation des enfants. Dans la préface de cette brochure, nous avons exposé l’idée que nous nous faisions d’une communauté d’enfants. Nous pensions à un foyer d’enfants dans lequel ceux-ci coucheraient aussi. Cette idée a coïncidé avec le travail du comité d’action pour la libération de la femme qui à peu près au même moment a fondé à Neukölln et à Schöneberg les deux premières boutiques d’enfants. Des boutiques vides furent louées, rénovées, et installées pour recevoir des enfants. Il y avait dans ces boutiques environ huit enfants et chaque jour à tour de rôle deux parents. Dans les mois qui suivirent de nouvelles boutiques furent fondées dans d’autres quartiers. Comme notre plan coûteux d’un foyer d’enfants basé sur la psychanalyse n’était pas réalisable avant un temps infini, que d’autre part nous ne voulions plus envoyer nos enfants au jardin d’enfants municipal, nous sommes allés en avril aux discussions préparatoires à la création d’une autre boutique d’enfants. Nous avons décidé d’organiser quotidiennement des sorties au bord de la Havel avec tous les enfants, jusqu’à ce que nous nous soyions procuré un endroit qui convienne. La plupart des enfants ne voulaient venir que si leurs parents ou au moins l’un d’eux les accompagnaient. Donc les premiers temps les parents venaient aussi pour habituer les enfants à cette nouvelle expérience. La peur qu’ils avaient de s’en aller avec des adultes et des enfants étrangers n’était pas une peur névrotique de la séparation, mais résultait du fait de cette nouvelle expérience qui les mettait en présence d’un grand nombre d’enfants et d’adultes qu’ils ne connaissaient pas. Au bout de quelques semaines cette peur avait disparu chez la plupart des enfants, seuls les très jeunes enfants (deux-trois ans) et quelques uns parmi les plus vieux continuèrent à exiger que leurs parents les accompagnent. Nos enfants n’ont eu sur ce point aucune difficulté. Lors des discussions hebdomadaires des parents nous avions dès le début défendu l’idée que nous devions trouver une personne « neutre » pour les enfants, qui les accompagnerait toujours dans les sorties et plus tard serait dans la boutique d’enfants. Sur ce point, nous nous écartions des idées et de la pratique des autres boutiques d’enfants dans lesquelles les parents se relayaient quotidiennement. Les expériences de sorties quotidiennes confirmèrent notre idée. Tout d’abord, les enfants dont les parents participaient alternativement aux sorties avaient des difficultés particulières : ils étaient spécialement agressifs, devaient sans cesse s’assurer de leur père ou de leur mère, ne pouvaient en partie pas supporter que d’autres enfants s’adressent à leurs parents pour résoudre leurs besoins et avaient ce jour-là des difficultés à jouer avec les autres enfants ; la plupart du temps, ils voulaient jouer à quelque chose et que leurs parents les regardent. 2


Cette situation était tout aussi nouvelle pour les parents. Ils avaient surtout des difficultés à se comporter comme d’habitude à l’égard de leurs propres enfants et tombaient dans une neutralité forcée en essayant de traiter leur enfant comme les autres. Cela intensifiait naturellement l’angoisse de leur propre enfant. Environ un mois après le début des sorties nous avons trouvé une jardinière d’enfants qui depuis est continuellement avec les enfants. Elle avait quitté son travail au jardin d’enfants municipal parce qu’elle y était contrainte par les conditions objectives de travail à soumettre sans cesse les enfants à des règlements. En collaboration avec les parents, elle a essayé d’organiser la boutique d’enfants de telle sorte que les enfants puissent y développer plus de liberté et d’initiative personnelle. (Les résultats pratiques et théoriques obtenus jusqu’à maintenant dans les boutiques d’enfants sont publiés dans une série de brochures éditées par le comité central des boutiques d’enfants socialistes de Berlin-Ouest. Une brochure détaillée sur cette boutique d’enfants a également été publiée.) Pour les enfants la monitrice était essentiellement une personne qui ne formulait que peu de restrictions et d’interdictions, mais les incitait à des activités agréables. Au bout de peu de temps, les enfants ont développé une grande affection à son égard et ils aimaient beaucoup aller à la boutique d’enfants. À travers cet attachement libidinal à la monitrice, une partie de l’attachement aux parents causé par l’angoisse a pu être supprimée. C’est seulement ainsi que les enfants ont pu établir entre eux des relations plus stables et qu’a pu naître une communauté qui existait par elle-même.

Commune et boutiques d’enfants Après que les enfants eurent fait plus ample connaissance, Nessim et Grischa exprimèrent souvent le désir de passer la nuit chez d'autres enfants. Lorsque c'était possible, nous avons toujours soutenu cet intérêt. Les autres enfants étaient contents lorsque Nessim et Grischa ou l'un des deux voulaient passer la nuit chez eux. Peu après que les enfants eurent commencé à aller tous les jours à la boutique d'enfants, les autres enfants ont aussi souvent voulu rentrer à la maison avec d'autres enfants. Mais ils n'ont jamais voulu y passer la nuit. Dans l'attitude hésitant entre le besoin d'être avec d'autres enfants, même après la boutique d'enfants et le refus d'y passer la nuit, l'emportait la plupart du temps la peur d'être séparé des parents. Après six mois d'expérience continue dans la boutique d'enfants, cette peur a nettement diminué. Nessim, Grischa et S. aimaient bien passer la nuit chez d'autres enfants et le faisaient souvent. Lorsqu'ils arrivent le matin au magasin, les autres enfants leur demandent souvent de les accompagner chez eux le soir. Parfois ils promettent même quelque chose aux trois ou à l'un d'eux s'ils viennent avec eux le soir. Cela montre clairement que les autres enfants ressentent fortement le besoin d'être le soir aussi avec d'autres enfants. Pourtant ils ne veulent pas passer la nuit ailleurs, ou seulement si leurs parents sont avec eux. Il faut que les enfants soient sûrs que leurs parents approuvent le fait qu'ils dorment avec d'autres. En ce qui concerne les parents dont les enfants ne veulent pas dormir chez quelqu'un d'autre, on peut supposer qu'ils refusent inconsciemment de ne pas avoir les enfants à la maison la 2


nuit. De la part des enfants s'exprime donc clairement le désir d'étendre la communauté d'enfants au-delà de la boutique. Il y a des tendances semblables dans le groupe des parents. Depuis longtemps on discute pour savoir si les adultes qui jusqu'à présent ne vivent pas dans une communauté devraient aussi s'installer dans des communes. Dès le début, il y avait dans toutes les familles restreintes participant à la boutique d'enfants de fortes tensions entre les membres du couple. Au cours du travail en commun dans la boutique d'enfants, il est devenu évident pour tout le monde qu'il n'était plus possible que ces couples continuent à vivre ensemble. Dans le travail en commun de la communauté des parents étaient mises en question des formes de réaction à l'égard des enfants qui s'étaient accentuées un peu plus chaque année. Lors d'une des premières séances, une mère prétendait encore de son fils âgé de quatre ans : « Il ne s'intéresse absolument pas à son pénis. Parfois il le prend et dit qu'il lui fait mal. Mais il s'en laisse aussitôt distraire. » Ou un autre couple de parents : « Nous dormons toujours nus ensemble devant nos enfants. Cela ne les intéresse absolument pas. » La perception d'intérêts ouvertement sexuels chez d'autres enfants dans la boutique d'enfants et les discussions en commun à ce sujet firent que les parents ne purent bientôt plus refouler les manifestations sexuelles de leurs enfants.

Les enfants comme objets destinés à détourner les conflits Dans presque tous les couples, les enfants assument dans le système psychique de leurs parents la fonction d'écran de projection pour leurs propres conflits, angoisses et regrets. « C'est ainsi que l'on retrouve le transfert dans les relations affectives entre parents et enfants. Des parents soumis à des conflits de névrose chroniques ont souvent inconsciemment tendance à revivre avec l'aide de leur enfant une ancienne conjoncture traumatisante. Ils manifestent à l'enfant des sentiments, qui en fait ne s'adressent pas à lui, mais à un partenaire peut-être disparu depuis longtemps. L'enfant doit sans le savoir jouer le rôle de cette figure de l'arrière-plan biographique. On lui impose ce rôle. De tels transferts parentenfant sont favorisés lorsqu'on retrouve effectivement chez l'enfant certains traits qui correspondent à des traits du partenaire ou du moins leur ressemblent beaucoup, à partir desquels le père ou la mère veulent inconsciemment faire la relation avec l'enfant. » (Horst-Eberhard Richter, Parents, enfants et névroses.)

On observe aussi ces transferts chez des parents qui ne sont pas franchement névrosés. Dans la communauté de parents et par l'observation d'autres enfants, une partie des projections inconscientes est devenue accessible à la conscience. Les parents étaient ainsi plus contraints de régler leurs conflits l'un par rapport à l'autre, au lieu de les transférer sur leurs enfants. La boutique d'enfants représentait pour les enfants une sécurité et les parents n'avaient plus besoin de s'occuper seuls et exclusivement de leurs enfants respectifs ; sur cette base, on a laissé éclater ouvertement à l'intérieur des couples des conflits qui avaient toujours été refoulés. La question « que deviendront les enfants si nous nous séparons ? » a un peu perdu de son angoisse réelle et psychiquement motivée, depuis que dans la boutique d'enfants a commencé à apparaître un sentiment de responsabilité collective à l'égard des enfants. Pour les femmes surtout, cela signifie être libérées de l'obligation de toujours s'occuper des enfants. Le but provisoire que s'était fixé le comité d'action pour la libération de la femme en fondant les magasins d'enfants commence à se réaliser : soulagée de certains travaux, la femme a la possibilité de reconnaître ses propres intérêts et de les imposer même contre la résistance de l'homme. 2


Quatrième phase : extension de la communauté Nos premières idées, dans une certaine mesure utopiques, sur une communauté d'enfants ont subi des révisions sensibles au cours de la mise en pratique de la boutique d'enfants. Nous croyions au début qu'il était possible pour les enfants de former une communauté qui établirait ses propres règles, développerait ses propres intérêts en matière de jeu et réglerait elle-même les conflits au sein du groupe. Nous pensions que les adultes devaient intervenir aussi peu que possible et que le groupe des enfants pourrait ainsi développer une certaine autonomie et une certaine capacité d'opposition aux adultes. On peut effectivement constater dans le groupe des enfants une certaine résistance à l'égard du comportement répressif de certains adultes. Compte rendu de la boutique d'enfants, novembre 1968. « T., la monitrice marche avec les enfants dans le parc sur le gazon. Un garde arrive. Il dit à T. : "Cela ne va pas. Je vais appeler la police. Vous êtes chargée de les surveiller et d'empêcher les enfants de marcher sur le gazon." T. : "En quoi est-ce que cela abîme le gazon si les enfants y marchent ou y jouent?" Les enfants crient à plusieurs : "Il est bête ce type. Tu es bête." Ils demandent au gardien : "Pourquoi on peut pas jouer dessus ?" Le gardien crie aux enfants : "Je vais appeler la police. Allez-vous-en immédiatement !" Les enfants continuent à marcher sur le gazon et disent : "Mais on est en train de jouer." Le gardien monte sur sa bicyclette fou de rage et s'en va. »

Mais dans quelle mesure la communauté d'enfants peut-elle aussi assumer une fonction psychiquement libératrice et suscitant une prise de conscience de la réalité dans les conflits avec les personnes de référence importantes, les parents ? Nos expériences montrent que les conflits principaux sont, après comme avant, réglés par rapport aux parents. (Cela vaut — de façon restrictive — pour la seule expérience empirique sur laquelle on puisse s'appuyer jusqu'à présent, celle faite avec des enfants qui avaient déjà vécu un certain temps dans des familles restreintes avant d'entrer dans des communes ou des communautés d'enfants.) Nous devons donc nous demander quelles conditions marginales favorables peuvent offrir commune et collectivité d'enfants pour un règlement de ces conflits qui tende à renforcer le moi. Cela suppose que les parents approuvent affectivement la communauté d'enfants et n'essaient pas inconsciemment d'attacher les enfants à eux. (Voir ci-dessus l'exemple quand il s'agit de passer la nuit chez d'autres gens.) La position favorable des parents dépend à son tour du degré de leur intégration dans la commune ou dans la communauté de la boutique d'enfants. On peut dégager abstraitement deux conditions au succès de l'intégration : 1. Un assez grand nombre d'intérêts communs ; 2. Le développement de méthodes à l'aide desquelles on peut atteindre à une plus grande sensibilité à l'égard des émotions des autres membres du groupe. Dans la Commune 2 demeurait toujours la difficulté que tous les individus n'avaient jamais un intérêt commun productif (par exemple, un travail politique). En outre, notre tentative de trouver des méthodes susceptibles de dissoudre les affects et d'élargir le 2


champ de conscience se ramenait essentiellement à l'analyse de groupe qui — comme on l'a dit ci-dessus — a dû être interrompue. Le développement d'autres méthodes (jeux en commun, absorption en commun de drogues élargissant le champ de conscience) n'en est qu'à son début. C'est pourquoi il y avait chez nous une fluctuation relativement forte. En février 1969, la mère de Grischa est partie vivre un certain temps avec d'autres gens, sans enfants, alors que Grischa est restée avec nous. Dans ces conditions restrictives, on ne peut pas démontrer entièrement empiriquement l'influence positive de la commune et de la communauté d'enfants sur les deux enfants qui vivent depuis presque deux ans dans la commune. Mais certains indices nous montrent que la communauté d'enfants offre une aide importante lorsqu'il s'agit de résoudre des conflits décisifs. À la boutique d'enfants, Grischa peut exprimer et extérioriser clairement son problème actuel, à savoir que sa mère n'habite plus dans la commune. Elle a parfois des accès de rage depuis que sa mère est partie. Les enfants demandent alors à T., la monitrice : « Qu'est-ce qu'elle a Grischa ? » T. explique alors que Grischa est triste parce que sa mère n'habite plus dans la commune. Là-dessus, la plupart du temps, plusieurs enfants vont vers Grischa, la caressent et la consolent. Les enfants essaient d'inclure à nouveau Grischa dans leurs jeux. Compte rendu des 17 et 18 avril. « La monitrice est le soir dans la commune. Grischa veut raconter à T. l'histoire d'une "drôle de femme". Elle raconte : "La femme a un nez blanc et une bouche rouge. Et des yeux comme Grischa. Mais leur couleur est bleu très clair. Et des cheveux de toutes les couleurs. C'est une sorcière. Ses chaussures sont en or et en argent. Et sa jupe aussi est de toutes les couleurs. Et elle a une blouse. Et il y a un bébé dessus. Tu ne trouves pas cela bizarre une blouse avec un bébé ?". Le lendemain à la boutique d'enfants : Grischa joue à la télé. Elle dit : "Je connais une sorcière très bizarre." Elle répète l'énumération de la veille au soir et dit finalement : "C'est maman." Ensuite elle joue (comme souvent ces derniers temps) à la famille avec I. Ils font la cuisine ensemble. Grischa parle tout le temps de son bébé. I. s'est allongé sur le matelas, a mis son pouce dans sa bouche, s'est laissé couvrir et caresser. Grischa va vers les autres enfants et les invite à venir voir son bébé. Lorsque la mère de I. vient le chercher, Grischa dit : "Il faut que j'habille mon bébé. On rentre." Eberhard vient chercher Grischa. Grischa dit : "Regarde, c'est mon bébé. Il faut que je dorme près de mon bébé." Eberhard lui assure qu'elle peut dormir chez I., mais lui redemande plus tard : "Tu ne veux pas venir avec moi à la maison ?" Grischa : "Non, mais je reviendrai demain à la maison. Tu peux venir me chercher demain." »

Dans la communauté, les enfants réussissent donc, même en présence d'un conflit traumatisant (comme la disparition de la mère de l'entourage immédiat), à opérer une élaboration assez conforme à la réalité. Grischa s'identifie avec un personnage de mère. En même temps, elle arrive à exprimer sa colère contre sa mère en la décrivant comme une sorcière. Elle n'a donc pas besoin de refouler le conflit. Cela ne signifie pas que le conflit a réellement été supprimé. Cela se voit à la réaction de Grischa quand sa mère vient à la boutique d'enfants. Elle se roule alors par terre, est agressive à l'égard de sa mère ou d'autres personnes, refuse d'aller à la maison ou crie : « Je veux aller chez ma grandmère. » Nessim qui autrefois n'osait pas manifester d'agressivité à l'égard de son père exprime maintenant ouvertement ses affects négatifs vis-à-vis de Eike. Il le bat, veut l'abattre ou exprime des désirs de mort, lui assurant : « Tu n'as plus qu'un jour à vivre. » Le groupe d'enfants et la commune ont sûrement eu une influence favorable dans cette libération des côtés agressifs de sa position ambivalente vis-à-vis de son père. 2


Compte rendu, avril 1969. « Eike fait la cuisine à midi au jardin d'enfants. Nessim le presse de s'en aller, tout seul avec lui. Eike dit : "Je ne peux pas. Il faut bien que je fasse à manger pour tous les enfants." On vient les chercher l'après-midi avec les autres enfants de la commune en voiture. Nessim veut que son père rentre avec lui tout seul en bus. Eike dit : "On peut faire cela, mais j'aimerais mieux rentrer avec les autres. Il pleut, et si on prend le bus il faudra marcher sous la pluie." Nessim est assez en colère. Il va vers I. et décide avec celui-ci de coucher chez lui. Dehors, Eike lui demande s'il ne veut pas l'accompagner à la commune (parce qu'il a réalisé que Nessim ne voulait dormir ailleurs que parce qu'il était en colère que Eike ait refusé de venir avec lui). Làdessus I. dit à Eike : "Nessim ne t'appartient pas. Il peut bien faire ce qu'il veut." Les enfants s'en vont avec le père de I. »

Cet exemple montre que la communauté permet aux enfants de vivre activement leurs pulsions agressives contre leurs parents. On ne peut pas encore dire pour l'instant quel rôle peuvent jouer les communautés d'enfants et les communes dans la modification de la structure de conflits typiques comme le complexe d'Œdipe. Mais on peut au moins poser l'hypothèse suivante à propos des communautés d'enfants et des communes dans leur rapport à la fonction de socialisation : elles permettent aux enfants de garder conscients les côtés négatifs de leur rapport ambivalent aux parents au lieu d'avoir à les refouler — comme c'est typiquement le cas dans la famille restreinte. L'énergie agressive refoulée ou bien se dirige alors contre l'individu lui-même ou bien fournit une base pour le diriger en le manipulant vers des boucs émissaires sociaux. S'il réussit à établir une distinction parmi les motions pulsionnelles ambivalentes éprouvées à l'égard des personnes de référence importantes, l'enfant peut diriger son agressivité conformément à la réalité contre la source de son oppression. Cela développe la force du moi. « Si cette haine reste consciente, elle peut devenir un puissant mobile révolutionnaire ; elle peut devenir le moteur pour se détacher de l'association familiale et peut ensuite facilement être transférée sur les buts rationnels de la lutte contre les conditions qui causent cette haine. » (Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle.)

Résumé D'après nos expériences, la signification de la commune pour l'éducation des enfants peut être concrétisée dans trois directions : a. Dans la vie quotidienne pratique (lorsque plusieurs adultes s'occupent à tour de rôle des enfants, cela libère les parents, surtout la mère) ; b. Dans le domaine de la pédagogie et de la psychologie ; c. Dans la lutte socialiste. Les possibilités positives d'éducation dans la commune sont liées à certaines conditions ; si ces conditions ne sont pas assurées, des expériences visant à socialiser les enfants de façon moins angoissante sont condamnées à l'échec. C'est ce que montrent les expériences d'autres communes faites à Berlin. Une éducation antiautoritaire au sein de la commune ne peut réussir que lorsque : 2


1. 2.

3.

Au moins l'un des parents ou une personne de référence ayant pour l'enfant la même importance, vit dans la commune et participe à l'éducation ; La continuité et l'homogénéité du groupe des adultes sont assurées. La continuité parce que cela n'a pas de sens « d'entrer dans une commune, pour voir » avec un enfant et de reprendre le large quand cela ne vous amuse plus. L'homogénéité signifie un système de références semblables entre les adultes, ce qui se concrétise vraisemblablement dans un travail commun pour tous essentiel ; Il faut qu'il y ait un cadre extérieur fixe permettant de maîtriser la vie quotidienne, et des rapports entre les adultes afin que les enfants puissent prévoir les moments les plus importants de leur vie (manger, qu'on vienne les chercher au jardin d'enfants ; dormir ; qu'ils puissent savoir à l'avance s'il y aura quelqu'un le lendemain).

À propos de b. : signification pédagogique et psychologique de l'éducation dans la commune Une condition essentielle pour une éducation moins basée sur la peur est la sensibilisation de l'éducateur à ses propres comportements autoritaires à l'égard des enfants. Dans une conférence intitulée « Adaptation de la famille à l'enfant », Ferenczi a défini l'obstacle essentiel à une meilleure éducation : « L'adaptation de la famille à l'enfant ne peut commencer que lorsque les parents commencent à mieux se comprendre euxmêmes et à avoir ainsi une certaine idée de la vie psychique des adultes. Jusqu'à présent, on semblait considérer comme acquis que les parents savent naturellement comment élever leurs enfants... L'erreur commence donc avec le fait que les parents oublient leur propre enfance. Même chez des gens tout à fait normaux, on trouve un étonnant manque de souvenirs ayant trait à leurs cinq premières années, et dans des cas pathologiques cette amnésie va encore plus loin. Mais ce sont les années au cours desquelles l'enfant a déjà effectivement acquis la plupart des facultés psychiques des adultes. Et pourtant on les oublie ! Ce manque de connaissance de leur propre enfance est le plus grand obstacle que rencontrent les parents pour comprendre les questions essentielles qui se posent à propos d'éducation. » 1. La responsabilité collective des enfants dans la commune rend possible une solution rationnelle de nombreux conflits entre l'éducateur et l'enfant et entre les éducateurs par l'intermédiaire d'une discussion rationnelle (voir l'histoire de l'arbre de Noël). 2. La sensibilisation des éducateurs (chez nous par des séances d'analyse en groupe) supprime une partie de leurs propres refoulements dus à des expériences traumatisantes subies au cours de l'enfance. C'est indispensable pour une éducation voulant approuver la sexualité ! Ce n'est que par une observation en commun et des comparaisons que l’on peut comprendre les besoins et les intérêts ou bien les peurs des enfants qu'ils n'osent pas exprimer devant leurs parents ou que ceux-ci ne perçoivent plus parce qu'ils ne font plus que jouer un rôle. 3. L'hypersensibilité des enfants à toute forme de répression conduit naturellement à la condamnation de la violence et des sanctions dans l'éducation. Mais cela ne signifie pas 2


automatiquement la suppression d'une contrainte superflue ou de l'angoisse dans la socialisation. Au contraire. Le laissez-faire chaotique — le plus souvent dû à des sentiments de culpabilité rationalisés chez les parents — mène chez les enfants à un total manque de contacts et à un total désarroi, qui s'exercent alors comme une contrainte psychique d'autant plus forte. (Voir l'idéologie d'indépendance par laquelle les enfants se sentent sans cesse dépassés, au paragraphe Première phase : éducation intellectualisée.) Ce mode d'éducation qui est encore répandu chez de nombreux types de gauche ne peut prétendre à être antiautoritaire. Car être antiautoritaire ne signifie pas livrer complètement les enfants à eux-mêmes, mais empêcher que l'obéissance à l'autorité ne s'ancre dans la structure caractérielle. Les parents restent tout autant une autorité surpuissante, inattaquable, lorsqu'ils se dérobent (l'enfant a le droit de tout faire), comme on le voit dans des situations limites (par exemple, les enfants n'ont pas le droit de faire de bruit tant que les adultes dorment). L'enfant se heurte avec ses besoins à une paroi élastique au bout de laquelle se dresse soudain un mur d'interdictions qui sont imposées brutalement et de façon incompréhensible pour l'enfant. Il doit plutôt apprendre à affronter les conflits entre ses propres intérêts et ceux de ses parents et à imposer ses besoins quand ses parents veulent l'en empêcher par commodité, habitude ou égoïsme. Seules des méthodes appropriées créent les conditions pour fournir une forme de maîtrise de la réalité basée sur une large satisfaction des instincts. Dans la famille restreinte, les enfants apprennent régulièrement à connaître le monde qui les entoure à travers une influence émotionnelle et intellectuelle exercée par les parents (« Fais attention à ne pas tomber de la chaise ! » — « Ne fais pas tomber la vaisselle ! », etc.), donc par identification avec l'éducateur, par la peur. Un apprentissage investi de plaisir et sans contrainte n'est possible que lorsqu'il part des expériences sensibles et des jeux des enfants lorsque les éducateurs apprennent à connaître les besoins, les intérêts et les capacités des enfants. (Un enfant conçoit une chaise et ses dangers absolument sans contrainte lorsqu'il peut l'introduire dans son jeu ; des enfants de trois ans apprennent à laver la vaisselle lorsqu'ils le font de leur propre gré, que ce n'est pas grave si les premières fois ils cassent quelque chose.) Sur cette base, une importante diminution des fixations réciproques devient possible, lorsque l'enfant a la possibilité de satisfaire ses besoins avec d'autres enfants au sein de la commune et qu'il peut développer ses capacités avec eux. On peut espérer que les enfants développeront sur une large base émotionnelle, au lieu de la structure caractérielle soumise à l'autorité avec un surmoi rigide, une certaine autonomie grâce à un idéal du moi défini rationnellement.

À propos de c. : La commune en relation avec la communauté d'enfants met à son programme l'objectif, qui est celui d'une société socialiste, que l'éducation des enfants doit être une tâche non pas privée mais sociale. La commune facilite aux enfants la tâche de développer un schéma différencié de relations objectales qui ne repose pas sur une ou deux personnes exclusivement. En relation avec la boutique d'enfants, les besoins libidinaux des enfants peuvent être développés activement. On crée ainsi des conditions favorables à la formation d'individus au moi fort, qui dans l'opposition à un entourage répressif (école) peuvent développer une capacité de résistance collective. 2


Kommune 2, c’est, à la fin des années 60, un groupe composé essentiellement d’étudiant-e-s berlinois-e-s gauchistes qui cherchaient le moyen de faire la révolution et qui décidèrent de louer un appartement pour vivre ensemble. Kommune 2, c’est un livre collectif qui raconte, rétrospectivement, le pourquoi et le comment de cette expérience. Le chapitre choisi traite de la « question des enfants ». Si les grilles d’analyse marxiste et psychanalytique utilisées ne nous touchent pas vraiment, si l’assurance avec laquelle sont assénées nombre d’interprétations nous insupporte, la volonté de réfléchir sur ses comportements quotidiens sans oublier qu’ils sont modelés par une organisation sociale et, inversement, de remettre en cause l’organisation de notre société en tenant compte de son influence sur notre vie quotidienne, ainsi que l’ambition de lier « la théorie et la praxis » dont ils ont fait preuve nous interpelle. En particulier, lorsqu’il s’agit d’expérimenter collectivement et à petite échelle de nouveaux rapports sociaux. En particulier, lorsque le statut de l’enfant et les rapports adultes/enfants sont pris en compte. En particulier, lorsque cette expérience est relatée avec autant de précision et sans pudeur. Tout cela est si rare. Et puis lorsque l’on veut poser des questions radicales sur l’école, sur la famille et sur le statut de l’enfant, et, encore plus, lorsque l’on s’essaie à des pratiques différentes à ce propos, l’une des objections est que cela fut tenté dans les années 70 mais que ce fut un échec. Mais qu’est-ce qui fut tenté exactement ? Dans quelle mesure cela fut-il un échec (si c’en fut un) ? Et pourquoi ? Dans quelle mesure nos envies s'inscrivent-elles dans la continuité de ces expériences ? Dans quelle mesure en sont-elles éloignées ? Il est bien difficile d’avoir des réponses. Pour sortir de cette opposition binaire qui sert de justification au modèle social considéré majoritairement comme légitime dans notre société actuelle et qui renforce le refus et la peur d'explorer des pistes peu connues ou inconnues, qu'il est bon d'avoir des témoignages comme celui-ci ! Pour enrichir nos réflexions, élargir notre imaginaire, et éloigner nos peurs . 2


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