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BENJAMIN ADRION Le seigneur des eaux
Le seigneur des eaux
S’engager pour la bonne cause et s’amuser – c’est dans cet esprit que l’ancien footballeur Benjamin Adrion a fondé l’ONG Viva con Agua il y a 15 ans. 3,6 millions de personnes ont, depuis, pu recevoir de l’aide. C’est en Afrique du Sud que ce père de deux enfants entame un nouveau chapitre de sa success-story avec la première Villa Viva.
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INTERVIEW : Michaela Cordes PHOTOS : Andrin Fretz PRODUCTION : GG & Seeda Ahmad-Kreuzer
Investi à fond dans le nouveau projet de son association, Benjamin Adrion vient de déménager au Cap.
Benjamin Adrion avait tout juste 25 ans quand il a décidé, au retour d’un voyage à Cuba, d’abandonner sa carrière de footballeur professionnel pour se consacrer à la poursuite d’un seul et unique but : rendre l’eau potable accessible à tous les habitants de la planète. Quinze ans plus tard, son engagement a été récompensé par la Croix fédérale du mérite et Viva con Agua a pris la dimension d’un mouvement mondial avec des associations implantées en Allemagne, en Autriche, en Suisse et en Ouganda pouvant compter sur quelques 15 000 bénévoles. Avec l’ouverture de la Villa Viva au
Cap, le philanthrope franchit un nouveau pas vers un avenir international.
L’association attire l’attention grâce à son eau minérale. Tous les bénéfices servent à financer des projets sociaux. Il y a 15 ans, vous avez osé franchir le pas et prendre un nouveau départ. Au lieu de signer un nouveau contrat, vous avez tourné le dos au football professionnel pour fonder Viva con Agua qui n’était alors qu’une petite association. Vous souvenez-vous de ce que vous éprouviez à l’époque ? C’était évidemment un tournant décisif dans ma vie. Cela faisait six ans que je gagnais ma vie en tant que footballeur. Dès l’âge de dix, douze ans, j’ai dédié ma vie au football. À 14 ans, j’ai intégré l’équipe nationale. À 18 ans, j’avais déjà fait un break parce que ce quotidien-là commençait à me peser. Je me souviens que je me demandais assez régulièrement quand commencerait ma vie après le foot. J’ai été champion d’Allemagne, j’ai joué au VfB Stuttgart, multiple champion de la Ligue des jeunes. C’était du sérieux. De ce fait, je n’ai jamais eu la sensation d’abandonner ma carrière trop tôt. Je me disais plutôt que j’avais consacré le premier tiers de ma vie au football.
Comment se fait-il que vous vous soyez tourné vers la cause de l’eau potable pour tous ? La cause de l’eau est venue par un heureux hasard. La première idée était en fait d’utiliser le réseau de mon club d’alors, le FC St. Pauli afin de promouvoir un engagement social un peu différent, qui se ferait dans la joie et la bonne humeur. Notre crédo c’était : réseau, communauté et rock and roll pour la bonne cause ! Au lieu de nous définir comme une organisation non lucrative, un qualificatif négatif et fade, nous nous disions « organisation lucrative » à tous les niveaux. All-profit au lieu de non-profit. Au départ, ce qui me motivait, c’était de créer un mouvement, une plateforme dans l’esprit « ensemble, nous pouvons faire de grandes choses ». C’est ce qu’exprime « Viva » dans le nom de l’association et quinze ans plus tard, l’esprit est toujours le même : Viva con Agua, la Villa Viva, notre nouveau centre de rencontre et siège central en plein cœur du Cap, tout est Viva ! Il s’agit avant tout de créer du lien, de s’épanouir et d’être heureux de s’engager. La cause de l’eau potable s’est imposée naturellement au cours d’une coopération avec le bon partenaire. Après le camp d’entraînement à Cuba, j’ai été en contact avec l’ONG allemande Welthungerhilfe qui menait un projet d’accès à l’eau sur place. C’était une heureuse coïncidence car l’eau est essentielle à la vie, c’est facile à comprendre pour tout le monde. Mais ce qui m’importait au départ, ce n’était pas seulement l’eau, c’était de diffuser un message fort : nous vivons dans une telle abondance et nous avons tant de possibilités, comment pouvons-nous ne pas nous mobiliser pour faire avancer les choses ensemble et changer le monde ?!
Votre premier projet a été réalisé un an avant la création officielle de votre association. À partir de 2005, en coopération avec l’ONG Welthungerhilfe, vous avez mis en place des fontaines d’eau potable dans 153 écoles maternelles. Aujourd’hui, quelques 15 000 bénévoles s’engagent au sein de Viva con Agua. Le réseau de bénévoles s’étend en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et jusqu’en Ouganda. L’année dernière, Viva con Agua South Africa a vu le jour. D’où vient chez vous ce grand intérêt pour les causes sociales ; de votre enfance ? Je ne saurais pas vraiment le dire. J’ai grandi à Stuttgart. Je suis l’aîné de trois enfants. J’ai toujours été à l’aise pour prendre les rênes dans un groupe, en tant que délégué de classe puis capitaine de mon équipe de foot. Et j’ai toujours eu le sens de la justice. Je le vois encore aujourd’hui, même quand mon fils lance une vanne un peu désobligeante à son copain, un signal d’alarme retentit chez moi.
Y a-t-il eu un élément déclencheur qui a marqué le début de votre engagement social ? Au retour d’un voyage en Jamaïque, cette île empreinte d’une énergie authentique et de la culture rasta, nous avons passé une jour-
« À un moment donné, je me suis demandé quand commencerait ma vie après le foot. » BENJAMIN ADRION
Prochain but : installer des puits d’eau potable et des sanitaires dans 50 écoles pour 20 000 élèves en Afrique du Sud.
née et une nuit à Miami Beach. Le soir, nous sommes allés nous promener sur l’Ocean Drive et nous nous sommes soudainement retrouvés entourés de limousines et d’une foule de gens à la beauté artificielle, de toute évidence retouchée par la chirurgie esthétique. Au premier abord, ils donnaient l’impression de passer une super soirée mais en y regardant de plus près, on voyait bien que tout cela était superficiel, creux, médiocre et on ne peut plus inintéressant ! Le contraste avec la Jamaïque était si fort que nous étions sous le choc. Et je me suis demandé : est-ce vraiment cela que nous appelons « progrès » et « développement » ? Est-ce cela qui nous est vendu comme désirable ? Ce n’est pourtant rien qu’une coquille extérieure qui n’a rien à voir avec l’essentiel. J’avais 23 ans et je réalisais pour la première fois à quel point nos priorités étaient parties à la dérive. Ce moment-là a été révélateur. Aujourd’hui, je conseille à tout le monde de voyager de temps en temps dans des pays qui ne sont pas dominés par la culture occidentale pour prendre du recul sur notre perspective et pour se rendre compte à quel point nous sommes privilégiés.
Depuis la fondation de Viva con Agua, la situation de l’accès à l’eau potable s’est nettement améliorée dans le monde. Il y a 15 ans, il y avait encore 1,2 milliard de personnes sans accès à de l’eau propre mais aujourd’hui, ce nombre a été divisé par deux. Cela a tout l’air d’un grand succès. La calamité a-t-elle été réduite de moitié ? Oui, d’un côté, c’est encourageant. Tout comme le fait que les Nations Unies aient érigé en 2010 l’accès à l’eau et à des installations sanitaires salubres en droit de l’homme. Et que grâce à ses projets, Viva con Agua ait pu contribuer à améliorer les conditions de vie de 3,6 millions de personnes et à attirer l’attention sur le problème. D’un autre côté, il y a toujours près de 600 millions de personnes dans le monde qui n’ont pas accès à une eau propre – plus que la population de toute l’Union européenne – et plus de deux milliards de personnes qui n’ont toujours pas accès à des installations sanitaires en bon état de fonctionnement. Globalement, nous nous dirigeons vers une crise de l’eau. Car seul dix pour cent des besoins en eau sont à mettre sur le compte de la consommation privée. Les 90 pour cent restants sont consommés par l’industrie et l’agriculture – et les besoins augmentent. À cela s’ajoute le changement climatique. Le message à retenir est donc : c’est super, de plus en plus de personnes ont accès à de l’eau propre, c’est une très bonne chose, continuons comme ça ! Mais il n’est pas question de baisser la garde ni de nous reposer sur nos lauriers. Vous voulez parler de la problématique de l’eau virtuelle, la quantité d’eau nécessaire à la fabrication d’un produit ? Exactement. Nous savons par exemple que la production de viande de bœuf consomme énormément d’eau (pour produire un kilo de viande bovine, il faut jusqu’à sept kilos de fourrage et 15 300 litres d’eau, N.D.L.R.). Le café, les avocats et le coton ont également une empreinte eau très élevée – et notre consommation est en constante hausse. Autrefois, chez nous, il y avait un rôti le dimanche. Aujourd’hui, en Occident, nous consommons de la viande tous les jours. À présent, cette évolution a gagné d’autres pays. En Afrique du Sud, par exemple, à la campagne, on mange rarement de la viande qui est réservée aux repas de fête. Mais au Cap, cela a déjà changé. De mon point de vue, cette évolution est dans la nature des choses, pas uniquement en ce qui concerne la consommation de viande. Nous voulons toutes et tous le meilleur pour nous-même, notre propre maison, une voiture, la prospérité selon le modèle occidental. Le problème, c’est que ce modèle n’est pas viable sur le long terme.
…Vous voulez dire que ce n’est que lorsqu’on a atteint un certain niveau de richesse qu’on commence à se rendre compte que le système ne peut pas fonctionner ? Oui, il arrive un moment où on constate que l’argent ne rend pas heureux. La nouvelle voiture que je me suis acheté m’amuse pendant deux semaines, ensuite je m’y habitue et elle devient banale. Et puis, c’est nous qui avons promu ce modèle non durable donc nous ne pouvons pas dire aux autres maintenant : « Pour nous, ce style de vie était acceptable mais, pour vous, il ne l’est pas. » De ce fait, la pression sur les systèmes d’approvisionnement en eau est énorme et elle n’arrête pas d’augmenter. C’est aussi le cas pour d’autres secteurs : j’ai lu récemment un rapport qui disait que pour la première fois sur notre planète, la masse des produits de l’homme dépassait la biomasse.
Pensez-vous qu’on puisse espérer que le coronavirus provoque une prise de conscience ? Dans le sens où, face à la pandémie, l’humanité a ressenti pour la première fois à quel point nos destins sur cette planète étaient liés et que nos actions se répercutaient les unes sur les autres ? Je crois, en effet, que c’est l’un des effets de la crise sanitaire. Mais les pays ont malheureusement aussi tendance à se replier sur euxmêmes. En Allemagne par exemple, je constate que tout le monde critique la campagne de vaccination parce que finalement, la population ne sera pas entièrement vaccinée en juillet
« Le coronavirus a été un coup dur. De nombreuses campagnes de don sont tombées à l’eau. » BENJAMIN ADRION
POUR FAIRE UN DON :
Viva con Agua de Sankt Pauli e.V. IBAN : DE58 2005 0550 1268 1351 81 BIC : HASPDEHHXXX
mais seulement en septembre ou, au pire, en octobre. En revanche, le fait que plus de 100 pays n’aient pas encore reçu une seule dose de vaccin, n’intéresse pas grand monde. Et puis, je suis plus inquiet de voir à quel point, avec la pandémie, le fossé entre riches et pauvres se creuse encore davantage.
Comment la crise du coronavirus s’est-elle fait ressentir pour vous ? Du jour au lendemain, nous avons perdu de nombreuses opportunités de collectes de dons qui sont notre unique source de financement. Viva con Agua travaille surtout dans le cadre de grands événements, comme les festivals, les concerts ou les matchs de foot. En affectant le cœur de son activité, le coronavirus a été un coup particulièrement dur pour Viva con Agua. Il est d’autant plus surprenant que nous ayons malgré tout assez bien terminé l’année, surtout l’association allemande. Celle-ci n’a subi qu’une baisse de 3% de son chiffre en 2020 par rapport à 2019 et nous avons pu attribuer plus de trois millions d’euros aux projets d’accès à l’eau, un record ! Cela est dû notamment au fait que nous avons eu recours au chômage partiel et que nous avons eu moins de dépenses. C’est une bonne nouvelle et la preuve que Viva con Agua est aujourd’hui assez flexible pour pouvoir sortir plus forte d’une telle crise. Les diamants sont créés sous de fortes pressions – c’est pareil pour nous. Seule la société Wasser GmbH affiche un mauvais bilan : comme les établissements gastronomiques étaient fermés, nous n’avons vendu que 27 millions de bouteilles au lieu de 40 millions. L’eau minérale Viva con Agua est un moyen simple de vous soutenir : on la trouve dans la plupart des commerces en Allemagne, en Autriche et en Suisse. En même temps, c’est un outil de marketing très efficace. L’étiquette attire l’attention sur l’engagement de Viva con Agua. L’ensemble des bénéfices sont réinvestis dans vos projets. Comment cela fonctionne-t-il exactement ? 100% des bénéfices issus des redevances sont réinjectés dans le circuit social. 60% va à Viva con Agua, 40% aux associés qui investissent les fonds dans de nouveaux modèles de l’économie sociale et solidaire. Tout l’argent qui rentre est donc utilisé à des fins sociales.
Viva con Agua qui n’était au départ qu’une petite association hambourgeoise est aujourd’hui devenue une ONG active sur le plan international. Projetez-vous de vous associer avec des personnalités comme Bill Gates qui œuvrent pour des objectifs similaires ? Bill Gates ne s’est pas encore manifesté mais j’attends son appel tous les jours (rire, ndlr). Il y a déjà eu des points de convergence avec la fondation Bill & Melinda Gates qui soutient également des projets d’accès à l’eau. Notre objectif dans les quinze prochaines années est d’adopter une démarche toujours plus internationale. La Villa Viva au Cap, financée par des amis investisseurs et qui va devenir notre siège central en Afrique du Sud, a accueilli au cours des 30 dernières années de nombreux routards. Des voyageurs venus du monde entier : Brésiliens, Norvégiens, Kényans. Nous aimerions conserver cet esprit. Le Cap, c’est un nouveau départ centré sur une approche internationale !
Le but est-il plus facile à atteindre quand on est ancien footballeur professionnel ? En quoi votre carrière dans le foot vous a-t-elle préparé à votre activité actuelle au sein de Viva con Agua ? Il y a en effet de nombreuses similitudes avec la société ou une organisation comme la nôtre. Les valeurs fondamentales du foot sont universelles : c’est le fair-play. Tu me respectes, je te respecte. Après que le Bayern Munich a livré sa meilleure saison de tous les temps au cours de la dernière Ligue des champions, Thomas Müller a dit cette phrase mémorable : « Nous nous disputons pour savoir qui devrait aider qui. » Cet esprit d’équipe est le garant du succès, pas seulement dans le football. Un jour, il faudra écrire un livre sur le sujet.
En 2009, Horst Köhler, alors président de l’Allemagne, vous a décerné la croix fédérale du mérite. Vos parents étaient présents. Sont-ils fiers de leur fils ? J’ai une très bonne relation avec mes parents et je sais qu’ils approuvent ce que je fais.