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EAMON ORE-GIRON 04 I

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AUTO-TUNE 09 I

AUTO-TUNE 09 I

CAROLINE FREYMOND AUTO-TUNE

Avec ce titre, l’exposition d’Eamon Ore-Giron, Espace Muraille, la première en solo sur notre continent, fait la part belle à la musique et au son, très présents dans son travail.

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Eamon, que nous avons eu l’occasion de rencontrer à Gstaad où il est venu nous trouver dans la perspective de cette présente exposition, puis au SFMOMA à San Francisco lors de l’exposition collective Soft Power en octobre 2019, est non seulement peintre, mais aussi DJ à ses heures.

Sa démarche s’insère, tant graphiquement que sur le plan musical, dans une approche globalisante aux multiples références qui témoignent du large spectre de sa curiosité et des différents milieux culturels au sein desquels il a grandi et où il évolue.

A travers ses peintures géométriques abstraites aux couleurs vives, réalisées sur du lin brut et de la toile, comme dans ses belles tapisseries qu’il a fait tisser à Guadalajara, Eamon nous fait voyager visuellement (précieux en période Covid!) de l’Amérique latine aux Etats-Unis, où il vit, jusqu’à l’Europe.

Eamon est un artiste contemporain transculturel et son vocabulaire singulier nous parle à tous, car les formes géométriques qu’il utilise nous renvoient à diverses expressions ayant jalonné l’histoire de l’art, de l’artisanat, du folklore, des pratiques indigènes, etc. Vivant à Los Angeles, mais ayant passé beaucoup de temps en Espagne, au Pérou et au Mexique, ses œuvres s’inspirent de ces lieux et de leurs traditions, et assemblent, tout à la fois et entre autres, dans notre mémoire collective, les roues de médecine amérindiennes, les tapisseries amazoniennes, le suprematism russe, l’abstraction et le modernisme européen.

Correcteur de tonalité en musique, l’auto-tune d’Eamon Ore-Giron nous entraîne dans d’infinies directions jamais atteintes, mais nous invitant sans cesse à remettre en perspective notre vision.

Grâce à Valentina Locatelli, commissaire de l’exposition, que nous remercions chaleureusement et d’une seule voix pour sa précieuse collaboration, Espace Muraille et toute son équipe sont heureux d’ouvrir la voie à la découverte à Genève de l’expression artistique originale et multi parlante d’Eamon Ore-Giron.

CAROLINE FREYMOND AUTO-TUNE

Eamon Ore-Giron's exhibition at Espace Muraille, his first solo show in continental Europe, honours music and sound with this title, both very present in his work.

Eamon, whom we had the opportunity to meet in Gstaad where he came to us with this current exhibition in mind, and then again at SFMOMA in San Francisco during the collective exhibition Soft Power in October 2019, is not only a painter but also a DJ in his spare time.

Both graphically and musically, his approach is a global one, with many references attesting to his wide-ranging curiosity and to the diverse cultural environments in which he grew up and evolved.

With his brightly coloured and abstract geometric paintings, Eamon takes us on a visual journey (invaluable during Covid-19 times!) from Latin America and the United States, where he lives, to Europe. His paintings are realised on raw linen and canvas, and his beautiful tapestries were loom-woven in Guadalajara.

Eamon is a contemporary cross-cultural artist and his singular vocabulary speaks to all of us: his geometric shapes echo various milestones of the history of arts, crafts, folklore, indigenous practices, etc. Living in Los Angeles, but having spent a lot of time in Spain, Peru and Mexico, his works are inspired by these places and their traditions, and bring together from our collective memory the medicine wheels of various Native American tribes, tapestries from the Amazon region, Russian supremacism, abstraction, and European modernism all at once.

Used in music for pitch correction, Eamon Ore-Giron's Auto-Tune frontiers through endless roads never taken before, constantly inviting us to put our worldview into perspective.

Thanks to Valentina Locatelli, curator of the exhibition, whom we warmly thank for her precious collaboration, Espace Muraille and its team are happy to pave the way for Geneva's exploration of Eamon Ore-Giron's original and interconnected artistic expression.

1 C'est le cas notamment si l'on considère les œuvres que l'artiste a présentées à l'occasion de l'exposition «Widely Unknown», une exposition collective organisée par Eungie Joo au Deitch Projects à New York, du 10 novembre au 22 décembre 2001: https ://deitch.com/archive/deitch-projects/exhibitions/widely-unknown (consulté le 31 août 2021). 2 Vassily Kandinsky, Über das Geistige in der Kunst: insbesondere in der Malerei, 2. éd., Munich, 1912.

Il existe plusieurs traductions françaises de la publication originale en allemand.

Celle citée ici et dans les notes suivantes est Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, 3e éd, Ed. de Beaune, Paris, 1963, p. 49. 3 Ibid., p. 11. 4 Ibid., p. 57. LE PRINCIPE DE LA NECESSITE INTERIEURE CHEZ EAMON ORE-GIRON: L'EXPOSITION «AUTO-TUNE» VALENTINA LOCATELLI

Depuis le début des années 2000, alors que ses œuvres regorgeaient encore de références de l'Ouest américain et de ses excentricités folkloriques accumulées de son expérience concrète,1 la pratique artistique d'Eamon Ore-Giron est passée de principalement figurative et narrative à la création de compositions abstraites à la fois exclusivement intellectuelles et émouvantes. C'est surtout au cours de la dernière décennie qu'Ore-Giron a progressivement abandonné tout vestige de perspective dans ses peintures et déclaré sa fascination pour les icônes de l'abstraction latino-américaine et occidentale, de Joaquín Torres-García à Jorge Eielson et Carmen Herrera, en passant par El Lissitzky à Max Bill. En effet, les toiles d'Ore-Giron sont maintenant entièrement dominées par des surfaces planes et des arrangements non figuratifs de formes intensément colorées, géométriques et bidimensionnelles. L'artiste estime que cette évolution peut être attribuée au fait qu'au cours des dix dernières années, il a progressivement perdu la vision de son œil droit. Bien que la condition physique de l'artiste ait pu contribuer à ce développement artistique formel, il existe également d'autres causes sous-jacentes plus substantielles pour le caractère abstrait et même transcendant qui définit ses œuvres récentes. Celles-ci doivent être recherchées essentiellement dans l'affinité et le travail d'Ore-Giron avec la musique et dans son approche synesthésique qui en résulte, qu'il adopte naturellement lorsqu'il peint et qu'il accueille plus ou moins consciemment dans sa compréhension de la réalité.

Le Principe de la Nécessité Intérieure Dans son traité novateur Über das Geistige in der Kunst (Du spirituel dans l'art, 1912), l'artiste russe Vassily Kandinsky (1866-1944) explique les raisons de sa préférence pour un langage artistique abstrait et non figuratif axé sur l'expression des émotions et de la spiritualité, marquant littéralement le début d'un tout nouveau chapitre de l'histoire de l'art. En formulant son principe artistique de la «nécessité intérieure» («Prinzip der inneren Notwendigkeit» dans le texte allemand original), Kandinsky observe comment «l'harmonie des formes doit reposer sur le principe du contact efficace de l’âme humaine».2 Il y déclare sa conviction d'une nécessité absolue pour une visualisation picturale illimitée et non objective des émotions et des sensations, qu'il valorise par rapport à toute représentation figurative et reconnaissable du monde matériel.

Au début de son livre, Kandinsky observe que «toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments».3 S'il est incontestable que chaque période culturelle crée de l'art qui lui est propre - ainsi, les principes abstraits de Kandinsky étaient partagés par d'autres contemporains et pionniers de l'abstraction tels que Kasimir Malevitch ou Piet Mondrian - Kandinsky soutient que les trois éléments mystiques fondamentaux sur lesquels son «principe de la nécessité intérieure» réside sont universels et éternels. Ils sont d'ailleurs toujours valables aujourd'hui et peuvent servir de vade mecum pour aider à décortiquer et comprendre le travail d'Ore-Giron. Le premier facteur est «l'Elément de la personnalité»; deuxièmement, «l'Elément de style» - ou le message de l'époque et de la langue du pays dans lequel l'artiste vit et travaille; et troisièmement, «l'Elément d’art pur et éternel qu’on retrouve chez tous les êtres humains, chez tous les peuples et dans tous les temps» et qui «n’obéit [...] à aucune loi d’espace ni de temps».4

Partant de chacun de ces éléments - la biographie de l'artiste, son style et son idée intrinsèque et spirituelle sous-jacente de l'art en tant que tel - et en réfléchissant à leur rôle, à leur relation réciproque et à leur impact, il devient plus facile d'interpréter le parcours artistique d'Ore-Giron comme un voyage heuristique et une découverte spirituelle motivés par son histoire personnelle autant que par un discours plus large de résistance socio-politique: le langage de la musique et une harmonie de codes visuels et abstraits y sont utilisés pour évoquer un sentiment d'appartenance partagée et provoquer des réponses profondément émotionnelles et des «vibrations» dans l'âme du spectateur.

Des impressions musicales et des improvisations artistiques… Né en 1973 à Tucson, en Arizona, d'un père péruvien qui a émigré aux Etats-Unis et d'une mère irlando-américaine, Eamon Ore-Giron a grandi et a étudié dans un environnement où diverses cultures se croisaient et se mélangeaient - une expérience déterminante qui a influencé ses goûts artistiques et ses intérêts. Il a passé une partie importante de ses années de formation au Mexique et au Pérou, en particulier à Huancayo, où il a travaillé avec Josué Sánchez Cerron (né en 1945), un artiste connu pour ses fresques et ses aplats de couleurs représentant des scènes de la vie quotidienne et des traditions populaires andines. Ore-Giron a progressivement développé une pratique ancrée dans le métissage culturel et caractérisée par l'interdisciplinarité et la multiplicité des genres.

En plus d'être peintre, Ore-Giron a également travaillé comme sculpteur, vidéaste, musicien et DJ - il est également connu sous le pseudonyme de «DJ Lengua», qui signifie «langue» en espagnol. En réfléchissant à son œuvre la plus récente, il n'est pas surprenant de découvrir qu'une partie fondatrice de sa carrière a été le résultat d'une exposition à un environnement principalement musical plutôt que purement visuel.

En 2001, avec Julio César Morales, Luis Illades, Joseph Franko et Juan Luna Avin, Ore-Giron a fondé le Club Unicornio, un projet collaboratif entre artistes visuels et musiciens basé à San Francisco consistant en une soirée dansante mensuelle avec des DJ sets de musique folk et latino-américaine, dont la cumbia, le boogaloo et le mambo sud-américains, fusionnés avec une musique électronique contemporaine avant-gardiste. Puis, au milieu des années 2000, alors qu'il était à Los Angeles pour préparer sa maîtrise en beaux-arts à l'Université de Californie, Ore-Giron a également commencé à travailler avec le collectif OJO, un groupe de performance artistique et de musique de sept personnes s'inspirant de différentes sources musicales. L'artiste se souvient que c'est à cette époque qu'il a également «commencé à expérimenter différentes manières de travailler, telles que le collage et l'incorporation de texte» et s'est «éloigné du travail figuratif et s’est dirigé davantage vers une association libre de textes et de formes.» 5 En 2009, pour l'exposition «Into a Long Punk» à la galerie Steve Turner Contemporary à Los Angeles, Ore-Giron a proposé une réinterprétation de ses vieux disques vinyles abandonnés et les a incorporés dans son travail, y compris des «textes faisant référence aux mythes de la création gaéliques, mayas et aztèques. De la tradition orale présentée visuellement, avec des clins d'œil au modernisme et au graphisme», explique-t-il.6 Enfin, toujours avec César Morales - bien que cette fois sous le nom de Los Jaichakers (en espagnol pour «hijacker», pirate de l'air) 7 - Ore-Giron a continué à détourner et à s'approprier les genres musicaux traditionnels d'Amérique latine et des Etats-Unis, en particulier de la diaspora mexicaine, l'absorbant et la subvertissant dans le but de libérer l'information sur l'économie des marchés noirs et de produire quelque chose de complètement nouveau et d'audacieux qui résonne avec la conscience collective tant de l'Amérique du Nord que du Sud.

Comme l'a souligné Kandinsky, tout peintre laissant s'exprimer librement son monde intérieur ne peut qu'envier la facilité et la légèreté avec lesquelles la musique, le plus «immatériel» des arts, est capable d'atteindre un tel objectif. «Un art», observe-t-il, «doit apprendre d’un autre art l’emploi de ses moyens, même des plus particuliers et appliquer ensuite, selon ses propres principes, les moyens qui sont à lui, et à lui seul. Mais il ne faut pas que l’artiste oublie qu’à chaque moyen répond un emploi spécial qu’il s’agit de découvrir.» 8 Plus qu'un simple «emprunt» de sa méthodologie musicale, Ore-Giron s'est laissé inspirer et guider par la musique: il l'a utilisée comme point de départ pour créer une œuvre riche et diversifiée qui est le résultat d'un processus de recherche continu centré sur le langage de l'abstraction et son potentiel synthétique, rythmique et globalement «symphonique».

Il est bien connu qu'en tirant de nouvelles catégories créatives de la musique et en nommant ses œuvres «Impressions», «Improvisations» et «Compositions», Kandinsky a théorisé un système de correspondances abstraites entre sons, formes et couleurs, capable d'activer chez le spectateur les réponses émotionnelles et vibratoires qu'il recherchait. Si les impressions sont le résultat direct de toute exposition à la vie - à la «nature extérieure», comme par exemple dans le cas des impressions stimulées par un concert de musique - et constituent en ce sens le fondement de toute expérience sensorielle humaine et interaction artistique, c'est bien le concept d'improvisation - «expressions, pour une grande part inconscientes et souvent formées soudainement, d’événements de caractère intérieur, donc impressions de la ‘Nature Intérieure’» 9 - qui est une composante particulièrement essentielle de l'œuvre d'Ore-Giron. Comme il le fait remarquer: «[...] dans ma pratique globale de la peinture, tout est vraiment une question d’improvisation et de relation entre les différents éléments. Sans limitation, on se donne toujours beaucoup plus de liberté. Je pense que les expérimentations rendent toujours tout beaucoup plus intéressant.» 10 Pourtant, les peintures d'Ore-Giron sont aussi le résultat «[d’]Expressions [...] lentement élaborées» - pour se référer une fois de plus aux mots de Kandinsky. Elles sont le fruit d'une démarche scientifique nourrie d'une méthodologie expérimentale, parfois pointilleuse, pratiquée sur une longue période, de manière répétée et avec une attention particulière aux détails.

5 Eamon Ore-Giron, interviewé par Tiffany Barber, 15 juin 2011.

Transcription de l'interview publiée sur Latin.Art.com - an online journal of art and culture, http://www.latinart.com/transcript.cfm?id=110 (consulté le 31 août 2021). 6 Ibid. 7 En 2013, Ore-Giron et Morales ont présenté le projet de performance

«Night Shade/Solanaceae» en tant que Los Jaichackers, à l'occasion de l'inauguration du Pérez Art Museum à Miami. 8 Kandinsky 1963 (note 2), p. 36. 9 Ibid., p. 103. 10 Eamon Ore-Giron en conversation avec Jalis 2019,

«Eamon Ore-Giron: Notre Renaissance sera une exaltation collective», 18 juillet 2020, Soleil Rouge Magazine, https://soleilrougemagazine.com/selon-ore-giron-notre-renaissance-sera-une-exaltation-collective (consulté le 31 août 2021). Texte original en français.

Fig.1 PRAISE FOR THE MORNING, 2004 Latex acrylique sur contreplaqué / Latex acrylic on plywood, 81.3x66cm Collection de l'artiste / Collection of the artist, Los Angeles

Fig.2 EXIT STRATEGY, 2005 Acrylique sur toile / Acrylic on canvas, 152.4x121.9cm Avec l'aimable autorisation de la Pennsylvania Academy of the Fine Arts, Philadelphie Fonds de développement de l'art contemporain Courtesy of the Pennsylvania Academy of the Fine Arts, Philadelphia Contemporary Art Development Fund, 2005.17

11 Pour plus d'informations sur l'histoire de la guitare Ayacuchana, voir la contribution d'Eamon Ore-Giron en tant que DJ Lengua «La Guitarra Ayacuchana» sur le blog très respecté de Joseph Franko, Super Sonido.

The Latin American Cultural Reverb, publié le 27 janvier 2011, https://supersonido.net/2011/01/27/la-guitarra-ayacuchana/ (consulté le 31 août 2021). 12 Dans l'installation vidéo à deux canaux Morococha (2014),

Ore-Giron réfléchit à l'achat par la Chine de la ville minière éponyme des Andes et à la relocalisation de sa population dans une nouvelle ville créée à neuf kilomètres afin de permettre l'extraction du cuivre du sol sous le village d'origine. 13 Nathaniel Lee, critique de l'exposition «Eamon Ore-Giron: Smuggling the Sun» à la Nicelle Beauchene Gallery, New York, Artforum, https://www.artforum.com/picks/eamon-ore-giron-41712 (consulté le 31 août 2021). 14 Eamon Ore-Giron dans l'entretien vidéo réalisé par James Cohan à l'occasion de l'exposition «The Symmetry of Tears», New York, 2021, https://www.jamescohan.com/ (consulté le 31 août 2021). 15 Les œuvres de cette série ont été exposées par l'artiste dans différents lieux aux Etats-Unis, plus récemment à l'occasion de la Whitney Biennial à New York (2017), de l'exposition collective «Soft Power» au SFMOMA de San Francisco (2019) et l'exposition individuelle «The Symmetry of Tears» à la galerie James Cohan à New York (2021). …aux compositions symphoniques constructivistes La pratique artistique d'Ore-Giron émerge d'une exploration des canons occidentaux et latino-américains, où les héritages historiques et visuels de l'hémisphère Sud rencontrent et dialoguent avec les traditions modernistes nord-américaines et européennes. En conséquence, son travail propose des discours alternatifs et inattendus élargissant le potentiel de synchronicité et d'interconnectivité, en les débloquant à travers le temps et l'espace. Des plus grandes aux plus petites, les peintures qu'Ore-Giron a produites au cours de la dernière décennie sont toutes réalisées sur des toiles de lin brut à l'aide de peinture Flashe, une marque de peinture vinylique richement pigmentée et ultramate. Elles se caractérisent par un ballet irrésistible de motifs circulaires et tranchants dans lesquels différentes couches de tons vifs, pastels ou naturels s'imbriquent et se chevauchent, alternant les pleins et les vides, l'avant et l'arrière-plan. Evoquant des motifs dérivés de l'architecture précolombienne, des textiles andins et de l'orfèvrerie péruvienne ancienne autant que des compositions abstraites des mouvements d'avant-garde européens, du Constructivisme russe et du Néo-Concrétisme brésilien, les peintures d'Ore-Giron sont une réponse synthétique et personnelle de l'artiste à la rencontre entre tous ces récits et héritages transnationaux.

Comme observé précédemment, les travaux d'Ore-Giron n'ont pas toujours été non figuratifs. Néanmoins, même si les peintures qu'il a présentées en 2005 à l'occasion de «Mirage» sa toute première exposition dans un musée, tenue à la Pennsylvania Academy of Fine Art de Philadelphie - étaient basées sur des photographies et représentaient les références et les particularités culturelles qu'il avait absorbées et auxquelles il avait été confronté à la fois au Pérou et aux USA, le langage visuel qu'il adopte est déjà abstrait dans son essence. Dans ses peintures telles que Praise for the Morning (fig.1) ou Exit Strategy (fig.2), la profondeur et l'espace sont aplatis, la distance et la perspective ne sont rendues que par la juxtaposition de rayures et d'aplats de différents tons terreux homogènes. Cependant, afin de dépasser les limites imposées par la figuration et de pouvoir élever son message artistique et cristalliser la légèreté iconique des compositions géométriques qui sont désormais devenues la signature de l'artiste, Ore-Giron a d'abord dû s'immerger complètement dans la musique avant de pouvoir en ressurgir, synthétiser son expérience émotionnelle et être capable de tirer un nouveau vocabulaire visuel de sa réponse personnelle à celle-ci.

Ce n'est qu'en 2012 que l'influence de l'art populaire, du graphisme et du muralisme contenus en substance dans ses œuvres présentées à Philadelphie convergera enfin avec ses connaissances issues de toutes les expériences musicales et impressions acoustiques profondes décrites ci-dessus. Pour l'exposition «Open Tuning, E-D-G-B-D-G», présentée au 18th Street Arts Center à Santa Monica, l’artiste proposait une chorégraphie d'œuvres multiples, de la sculpture en passant par la peinture à la vidéo, de la musique aux performances live. Nommé d'après la gamme d'accordage de la «guitare Ayacuchana»,11 l'instrument à cordes exceptionnellement mélancolique typique de la région andine d'Ayacucho, le projet s'est inspiré à la fois d'épisodes et de souvenirs autobiographiques - le père d'Ore-Giron était originaire d'Ayacucho. Il était aussi le fruit d’une réflexion sur l'histoire séculaire de la colonisation et de l'exploitation de l'Amérique latine, ainsi que du métissage et de la fusion des codes culturels et esthétiques indigènes et occidentaux qui, depuis la conquête espagnole, ont caractérisé la production artistique locale, tant musicale que visuelle. Outre une vidéo politique condamnant les effets les plus sinistres de la mondialisation sur le cadre social péruvien 12 et une sélection d'œuvres principalement figuratives réalisées à partir de photographies, l'exposition comprenait également quelques-unes des premières peintures abstraites de l'artiste sur des toiles de lin brut. Parmi celles-ci, Head (fig.3), une représentation abstraite de la guitare Ayacucho, qui était également un clin d'œil aux célèbres toiles cubistes de guitares par les maîtres européens tels que Pablo Picasso et Georges Braque.

Ore-Giron continuera sur sa lancée débutée à Santa Monica et la perfectionnera avec «Smuggling the Sun», sa première exposition individuelle à New York, qui s'est tenue en 2013 à la Galerie Nicelle Beauchene. A l'exception d'une œuvre sculpturale abstraite - une déconstruction de la guitare Ayacucho composée d'un ensemble de six carillons de cuivre colorés suspendus à une structure métallique linéaire (fig.4) - l'exposition était cette fois consacrée à la peinture. Ore-Giron rend hommage dans dix petites toiles aux maîtres modernes qui, comme le souligne le critique d'art Nathaniel Lee, «ont joué un rôle déterminant dans la formation de l'art géométrique non figuratif», faisant par exemple référence à la brillante palette de couleurs orphiques et aux compositions concentriques de Sonia et Robert Delaunay ainsi qu'à la «perspective oblique associée à des anciens schémas mécaniques, à savoir - en tout cas partiellement - les conceptions élégantes et en apparence rationnelles de Marcel Duchamp et Francis Picabia».13 En ce sens, «Smuggling the Sun» représente un moment charnière dans la carrière de l'artiste, car il marque le passage irréversible d'Ore-Giron de la figuration à l'abstraction constructiviste et géométrique. Ce n'est qu'après avoir pleinement embrassé un vocabulaire artistique non figuratif que l'artiste a finalement pu exprimer sa «nécessité intérieure» et articuler ses émotions et sa spiritualité comme il n'avait pu le faire jusqu'à présent qu'avec la musique.

Infinite Regress Tout en reconnaissant que les peintures d'Ore-Giron exposées à la Galerie Nicelle Beauchene étaient «intelligentes, exceptionnellement sympathiques et d'une modestie à s'y méprendre», le critique d'art du New York Times Ken Johnson conclut son analyse de l'exposition en se demandant à quoi elles ressembleraient si l'artiste «s'y investissait complètement?». Ore-Giron a répondu avec audace à cette question quelque peu provocatrice peu de temps après avec son nouveau corpus d'œuvres toujours en cours.

En 2015, en moins d'un mois, l'artiste a vécu la mort de sa mère et la naissance de son premier enfant, Octavio. Ces événements émotionnels intenses l'ont amené dans un espace mental où, comme il l'explique, il faisait à la fois «l'expérience de l'avenir potentiel» mais où il a aussi connu la «perte, qui était comme traverser le passé».14 C'est en voyant se refléter et se chevaucher de manière perturbante l'idée de fin définitive avec celle d'un tout nouveau départ que l'artiste a commencé à travailler sur sa série Infinite Regress, créant des compositions rigoureusement constructivistes et pourtant magnifiquement symphoniques qui, dans leur essence, résultent de manière frappante en l'aboutissement du processus d'intégration entre la musique, les couleurs et les formes abstraites qu'il a poursuivi tout au long de sa carrière.15

Le concept de Infinite Regress, «régression infinie» (du latin regressus in infinitum), est philosophique et déterminé par le scepticisme, par la volonté de prouver l'insuffisance d'une démonstration et donc de remettre en cause le savoir. Il désigne la progression logique, ou plutôt la régression, qui se produit lorsque, pour expliquer un terme donné, il est nécessaire de se référer à un autre et ainsi de suite, sans jamais pouvoir atteindre sa définition ou sa vérité ultime et finale. Chaque tableau de la série d'Ore-Giron est comme un anneau dans une chaîne infinie de sens: s'il requiert et est contenu dans sa forme embryonnaire dans les œuvres qui le précèdent, il y introduit aussi des variations et est donc indispensable pour donner naissance et comprendre l'essence des œuvres qui le suivent dans la séquence. En ce sens, la série est une mise en abyme avec d'innombrables variations et une métaphore de la continuité entre la vie et la mort.

La série Infinite Regress d'Ore-Giron semble condamnée à un processus sans fin d'élaboration par addition ou réduction vers une destination sans limites et inaccessible. Cette situation impossible peut cependant être résolue et prendre sens si la série est mise en relation avec les autres œuvres de l'artiste: celles qui précèdent, comme tenté de le faire avec ce texte, et celles qui en découleront. Par la même occasion, Infinite Regress doit également être appréciée à la lumière de ce qui a été dit sur le «principe de la nécessité intérieure»: dans le contexte plus large de l'histoire de l'art, c'est l'interprétation personnelle et la réponse d'Ore-Giron à l'art non figuratif, sa contribution - modulée par «l'élément de la personnalité» et «l'élément de style» - à la grammaire en constante évolution de «l'art pur et éternel». C'est aussi la tentative d'Ore-Giron d'étoffer les différentes histoires de l'abstraction auxquelles il a été confronté, à la fois andine, occidentale et eurocentrique, en mélangeant leurs enseignements afin de mettre en évidence leur origine commune dans le besoin intrinsèquement humain d'un sentiment d'appartenance spirituelle.

Les peintures de la série Infinite Regress sont toutes structurées suivant une composition spatiale régulière. Elles comportent une section supérieure, correspondant à peu près au tiers supérieur de la toile, définissant la ligne d'horizon sur laquelle se déploie l'arrangement géométrique abstrait polychrome et quasi astral, et une section inférieure, dominée par la couleur or, laquelle l'artiste appelle «la partie terrestre de la peinture».16 Cette dernière crée une sorte d'écran architectonique lumineux qui rappelle les murs perforés typiques d'une grande partie de l'architecture vernaculaire d'Amérique latine. C'est à travers ce filtre que le spectateur observant le tableau peut apercevoir la cosmogenèse qui se déroule à l'arrière-plan de la composition et au-dessus de la ligne d'horizon, dans le royaume céleste. En même temps, la palette d'or dominante évoque aussi «les jupes en forme de cloches des Vierges dans les peintures de l'école péruvienne de Cuzco» 17 ainsi que l'utilisation de la feuille d'or et du fond d'or dans l'art byzantin et du début de la Renaissance avec l'iconographie chrétienne.

De plus, il existe une dynamique culturelle spécifique, une tentative de réparation de torts historiques implicite par Ore-Giron dans son utilisation de la peinture dorée. Comme il le souligne: «J'ai exploré l'histoire de la conquête et tant d'or a été pris aux populations autochtones, le double vol qui s'est produit, d'un côté le vol physique de l'or, et de l'autre côté le vol culturel de tous les artefacts qui ont été fondus pour obtenir plus d'or. Tous ces chefs-d'œuvre qui se sont transformés en or liquide ont été perdus à jamais.» 18 En ce sens, Infinite Regress exprime la contribution de l'artiste à un processus de décolonisation, son désir de restituer l'or volé et de recréer des chefs-d'œuvre contemporains capables de renouer avec cette lignée perdue.

L'exposition à l'Espace Muraille L'exposition «Auto-Tune» à l'Espace Muraille est la première exposition d'Eamon Ore-Giron en Europe continentale. Réparties sur les deux niveaux de l'espace de la galerie, les œuvres de l'exposition rayonnent de lumière et émanent d'une légèreté transcendante. Leur luminosité transforme l'espace et suscite une conversation avec l'architecture historique de l'Espace Muraille. Sous les plafonds voûtés en forme de crypte de ce qui était autrefois une cave du XVIIIe siècle, le public y découvre une présentation immersive du travail d'Ore-Giron, qui génère une expérience méditative, presque mystique, et provoque un sentiment de déplacement spatial.

L'exposition présente dix-huit nouvelles peintures de différentes tailles de la série continue Infinite Regress (du numéro CLX au CLXXVII; cat.1 à 18) ainsi que deux tapisseries tissées sur métier et créées en collaboration avec le Taller Mexicano de Gobelinos à Guadalajara, au Mexique, qui font directement référence aux mythes aztèques de la création et ajoutent ainsi une autre facette spirituelle à la vision cosmique de l'artiste.

La tapisserie Talking Shit with Quetzalcoatl / I Like Mexico and Mexico Likes Me (cat.19) a été exposée pour la première fois dans une exposition collective organisée par l'artiste performeur américain Rafa Esparza (né en 1981) au Ballroom Marfa au Texas. A cette occasion, elle était placée sur un «monticule de briques à deux niveaux d'adobe créé par Esparza - mi-socle, mi-autel - qui servait à la fois de support physique et métaphorique pour la grande surface textile. Présentée de cette manière, l'œuvre d'Ore-Giron a été transformée en objet rituel ou en offrande à Quetzalcoatl», l'un des dieux les plus importants du panthéon aztèque, «ici transformé en un serpent abstrait tourbillonnant composé de verts, de bleus et de rouges».19 Conçue comme un poncho - un vêtement traditionnel utilisé par les peuples amérindiens avant la conquête espagnole - et présentée à l'Espace Muraille sur une structure en bois suggérant une présence humaine, cette œuvre tissée était à l'origine destinée à être portée par Esparza comme un attribut de lien spirituel permettant aux deux artistes d'engager une conversation critique.

Talking Shit with Coatlicue (cat.20), en revanche, a été conçue et réalisée pour l'exposition à l'Espace Muraille. Suspendue comme une tapisserie murale sur l'escalier reliant l'espace d'exposition au rez-de-chaussée à celui du sous-sol, elle fonctionne selon l'artiste comme «la protectrice de l'exposition», soulignant ainsi un sentiment de descente cérémonielle dans la dimension sacrée de la crypte où sont présentées les plus grandes toiles d'Ore-Giron dans l'exposition.

16 Eamon Ore-Giron 2021 (note 14). 17 Marcela Guerrero, «Eamon Ore-Giron», dans Soft Power.

A Conversation for the Future, cat. exp., éd. Eugenie Joo,

San Francisco Museum of Modern Art, 2019, pp. 156-161, ici p. 156. 18 Eamon Ore-Giron lors d'une conversation avec l'auteure de ce texte, le 21 mai 2021. 19 MacKenzie Stevens, «Eamon Ore-Giron», dans Anne Ellegood et Erin Christovale,

Made in LA 2018, exh. catalogue, Hammer Museum, Université de Californie,

Los Angeles, Munich, Londres et New York, 2018, pp. 169-170.

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