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À Beyrouth, les univers inspirants de trois créatifs

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Nés à Beyrouth

Ils sont nés à Beyrouth, mais leurs ambitions ont dépassé les frontières de leur pays. Ils incarnent une génération plurielle qui a toujours pris son destin en main en s’affranchissant des codes établis. Dans un monde qui sombre tous les jours, ils refusent de se laisser engloutir, donnant cœur, corps et vie à leurs projets. Comme on jette un pavé dans la mare, ils s’offrent de nouvelles perspectives inventives, instinctives, et donnent chair à leurs rêves malgré un contexte confus et compliqué. Zoom sur quelques aventuriers qui valorisent la création: Karine Tawil, designer de mode, Carl Gerges, architecte et musicien, Paul Kaloustian, architecte. Ils nous ouvrent leurs portes et nous révèlent leurs univers.

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Christiane Tawil

Habiter l’art

«J’aurais voulu être un artiste, confie Paul Kaloustian, mais je suis devenu architecte.» sans amertume aucune, ces propos sont ceux d’un professionnel accompli, épanoui et prolixe. sa carrière, il l’a menée avec beaucoup de bonheur. Paul K. croit à la force du destin. À 16 ans, il réalise qu’il ne sera pas le prochain Picasso, renonce donc à la peinture et rentre à 18 ans, à l’Alba, l’Académie libanaise des beaux-arts, pour un cursus d’architecte, dans lequel il déverse toute sa créativité.

Photos ©Courtesy Michèle Aoun.

L’architecte

Paul Kaloustian, diplômé en 1997, se retrouve à la croisée de tous les possibles. Le hasard ou sa belle étoile l’amène à Boston, où il poursuit sa formation à la prestigieuse Université de Harvard. C’est alors que les portes s’ouvrent pour lui. Une rencontre heureuse avec Herzog & de Meuron, venus en conférenciers, déterminera son parcours. Il rejoint leur pratique à Bâle pour 18 mois.

«Cette expérience, dit-il, a forgé ma personnalité, je me suis imprégné de cette logique rigoureuse de l’essentiel, cet ascétisme. J’ai toujours été fasciné par la culture japonaise, mon expérience suisse a fait de moi un être mixte qui a su évoluer sous les deux influences.»

De retour dans son pays natal, au Liban, il fonde en 2002, le Studio Paul Kaloustian. Sur les hauteurs de Beit-Mery, localité de villégiature située dans la montagne à 800 mètres d’altitude, il tombe sous le charme d’un immeuble des années 1960. Juste en face des ruines d’un temple romain. Le site offre une vue imprenable sur la capitale. Cette double ouverture sur les vestiges antiques à l’est et son dégagement sur Beyrouth à l’ouest fait de cet appartement un lieu privilégié. La surface compte de larges pièces éclairées et aérées. Ce cadre de vie devient son repère, il l’aménage à son goût, installe sur un pan de mur entier une immense bibliothèque qui regroupe ses livres de prédilection. Côté déco, Il chine objets et meubles à Basta – les puces libanaises – ou se fournit dans des enseignes design comme Vitra, Artemide, Nemo, Cassina, Fritz Hansen. Mobilier années 1950 et 60 à l‘honneur. Son inventaire se compose d’icônes du design: un bureau Compas de Jean Prouvé, des chaises et tables Tulipe vintage de Eero Saarinen, des fauteuils Swan de Arne Jacobsen, le siège Paulistano de Mendes da Rocha, une table ETR accompagnée des chaises en aluminium de Charles Eames; les luminaires sont signés Baltensweiler, Le Corbusier, Vico Magistratti ou Michele De Lucchi. Son intérieur bouge constamment; il déplace meubles et toiles et se complaît dans cette mobilité et cette impermanence qui lui apportent légèreté et poésie. Il se plaît à multiplier les croisements culturels et artistiques et sait s’entourer d’amis artistes. Dans son carnet d’adresses, on relève des noms prestigieux comme Ayman Baalbaki, l’enfant prodige de l’art contemporain, Taghreed Darghouth, Marco Pariani, Yi-Hsuan Li, Vav Hacobyan, Lamia Ziadé. Il parvient à acquérir une impressionnante collection de peintures, complétée par des photographies de Francis Alÿs, Joe Kesrouani et Michèle Aoun. Il tapisse son appartement de ses choix picturaux aussi pertinents que puissants. En 2015, ayant déjà acquis une notoriété sur la scène locale, sa rencontre avec le légendaire galeriste d’art Tony Shafrazi, à New York, le conduit à se lancer dans un projet gigantesque et ambitieux avec des formes abstraites, qui lui réserve une belle découverte: l’Arménie, son autre pays d’origine.

Paul Kaloustian n’a pas fini de rêver: «Le monde demeure un jardin enchanté», dit-il. Il reste ouvert à toutes les éventualités. Embarquement prochain pour la France, car rien n’est impossible à ce grand bâtisseur. «J’emporterai avec moi mon âme de globe-trotter, ma famille bien entendu, mes toiles et quelques livres. Juste ce qu’il faut pour repartir pour d’autres aventures». CT

Fenêtre sur âme

Il y a bientôt trois ans, Karine Tawil, créatrice de mode et fondatrice de la maison Karoline Lang, investissait cet appartement urbain, niché dans l’une des tours de Mar Michaël, quartier prisé du nouveau Beyrouth qui mixe petite bourgeoisie et jeunesse branchée. Elle se laisse séduire par cette nouvelle page qui s’offre à elle. «J’étais enfin chez moi, et j’ai pensé que le temps était venu de libérer mon âme.»

Photos ©Courtesy Studio Carl Gerges

La créatrice de mode

Pour planter le décor de son intérieur, Karine a d’abord pensé à l’extérieur. C’est alors qu’a germé l’idée de ce jardin suspendu. Une ligne verte qui formerait un écran, repoussant la grisaille de la ville. Derrière cette végétation foisonnante faite d’un singulier mélange de plants méditerranéens, de pins, de frangipaniers, de bougainvilliers, derrière ce débordement luxuriant, il y avait une volonté. Celle d’élever des remparts, de se créer un nid, de marquer son territoire.

«Tout est parti de là, dit-elle. Quand j’ai déposé mes bagages dans cet appartement, j’avais besoin de renouer avec la nature, d’émerger de l’ascétisme de ma vie d’avant.» Elle multiplie ainsi les motifs végétaux, les lignes courbes, les formes d’inspiration organique. Elle écrit ce chapitre de sa vie avec les mêmes mécanismes qui la guident dans sa profession. Ce lieu, elle l’a pensé comme l’une de ses créations, dessiné comme une esquisse, découpé comme une toile et monté l’ensemble de toutes pièces. Cette démarche lui a permis de tisser la trame de son histoire et de façonner l’espace à son image. Comme dans son processus créatif, elle mêle subtilement les matières et les textures, associant des objets qui n’ont à priori rien à faire ensemble. Elle –qui n’avait jusque-là évolué que dans des tons neutres –a voulu donner à cette page, les couleurs de la vie. Le velours ocre du canapé porte le doux nom de Coucher de soleil en Toscane, chez Élitis; il voisine avec le bleu profond des fauteuils douillets Ten (Ciel, en japonais) de Naoto Fukasawa, édités chez Driade. En toile de fond, elle opte pour une tenture murale dont le motif délicat et sophistiqué évoque celui d’une chinoiserie. Dans le salon, le papier peint Saint-Laurent de De Gournay, dessiné main, donne le ton et ramène le vert à l’intérieur comme un fil conducteur.

Côté mobilier, elle se lance éperdument dans une quête du Graal, qui la conduit, à travers ses voyages et ses pérégrinations, dans une recherche inlassable de l’objet, du meuble convoité, du trésor mythique. Comme dans un cabinet de curiosités, elle compose une partition où le classique tutoie le design 50’, juxtaposant avec bonheur époques et styles et faisant dialoguer les objets entre eux. Elle s’amuse de rapprochements audacieux, apposant les entrelacs de marqueterie d’une table hollandaise du 19e siècle, avec les ciselures de l’argenterie ancienne et du cristal taillé. Datant des années 60, une enfilade Knoll laquée noir aux battants en rotin s’harmonise avec la table Tulip de Saarinen. Au mur, une bibliothèque 60’ cumule les coups de cœur de la designer, ses livres, ses bibelots fétiches, un miroir sorcière doré, ses lampes d’appoint. Derrière ce désordre ordonné, ce mélange de préciosité et de modernité, les scénographies parlent et révèlent l’âme sensible et fougueuse de leur propriétaire. Fragile est le bonheur – Karine a pris conscience de la précarité des choses –, fragile comme la sculpture lumineuse Akari en papier japonais de Isamu Noguchi, qui jette dans ce coin du salon assez de clarté pour illuminer les pages d’un herbier du 18e accrochées au mur. CT

© Myriam Boulos

Travailler la lumière

Carl Gerges, jeune architecte, porte sur la vie un regard humaniste. Dans un immeuble Art déco datant des années 1940, du Beyrouth ancien, il a jeté son dévolu sur les vieux murs, réalisant d’emblée le potentiel que représentait cet appartement. Citoyen du monde, il a conçu ce lieu comme un point d’ancrage, un refuge, un havre de sérénité dans un quotidien agité. Ici, il s’isole des nuisances de la ville proche, il dessine, crée, conçoit, mais aussi compose de la musique. Parce que Carl Gerges a plusieurs casquettes à son actif, architecte, oui, mais également musicien et compositeur.

Photos ©Courtesy Studio Carl Gerges

L’architecte

Depuis plus de dix ans, il mène avec brio, une carrière internationale au sein de Machrou’ Leila, formation musicale de rock alternatif arabe et fer de lance d’une jeunesse affranchie des codes. Les opportunités s’enchaînent: Carl Gerges collabore avec de prestigieux artistes tels que Mika, Yo Yo Ma, Nile Rogers, Joe Goddard et Brian Eno, se produit au Metropolitan Museum of Art de New York et au Grand Palais à Paris à l’occasion des expositions de l’artiste britannique Oliver Beer.

Dans son parcours professionnel, il s’est laissé guidé par les différentes facettes de sa personnalité, menant de front des engagements différents certes mais si complémentaires qu’ils lui ont permis de se révéler aux autres et à lui-même. Durant la décennie qui a suivi son diplôme d’architecture à la faculté d’architecture de l’Université américaine de Beyrouth (BFA), il a multiplié les expériences, touché du doigt les rouages du métier et attendu le moment propice pour lancer son propre studio, Carl Gerges Architects, au bout d’une longue maturation. Depuis 2019, il milite pour la préservation du patrimoine architectural libanais et fait partie de l’Arab Center of Architecture. Dans sa pratique, il se démarque par une attitude d’observation. Il regarde, scrute et interprète la réalité à travers le prisme de sa sensibilité. Les projets se succèdent avec, dans un calendrier proche, la muséographie d’une salle et sa scénographie au sein de l’Institut du monde arabe, l’IMA.

C’est son intérieur qui l’a propulsé à la une de l’actualité internationale. La presse, les réseaux sociaux n’ont eu de cesse de relayer les photos de son habitation. Ce projet, il l’a forgé de ses mains, taillé comme un talisman; il y a injecté son âme. Aussi intime que personnel, le cadre tout en retenue n’en reste pas moins bavard : il révèle le tempérament de son propriétaire, ses goûts et ses exigences. C’est un concentré de ses choix, de ses matières de prédilection. Tout commence par une tabula rasa de l’existant. Carl s’adonne à l’exercice, il opère un travail en profondeur avec toute la subtilité nécessaire. Une fois les murs abattus, il restructure le plan, définit la circulation autour d’un monobloc qui centralise les fonctions salle de bain, vestiaire et rangements. Le terrazzo recouvre sol, murs et bibliothèque, donnant à l’ensemble une uniformité immaculée. Sur cette page blanche, Carl compose son intérieur par petites touches, à la manière d’un peintre. Côté pièce à vivre, la palette s’enrichit de la lumière qui pénètre à flots, de la couleur fauve du vieux canapé, du vert des plantes et du bois clair du petit mobilier. Partout, l’œil s’accroche aux détails, aux meubles vintage ou design, aux objets glanés durant ses voyages. Un judicieux mélange des genres assure au décor son intemporalité.

Cette maison répond au questionnement de son concepteur sur le lieu, l’espace et la lumière. Dans un Beyrouth qui a muté, défiguré par les tours et le développement sauvage, il marque là son profond respect pour les ressources naturelles, pour le passé mais aussi sa foi dans le progrès. Carl partage ici sa réflexion contextuelle et environnementale. Son travail empreint d’humilité est éloquent. CT

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