La science de l’éducation Partie 1: Considérations théoriques

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La science de l’éducation Partie 1: Considérations théoriques

Caleb Gattegno Traduit de l’anglais par Roslyn Young et Clermonde Dominicé

Educational Solutions Worldwide Inc.


Première publication en anglais aux Etats-Unis en 1988. Version française publiée en 2011. Copyright © ͳ Educational Solutions Worldwide Inc. Auteur : Caleb Gattegno Traduit de l’anglais par Roslyn Young et Clermonde Dominicé Tous droits réservés ISBN Educational Solutions Worldwide Inc. 2e Étage, 99 University Place, New York, NY 10003-4555 www.EducationalSolutions.com


Remerciements pour l’édition en français Christiane Laurent a aidé à la mise au point de la version finale. Suzette Lachaise, Fabienne Beylier, Véronique Rodoz, Michèle Mallebay-Vacqueur ont relu certains chapitres et proposé des améliorations. U.E.P.D. les remercie sincèrement du temps qu’elles y ont consacré, afin que cette dernière contribution écrite de Caleb Gattegno à la science de l’éducation soit disponible en français.



Les Wraducteurs de Oa Science de l’éducation Partie 1: Considérations théoriques

Clermonde Dominicé est titulaire d'une Licence ès Lettres (Universités de Genève et Madrid) et d'un Master en Sciences Politiques (New York University). Active dans le domaine de l'humanitaire, elle est appelée à beaucoup voyager, et rendue sensible aux problèmes de l'analphabétisme dans le monde. Mise au contact des travaux du Dr Gattegno en la matière, elle accepte la proposition qui lui est faite de composer et produire le programme de "La Lecture en Couleurs" selon le concept initialement développé par l'auteur dans "Words in Color". Par la suite, elle rejoint à NewYork la société Educational Solutions Inc., un centre de recherche et de formation fondé et dirigé par le Dr Gattegno. Poursuivant inlassablement sa recherche, l'auteur consigne progressivement les fondements de sa pensée et de ses enseignements en un ouvrage "The Science of Education" publié à NewYork peu avant sa mort en 1988. Il nous a paru impensable que cet ouvrage fondamental, un testament en quelque sorte, mais surtout une source de connaissances et d'inspiration, demeure inaccessible aux francophones.


Roslyn Young a rencontré Caleb Gattegno en 1971 à Genève, lors d’un séminaire qu’il dirigeait sur Silent Way. Elle fut profondément touchée par l’exceptionnelle qualité du travail que fit Gattegno avec un groupe d’élèves pendant ce stage. Elle se mit immédiatement à utiliser son approche pédagogique, tout en continuant à travailler avec lui lors de ses passages en Europe. Roslyn fut professeur d’anglais langue maternelle en Australie où elle est née, puis d’anglais langue étrangère au Centre de Linguistique Appliquées de Besançon, en France. Sa thèse de doctorat, « Universaux dans l’enseignement et l’apprentissage du français et de l’anglais », a rendu plus accessible cette approche pédagogique fondée sur le modèle de l’homme de C. Gattegno.


Contenu Préface ........................................................................ 1 1 Comment naît une science ........................................5 2 La conscience de la conscience ............................... 41 Les manières d’atteindre la conscience de la conscience……41 Les voies de connaissance………………………………………………57 Résumé………………………………………………………………………..80 3 Les faits de conscience ...........................................83 Les le ……………………………………………..………..84 Les conséquences pour l’humanité………………………………..105 Résumé………………………………………………………………………125 4 Affectivité et apprentissage .................................. 127 Résumé………………………………………………………………………168 5 La mémoire et la rétention .................................... 171 Résumé………………………………………………………………………203 6 Forcer la prise de conscience ...............................205 Résumé………………………………………………………………………232 Pour plus d’informations......................................... 235



Préface

Je travaille à cet ouvrage traitant de la science de l’éducation depuis bien des années. Les premiers indices montrant l’éducation comme un domaine d’étude, qui deviendrait finalement tout aussi légitime comme science que d’autres l’étaient devenus, se sont manifestés peu après 1940. Le point central était que la conscience, qui a permis à toutes les sciences de trouver leur juste place, pouvait devenir consciente d’elle-même. Pendant les années qui ont suivi, nombre de projets de recherche ont produit des occasions d’accumuler des preuves, donnant à l’intuition initiale un corpus de faits permettant d'établir les fondations de cette science et de fournir les ouvertures pour sa technologie. Le tournant décisif montrant qu’il y avait une base pour suggérer au public qu'une science de l’éducation pouvait se développer est venu avec la prise de conscience claire qu' en l’homme, seule la conscience peut être éduquée. Depuis le début des années 50 jusqu’à aujourd’hui, les fondements empiriques ont été glanés dans une succession de

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solutions à des problèmes rencontrés dans les salles de classe du monde, solutions développées entièrement sur la base de la conscience. Ces preuves sont déjà écrasantes, même si elles sont essentiellement le travail d’un seul homme. Elles seront réunies dans les chapitres constituant la deuxième partie de cet ouvrage. Cette deuxième partie parlera des techniques et des matériels utilisés maintenant dans beaucoup d’endroits de notre planète. Ceci veut dire qu’ils ont été testés de façon consciencieuse par un grand nombre de personnes de l’extérieur qui peuvent, dès lors, affirmer qu’elles savent objectivement que la conscience peut être éduquée et que, de fait, rien d’autre ne peut prendre cette place dans l’éducation. Par le passé, il n’a pas été nécessaire de fournir à ceux qui utilisent des solutions pratiques un examen approfondi des bases théoriques. Mais, parmi ces utilisateurs, beaucoup ont demandé au moins une petite justification théorique de ce qui a été mis entre leurs mains et qui, de toute évidence, permet de changer les étudiants en lecteurs, en écrivains, en mathématiciens, en gens capables d’orthographier correctement avec aisance et célérité. Pour faire face à cette demande, certains des chapitres de ce livre (Chapitres 2, 3 et 4) ont été publiés séparément dans les années 70. En 1986, le chapitre 5 est paru et maintenant les chapitres 1 et 6 ont été ajoutés pour compléter la première partie. Le contenu d’une science empirique, comme celle de l’éducation, ne peut pas être théorique. Mais une telle

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Préface

appellation convient dans une discussion qui laisse de côté les preuves qui ont engendré ce contenu. Dans cet ouvrage, le travail fait avec les étudiants de tous âges qui se trouvent dans les écoles depuis le cours préparatoire jusqu’à Bac + 3 n’est qu’implicite. Or, c’est ce travail qui fournit les preuves nécessaires pour saisir les tâches subtiles et invisibles de la conscience à l’œuvre, la dynamique qui est devenue la source des considérations théoriques présentées ici. Je donne ce texte séparément car il forme un corpus autonome et sera disponible pour des lecteurs qui, sans vouloir devenir des techniciens de l’éducation, y trouveront de quoi satisfaire leur intérêt pour les nombreux problèmes d'ordre général que présente l'éducation. On aurait pu, certes, écrire bien davantage sur les questions soulevées dans ce livre. Mais donner une forme finale à cet ouvrage est au-delà des possibilités d’un seul homme, mortel, et doit être laissé aux soins d'une collectivité qui peut s'étendre sur plusieurs générations. Dans la publication antérieure de plusieurs de ces chapitres, il m’a fallu de l’aide pour donner forme aux découvertes faites dans un langage en pleine évolution, un langage encore peu apte à exprimer de nouvelles intuitions. Je remercie chaleureusement ceux qui ont apporté leur contribution, même s’ils ont souvent été réticents dans leurs corrections, de peur de déranger ce qui apparaissait comme étant dit de façon cryptique (occulte) dans l’anglais d’aujourd’hui, qui reste encore une langue d’action et de communication dans les domaines de l’ingénierie, du commerce, et de l’uniformisation globale. Peut-être que des écrivains plus doués que moi seront 3


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motivés pour donner à celles de ces propositions qu’ils trouvent valables une meilleure forme, capable d’atteindre plus de gens. Je l’espère de tout cœur.

Caleb Gattegno juin 1987

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Cet ouvrage parle d’une nouvelle science et de sa technologie. La première partie est consacrée à la science et la deuxième surtout à sa technologie, telle qu’elle a été développée jusqu’ici. Une science peut exister et être reconnue quelque temps après avoir été développée par son ou ses fondateur(s) pionnier(s). Le public prend conscience qu’une science existe depuis quelque temps dès lors qu'un corpus suffisant de découvertes a été établi, comme c’était le cas, par exemple, avec l'économie après Adam Smith et Ricardo, et la génétique après Mendel. Dans les années qui ont suivi la Renaissance, lorsque tant de gens ont initié tant de sciences de la nature, il n’était pas possible d’en tenter une classification. C’est seulement aux alentours de 1850 qu’Auguste Comte, le fondateur de la sociologie, a proposé la première vision globale de toutes les sciences existant à son époque, avec la sociologie au sommet utilisée comme éclairage.

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Pour Auguste Comte, les sciences peuvent revendiquer une existence dès lors que l'esprit humain s’est distancié des niveaux de fonctionnement mythiques et métaphysiques et atteint le niveau positif, quand l’objectivité devient le critère des énoncés de vérité. Pour lui, ce niveau positif est le dernier, les niveaux précédents offrant des mythes et des déclarations métaphysiques qui ne pouvaient pas être prouvés et donc demandaient qu'on y croie. La situation a changé ces 140 dernières années. Beaucoup de travail a été fait par des personnes qui ne sont pas restées confinées dans ce que la ou les générations précédentes disaient « objectif ». Par exemple, l’étude de l’énergie, l’étude de l’électromagnétisme, l’étude de l’évolution, de l’atome, du cosmos, de l’esprit, de la relativité ont été entreprises correctement seulement dans les années après qu’Auguste Comte ait fait sa classification des sciences. Ainsi tant de nouvelles sciences ont été engendrées – et certaines vieilles sciences transformées au point où elles sont devenues méconnaissables – qu’il est peut-être temps de considérer à nouveau le défi de la classification, en particulier, puisque cet ouvrage traite d’une nouvelle science qui n’est devenue possible que dans les récentes décennies. Dans un livre que j’ai écrit au début des années 50, « Conscience de la conscience », un chapitre a été consacré à une proposition qui a mis la psychologie (vue comme la science du temps) au centre d’un nouveau système de classification, en lieu et place de la sociologie alors fondée par Auguste Comte. Depuis lors, une pensée plus finement élaborée a permis un nouveau départ bien que la découverte essentielle reste centrale : « les hommes ne 6


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peuvent étudier que le contenu de leur conscience et ces prises de conscience forment les sciences, ouvertes à tous ceux qui les partagent ». En un mot, l’instrument pour l’étude des sciences en tant que groupe, aussi bien que pour chaque science séparément, c’est « la conscience ». Puisque dans les quelques chapitres qui suivent nous allons étudier cet instrument en détail et faire en sorte qu’il prenne les formes qui conviennent le mieux au domaine que nous allons considérer, nous n’avons pas besoin de nous concentrer ici sur ce point. Au lieu de cela, nous devons décrire tout d'abord ce que cet instrument a rendu possible dans toutes les sciences. *** Dans l’énorme accumulation d’observations faites par des millions et maintenant des milliards d’être humains sur une très longue période, il y en a beaucoup qui ont laissé des traces devenues inaccessibles qui forment l’ensemble des savoir-faire automatiques. Mais il y en a un certain nombre (et peut-être un nombre important) qui remontent à la surface constamment et forcent certains individus à les garder présents à l'esprit. Elles sont ce qu’on appelle l’« expérience » de ces individus. Depuis des temps immémoriaux, il y a eu des circonstances qui ont forcé des prises de conscience chez ceux qui devaient survivre dans un environnement donné, qui avaient un BESOIN DE SAVOIR et qui devaient transmettre leurs découvertes à leur 7


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entourage. Ce savoir systématique a mené à la connaissance qui est à la base de tout le travail effectué par les humains : sur le sol (ce qui constitue l’expérience en agriculture de ceux qui travaillent la terre), sur les matériaux accessibles aux être humains, des écorces jusqu'à l’argile et à la pierre, (ce qui constitue la base de l’expérience des artisans ou de personnes ordinaires qui s’acquittent de leurs travaux domestiques), sur des instruments ou des outils pour la chasse, la pêche, le voyage, etc. (ce qui constitue les couches successives de culture depuis la préhistoire jusqu’à maintenant), sur le soma, pour savoir jusqu’où on peut aller dans la marche, dans la course, dans l’escalade, dans les cris, dans l’imitation sonore des sons des animaux, etc. (ce qui constitue une base permettant de passer de certains comportements à d’autres), sur sa capacité d’« imager », ce qui mène à une capacité d’imaginer qui constitue la base de toutes les langues – avec l’aide provenant de la connaissance qu'on a des fonctionnements somatiques – et de tous les arts. Parce que tout ceci, et beaucoup plus, a été fait avant qu’on n’ait pu en garder trace, nous mettons ensemble tous ces résultats et nous ne cherchons pas à découvrir les hiérarchies temporelles qui ont été nécessaires pour rendre possibles les réussites remarquables de nos ancêtres, il y a des milliers et des centaines de milliers d’années. Donc, nous ne parlons pas de sciences eu égard à leurs travaux, principalement du fait de l’influence des positivistes. Celle-ci a été si forte que nous préférons réserver le mot science pour décrire l’effort délibéré consistant à formuler notre connaissance de telle manière que les énoncés en soient acceptés comme vrais, en référence à des réalités accessibles à nos sens.

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Néanmoins, il est possible de s’engager dans l’étude de « l’acte de savoir » même, qui fait ressortir la ressemblance profonde entre ce que nos ancêtres ont fait dans leurs recherches et ce que font les scientifiques aujourd’hui dans leurs propres sciences, qui est de découvrir le réel contenu de leur conscience. Ce travail, qui fait partie de l’épistémologie ou science de la connaissance, est aussi difficile si l'on considère les scientifiques d’aujourd’hui qu’il l’est quand nous cherchons à comprendre les fonctionnements mentaux des êtres humains dans un passé lointain. De fait, les scientifiques, dans leur science, cherchent surtout à produire de nouvelles connaissances et prêtent très peu d’attention à la manière dont ils le font. Ainsi, les gens de l’extérieur ne peuvent-ils pas savoir ce à quoi les chercheurs, même de l’intérieur, n’ont pas accès, et ne sont pas intéressés à découvrir. Pour cette raison, l’épistémologie a été pendant très longtemps superficielle, réduisant la connaissance réelle et complexe des êtres humains (de tous âges et de toutes provenances) à quelques principes simples, conçus comme l’épine dorsale des sciences. Il devient donc possible d’élargir la notion de science en se concentrant sur les manières de travailler qui caractérisent ses résultats aussi bien que ses procédures, et ainsi de retrouver pour les sciences tout ce que les hommes ont fait pour répondre à leur besoin de savoir. La question que nous posons est donc : Qu'est-ce qui précède toute science ? Par son importance, cette question nous permet d’offrir une classification des sciences qui n’en exclut aucune et qui n’est pas basée sur un a priori marqué par le temps et l’espace. Auguste Comte a sélectionné le positivisme comme degré ultime des progrès de l’esprit humain 9


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dans son évolution générale ; ainsi, il a hypothéqué l’avenir. D’un côté il a effacé, d’un geste, tout le travail de centaines de générations d’humains cherchant à connaître leur condition, et de l’autre, il voulait réduire toutes les recherches possibles à celle qu’il avait faite sienne. Nos avantages sur Auguste Comte sont que, depuis 1850, les manières de penser qu’on appelle évolution et relativité ont fait surface. Elles nous ont obligés à découvrir comment accommoder le temps de manière explicite dans nos propos et comment donner à chaque chercheur honnête, vigilant et sérieux, le droit à ses découvertes dans n’importe quel champ d’étude sélectionné. *** Considérons d’abord la notion d’un dialogue de l’esprit avec le Moi. Bien sûr, chacun de nous fait ceci tous les jours, et nous en parlons en termes de « parler à soi-même ». Mais ce phénomène est omniprésent et existait déjà avant le stade verbal. L’observation de très jeunes bébés nous montre que dans leurs pleurs, par exemple, la conscience est présente ; pleurer n’est pas seulement l’utilisation de mécanismes réflexes, mais révèle aussi la présence, dans ses pleurs, de celui qui pleure. Seule la présence de la conscience explique la raison pour laquelle ces pleurs peuvent être plus ou moins forts, ou plus longs, et peuvent être structurés à volonté pour exprimer les petites choses que le bébé connaît intimement, de l’intérieur. A quatre semaines, par exemple, un bébé peut trouver dans ses pleurs des

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bruits ayant des attributs qui peuvent être extraits du tout, choisis pour leur prêter une attention spéciale et examinés per se avant que le bébé ne revienne à ses pleurs et à la raison pour laquelle ils avaient commencé, et pourquoi ils continuent. Peut-être faut-il avoir rencontré un phénomène comme celui-ci pour pouvoir se permettre d’instituer, comme instrument d’étude, les dialogues multiples que le Moi entretient avec luimême, et ceci depuis la conception. Autrement, comment pouvons-nous comprendre la possibilité que nous avons, chacun, d’avoir accès aux composantes de notre soma, composantes qui sont volontaires, et de leur donner des ordres qui sont obéis ? Jusqu’à aujourd’hui, face à ces composantes du soma, nous avons accepté l'idée que le processus était « naturel » ou alors « imprimé par l’ADN », ce qui en fait ne nous dit rien, sinon que nous ne voulons pas savoir de quoi il s’agit réellement. En me parlant à moi-même, je me convaincs que je peux avoir, et que j’ai, des dialogues avec la réalité complexe qui est appelée « Moi ». Le contenu du dialogue porte peut-être sur quelque chose qui m'est extérieur comme « Est-ce mon chien que je vois là ? » Le dialogue semble concerner mon chien, mais en fait, il s'agit de moi ; ai-je un critère intérieur qui me dit que le chien que je vois, (ou qui envoie des photons sur mes yeux pour produire une image sur ma rétine) est celui que je peux évoquer de mémoire et que je reconnais comme étant, de fait, mon chien ? Les observations peuvent nous occuper pleinement, mais il doit y avoir un observateur pour leur donner un sens. Ainsi,

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des observations que l'on peut faire sur des facteurs externes sont en réalité des dialogues avec soi-même. Mais nos observations proviennent aussi des mouvements intérieurs d’énergie qui peuvent également devenir l’objet d’un dialogue avec nous-même. Ainsi, par exemple, nous pouvons avoir un dialogue sur le fait de parler ou de ne pas parler dans une réunion. A ce moment-là, le dialogue est clairement entre le Moi et les circonstances dans lesquelles nous nous mettons ou nous nous trouvons. Dès lors qu’il est clair, pour nous adultes, que de tels dialogues sont courants et fréquents, nous pouvons nous demander s’ils ont toujours été pour nous une manière de considérer nos mouvements intérieurs et leur contenu. Une étude rapide de nos implications et de celles des gens autour de nous – en particulier de très jeunes enfants s’il y en a dans l'entourage – nous convaincra qu’il est impossible, pour des êtres conscients, de vivre les moments successifs d’une vie sans cet instrument de connaissance. De plus, le fait de connaître notre soma et ses fonctionnements a commencé avant notre naissance. Le même Moi qui saura comment « dialoguer » avec l’énergie et ses vicissitudes à un âge donné, parce qu’à cet âge-là, il a été frappé par l’existence de l’énergie, devra reconnaître qu’il a entretenu de tels dialogues depuis toujours, de différentes manières et au sujet de différents contenus. J’ai toujours eu un grand besoin de savoir car il y a tant à savoir, dont une grande part – mais pas tout – indispensable pour rester en vie. Certains des efforts accomplis me montrent que ma

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connaissance était valable et pouvait être retenue, que je restais en contact avec le défi, que je respectais sa réalité, que j’étais engagé dans une recherche permanente pour assurer que mon besoin de savoir était satisfait et que je trouvais ce qui était vrai dans les circonstances données. De fait, personne sinon moimême ne peut faire cela, et je sais qu’une grande part de ma vie est si bien construite que je peux faire confiance à mes perceptions, je peux mesurer mes ressources physiques ainsi que mes sentiments qui, en se révélant, me disent s’ils sont intenses ou faibles. Personne ne m’a jamais enseigné à faire cela. De fait, personne ne sait que j’avais besoin de le faire et personne ne me l’a suggéré. Je me suis éduqué depuis le début et tout le temps et, comme moi, les êtres humains ont dû faire cela pour euxmêmes, à eux-mêmes. Alors que le besoin de savoir peut me conduire à être un observateur digne de foi, une personne d’expérience, il ne me mène pas forcément à être quelqu’un qui travaille à la fois sur ce à quoi je suis engagé et comment je m’y engage. C’est cette deuxième préoccupation qui doit devenir constante, et peut-être dominante, pour que je puisse dire de moi : « je suis un épistémologue », un étudiant du savoir. *** Comme épistémologue, j’ai plusieurs objectifs qui me mettent en contact avec une multitude de détails concernant « connaître » dans tous les domaines où connaître est impliqué mais aussi, au-

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delà des détails, avec la compréhension générale de la manière dont la connaissance opère dans tous les domaines comme dans chaque domaine. En fait, c’est parce que mon Moi peut être sûr de la spécificité d’un domaine et de ce qui en fait un domaine qu’il peut, soit développer les différentes sciences comme nous allons le voir, soit, comme dans le passé lointain, changer le temps de vie en expériences, accessibles à d’autres et ayant une objectivité pour tous ceux qui y participent. *** La grande différence entre les sciences existantes et reconnues et toute l’expérience, accumulée pendant des millénaires, est que les premières ont été codifiées socialement et ont reçu un statut par leurs journaux, leurs académies, leurs congrès, alors que le savoir accumulé est suspendu dans un univers encore intouché que l’avenir pourrait bien vouloir atteindre et explorer. L’étude des sciences existantes est une tâche relativement facile puisque leur nombre est déterminé et leurs objets et méthodes sont rendus clairs dans des écrits disponibles dans de nombreuses bibliothèques. Aussi ne suivrai-je pas cette ligne déjà explorée à maintes reprises. Au lieu de cela, je suivrai une autre piste – exprimée dans la prise de conscience que « l’homme ne peut créer que la science du contenu de sa conscience » – et j'utiliserai les dialogues de l’homme avec lui-même comme des « éclairages » qui engendrent les nuances variées qui distinguent les différentes sciences. 14


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Après que l’homme ait eu un dialogue avec ses sens – ce qui lui a permis de structurer le monde selon le visible, l’audible, le matériel et le mécanique, le monde reconnu par l’odorat et celui du goût – il a pu concentrer ses dialogues sur des voies de connaissance spécifiques. Ainsi il a rassemblé tout ce qui frappait ses yeux, non pas pour parler de ce qu’il avait vu, mais pour comprendre pourquoi il pouvait faire confiance à sa vision et aux instruments utilisés. Ainsi il a créé « la science de l’optique » qui définit les phénomènes devant être retenus pour les dialogues continus : qu’est-ce que la lumière ? comment se propage-t-elle dans les différents milieux ? qu’est-ce qui se passe avec la lumière lorsqu’elle rencontre une surface sur laquelle elle peut rebondir ? ou dans laquelle elle peut pénétrer ? qu’est-ce que la couleur ? qu’est-ce qui fait que la lumière puisse être blanche ou avoir une couleur ? Et le grand nombre d’autres questions que nous posons quand nous étudions l’optique (géométrique ou physique), dans les traités qui réunissent les découvertes de quatre siècles de travaux. De la même manière, nous avons rassemblé tout ce qui frappait nos oreilles et créé « la science de l’acoustique » qui inclut tout ce que nous avons découvert sur le son en tant que comportement mécanique du support matériel (surtout l’air de notre atmosphère). Nous savons, depuis des générations, que le son se propage différemment dans différentes substances, se déplaçant plus rapidement dans les solides que dans les liquides ou les gaz. Nous savons aussi que les sons ont des attributs que nous appelons hauteur, intensité, et timbre. Nous avons étudié ces aspects sous forme de sons appelés musique, sons avec 15


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lesquels nous entrons en relation pour des raisons autres que le savoir. Presque toutes les expériences dans les sciences de l’optique et de l’acoustique sont suggérées par des prises de conscience spécifiques qui font partie du besoin de savoir. Ce sont clairement des dialogues de l’esprit avec lui-même avec, en plus, le fait que l’esprit ne veut pas se tromper ni être trompé. Pour cette raison, une vigilance spéciale a été développée qui se traduit, à l’intérieur du groupe, par la notion de « reproduction ». Ce qui a été trouvé par quelqu’un devrait pouvoir être trouvé également par toute autre personne, ce qui confirme la vigilance démontrée par la première personne. Cette capacité à répéter a mené à l’objectivation des données comme « les faits de l’optique », « les faits de l’acoustique », disponibles à tous dans des traités spécifiques. Une autre science entière appelée « mécanique » résume les dialogues des esprits avec eux-mêmes, dialogues issus de la conscience des impacts sur le soma (os et muscles). Alors que les hommes se sont posé des questions sur le mouvement, la locomotion et leurs causes, ils ont progressivement découvert que leurs perceptions physiques pouvaient être schématisées et devenir pensées et idées que l’intellect pouvait manipuler. (La mécanique a été pendant longtemps le chapitre le plus important de la physique des 17ème et 18ème siècles en Europe). Parmi les sujets considérés sous le titre de mécanique, le mouvement des planètes était le défi qui fascinait le plus les esprits des scientifiques. Les travaux de Galilée, de Kepler et de Newton ont fait beaucoup pour discipliner les dialogues afin que

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de plus en plus d’éléments deviennent accessibles à des esprits engagés dans la recherche. Cette rapide augmentation dans la connaissance et la compréhension du monde s’est trouvée soutenue par d’autres conquêtes de l’esprit au travail sur lui-même, dans ce qui est appelé « mathématiques ». Personne ne doute que la mathématique est autonome, le dialogue le plus clair de l’esprit avec lui-même. Les mathématiques ont été créées par des mathématiciens parlant d’abord avec eux-mêmes et ensuite avec d’autres. Mais, puisque ces dialogues pouvaient être mêlés à d’autres dialogues se référant aux perceptions d’une réalité considérée comme existant en dehors de l’homme, les mathématiques n'ont pas été reconnues pour ce qu’elles sont réellement avant une date récente. Tablant sur la conscience que les relations peuvent être perçues aussi facilement que les objets, les mathématiciens ont extrait la dynamique qui liait différents types de relations et l’ont considérée en soi. C’est pourquoi il existe un grand domaine appelé « mathématiques pures », qui est basé uniquement sur lui-même, c’est-à-dire sur des énoncés à partir desquels le mathématicien pourrait déduire d’autres énoncés compatibles avec les premiers et, de cette manière, équivalents à eux. Ou, autrement dit, une autre conscience de leur contenu mental. Les mathématiques sont la science par excellence qui illustre pleinement le fait que les scientifiques ne sont concernés que par le contenu de leur conscience. En même temps, les mathématiques rendent plus accessible ce que pourrait vouloir dire un dialogue de l’esprit avec lui-même. Une grande part de la mathématique pure qui a été développée ces 400 dernières 17


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années n’a pas d’autre valeur que de prouver qu’il existe une grande variété de dialogues possibles pour qui se met en état de considérer une relation quelconque. Du fait que la mathématique est devenue une construction imposante qui doit être étudiée pour elle-même et pour ce qu’elle permet d’éclaircir quand elle est liée à d’autres expériences humaines, elle a gagné une existence propre et nous avons perdu le contact avec ceux qui l’ont créée, les esprits qui ont su comment converser avec eux-mêmes de manière spécifique. Il existe des relations entre divers types d'expériences qui ont leur source dans des réalités qui, elles, peuvent frapper n’importe lequel de nos sens. Ainsi notre conscience doit-elle se porter simultanément sur ces réalités et sur les relations qui les lient. Quand nous accentuons les relations en tant que telles nous utilisons ce qui, en nous, peut créer des mathématiques ; il s’ensuit que l’homme peut donner une forme mathématique à sa perception de la dynamique, impliquant également d’autres composantes. Quand il fait ceci, on dit de l’homme qu’il est impliqué dans les « mathématiques appliquées ». La physique classique entière, l’astronomie entière, sont là pour montrer que les perceptions peuvent atteindre une forme possible à exprimer en termes mathématiques, alors que la nature de la perception demeure comme partie de notre conscience. Pensez, par exemple, à un pendule et vous trouverez que son image ne quitte pas votre conscience alors que vous cherchez à exprimer son mouvement par une formule mathématique. Pour les universitaires, « la mathématique appliquée » implique normalement les sciences physiques et l’ingénierie. Mais pour celui qui étudie de la conscience, elle peut évoquer n’importe 18


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quelle étude dans laquelle la conscience de la dynamique ou des relations est co-présente avec d’autres prises de conscience. La plupart des énoncés des économistes sont de ce type. La plupart des modèles construits par des biologistes de tous genres utilisent les mêmes pouvoirs de l’esprit. La taxonomie en tant que classification de classifications en est un exemple. Penser à n’importe quel sujet mène invariablement à des concepts et à des relations entre ces concepts, à des modèles abstraits qui font penser à des organisations mathématiques. Parce qu’ils aident la pensée, ils sont utilisés par tous ceux qui veulent aller au-delà de la simple perception initiale d'une chose quelconque qui frappe leur conscience. La mathématique appliquée est développée par de tels processus, et chaque jour, il y a de plus en plus de suggestions faites sur la manière d’utiliser la mathématique dans toutes les sciences sur lesquelles on travaille. S’il est facile de voir les mathématiques comme une variété de dialogues de l’esprit avec lui-même, ce n’est pas aussi facile de voir les autres sciences sous cette forme. Néanmoins, il devient clair que toutes les sciences sont des entreprises humaines, qu’elles changent selon la contribution qu'y apportent divers individus de la même génération – ou des générations successives –, que certains des points de vue deviennent obsolètes, que certaines questions importantes à un moment perdent de leur importance par la suite, ainsi des domaines entiers de recherche sont abandonnés ou remplacés par de nouveaux domaines qui peuvent avoir la même fin, et ainsi de suite. Tout ceci nous dit que la connaissance est le « travail de savoir ». 19


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Si nous devenons conscients que nous voulons savoir, par exemple, de quoi est faite la matière, c’est-à-dire que nous voulons devenir chimistes, ou physico-chimistes, nous devons acquérir des disciplines mentales capables de nous maintenir au contact des défis que nous avons choisis et des voies permettant de les rencontrer. Les êtres humains deviennent des scientifiques quand ils savent comment maintenir ces disciplines en vigueur et utiliser leur dialogue avec le sujet choisi de façon qu’il mène à de nouvelles prises de conscience. L’histoire de toutes les sciences est une histoire de conscience chez certaines personnes qui sont arrivées à se focaliser sur une question spécifique – ce qui n’est rien d’autre qu’un dialogue de l’esprit – pour qu’elle ouvre la voie à d’autres questions sur lesquelles soimême, et d’autres, peuvent se focaliser. Puisque l’homme s’est montré capable de concentrer son attention sur les très nombreuses observations qu'il peut faire à travers ses organes sensoriels et sa perception de sa vie intérieure, tout pourrait devenir source d’une nouvelle science. Ceci a été démontré par la prolifération des sciences dérivées de sciences précédentes, premièrement en tant que branches, puis comme domaines autonomes de recherche. L’astronomie devient l’astrophysique, la cosmologie, la radioastronomie, la spectro-astronomie, l’évolution des planètes, l’évolution des étoiles, des systèmes galactiques, etc., chacune requérant des dialogues différents bien que liés. Ceci peut être compris comme une spécialisation engendrée par l’immensité du défi et de ses tâches. Mais ceci peut être décrit également, et peut-être avec plus de précision, comme les manières favorites de se poser des questions qui conviennent 20


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aux esprits des différents scientifiques dans les différentes disciplines. *** La « connaissance objective » est imprégnée des impacts relatifs à la manière dont les dialogues ont lieu. Chaque scientifique sait jusqu’à quel point ses propres limitations et les circonstances particulières qui sont les siennes définissent le champ de ses recherches, et jusqu’à quel point il laisse intouchées des questions et des domaines d’intérêt, précisément à cause de ces limitations. Il n’y a qu’une seule science pouvant émaner d’une prise de conscience donnée et son développement résulte du fait que les scientifiques, dans un domaine particulier, peuvent affecter la conscience les uns des autres en donnant à leurs faits de conscience l'attention ciblée qui corresponde le mieux aux manières de travailler dans ce domaine. Dès 1910, lorsqu' Alfred Wegener écrivit puis exposa sa vision des déplacements des continents à une communauté de géologues peu réceptive, et jusqu’en 1957, quand les géophysiciens transmutèrent cette idée en « la théorie des plaques », nous pouvons voir clairement que la science de la géologie était limitée à des dialogues entre des gens qui avaient les mêmes idées, laissant ainsi leurs préjugés les empêcher de travailler librement sur la réalité que Wegener avait révélée à ses collègues.

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De nombreux exemples existent de scientifiques qui ont contrecarré la recherche dans leurs laboratoires ou leurs institutions pour ne pas être dérangés et pour ne pas être obligés de remodeler leurs esprits figés. En même temps, des esprits non figés ont pu saisir avec enthousiasme les mêmes propositions et en ont fait le centre de leur travail, poursuivi en parallèle à celui du courant dominant. De soi-disant grands hommes ont été mesquins et vicieux envers d’autres chercheurs, utilisant leur prestige social pour engendrer des obstacles pour que de jeunes chercheurs ne reçoivent pas de postes qui auraient pu être en compétition avec les leurs. Les sciences sont les fiefs de certains seigneurs, au moins pendant un certain laps de temps et à certaines périodes. Elles sont surtout des poursuites de la vérité qui frappent certains esprits, et qui donc portent l’empreinte de ces esprits. Si ceci est une constatation étonnante dans les sciences naturelles, c’est plutôt commun dans les sciences sociales et dans les domaines d’application tels que la médecine et l’éducation. Les spécialisations dans ces domaines équivalent souvent à rejoindre une école ou à adhérer à un culte. Il y a quasiment autant de « psychologies » qu’il y a de psychologues, autant de « théories économiques » qu’il y a d’économistes. Ce sont des opinions qui guident la recherche dans la plupart des « sciences humaines ». L’objectivité est plus un idéal qu’un fait. Une illusion qu’entretiennent beaucoup d’esprits, c’est de croire que la réalité est totalement compréhensible, et qu'il sera possible d’atteindre un stade auquel une connaissance éternelle

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et inaltérable sera disponible, si « la méthode scientifique » est utilisée avec plus de soin. Du fait que la réalité est une construction humaine en évolution, elle ne peut que changer alors que de plus en plus de gens sont concernés par elle et expriment ce qu’ils trouvent dans leur dialogue avec elle. Il n’y a pas de réalité qui ne soit humaine – simplement parce que la réalité est une construction dans l’esprit des gens qui se donnent à elle. La « réalité objective » est tout autant une construction, sinon qu’elle a été soumise plus explicitement à un ensemble d'exigences que les gens tentent d’accepter dans leur travail. *** Les sciences naissent quand quelqu’un déclare que ce qui occupe son esprit EST et, de ce fait devient partie de la réalité, et vaut la peine d’être considéré par d’autres. Un exemple qui illustre bien ceci est l’émergence de l’électricité apparue comme science au 18ème et au début du 19ème siècles. Maintenant que l’électricité se trouve partout, nous avons peine à croire qu’il y a 200 ans, elle n’était réelle que dans les esprits d’une poignée de personnes qui étaient loin d’imaginer les conséquences de leur découverte initiale. L’électricité, contrairement à d’autres secteurs de la physique qui étaient en rapport avec les sens, est entièrement une science de laboratoire, créée par fragments qui sont restés séparés jusqu’à Clark Maxwell qui offrit au monde sa mathématisation de la conception singulière de Faraday des phénomènes sur lesquels il

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

travaillait, seul dans son laboratoire et qu’il a appelés « champs ». L’électricité est un bon guide pour ceux qui veulent voir comment la réalité se construit et se développe dans l’esprit des gens. Débutant dans certains esprits comme des pensées, des idées, des projets, une forme concrète est apparue, comme des appareils ou sous forme d'expériences qui pouvaient être amplifiées pour devenir usines, centrales, machines, etc. faits de matériaux concrets dont personne ne pourrait mettre en doute l’existence et la réalité. Mais, pour avoir été, de toute évidence, établie par l’homme, cette réalité révèle la présence essentielle et profonde de l’esprit de l’homme en elle. Puisque les sciences sont toutes faites par l’homme, elles nous permettent de voir, dans leur genèse individuelle et leur évolution, l’esprit humain à l’œuvre qui propose, en tant que réalité, une préoccupation individuelle d’un chercheur, capable jusqu’à un certain point, de la transmuer en une réalité. Toute réalité considérée dans les sciences est donc réalité humaine. En tant que telle, la science est plus facile à saisir, à comprendre et aussi plus sujette à montrer les points où elle doit changer pour devenir plus acceptable à ces esprits qui non seulement observent mais aussi critiquent. Il y a toujours une part suffisante de la réalité construite, qui frappe les gens comme étant de nature permanente, pour suggérer qu’une Réalité Absolue existe et doit faire l’objet de notre attention et de notre capacité à la commenter. Certaines personnes se spécialisent pour faire de cette Réalité Absolue une

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1 Comment naît une science

réalité avec laquelle tous les hommes peuvent entrer en contact, et qui doit être discutée comme le cadre de référence de toutes les vies humaines. Et dans la recherche humaine, nous pouvons alors parler de la Réalité, celle qui est absolue et qui doit exister, celle qui doit être le cadre de référence pour toutes nos tentatives de compréhension de notre environnement, intérieur et extérieur. Mais l’histoire est là pour nous dire que toutes les tentatives de trouver l’absolu se sont effondrées et que chaque proposition qui cherche à l’atteindre a dû être abandonnée. Les dialogues des esprits avec eux-mêmes nous enseignent que, même si nous pouvons parler de la Réalité, elle reste une variable, connue seulement sous les formes de réalités que nous construisons à l’aide de nos moyens humains, réunis en une pensée qui se crée en nous et que nous étiquetons Réalité (relative), à refondre constamment. Puisque ceci est l’état réel de la pensée humaine depuis le début, « une fonction du temps », nous pouvons tenter d'établir que toutes les sciences sont nécessaires pour constituer cette Réalité définie historiquement, mais qu’elles ne sont pas suffisantes et que de nouvelles sciences naîtront pour prendre en compte de nouvelles prises de conscience. *** Le besoin de savoir n’est pas un besoin biologique. Même si tous les êtres humains l'éprouvent – c’est la définition d’être humain et celle aussi d’être conscient de sa conscience – il doit être accompagné par la possibilité de chercher et de décider si ce qui

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

a été atteint, expérimentalement une réalité, tout d’abord pour d’autres personnes, avant de appartient à la Réalité relative entreprise.

et par voie d'expérience, est soi-même, mais aussi pour pouvoir confirmer qu’elle historique de la recherche

Ce processus, complexe et collectif, a lieu tout le temps et peut être observé par tout le monde. La science de l’éducation, une science qui vient d’être proposée, peut être un bon exemple pour suivre la naissance des sciences, y compris celle des sciences bien établies. Puisqu’elle a été élaborée depuis 1940, (c’est-à-dire presque un demi-siècle) et n’a pas encore attiré beaucoup de chercheurs très actifs, elle sera encore plus utile pour démontrer comment une science peut émerger de la matière première qu’est l’expérience de l’humanité, et devenir progressivement un système de pensée qui peut être isolé et présenté en tant que tel, comme je le fais dans cet ouvrage. A la base de toute cette recherche (étendue pour couvrir autant de champs qu’une personne seule peut le faire dans une vie) se trouve l’acceptation d’une définition de l’homme comme étant capable d’avoir conscience de sa conscience. Le chapitre 2 explorera plus avant la signification associée à ces mots. Ici, je veux élargir la conscience de l’homme, telle qu’elle est définie cidessus, en un dialogue continu de l’esprit avec lui-même, sans jamais oublier la prise de conscience qui est capable de faire de

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1 Comment naît une science

la conscience de la conscience une entité séparée et distincte parmi toutes les autres sciences. Dans le chapitre 3, j’étendrai cette préoccupation pour arriver à la prise de conscience selon laquelle LES FAITS DE CONSCIENCE existent ; ceci rendra légitime leur étude comme corpus d’une nouvelle science. En effet, on peut comprendre les sciences comme étant ce qui met en évidence certaines prises de conscience qui sont baptisées « faits ». Nous avons vu comment certains d’entre eux sont sélectionnés et maintenus au centre de « la science de l’optique » ou « de l’acoustique » ou « des mathématiques ». Mais nous laissons au lecteur le soin de voir leur application dans le cas des nouvelles sciences. Ces faits, qui peuvent être bien définis et compris comme différents de ceux déjà mis en valeur par les sciences existantes, devraient pouvoir constituer un corps de connaissances d’un type spécial, systématique et neutre, nécessitant l’esprit humain (mais non identifié avec les premiers esprits qui ont révélé son existence) ouvert à tous ceux qui observent de telles prises de conscience. A la lumière de l’approche selon laquelle toutes les sciences commencent avec une nouvelle prise de conscience, – qui peut être entretenue en tant que telle puis se développer en de nombreuses prises de conscience qui sont les contenus de ces sciences – il est devenu impératif de trouver quelles prises de conscience fourniraient la substance d’une science de l’éducation. Quand il est devenu clair qu’il y avait pour la conscience, – qui engendrait les différentes sciences en y introduisant d’autres expériences – une sérieuse possibilité de prendre la conscience elle-même comme objet, un nouveau dialogue s’est ouvert qui pourrait ne jamais se clore. 27


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Ceci doit être clarifié. Chacune des sciences est basée, chez les scientifiques, sur la conscience de leur conscience du contenu de leur esprit, de leurs préoccupations. Si c’est la lumière, ils travaillent comme scientifiques dans l’optique, si c’est le son, ils travaillent comme acousticiens, si ce sont des relations en tant que telles, ils agissent en mathématiciens ; ceci pour en rester avec les exemples mentionnés ci-dessus. Mais maintenant, ce qui nous concerne, c’est la conscience elle-même, laissant de côté les objets dont elle s’occupe. Ainsi, pour créer la nouvelle science que nous considérons maintenant, la conscience sera consciente de la conscience. La triple utilisation du mot « conscience » dans cette expression est nécessaire, car il est possible d’être conscient de la conscience sans pour autant énoncer clairement les éléments nécessaires pour distinguer cette nouvelle science de toutes les autres. On doit être conscient de la conscience des relations pour devenir mathématicien et le dire sous forme de théorèmes et de preuves mathématiques. De fait, contrôler sa pensée, savoir qu’on reste au contact du défi particulier qui préoccupe et qu’on ne le quitte jamais, faisant appel à d’autres matériaux mentaux, d’autres expériences pour sentir le progrès dans l’investigation ; tout ceci, c’est être conscient de la conscience de toutes les exigences précédentes. Mais, si maintenant l’accent se porte vers la capacité de la conscience de devenir elle-même un objet, en dehors des autres objets dont elle peut être consciente, tout ce qui suivra fera partie, par définition, de la manière de travailler de la science de l’éducation.

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1 Comment naît une science

Par exemple, je sais que j’écris en anglais, preuve en est ce qui se trouve sur le papier et ceci peut être mon unique préoccupation ; mais je peux savoir aussi que je sais que j’écris en anglais, placer une partie de ma conscience sur ce nouveau niveau, et découvrir ainsi ce que c’est que d’écrire en anglais, une façon distinctive de s’exprimer ; je peux voir aussi ce que mon esprit fait pour éviter qu’une des autres langues que je connais ne vienne interférer. Ce faisant, je me suis déplacé du sujet de mon écriture à ce que mon esprit fait pour me permettre d’écrire sur ce sujet dans cette langue. Mon esprit fait simultanément deux choses et il se montre aussi efficace à l’égard de la deuxième préoccupation qu’il l’était sans elle, et cette préoccupation n’interfère pas avec l’écriture elle-même. C’est en reconnaissant que ceci pouvait être écrit et faire sens que le troisième niveau de conscience est au travail. Ce que la conscience fait dans tout ceci, c’est regarder la conscience qui regardait la conscience dans l’acte spécifique d’écrire qui a produit ces mots. La conscience de l’écrivain est sur les mots, qu’ils soient justes, qu’ils constituent les meilleurs choix, les meilleurs pour l’expression, ceux qui produisent l’effet esthétique désiré (comme dans un poème ou une pièce de théâtre) et ainsi de suite, empêchant l’activité d’écriture de devenir automatique. L’esprit ne peut pas s’évader quand il est engagé dans ces niveaux de conscience parce que tous coopèrent et aucun ne pèse plus qu’un autre. Mais pouvoir dire que pendant que les mots sont écrits sur le papier, il y a un Moi vigilant qui fait tous les travaux qui viennent d’être dénombrés, c’est la preuve que la conscience est avec la conscience tout ce temps, et le fait que l’on mette en exergue cette conscience en

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

l'habitant soi-même introduit le troisième niveau qui permet de nouveaux résultats. Ce sont là les produits qui formeront l’objet de la science de l’éducation. Dans cette science, ce n’est pas regarder quelque chose qui est mis en valeur, mais le regard sur le fait de regarder (quelque chose). Ce qui sera trouvé dans cette recherche, c’est ce que le Moi fait quand il est engagé à regarder. Ce que l’on découvre, c’est le fait de regarder et non ce qui est vu. De même, on peut être avec écouter et non avec les sons, avec toucher et non avec ce que l’on touche, avec goûter et non avec ce qui produit une saveur, avec l’olfaction et non avec les atomes qui atteignent le mucus dans le nez. On saura ce qu’est savoir dans les domaines couverts par les prises de conscience associées avec les organes des sens. Savoir au sujet de savoir est l'unique activité de l’aspect épistémologique de la science de l’éducation. De cette nouvelle épistémologie proviendront les différentes sciences où le savoir reste attaché aux énergies concrètes qui définissent les objets sur lesquels la conscience peut être au travail. Une classification des sciences qui existent déjà pourrait se faire selon une telle étude, comme un de ses sous-produits. Une telle classification permettrait de reconnaître la présence de l’esprit humain dans toutes les sciences comme source de toutes connaissances – vues sous les formes spécifiques qu’elles peuvent prendre, et résultant des multiples polarisations – focalisations – que l’esprit peut se donner. 30


1 Comment naît une science

Si la nouvelle épistémologie est en tête dans la classification, c’est parce qu’elle se préoccupe exclusivement de savoir, et savoir est présent dans toutes les quêtes de l’homme qui incluent toutes les approches adoptées dans les différentes sciences, les différentes façons de devenir conscient de quelque chose et de poursuivre cette conscience aussi longtemps qu’elle apporte quelque chose de nouveau dans ce domaine, quelque chose de nouveau pour la communauté globale. Il y a de la place pour une telle classification, non seulement pour les sciences établies, mais aussi pour toutes les autres, bannies par les grands pontes des universités, parce que de telles connaissances n'entrent pas dans leur définition de leur propre science ou de leurs propres approches, qui sont accessibles à des esprits polarisés ailleurs ou peut-être même pas ouverts à la réalité humaine tout entière. *** Quand il est devenu clair qu’il y avait une prise de conscience qui pouvait être revendiquée par la science de l’éducation comme étant sa façon spéciale de saisir la réalité, il est devenu clair qu’une nouvelle science était née. Sa méthode ne diffère d’aucune autre poursuite sérieuse du besoin de savoir ; seul son objet diffère : il s'agit de la conscience et seulement de la conscience. Mais à cause de cet objet spécifique elle trouvera, en tant que science, de nouvelles prises de conscience dans toutes les directions et elle transmutera le savoir en des énoncés qui ressembleront à la connaissance de la

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

conscience de la conscience dans toutes ses formes. Dans de telles prises de conscience se trouvent les germes de tous les autres énoncés que les hommes peuvent faire au sujet de toute la réalité qu’ils entretiennent dans leurs esprits – comme s’il y avait une place dans de tels énoncés pour quelqu’autre conscience co-présente et généralement ignorée. Les scientifiques de la science de l’éducation visent cette autre conscience pour la rendre évidente, pour l’éclairer afin qu’elle soit bien perçue comme présente et aussi capable d’être isolée pour être étudiée en elle-même et par elle-même. Ainsi, ces scientifiques peuvent-ils commencer n’importe où et, comme s’ils étaient dans une forêt, se déplacer pour la connaître et connaître certaines de ses propriétés sans déranger les arbres ou toute autre chose qui se trouve dans la forêt. Ils sauront quand il faut quitter la forêt pour se trouver dans un autre aspect de la réalité. La science de l’éducation fera ce qu’aucune autre science n’est engagée à faire et elle le fera en créant ses propres moyens. Il est donc possible d’atteindre, à travers son travail et dans la manière dont elle procède, tous les attributs qui appartiennent aux sciences établies : un domaine, des approches, des méthodes, des présentations, des vérifications, etc. Le DOMAINE, ce sont tous les états dans lesquels peuvent se trouver les êtres humains, de la conception à la mort et au-delà, partout sur la planète, dans le présent, dans le passé et dans l’avenir.

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1 Comment naît une science

Ses APPROCHES, ce sont celles dictées par la conscience qui regarde la conscience de la conscience. Elles peuvent être tout et n’importe quoi, et ne peuvent pas être décidées a priori par qui que ce soit. La condition est que la science de l’éducation se concentre sur ce que le Moi reconnaît comme conscience. Ses MÉTHODES ce sont les différents aspects de la vigilance ou présence qui informe le Moi qu’il est au contact de ce avec quoi il doit être en contact pour pouvoir savoir ce qu’est savoir. La vigilance peut être travaillée pour devenir de plus en plus adéquate par rapport aux différentes tâches qu’elle a été appelée à observer. Quand la vigilance devient seconde nature et peut s'ajuster immédiatement aux demandes subtiles véhiculées par la conscience, la personne en question peut dire : « je suis un scientifique de la science de l’éducation et je peux recueillir ce qui est nouveau pour moi dans mes engagements et mes expériences personnelles ». Ses PRÉSENTATIONS, elles sont aussi variées et aussi précises que les instruments de la conscience le permettent. Elles engagent les autres à reconnaître les nouvelles réalités révélées par la conscience comme des entités capables d’être révélées à leur conscience par leur conscience. Les scientifiques, dans cette nouvelle science, n’ont pas plus l’intention de se leurrer que de leurrer les autres ni d’être leurrés par d’autres, que ne l’ont les scientifiques sérieux dans toutes les autres sciences. Pour s’assurer de ce qu’il trouve dans son nouveau domaine, le scientifique utilise un processus de vérification qu’il appelle « le feed-back en continu ». Ceci est la

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

seule manière dont la conscience se donne confirmation que toute découverte faite est bien telle qu'elle paraît être. Les vérifications ordinaires sont facilement vues comme réductibles à cette vision du feed-back, même si elles sont faites par d’autres personnes. *** Il reste à montrer que cette nouvelle science est, de fait, concernée par des éléments de connaissance qui sont nouveaux pour tout le monde à un moment donné, excepté pour celui qui est engagé à expliquer ce qu'il a trouvé. Voici une liste de tels points, qui montrent : 1

Qu'il devient possible d’UNIFIER la vie de chaque individu, de la conception à la mort, en parvenant à se connaître soi-même comme énergie (spirituelle ou – disons – humaine, si on doit lui donner une étiquette) qui a des ATTRIBUTS à l'oeuvre depuis le début et qui produisent une évolution individuelle dans un environnement dual, intérieur et extérieur. Le chapitre 3 rendra ceci explicite.

2 Que la MÉMOIRE peut être connue pour ce qu’elle est, également depuis le moment où quelqu’un est en gestation, en train de se façonner dans le ventre de sa mère (comme une mémoire somatique) jusqu’à n’importe quel moment ultérieur, quand la RÉTENTION devient la manière courante dont la

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1 Comment naît une science

mémoire transforme le temps d’une vie en des expériences particulières répertoriées, soit pour contribuer spontanément à la continuation d’une activité, soit pour qu'on puisse les rappeler à volonté. Le chapitre 5 s'étendra sur cette découverte. 3 Qu’il y a plusieurs VOIES DE CONNAISSANCE disponibles au Moi, qui incluent les suivantes : celle que l’Occident a reconnue et utilisée constamment depuis les quatre derniers siècles ; la manière chinoise, si différente de la première, mais applicable aussi bien à soi-même qu’à l’environnement et qui offre souvent des résultats bien différents ; celle dont les hommes ont besoin quand ils sont engagés à tenter de savoir ce que leur conscience découvre dans leur réalité intérieure et extérieure, comme ce qui a été tenté depuis des siècles en Inde et dans d’autres lieux (par exemple au Moyen-Âge en Occident) lorsque des dialogues intérieurs assez ouverts ont ainsi été rendus possibles pour permettre à des informations opposées de co-exister, comme le permet la foi, par exemple; celle qui remplace une multitude de nouveaux points par un seul capable de donner accès à tous les autres par spécialisation, celle qui permet de connaître une chose en la laissant descendre dans la conscience comme c’est le cas dans la contemplation, celle qui agit simultanément d’une manière double, respectant le tout en le maintenant dans sa conscience tout en 35


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

travaillant sous divers éclairages pour mettre en évidence autant que possible ce qui compose ce tout. Cette dernière voie de connaissance est nécessaire, plus particulièrement, pour progresser dans l'étude de la science de l’éducation. 4 Que la CONSCIENCE DE L’ÉNERGIE qui est venue si différemment aux chinois, aux indiens et aux occidentaux peut être vue comme une notion unificatrice à plus de niveaux que cela n’a été le cas en physique (apparue en occident il y a moins de 150 ans) tout en servant d'éclairage pour faire émerger de nouvelles manières de comprendre ce que sont les êtres humains et ce qu’ils sont capables de faire avec eux-mêmes. Cette énergie humaine, comme nous le verrons, est bloquée dans certaines structures qui forment la base anatomique de ce que j’appelle le soma et dans des structures plus légères appelées psychisme qui maintient le soma dans ses états de fonctionnement. Le psychisme est capable d’unifier les premières objectivations fonctionnant dans le soma à toutes celles qui utilisent ultérieurement le soma et se décrivent, plus précisément, comme des expériences (définies comme l’équivalent de l’énergie greffée sur le temps). En plus de l’énergie du psychisme qui canalise tout le passé vers le présent, une énergie existe qui permet au Moi, dans le présent, de rencontrer l’avenir qui descend ; une énergie que j’appelle l’affectivité. Le chapitre 4 tente de rendre cette énergie plus 36


1 Comment naît une science

familière aux lecteurs qui pourront ensuite l’utiliser comme éclairage pour comprendre leurs propres problèmes intérieurs et ceux des autres. 5 Que l’APPRENTISSAGE HUMAIN peut être refondu pour inclure les réalités de la vie personnelle (dont ne peuvent rendre compte les théories simplistes des laboratoires étudiant le comportement animalier) et pour prendre en compte le fait que cette génération de travailleurs dans le domaine n’est ni la première, ni la dernière. La science de l’éducation est la première à avoir posé des questions qui concernent réellement les êtres humains de tous les âges, des questions qui tentent de ne pas trop schématiser ce qui se passe concrètement dans les vies de tous les jours qui fait de nous des embryons, des fœtus, des nouveaux-nés, de très jeunes et de jeunes enfants, engagés à donner un sens à quelque chose (qui atteint les enfants comme une énergie qui rencontre un système énergétique habité par le Moi), des garçons et des filles de l’âge de l’école élémentaire, des adolescents ayant à comprendre la signification de la dynamique présente dans leur vie intérieure, de jeunes hommes et femmes devant gérer les activités de leur intellect dans un cadre académique ou social. Tous ces apprentissages humains affectent les ensembles préexistants d’objectivations et peuvent les faire changer radicalement pour donner à des êtres humains individuels leur chance de produire une vie unique, 37


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

personnelle, distincte de toute autre mais en rapport avec toutes, un processus conçu dans une théorie générale de la relativité humaine, capable de donner à chaque être humain sur la terre une place sous le soleil. 6 Que le SOMMEIL a été voué à l’apprentissage, en ce sens que, pendant les heures de sommeil, le Moi trie toutes les charges reçues pendant l’état éveillé, retient ce qui est utile pour son évolution (ou peutêtre même pour sa survie), éliminant ce qui est néfaste et inutile et faisant croître en premier lieu le psychisme, si possible vers un état continu de santé . Le sommeil ne pouvait pas être compris pour ce qu’il était avant que ne soit reconnu et accepté le fait que chaque être humain se dote de deux états de conscience, qui sont ce qu’ils sont, et qui doivent être étudiés avec leurs propres moyens, moyens capables de montrer leur réalité et leur dynamique. L’état éveillé peut, par exemple, utiliser l’introspection tandis que le sommeil ne peut le faire ou alors ne le fait tout simplement pas. Le sommeil EST la mémoire, l’état éveillé A la mémoire. Le sommeil est interrompu par des heures de veille pendant lesquelles le Moi est soumis à des impacts extérieurs qui ne peuvent pas être prévus, pour lesquels il ne peut donc se préparer de façon adéquate, alors qu’une nuit de sommeil après l’autre permet une continuité d’être qui protège l’intégrité. Cette intégrité persiste dans 38 40


1 Comment naît une science

l’état éveillé et explique notre résistance face à toutes les agressions d’un environnement qui ne nous connaît pas particulièrement et qui n’est pas particulièrement attentif aux êtres humains individuels que nous sommes. Ceci est discuté plus avant dans les chapitres 4 et 6. 7 La science de l’éducation a proposé « la subordination de l’enseignement à l’apprentissage » et a créé les moyens de mettre en pratique ce principe dans un nombre de domaines d’études qui font partie actuellement des programmes obligatoires partout dans les écoles parce qu’ils écourtent considérablement la transmission de cultures d’une génération à l’autre. A cause de l’impact de la science de l’éducation dans la pratique de l’éducation, discutée plus en détails dans le chapitre 6 (et un peu plus détaillée encore dans la deuxième partie de ce traité), nous pouvons prévoir qu’à l’avenir, il sera possible de donner ce dont les collectivités ont besoin pour continuer leur évolution en harmonie avec leur histoire tout en fournissant des leçons qui préparent la jeune génération à son avenir unique qui reste encore à être créé par eux en tant que leur présent – vécu en conscience. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Les quelques lignes ci-dessus peuvent servir de conclusion à ce chapitre introductif dont la fonction est de faire savoir au lecteur ce à quoi il peut s’attendre dans les chapitres qui suivent et d’imaginer en quoi consistera la deuxième partie. Il est clair que ce travail, œuvre d’un individu seulement, a besoin de révision constante et de remaniement pour être en accord avec les résultats d’autres chercheurs, dans cette génération et les générations suivantes. En dépit de son ampleur, il peut être perçu seulement comme une tactique d’ouverture que les personnes qui travaillent dans ce domaine transformeront en ajoutant, en retravaillant, en remplaçant une prise de conscience par une autre jusqu’à ce que chaque génération la fasse sienne, comme cela s’est passé ces cent dernières années en mathématiques, physique, biologie, etc.. Une science, par définition, est susceptible de telles altérations et modifications puisque c’est une perception collective d’une Réalité à laquelle on ajoute constamment, par de nouveaux dialogues, de nouveaux chercheurs.

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2 La conscience de la conscience

Dans le premier chapitre, nous avons vu que la conscience pouvait prendre conscience d’elle-même et nous avons conclu que ce domaine d’étude formait la base pour la science de l’éducation – pour une auto-éducation assujettie aux ordres donnés au Moi par le Moi. Ce que nous avons discuté dans le premier chapitre a peut-être pu, de façon générale, clarifier la signification de la conscience mais n’a touché qu’à peine la conscience de la conscience. A moins de saisir le sens de la conscience de la conscience, on ne peut espérer qu’une Science de l’éducation puisse se construire.

Les manières d’atteindre la conscience de la conscience Commençons avec un exemple de la vie de tous les jours. Je peux prendre conscience que mes yeux bougent, plus précisément, que je peux agir sur certains de mes muscles oculaires pour bouger mes yeux de gauche à droite, ou

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

inversement, et prendre conscience également que ce mouvement peut être fait graduellement, très lentement. En engendrant de telles actions, je peux prendre conscience de ma volonté alors qu’elle commande à mes globes oculaires de bouger. Ainsi je ne suis pas seulement avec mes yeux, mais aussi avec ma volonté. Puisque je suis conscient de ma volonté tandis qu’elle fait bouger mes yeux lentement de gauche à droite, est-ce que je peux quitter mes yeux tout à fait et prendre conscience de ma volonté en tant que telle ? Pour cela, je dois reconnaître qu’à l’intérieur de ma conscience, mon Moi peut percevoir simultanément une sensation de mes yeux, du mouvement, de la lenteur, de la direction, de ma volonté et de sa présence dans les yeux – et encore d’autres observations si elles se présentent. Puis, je peux observer qu'il m'est possible d'ignorer certaines de ces composantes et d’être exclusivement conscient de la présence de la volonté dans l’acte d’accentuer et d’ignorer certains des contenus. En focalisant ma conscience sur ma volonté, la conscience de la conscience a été atteinte. A chaque moment de chaque jour, il est possible de faire un travail semblable et d’atteindre les aspects multiples de la conscience de la conscience tout en devenant de plus en plus capable de percevoir que le Moi est présent dans la conscience logée dans le contenu. Le Moi en vient à se connaître comme devant être présent dans le contenu pour en prendre conscience et présent aussi dans la conscience qui, elle, éclaire ce contenu. ***

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2 La conscience de la conscience

De tels mouvements ont été suggérés par d’autres étudiants de l’esprit. Ces mouvements s’appellent « réflexion » pour les philosophes quand le contenu est un ensemble d’idées et de pensées et « union » pour les mystiques quand le contenu est la présence de la grâce. Le mot « réflexion » suggère la conscience d’un renvoi de lumière vers le support qui l’a produite – l’esprit revenant sur lui-même pour mieux contenir ce qu’il a engendré et qu’il contemple. Du fait de la réflexion, on « voit » davantage du contenu et de sa signification et, ainsi, on peut le décrire et l'utiliser de façon plus précise. La réflexion est la forme que la conscience de la conscience prend quand le domaine d’expérience est l’intellect. Si la réflexion ne se laisse pas d'emblée identifier ni reconnaître immédiatement comme conscience de la conscience, c'est que le mouvement se concentre sur la substance de la réflexion. Mais elle peut être vue pour ce qu’elle est, une fois que le Moi a atteint la dynamique au lieu du contenu. Accentuer et ignorer, les outils primitifs aussi bien des plantes que des animaux, sont également présents partout dans la vie des hommes et permettent ou interdisent l’accès à ce qui est disponible. Avoir pris conscience de la réflexion peut mener à la conscience de la conscience, pour autant que le penseur ignore le contenu et accentue la dynamique. Quand Descartes écrivait : « cogito ergo sum », il disait que sa conscience de la pensée pouvait être atteinte au-delà de tout contenu et qu’une telle conscience suffit à elle seule à dire catégoriquement l’existence de l’être. Ayant rendu le monde conscient de la pensée, il vit que des univers pourraient s’ouvrir 43


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

par des questions intellectuelles et il proposa une méthode pour déterminer si de telles questions permettraient à l'esprit de progresser. La réflexion est ouverte à tous et beaucoup s’en servent pour établir la vérité dans les domaines des sciences établies. Si elle est vue seulement comme une manière de travailler de l’intellect et non du Moi, la conscience de la conscience reste au niveau de l’intellect et n’atteint pas le Moi. Mais elle peut être considérée comme plus que la pensée car l’affectivité – l’effort fait pour aborder l’inconnu, c’est-à-dire l’avenir – est présente aussi. Par la conscience de la co-présence de l’affectivité et des pensées, on peut atteindre le Moi, un pas nécessaire dans le mouvement à faire pour devenir conscient de la conscience. Personne ne peut étudier le Moi si on lui ôte et la complexité et le fait qu’il soit dans le temps, c’est-à-dire le fait qu’il s’étende tout au long de la vie, de la conception jusqu’au moment présent. La situation compliquée qui résulte de la simultanéité d’une multitude de fonctions travaillant ensemble à l’intérieur du Moi, mais aussi séparément sur des champs respectifs, dément l’utilisation de la méthode de Descartes comme un moyen d’établir sa vérité. De nouvelles méthodes sont requises pour aller au-delà de la pensée. De nouvelles méthodes qui résultent précisément du travail empirique de la conscience dans toutes ses formes. Dans le cas de l’intellect, le « cogito » de Descartes a produit la certitude que, par sa méthode, les résultats auraient une valeur et ceci a été confirmé par des siècles de travail réel ; dans l’activité du Moi concernant la conscience, c’est la conscience du Moi qui produit la certitude, alors que d’autres fonctionnements produisent les détails explicites. Maintenant, nous n’avons plus 44


2 La conscience de la conscience

besoin de rompre délibérément des touts pour pouvoir les connaître. Nous pouvons utiliser simultanément différentes voies pour connaître le tout maintenu délibérément (c’est-à-dire consciemment) à l’intérieur du Moi qui éclaire d'abord le tout, puis en étudie les parties éclairées. Connaître, c'est la conscience que l’on est conscient de quelque chose et, selon que nous accentuons la chose ou la conscience, nous progressons dans l’étude du sujet ou dans l’éducation de notre conscience. Les mouvements, dans l’éducation de notre conscience, peuvent avoir une vie très brève ou être permanents. Quand ils vivent peu de temps, on dit d’eux qu’ils sont des flashes intuitifs, de bonnes idées, des aperçus soudains. Quand ils sont permanents, ils rendent possible une familiarité avec la conscience et fournissent une occasion d’atteindre la conscience de la conscience comme un état d’être, reconnu par le Moi. *** Pour le mystique, il est encore un autre ingrédient présent qui altère le climat intérieur : le tout est reconnu de façon plus vive et placé en soi comme transcendant, c’est-à-dire comme inaccessible au Moi seul. Il a besoin du support de « celui » qui réside en lui. Une fois cette « grâce » reçue, le transcendant se révèle comme accessible (de la manière décrite plus tôt), comme appartenant à l’homme et que l'on peut connaître dans ses détails, même si le langage qui le décrit peut être assez recherché, plus ésotérique. L’utilisation de symboles, d’entités chargées de conscience et de présence, n’enlève pas la lumière posée sur la vérité que l’on vit à ce niveau et dans ces univers.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Conscient que l’univers dans son ensemble est enveloppé de mystère, le mystique apprend à respecter le tout encore plus que le « scientifique du tout » qui, lui, se contente de savoir qu’il doit être attentif à ne pas l’oublier (le tout) tandis qu’il travaille. Le mystique attribue son contact avec le tout à une faveur spéciale, sans relation avec sa capacité à l’atteindre, une faveur qui est audelà de lui en termes de tout ce qu’il a fait pour la « mériter ». C’est pourquoi il parle de « grâce ». Mais pour le mystique et le penseur, la conscience de la conscience est rendue possible par un refus (1) de fragmenter et (2) de se perdre dans des détails, laissant dominer le psychisme dont l’une des fonctions est le maintien de ce qui a bien marché jusqu’à maintenant. Puisque le Moi nourrit le psychisme en énergie, il peut forcer son chemin et s’assurer que le psychisme coopère, plutôt que d’entraver le processus qui permet le déplacement de la présence au contenu vers la présence à la conscience. Mais dans le monde séculier, ceci peut être moins aisé que ce n’est pour le mystique qui a laissé de côté sa propre volonté pour qu’une autre volonté plus grande prévale. Dans le monde séculier, trop de liens constitués à l’intérieur du psychisme se refusent à disparaître. *** On peut être conscient de certaines prises de conscience mais en ignorer bien d’autres qui pourtant coexistent. Par exemple, si l'on est engagé à la poursuite d'un but, personnel ou non, toute chose ayant trait à ce but va éveiller la conscience ; si l'on prend conscience que la conscience qu'on a de ce but est, disons, mise en danger, on agit pour en assurer la défense.

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2 La conscience de la conscience

On peut être conscient, pendant une fraction de seconde, qu’il y a plus que le contenu avec lequel on peut entrer en relation, mais on laisse le contenu prendre toute la place et, ainsi, on rend la perception initiale inopérante. Le résultat est une incapacité à se rappeler qu’il y avait même une chance de prolonger la conscience en dehors du contenu. On peut être conscient que, dans certains états, le Moi est ressenti beaucoup plus que le psychisme et que ceci rend possible un contact avec de l'énergie libre qui peut être engagée de façon à arrêter l’emprise des routines et à donner plus d’ampleur à ce qui est perçu dans sa pureté. On peut être conscient des mouvements de son psychisme et intervenir pour les changer. Ceci est possible uniquement parce que le Moi, conscient de sa propre énergie et de sa dynamique, peut les utiliser toutes deux pour gérer l’énergie du psychisme afin de connaître la dynamique des comportements devenus automatiques à l’intérieur du psychisme. Cette dynamique de l’énergie est ce qui constitue la réalité de la conscience de la conscience. De fait, aller au-delà des formes pour atteindre l’énergie, c’est laisser le contenu de côté pour entretenir la conscience elle-même. On peut également être conscient de soi-même en tant que temps. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Puisque le temps n’est pas une chose, en prendre conscience requiert des mouvements du Moi autres que la perception, l’action et l’analyse. Le temps, selon Bergson, est le déroulement de la conscience ; la conscience de ceci, c’est la conscience de la conscience dans sa dynamique, excluant le contenu. Que le déroulement de sa propre conscience puisse être atteint dans certains états permet de le connaître, même si ces états ne font que prouver son existence. Se discipliner pour être avec ceci en promet une plus profonde connaissance et offre une plus grande accointance avec lui. Ces états peuvent mener, plus facilement, à connaître la conscience comme un fonctionnement du Moi. Ceci est équivalent à la conscience de la conscience. Nous comprendrons mieux le concept du temps à mesure que nous avancerons. Comme nous le verrons, c’est un des résultats les plus utiles de la conscience de la conscience. *** On peut être conscient de soi-même comme croissance et on trouvera la conscience engagée à rendre chacun de nous capable de transformer l’énergie du Moi en instruments, en objectivations, en univers d’expérience dont le contenu est l’étoffe même des vies humaines. En éclairant la croissance avec la lumière produite par la conscience du temps, nous pouvons voir que chacun d’entre nous est engagé dans une succession de hiérarchies de conscience (que nous appelons hiérarchies temporelles), les unes rendant les suivantes possibles. Pendant un certain temps, donc, certaines prises de conscience sont des « absolus ». Ceux-ci sont relativisés seulement quand leur travail

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2 La conscience de la conscience

est achevé. Ce fait, transposé en termes de vie concrète, nous dit que le langage temporel de « hier - aujourd’hui – demain », de « passé – présent – futur », veut dire que nous utilisons toutes nos facultés pour aller à la rencontre du défi, dans le présent, que présentent les exigences de l'avenir qui s'approche. Notons en passant qu’à cet avenir est donnée la fonction d’intégrer le passé en le transformant. C’est à ce moment-là seulement que nous pouvons légitimement parler de croissance. Chez ceux qu’habite la conscience (en rétrospective), le Moi va se rendre compte que pour parvenir à connaître le contenu de différents univers et les objectivations de l’énergie dans des formes compatibles avec ce contenu, il faut que dominent des absolus qui forcent la conscience tout en limitant sa tâche. Ceci peut mener à la relativité, seulement quand il existe assez d’absolus pour engendrer leur étude comparée, permettant de voir que, puisque la conscience est un fonctionnement du Moi qui semble être présent dans des formes tellement diverses, la conscience a une réalité qui transcende chaque forme mais ne se transcende pas elle-même. Voici encore une possibilité d’atteindre la conscience de la conscience au-delà du contenu, au-delà de la forme. A un certain moment dans la vie, il est possible pour le Moi de faire face à cette transcendance perçue comme l’immanence de la conscience dans tout ce qui a été vécu et qui se vit. La transformation de la conscience de la transcendance en conscience de l’immanence est une manière d’atteindre la conscience de sa propre conscience comme un fait de sa vie. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Il existe des moments plus ordinaires dans lesquels nous pouvons prendre conscience de la conscience, mais nous ne prenons que rarement avantage de ces moments, soit parce que nous ne sommes pas spécialement sollicités à le faire ou que nous n’avons pas pris conscience que l’occasion pourrait avoir quelque chose de vital à nous apporter au-delà de ce qui la cause, ou alors parce que nous nous perdons dans l’expérience et nous ne connaissons que son contenu. Par exemple, la tristesse ou le deuil qui nous obligent à revenir à nous-même, à laisser nos occupations, nos préoccupations journalières pour contempler la vie différemment, peuvent parvenir à nous forcer à prendre conscience de ce qui nous lie à notre conscience. Nous connaissons le deuil et nous savons que nous le vivons. Nous nous trouvons dans un état qui est favorable à la réflexion, mais qui est concerné par les sentiments plutôt que par des idées. Cette humeur réflective ne peut pas nous enseigner beaucoup sur la mort – inconnue de nous tous – mais pourrait faire en sorte que notre Moi remarque que nous sommes prêts à recevoir un nouvel éclairage sur la vie en général, notamment quant à notre manière de fonctionner face à des mystères. Bien que, dans de telles circonstances, on ne s’engage généralement pas dans des exercices de conscience de soi pour forcer la conscience de la conscience, il n’est pas exclu que cela puisse arriver. Normalement, d’autres conséquences se produisent, surtout parce que notre société n’est pas conçue pour forcer cette prise de conscience aussi facilement que, mettons, l’église peut forcer la conscience de quelque chose qu’elle représente. Mais que ce soit possible nous donne une raison d'espérer car ceci nous prouve que la conscience peut être forcée dans certaines circonstances et que, dans un monde 50


2 La conscience de la conscience

séculier, la conscience de la conscience peut être un élément acceptable concomitant au chagrin quand d’autres suggestions ont pu perdre leur attrait. *** Dans notre « vaisseau spatial terre », notre « village électrique », la proximité de tous les hommes a un effet double. Premièrement, elle contribue à une ouverture à toutes sortes de symbolismes et à une reconnaissance qu’il y a, derrière tout cela, une autre réalité qui peut être atteinte par l’homme. Deuxièmement, la pression venant de la densité de la population rend plus facile la proposition de solutions humaines là où, précédemment, des solutions culturelles et locales avaient été perçues comme plus fonctionnelles. De nos jours, de telles solutions locales sont rarement acceptables. Ainsi les circonstances sont-elles favorables aujourd’hui pour reconnaître l’impact du local sur l’être humain. Aujourd’hui, non seulement nous pouvons atteindre l’humain derrière toutes choses, mais nous pouvons demander que l’humain prévale sur ce qui est culturellement distinct. Nous n’aurions pas pu rechercher cela si ça avait été impossible ! Nous voyons (c’est-à-dire, nous sommes conscients de) la naissance et la mort comme des faits humains et considérons les méthodes d’accouchement et les enterrements comme culturels. Nous voyons le fait de savoir comme humain et les connaissances spécifiques comme culturelles. Nous voyons l’amour comme universellement humain et les noces comme des contrats culturels et aussi sociaux. Nous voyons la croissance

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

comme universelle et l’éducation proposée dans les systèmes scolaires comme des moules institutionnels et sociaux. Nous voyons le mode relationnel comme humain mais les relations commerciales comme économiques. Nous voyons le besoin d’un abri comme humain mais les habitations comme une réponse aux conditions climatiques de l’endroit où nous vivons sur la terre. Nous voyons l’expression par le langage comme un fait humain mais chaque langue comme le résultat des croisements entre différentes populations dans différents lieux. Le terme « humain » est souvent utilisé pour dire conscient de soi-même en contraste avec conscient de quelque chose. Se voir comme humain, c’est être très proche de soi-même en tant que « conscient de » ce qui rend quelqu’un « conscient de ». La conscience de la conscience appartient au règne humain de l’évolution et est spécifique à ce règne. Au chapitre premier, nous avons vu que les sciences peuvent être définies comme la conscience de ce qui affecte l’homme. Nous avons vu également que l’homme, lorsqu'il devient conscient de ceci, peut reformuler ses perceptions et les réorganiser selon toutes les sciences qui existent aujourd’hui. Conscient du contenu de ses prises de conscience, il peut poursuivre chacune d’elles jusqu’au point où l’intuition initiale, une fois rendue explicite, peut engager des centaines et des milliers de personnes à examiner leur propre conscience et à inventer des instruments pour la capter, elle et ses vicissitudes. L’arsenal de toutes les sciences telles qu’elles sont organisées aujourd’hui ne nous dit rien de plus que les degrés de conscience de leurs propres contenus. Les philosophes ont essayé de regarder derrière le contenu pour atteindre le 52 54


2 La conscience de la conscience

processus mais se sont heurtés aux limitations de leur propre réflexion. Pour atteindre l’au-delà du contenu des sciences, pour atteindre chaque science qui se crée, nous devons parvenir à une conscience de la conscience qui soit plus que réflexion. *** S’il est dans l’état de conscience, l’homme peut tenir dans sa conscience n’importe quoi qui fasse partie du Moi et qui puisse être atteint. Les gens diffèrent par ce qui peut être atteint. Pour la plupart d’entre nous, les fonctionnements du soma tels que ceux qu’atteignent certains yogis exceptionnels restent au-delà de notre capacité. Pour la plupart d’entre nous, le « film » réel de nos apprentissages précoces est inaccessible ; nous ne savons plus comment nous avons appris à nous tenir debout, à marcher ou à sauter, mais nous pouvons atteindre la certitude que nous avons, de fait, appris chacune de ces activités. La plupart d’entre nous ne savent plus comment ils ont appris à parler, à lire ou à écrire, bien qu’il s’agisse d’activités dans lesquelles nous n’avons pu nous engager que beaucoup plus tard, après la station debout ou la marche. Si nous nous concentrons sur ce qui peut être atteint par le Moi, nous trouvons alors que notre Moi est capable d’être présent simultanément dans ce qui occasionne la concentration, dans ce qui se présente en même temps, dans la présence du Moi et dans ce qu’il fait avec lui-même, ainsi qu’avec le matériel qui vient à la surface. Il peut être suffisant de pratiquer ce genre de dialogue avec soi-même pour engendrer la conscience de la conscience. Ceci rend possibles certaines études que nous devons faire pour

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

être aussi compétents dans ce domaine que nous pouvons l’être au jeu de ping-pong ou au piano. La conscience de la conscience est ainsi vue comme une activité spécialisée du Moi que nous pouvons acquérir comme une compétence, qui devient seconde nature et qui peut être utilisée facilement à tous moments comme un automatisme, bien que remplie de conscience. *** Nous pourrions bien sûr apprendre beaucoup des anciennes écoles de conscience qui ont mené leurs dévots à des états considérés comme extraordinaires mais néanmoins naturels. Le prix en temps, en énergie et en non poursuite d’autres buts peut être acceptable pour certains et trop énorme pour d’autres. Ce que nous voulons retenir ici, c’est que n’importe quelle personne qui est prête à payer le prix peut, par des exercices et des disciplines, obtenir accès aux fonctionnements les plus primitifs de son soma et montrer comment la volonté est capable de les affecter aussi facilement que la plupart d’entre nous affectons nos « muscles volontaires ». Le Moi, (même s’il ne le fait pas réellement maintenant), peut rétablir sa présence dans l’édifice entier des objectivations et se connaître comme présent dans les fonctionnements qui y sont associés, en les affectant. C’est cette montée (ou descente) du Moi dans tout ce qu’il est dans le domaine des idées qui est la conscience de la conscience présentée sous le nom de réflexion. Tout le monde n’a pas à « habiter » dans les mêmes manifestations ou des manifestations semblables. Il n’est pas nécessaire que nous choisissions tous de nous consacrer à une seule des très nombreuses manières d’être menant à une vie concrète très distincte des autres. 54


2 La conscience de la conscience

Dans le cadre de cet ouvrage, notre conscience se concentrera sur la conscience qui mène à une compréhension de ce qui peut fournir à l’homme des compétences qui ouvrent tous les champs d’action et les modalités d’être ayant particulièrement attiré l’homme pendant ces derniers millénaires et qui sont devenus partie intégrante de l’éducation au sens large. Ceci veut dire que nous n’allons pas considérer (alors que nous aurions pu le faire) les activités de personnes qui augmentent la gamme de ce qui est accessible aux hommes par les prises de conscience gardées secrètes pour les initiés depuis toujours et peut-être le sont encore pour certains. Seront omis les très nombreux yogis ainsi que l’éducation du mystique en nous. L’éducation du sensible en nous, que ce soit comme juge compétent de la médecine chinoise (par les pouls), comme diagnosticien compétent dans une clinique homéopathique ou comme psychologue compétent dans son entourage le seront aussi. *** Lorsqu’on est conscient de sa conscience, il devient possible de faire une découverte très importante : « connaissance » n’est pas le contraire de « ignorance », ce sont deux fonctions très différentes du Moi qui ne sont reliées que par le fait d’être ensemble dans le Moi. L’ignorance est une prise de conscience du Moi selon laquelle, du fait que nous sommes enfermés dans un « sac » et que nous ne pouvons traiter que ce qui vient vers nous, tout ce qui ne vient pas vers nous ne peut pas être traité et reste inévitablement au-delà de notre compréhension. Nous ne

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

pouvons entrer en relation avec l’ignorance qu’avec respect et devons être en paix avec le fait que nous n’avons aucune idée de ce que cette relation pourrait être, ni de comment nous y préparer. Elle ne nous menace pas, elle ne nous touche pas. Nous savons que nous sommes au contact de l’ignorance quand le Moi est conscient de lui-même comme immergé dans ce qui ne peut pas être modifié. L’ignorance ne peut être réduite par aucun des fonctionnements du Moi. Elle émerge dans notre conscience comme notre état d’être quand nous ne pouvons rien faire, rien envisager qui nous rendrait moins ignorant, moins nous-même dans cet état. Avec respect, nous reconnaissons que l’ignorance est la condition partagée de ceux qui, vivant au même temps du calendrier, enfermés dans leur sac, perdent irrémédiablement, à chaque minute, tout ce qui occupe le cosmos à cet instant. L’ignorance ici ne représente pas ce que je ne sais pas et que quelqu’un d’autre peut savoir ; elle englobe plutôt ce que personne ne peut savoir, maintenant ou jamais. La connaissance, au contraire, est le résultat du Moi qui fonctionne sur lui-même, produisant de lui-même ce qui est reconnaissable comme étant et soi-même et autre. La connaissance est garantie par le Moi et a des propriétés accessibles au Moi. La connaissance est une fonction du temps. Elle peut rester constante mais, généralement, elle varie avec le temps. Elle est touchée par la conscience. Elle prend vie par la conscience. Elle est connue par la conscience. Elle a une variété de composantes, elle peut être connectée avec des événements tenus dans la mémoire, elle n’est ni entièrement à soi ni entièrement extérieure (pas à soi) et elle peut être reconnue comme telle. Il 58 56


2 La conscience de la conscience

semble qu’elle fasse appel au processus de savoir qui l’a fait apparaître pour la première fois. Elle est clairement le résultat de l’acte de savoir. Les nombreuses manières de savoir engendrent autant de sortes de connaissances. En particulier, il y a une connaissance qui se distingue radicalement de la conscience – c’est celle qui est liée uniquement à la mémoire, telle l’étiquette pour tel et tel objet, un numéro de téléphone, des choses arbitraires. Sans l’existence d’autrui, cette connaissance n’existerait pas pour nous.

Les voies de connaissance La conscience de la conscience peut être illustrée par l’exemple de la conscience des voies de connaissance utilisées par chacun de nous, tous les jours, avec une pénétration plus ou moins grande. Des exercices de conscience du Moi percevant alors qu’il perçoit peuvent bien représenter l’exercice le plus universel pour amener tout le monde à prendre conscience de la conscience en tant que telle. Puisque nous focalisons pendant que nous regardons et voyons, nous savons de suite et immédiatement que le Moi est présent, que la volonté est présente, que nous sommes mobilisés dans notre vision, que nous recevons des impacts et les traitons, que nous leur donnons un sens en intégrant à nous-même ce que nous recevons et au Moi ce que nous avions déjà. Faire que tout le monde soit conscient des voies de connaissance peut être la manière la plus facile de relever le défi présent, qui est de faire que la conscience de la conscience soit aussi courante que les règles qui régissent les systèmes de mesures. En même 57


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

temps, puisque nous étudions des voies de connaissance, nous fournissons à tous une nouvelle panoplie d'outils qui peuvent bien les servir en tant qu’éducateurs. *** Les nombreuses voies de connaissance engendrent différentes sortes de connaissances. Le même mot (connaissance) est utilisé uniquement parce que le langage permet l’utilisation d’un mot autant de fois qu’on veut pour transmettre plusieurs significations, mais ceci peut, dans certains cas, entraîner la confusion. Derrière toutes les voies de connaissance, il y a un Moi et sa capacité à prendre conscience. La PERCEPTION est une voie de connaissance appliquée à soimême autant qu’au monde autour de soi. Du monde extérieur, des quantités d’énergie sont ajoutées à celles déjà présentes « dans le sac » ; percevoir, c’est devenir conscient que ceci se passe et aussi de la manière dont ça se passe. Provenant du système intérieur, des déplacements d’énergie peuvent devenir conscients et la perception de ces déplacements revient à les connaître. La perception, en tant qu’énergie ajoutée ou déplacée, peut être associée avec la conscience des attributs de cette énergie aussi bien qu’avec un mouvement à l’intérieur du système existant qui est en relation avec ces attributs pour qu’ils soient reconnus en tant que tels. La reconnaissance est un fonctionnement général 58


2 La conscience de la conscience

du Moi et c’est l’agent du Moi par lequel les attributs en viennent à déclencher des phénomènes qui les dépassent. Ainsi, une fois que la quantité d’énergie transportée par des photons d'une longueur d’onde particulière est associée à une unité de réponse dans le cerveau, cette unité peut être déclenchée quand un petit nombre de photons ayant ce niveau d’énergie l’atteint. Le Moi peut percevoir la couleur associée avec ces photons même quand d’autres photons sont présents dans la lumière ambiante. Il peut la percevoir dans l’évocation d’un souvenir qui n’active que ce qui est là et le rend ainsi susceptible d’être perçu par la conscience. La perception en tant que voie de connaissance lie le Moi et le monde extérieur. A cause de l’apport d’énergie, nous pouvons dire que la perception est concernée par la « réalité » en ce qu’elle oblige le Moi à reconnaître soit ce qui n’est pas lui-même, soit ce qui lui arrive. Ainsi, la perception contribue-t-elle directement à notre sens de la réalité et à notre sens de la vérité, comme réalité reconnue pour elle-même. Nous nous mettrons en relation avec la perception comme l’ultime arbitre dans la dynamique intérieure, arbitre que nous ne pouvons pas réfuter quand nous dialoguons avec nous-même. Avec en toile de fond la perception comme la voie de connaissance la plus primitive et la plus sûre sur laquelle d’autres voies de connaissance seront construites et dans lesquelles la perception sera intégrée, nous voyons que s’acquiert la conscience du changement, conscience d’un nouvel état reconnu pour ce qu’il est et pour la manière dont il affecte

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

l’édifice produit par le Moi jusqu’à ce point dans la croissance et l’évolution de soi. Connaître par la perception, c’est reconnaître la conscience que l’on a du système énergétique tout entier et des altérations dont celui-ci peut faire l’expérience par l’addition d’énergies extérieures ou par des déplacements d’énergie d’une partie du système à une autre. La perception est ainsi une voie de connaissance directe. Il est possible qu’elle ne soit pas en mesure de déterminer de quelles sources particulières provient l’énergie additionnelle mais le Moi sait, grâce à elle, qu’il a été touché, qu’il est en train d’être touché. Chaque fois que nous faisons appel à la perception, nous ne pouvons pas ignorer sa présence, et l'effet qu'elle peut avoir sur l'ensemble de la situation dans laquelle nous nous trouvons. *** L’ACTION est une autre voie de connaissance directe. Elle est caractérisée par une dépense d’énergie reconnue par la perception. L’action est nécessaire pour relier le Moi et ses objectivations au non-Moi. Pour connaître le non-Moi que voit la perception, le Moi prend l’initiative et soumet le non-Moi à ses impacts, enregistrant les résultats par la perception. Ainsi, les attributs de la « réalité » sont connus comme des réponses du non-Moi à ce que le Moi connaît intimement de l’intérieur alors qu’il consomme de l’énergie et/ou perçoit des changements intérieurs provenant des impacts générés par cette énergie dépensée.

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2 La conscience de la conscience

Cette voie de connaissance est visible dans la petite enfance quand nous testons tout pour nous familiariser avec les attributs de ce qui est dur, mou, lisse, rugueux, de ce qui glisse, de la résistance à l’effort, au déchirement, à tirer, à pousser, etc. Plus tard, l’action sur soi-même devient la préoccupation principale des garçons et des filles dont les activités ont pour but la connaissance de soi par l’instrument de l’action. Leurs jeux et leurs dessins montrent clairement ce à quoi ils ont spontanément choisi de passer leur temps. Connaître est le but de la vie et, à cet âge, c’est connaître ce que l’action et la perception peuvent enseigner à chacun de nous. Manifestement, l’action est modifiée par l’intellect dans le domaine du « virtuel ». Nous finissons notre enfance ayant agi beaucoup mais ayant pris conscience également de comment étendre la perception de nos actions en développant un arsenal d’actions virtuelles qui remplacent les actions réelles avec lesquelles nous avons commencé. L’avantage énorme du virtuel sur le réel est que, pour un très bas niveau de consommation d’énergie, nous intégrons des fonctionnements qui pourraient devenir des actions, mais occasionnellement seulement. Ces fonctionnements peuvent être testés au niveau virtuel pour la cohérence et l’efficacité. Par exemple, les enfants se défient et s’intimident, d’abord physiquement, puis, quand ils ont assez expérimenté, verbalement. Des scènes militaires compliquées, présentées par des cartes ou des plans dessinés, sont un substitut pour des batailles de gangs et sont plus satisfaisantes à un certain âge. Les actions deviennent virtuelles en étant dotées d’un potentiel, sans pour autant être réalisées dans le temps. Ainsi, elles ne perdent ni leur réalité ni leur vérité. 61


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Déchirer des morceaux de papier est une action ; l’acte de déchirer peut devenir virtuel si la seule chose évoquée est le tonus musculaire sollicité, comme si on était en train d’agir sur le papier. Les matériaux, une fois virtuels, n'ont pas à être obligatoirement vus comme finis et rien n'empêche la largeur du morceau de papier déchiré de décroître indéfiniment. Les actions virtuelles sont indéfiniment susceptibles d’extension alors que les actions réelles doivent s'en tenir aux attributs qui les restreignent. Ainsi, l’homme préfère ce type d'actions qui peuvent être étendues quand elles deviennent virtuelles et qui ouvrent la porte à des activités intellectuelles. Il y a donc deux voies de connaissance associées à l’action. L’une est liée à la dépense réelle de l’énergie et peut être appelée connaissance directe et l’autre, qui opère par l’esprit et le virtuel, est une connaissance indirecte dont la vérité résulte de la première. *** La perception et l’action, quand elles sont intimement mêlées, fournissent une troisième voie de connaissance : l’analyse et la synthèse. C’est sur cette troisième voie de connaissance que tout le progrès de l’homme préhistorique était basé. Que ce soit le chasseur, le fermier ou le guerrier, l’homme devait augmenter l’étendue de son action par ses outils, indiquant ainsi qu’il savait plus que ce qu’il voyait, plus que ce qui résultait de son aptitude à utiliser son tonus musculaire et son énergie pour l’action. Il savait aussi qu’il avait accès à sa connaissance et pouvait l’adapter à de nouveaux défis. Il s’est rendu compte qu’il y avait

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2 La conscience de la conscience

un double mouvement dans sa compréhension de lui-mêmedans-le-monde : inventer ce qui pouvait le protéger en même temps qu’il inventait ce qui cassait la protection d’autrui. Cette dynamique intérieure impliquait son intellect et son imagination. L’analyse et la synthèse sont deux aspects de la transmutation perception/action quand on opère au niveau du virtuel. L’analyse est l’analogue de l’action qui fragmente, la synthèse, le mouvement inverse, qui fait que la perception et la mémoire fournissent la forme initiale du tout si elle était connue directement, ou produisent un tout original compatible avec les fragments. *** L’ANALYSE, comme voie de connaissance permettant de connaître de quoi le monde est fait, va de pair avec l’action et la perception. Par exemple, c'est en utilisant notre esprit de cette manière systématique que nous avons pris conscience du contenu de la nature et pu en faire « l'inventaire ». L’analyse est une voie de connaissance nécessaire si nous voulons savoir, étape par étape, quel est le contenu d’un univers d’expérience. Les chimistes, aussi bien que les grammairiens, l’utilisent comme leur voie de connaissance pour connaître le domaine qui les intéresse (bien qu’ils utilisent également d’autres manières de faire). Dans le cas des chimistes, en moins de deux siècles, ils sont parvenus à devenir conscients que l’énorme variété de substances qui nous entoure est construite d’un petit nombre de

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

briques appelées atomes (classifiés dans la table de Mendeleïev) et à donner au monde une vision exacte de la manière dont ces atomes interagissent les uns avec les autres pour produire presque toutes les substances connues. L’histoire de la chimie est avant tout l’histoire de la chimie analytique. Il est possible de suivre pas à pas le mouvement de conscience allant du contact grossier avec des substances (telles que roches, bois, eau des rivières et des mers, étoffes, tissus, etc.) jusqu’à l’architecture atomique des molécules qui les composent. Différentes sortes d’analyses ont été développées au fur et à mesure que les limitations d’une procédure ou d’une autre se faisaient sentir, dans un effort de mieux connaître ce que l’on examinait. L’analyse est le nom d’une vaste branche des mathématiques. Dans cette branche, il n’y a pas de restriction sur la méthode employée pour comprendre une question. Dans le cas de deux autres branches des mathématiques – l’algèbre et la topologie – la méthode analytique est aussi constamment utilisée mais prend un aspect spécial en étant restreinte à des règles qui ne permettent pas d’utiliser des prises de conscience d’autres branches des mathématiques. La manière dont l’esprit travaille dans les sciences est de poser des questions. Celles-ci nous rendent conscients. L’analyse est une méthode qui consiste à poser des questions successives qui mènent à une approche « gigogne », une question en engendrant un certain nombre d’autres contenues à l’intérieur de la première. ***

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2 La conscience de la conscience

Il est clair que l’analyse n’est pas la seule approche; des questions peuvent être posées qui, au début, paraissent distinctes et sans rapport entre elles. Par exemple, quelle est la cause des phénomènes météorologiques que nous vivons dans une région particulière ? Comment se fait-il que les ciels peints de Constable soient si beaux ? La SYNTHÈSE est une méthode de travail par laquelle des questions qui étaient apparemment bien distinctes et séparées les unes des autres semblent dès lors reliées et peuvent parfois apparaître comme des cas particuliers d’une même question ou d’un autre point de vue plus large. Alors que l’analyse nous rend conscients du contenu d’une perception quelconque ou d'une notion augmentant notre perception des attributs et de leur nombre, la synthèse nous rend conscients de ce qu’il faut percevoir derrière les apparences pour remarquer une unité, souvent masquée par l’importance donnée aux différences. De grands progrès dans les sciences proviennent souvent de synthèses qui, généralement, sont suivies d’un grand nombre de contributions analytiques les justifiant. Charles Darwin voyait l’évolution comme la survie du plus apte ; Karl Marx voyait l’évolution politique comme l’expression d’intérêts économiques en lutte les uns contre les autres ; Sigmund Freud voyait tous nos comportements comme le résultat de quelques pulsions inconscientes ou subconscientes luttant dans l’arène restreinte de notre esprit ; Max Planck voyait le cosmos – dans l’état dans lequel il l’observait – comme le résultat de transactions

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énergétiques, en quanta et leurs multiples ; Albert Einstein unifia la théorie des champs autant qu’il put, mettant en relation étroite des observateurs utilisant des systèmes différents de référence pour observer différents champs ; Niels Bohr rendit l’atome de Rutherford, qui était comme un système solaire, compatible avec la théorie quantique. Et ainsi de suite. Une synthèse peut suggérer un nouveau modèle au lieu du modèle en vigueur qui tient ensemble ce qui est connu jusqu’ici, alors que le nouveau inclut ce qui ne pouvait pas être absorbé par le précédent. Cette différence, en fait, est le seul critère pour préférer un modèle plutôt qu’un autre. Dans le travail d’analyse ultérieur, des détails additionnels doivent être insérés facilement dans le tissu du nouveau modèle, sinon, son utilité sera mise en question et de nouveaux efforts seront tentés pour produire un modèle plus adéquat. En chimie, la synthèse désigne les processus par lesquels la structure moléculaire qui a été analysée qualitativement (pour établir quels atomes en font partie) et quantitativement (pour établir les quantités relatives de ces atomes dans la substance d’origine) peut être reproduite à partir des mêmes composantes et quantités, afin de démontrer les mêmes propriétés que celles relevées dans la substance d’origine. Les synthèses chimiques sont incomparablement plus difficiles à faire que les analyses. Certains grands chimistes ont été reconnus comme grands après être parvenus à dire au monde qu’une substance particulière peut être constituée, du point de vue architectural, d’atomes très ordinaires, et que cette

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substance peut être aussi efficace que le produit trouvé dans la nature. À partir de la synthèse de substances existantes, les chimistes sont arrivés à engendrer beaucoup de produits, nommés avec justesse « synthétiques » puisqu’ils ont été créés par synthèse chimique. L’aspirine et le nylon sont de tels produits fabriqués par l’homme qui se sont avérés très utiles. En physique, la synthèse signifie l’unification de concepts qui paraissent très différents. Nous avons déjà mentionné la théorie de la gravitation de Newton et la théorie unifiée d’Einstein. Les théories électromagnétiques de Faraday et de Maxwell sont, de ce point de vue, particulièrement révélatrices. Elles nous disent à quel point il était difficile pour le premier de concevoir les situations expérimentales mettant en évidence le magnétisme comme électricité et l’électrostatique comme électromagnétisme, et à quel point il fut facile pour le second de fournir un nouveau modèle universel (par sa mathématisation des prises de conscience de Faraday) à partir duquel la lumière est apparue comme étant de nature électromagnétique. L’expérience ne semblait pas suggérer ceci mais le modèle le demandait. En biologie, la théorie de l’évolution, la théorie génétique de l’hérédité, la conception du fonctionnement de l’ADN et de l’ARN, représentent toutes des synthèses mentales qui ont changé la manière générale de l’homme de saisir ce qui est essentiel et fondamental dans le domaine du vivant. Aucune compréhension des millions de faits accumulés dans les études biologiques ne peut avoir lieu avant qu’une synthèse, qui donne un sens à chacun de ces faits sans exception, n'ait été adoptée. Les synthèses sont des façons de rendre possible une forme de pensée qui est exclue par la fragmentation sans fin de l’analyse. 67


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En mathématiques, comme dans les autres sciences exactes, les synthèses sont nécessaires et sont proposées de temps en temps. Au début du XXème siècle (suivant la proposition de Kronecker disant que Dieu avait fait les intégraux et les hommes le reste), des tentatives ont été faites, de façon extensive et intensive, pour trouver l’ensemble d’axiomes à partir desquels tous les théorèmes connus pouvaient être obtenus par déduction. Cette méthode était plus susceptible de convaincre l’étudiant que toute autre approche. Toutes les sciences préfèrent maintenant être présentées comme des systèmes déductifs. Le fait qu’ils n’aient pas pu trouver des axiomes universels n’a pas dissuadé les mathématiciens. A la place, ils ont proposé de découvrir toutes les « structures » qui, par des fusions d'ordre mental, pouvaient reproduire chacune des entités rencontrées en mathématiques. Bien que cet effort ait été (partiellement du moins) très réussi, il n’est pas parvenu à rassembler tous les mathématiciens penseurs c’est-à-dire ceux, parmi les mathématiciens, qui veulent savoir exactement ce qu’ils font. Au lieu d’une synthèse unique, les mathématiciens en ont plusieurs à disposition, chacun privilégiant celle qu’il trouve agréable parce qu’elle est en accord avec son tempérament. Côte à côte, ils vont leur chemin, espérant le jour où un vrai génie unifiera leur pensée. Les sciences ne parviennent pas toutes à trouver une synthèse ne serait-ce que partielle qui rassemble tous les faits. L’économie, la météorologie ainsi que la géologie, ont vécu pendant des générations sans un modèle général. Ceux qui travaillent dans ces domaines savent reconnaître ce qu’ils considèrent être un défi valable, et voir quand le défi est trivial et sans intérêt. Les 68


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connaissances peuvent être accumulées au niveau analytique y compris quand aucune théorie unifiée n’est disponible. De fait, certains chercheurs se méfient des théories, même s’ils en suivent une, la leur, quand ils s’attaquent à un problème. *** L’ACCOINTANCE est une voie de connaissance qui est illustrée au mieux en dehors des sciences établies où, néanmoins, on la trouve dès que l’on creuse un peu. C’est la manière de connaître utilisée par des poètes quand ils veulent que la totalité d’euxmêmes entre en rapport avec l’univers, ou une partie de l’univers, qui doit rester ce qu’il est tout en étant largement connu. Par exemple, pour savoir ce qu’est « la nuit », on ne peut que se rendre à elle, la laissant pénétrer la conscience, tout en excluant sans effort les distractions de l’esprit, toutes les images, tous les mots. L’accointance est la voie de connaissance de deux personnes qui ne s’investissent pas l’une dans l’autre, qui ne s’attendent pas à quelque chose de défini l’une de l’autre mais qui savent qu’elles ont accès l’une à l’autre et sont prêtes à être mieux connues. Les impacts sont tous reçus avec respect, c’est-à-dire que la volonté et la conscience opèrent comme gardiens afin que les impacts ne soient pas faussés par un mouvement quelconque. L’accointance est le genre de connaissance qu’a le potier de sa glaise, le peintre de ses tubes de couleurs, le musicien de son instrument, chacun laissant de côté toute pensée, toute évocation de souvenirs, toute interférence qui réduirait son état

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à autre chose que ce qu’il est, au contact, en cet instant, avec ce que devient sa promesse. L’accointance est ce que deux amoureux ont l’un pour l’autre, rien d’analytique, rien de défini, mais quelque chose de plein et palpitant qui amplifie leur relation vivante et son caractère unique. L’accointance ne peut pas être verbalisée et personne ne cherche à le faire. Elle opère plutôt par incantation. Une accointance de plus en plus profonde est possible au-delà d’une recherche analytique parce que savoir « se rendre » fait partie de cette voie de connaissance et fournit immédiatement et directement, sans intermédiaire, l'information requise. Les sensibilités engagées suffisent à fournir les impacts servant alors de contenu à des moments situés au-delà de toute vulnérabilité. L’accointance peut se mêler à d’autres voies de connaissance et fournir au Moi un sentiment que ce qui doit être connu est connu, dans le respect, à cause de l’accointance, dans le détail, à cause de la perception, intellectuellement, à cause de la dynamique de l’imagerie, dans son devenir, à cause des actions qui transforment l’autre. L’accointance est une voie de connaissance utilisée par nous tous quand nous sommes conscients que la familiarité apporte quelque chose de spécifique à ce qui est, sans cela, vécu comme habituel. A cause de l’accointance qu’ils ont avec leur instrument, les musiciens savent les accorder immédiatement et d’une manière correcte. A cause de l’accointance, les scientifiques savent immédiatement ce qui leur est demandé

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quand ils reçoivent un article sur un sujet dans leur domaine. Tout ce qui est familier gagne une dimension concrète qui donne un relief et qui dit beaucoup, immédiatement. L’accointance avec leur domaine est ce qui fait que les scientifiques soient plus que des instruments analytiques. Par ce moyen, ils savent ce qui est pertinent, ce qui est important, ce qui est significatif et demande leur attention. Ceux des scientifiques qui deviennent des bigots, qui sont intolérants quand est offerte une nouveauté qui va à l’encontre de leurs idées, ceux-là manquent d’une vraie accointance avec leur domaine. Les artistes savent qu’ils utilisent l’accointance de préférence à la connaissance analytique. Ils laissent ce avec quoi ils entrent en relation descendre en eux et occuper tout l’espace intérieur, mental ou spirituel, disponible à ce moment-là. C’est dans cet abandon qu’ils reconnaissent leur accointance. Si des mots doivent être utilisés, comme c’est le cas pour le poète, ce sont des mots qui émergent lorsqu’on reconnaît être dans l’état d’accointance. Les mots et les images qui les accompagnent n’apparaissent pas comme analytiques mais comme des témoins de l’état d’accointance. Rien n’est fragmenté malgré la longueur du poème au gré duquel les expériences se déroulent. *** La CONTEMPLATION, comme l’accointance, mais plus qu'elle encore, est une voie de connaissance où le Moi est conscient de ne pas se laisser engager dans ce qu’il connaît déjà. La volonté est entièrement absente parce que le Moi se réduit à être témoin passif et se maintient dans cet état par rapport à ce qui est. La

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connaissance a lieu simplement parce que le Moi est conscient de sa polarisation, du fait de s’être donné à ce avec quoi il est en relation. Ce que le Moi reçoit de ce qu’il contemple est connu comme appartenant à cela et pas au Moi, bien que le Moi soit seul à le connaître. Il est des univers dans la conscience de l’homme qui ne peuvent être connus que par la contemplation. Quand on est allongé sur le dos au soleil, on se donne à son bienêtre ; à côté d’un ruisseau, on se donne au bruit de l’eau qui coule ; quand on perçoit le chant d’un oiseau, on laisse ce chant nous atteindre, l’esprit totalement vidé d’images et prêt seulement à écouter. Quand, par une nuit profonde et tranquille, on regarde les étoiles, silencieux à l’intérieur et sans rapport à toute autre chose, alors ce que l’on connaît, c’est par la contemplation qu’on le connaît. La contemplation n’existe que si l’engagement du Moi est ressenti comme une relaxation totale de la volonté, les fonctionnements des sens guidés uniquement par ce-qui-est, ce « ce-qui-est » étant reconnu par le Moi comme le non-Moi. Les scientifiques qui parviennent à contempler ce qui leur est accessible directement dans leur domaine savent que c’est une voie de connaissance qui leur donne ce qu’ils ne peuvent pas obtenir autrement. Ils parlent librement de la contemplation. Ils ne s’excusent pas de s’en servir. Ils savent en eux-mêmes que ceci est un acte solitaire, avant que d’autres travaux ne commencent qui utiliseront d’autres instruments mentaux et avant qu’ils ne considèrent le partage de leurs résultats avec d’autres. La contemplation, pour eux, est une manière d’ouvrir des portes, une phase temporaire à l’intérieur d’une manière de

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connaître le monde, appelée, selon les codes sociaux et les modes, « la méthode scientifique ». Dans un moment de vérité quel qu’il soit, les scientifiques peuvent reconnaître ouvertement qu’ils ont besoin de contempler, d’être en accointance avec l’univers dans lequel ils demeurent en tant qu’esprits afin d’être réellement stimulés pour pénétrer certains de ses mystères. Mais bientôt, ils retombent dans les voies de connaissance que leur corporation utilise et considère seules acceptables – surtout l’analyse et la fragmentation – afin de mieux connaître. En fait, les choses sont bien plus compliquées que cela. Quand les scientifiques présentent leurs découvertes, d’autres scientifiques peuvent y voir des faiblesses qui ont échappé aux auteurs. Ce n’est pas à cause d’une meilleure analyse mais parce qu’au-delà des analyses présentées il y a un univers auquel les différents scientifiques ont accès. La contemplation de cet univers fournit les moyens de voir, non seulement ce que l’intervenant a vu, mais aussi quelque chose qu’il n’a pas vu, qui change la perception et permet la critique de la présentation tout en fournissant une contribution qui va au-delà. La contemplation est individuelle mais l’univers appartient à la collectivité. *** Il y a encore d’autres voies de connaissance, la plus importante de nos jours étant l’intuition. Dans le passé, la foi était très importante et elle est encore utilisée couramment par toutes les personnes qui, par exemple,

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ne sachant pas si un ascenseur va fonctionner, y pénètrent néanmoins et appuient sans crainte sur le bouton requis. La foi est au travail en chacun de nous même quand nous ne lui accordons jamais aucune considération. C’est la voie de connaissance qui ne peut être fonctionnelle que si quelqu’un d’autre (dans le passé un être surnaturel, maintenant peut-être un rayon laser ou un circuit électronique) nous permet d’être dans un état particulier. Puisque nous sommes vécus par notre passé, par nos habitudes, notre chance, nous avons besoin de foi pour traverser chaque journée et croire que nous sommes entiers, sains, et en bon état de fonctionnement. (Je ne parlerai plus ici de cette voie de connaissance mais je la considère comme très importante). L’INTUITION est la voie de connaissance dont nous avons besoin quand nous rencontrons la complexité et voulons la respecter et la maintenir. Dans le passé, on faisait appel à l’intuition comme une activité très fugace de l’esprit, nécessaire pour ouvrir les portes par lesquelles l’esprit analytique entrerait pour faire le seul travail sérieux, celui d’analyse ou de contrôle. Aussi longtemps que l’analyse était une façon fructueuse de travailler dans nombre de domaines qui attiraient l’attention des pouvoirs publics, toutes les autres voies de connaissance étaient considérées comme mineures, même quand elles étaient peutêtre utiles pour atteindre l'objectif global. Mais au fur et à mesure que les « problèmes faciles » ont été résolus et que des contradictions sont apparues qui ont forcé à reconsidérer toutes les suggestions, même les plus prometteuses, le besoin s'est fait sentir de revoir la position à adopter à l’égard du tout. Aujourd’hui, personne ne peut dire avec enthousiasme, par 74


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exemple, qu’une nouvelle drogue miracle a été trouvée car les effets secondaires cachés peuvent être dévastateurs et peuvent apparaître plus tard ; personne ne peut dire non plus que la technologie peut résoudre tous les problèmes. En fait, la technologie peut en créer de nouveaux, et plus difficiles, comme la pollution, tout en résolvant d’autres problèmes antérieurs et évidents pour lesquels une industrie quelconque a été créée. Conscients des contradictions – non seulement dans le sens des dialecticiens mais des contradictions qui résultent de lois de pensée insuffisamment flexibles, de la logique – nous devons remettre en question les voies de connaissance qui nous ont certes bien servi mais qui ne sont plus adéquates. Nous pouvons voir que le fait d’être conscients de la complexité requiert que nous apprenions à travailler en maintenant les touts que nous considérons pour ce qu’ils sont ; il requiert aussi que nous nous éduquions comme des esprits intuitifs. Ceci nous pouvons le faire avec une certaine aisance si nous effectuons deux choses : 1) rééduquer notre perception pour reconnaître que nous recevons des paquets d’énergie à travers nos sens, tandis que nous pouvons également polariser notre Moi pour contempler localement, de manière détaillée, ce sur quoi nous nous focalisons, nous nous concentrons ; et 2) offrir à nos enfants des exercices qui leur épargneront le besoin d’être rééduqués plus tard.

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Jusqu’ici, en Occident, nous avons accentué la focalisation. Maintenant, nous pouvons mettre l’accent sur la réception de totalités, de touts, et considérer l’éclairage, le balayage du tout comme requérant une conscience de ce tout et pas uniquement pour revenir à la fonction de focalisation. Du fait que nous sommes maintenant conscients de la conscience, nous pouvons voir ce que nous devons entreprendre pour effectuer la rééducation de ceux qui en ont besoin – presque tous les adultes – et l’éducation des jeunes. Nous pouvons faire en sorte que tout le monde reconnaisse que le domaine dans lequel nous entrons concerne tout ce que nous sommes, tout ce que nous avons été et serons et tout ce qu’il y a, et que notre relation au tout est inévitable, même si ce tout est très petit. Nous pouvons devenir conscients qu’avant de dire le premier mot d’une phrase, quelque chose en nous sait où aller pour trouver tous les mots nécessaires pour exprimer notre pensée, plaçant les mots dans l’ordre voulu, les affectant en nombre, genre, attributs, temps, modalités, etc. Ce fonctionnement dont nous disposons est sous les ordres de notre Moi intuitif. Généralement, nous opérons bien ; nous avons produit des milliers de phrases de façon satisfaisante tout au long de notre vie – moins une ou deux années. Certains, même, savent faire cela dans plusieurs langues différentes. Nous avons tous cette capacité à maintenir des ensembles, des touts. Nous le faisons de façon si automatique que nous n’avons plus besoin de la conscience spéciale à laquelle nous faisons appel maintenant. C’est encore notre Moi intuitif qui fonctionne lorsque nous faisons référence à notre expérience, que personne ne voit comme fragments ou comme film mais comme un univers où tant de choses seront mises en relief par des 76


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instructions venant du Moi. Il en est de même quand nous nous référons à notre affectivité, à notre sensibilité et ainsi de suite. Ces fonctionnements, qui sont complexes, omniprésents, conscients jusqu’à un certain point, sont ressentis comme des touts, comme permanents au-delà de la variabilité des moments. Ce sont des attributs de notre Moi intuitif en paix avec la richesse, l’état, les complexités, les promesses du tout. Dans l’intuition, le Moi reconnaît que par des éclairages spécifiques il produit des reliefs sur les touts, illustrant ainsi le processus d’accentuer-et-ignorer toujours au travail. De cette manière, l’intuition s’allie à d’autres prises de conscience pour produire les moyens de faire face à la complexité, en accentuant certains aspects du tout et en en ignorant d’autres délibérément, jusqu’à ce que le besoin d’un nouvel éclairage amène de nouveau à la conscience du tout. Le Moi (et ses objectivations), plongé dans l’univers de l’énergie, reçoit ses impacts. L’intuition maintient la conscience que l’énergie est au contact de l’énergie alors que les autres fonctionnements du Moi s’occupent de l’analyse spectrale d’un paquet d’énergie ajouté au Moi ou se déplaçant à l’intérieur du Moi. En tant que bébé, nous avons déjà effectué de telles tâches, apprises dès que nous avons dû analyser la lumière, le son, les pressions, c’est à dire quelques jours après notre naissance. Nous sommes donc tous experts dans de tels fonctionnements et pouvons le rester si on ne nous oblige pas à adopter d’autres voies de connaissance développées par certaines générations pour faire face à leurs problèmes mais pas nécessairement aux nôtres. Les écoles et les universités sont reliées au passé et ne voient donc pas de mal à faire face aux défis présents en 77


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maintenant les fonctionnements qui ont si bien servi le passé. Mais une telle situation n’a plus cours et nous pouvons concevoir une éducation qui soit guidée par l’intuition. Ceci est compatible avec toutes les autres voies de connaissance même si l’inverse n’a pas été perçu comme étant vrai. Le Moi intuitif est co-présent avec le Moi perceptif, le Moi actif, le Moi qui retient, le Moi symbolique, le Moi intellectuel, le Moi artistique et le Moi moral. Il est reconnu comme l’absolu dans le présent par le Moi relativiste, évoluant dans un univers fait par l’homme et voyant des touts et la complexité partout, là où nos pères ont vu des fragments et pensaient que la simplification était une meilleure façon de pénétrer leur monde. La méthode de Descartes, – tout fragmenter constamment jusqu’à ce que l’évident, c’est-à-dire le plus simple, soit atteint – doit être remplacée par la méthode d’aujourd’hui : toujours respecter les touts et les éclairer aussi souvent et aussi différemment qu’il est possible de le faire pour qu’aucun éclairage ne prédomine, et puis prendre l’ensemble de tous ces éclairages comme une description provisoire de chaque tout. Chaque concept est un tout. La classe qu’il représente existe dès lors que le plus grand nombre possible d’échantillons ont été examinés et reconnus comme en faisant partie, quelque différente que puisse être leur apparence. Du fait que les bébés abordent le monde avec leur intuition et savent comment utiliser leurs éclairages pour produire de nouvelles impressions encore et encore, ils ont échappé à la

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logique rigide de ceux qui ne peuvent construire des touts autrement que sur un petit nombre de principes simples. Grâce à leur manière de travailler complexe, les bébés sont capables d'apprendre à parler à l’âge de 1 ou 2 ans et contredisent toutes les théories par trop ingénieuses des linguistes qui n’arrivent pas à croire que de tels exploits sont possibles si tôt dans la vie, à moins que ce ne soit avec l’aide des gènes ou du surnaturel. Les bébés ont une conscience et n’ont pas encore des habitudes de pensée sociale. Plus tard, une fois qu’ils auront été soumis, à la maison et à l’école, aux pressions des adultes, ils auront des habitudes de pensée conformistes et moins de conscience. Heureusement, l’intuition ne s’acquiert pas par l’apprentissage social. C’est un attribut de notre Moi humain, conscient que connaître est dicté par la vérité de ce qui doit être connu. Connaître la complexité requiert l’intuition, exactement comme connaître la lumière requiert la vision, un fonctionnement spécial du Moi, comme connaître quelqu’un requiert un mouvement du Moi que nous appelons accointance. Une fois que nous prenons conscience que nous pouvons fonctionner comme des personnes intuitives, nous trouvons que tous nos instruments précédents s’en trouvent plus affûtés, plus complets qu’ils ne l’étaient, même sous leur meilleure forme. Chacune de nos autres voies de connaissance – la perception, l’action, l’analyse, la synthèse, l’accointance, la contemplation – s'en trouve renouvelée et capable de nous servir comme jamais auparavant.

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Si nous avons pu tant faire lors des siècles passés, quand nous avons traversé les absolus de la perception, de l’action, du sentiment, de la pensée, de l’action sociale, de la croissance individuelle et produit des cultures qui ont fait de la planète terre la planète des hommes, nous ferons encore bien plus maintenant que nous sommes conscients que toutes ces voies de connaissance sont compatibles et capables de travailler ensemble.

Résumé Pour résumer l’étude faite dans ce chapitre, on peut dire ce qui suit. Se référant à la description des sciences contenue dans le premier chapitre, il était possible de tenter d’étendre la prise de conscience ainsi examinée pour faire ressortir que chaque science est issue d’une prise de conscience distincte, provenant de l'engagement spécifique de l'homme dans tel ou tel aspect de son univers (qui ainsi devient un univers en soi), pour atteindre une conscience de la conscience en tant que telle. Après cela, la conscience en tant que telle devient un univers pénétrant tous les autres univers, de la même manière que l’espace pénètre les montagnes, le ciel, l’atmosphère, les plans d’eau. Percevoir simultanément chaque univers spécialisé ainsi qu’un espace qui les sous-tend de façon continue peut conduire à accentuer la conscience de l’espace et à ignorer les autres prises de conscience bien qu’elles répondent toujours quand on y fait appel. J’ai illustré la conscience de la conscience en examinant différentes voies de connaissance et la présence du Moi en 80


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chacune d'elles. Bien que les voies de connaissance soient partie de notre expérience de tous les jours, elles doivent être habitées par la conscience pour devenir complètement fonctionnelles. J’ai choisi d’étudier seulement quelques voies de connaissance dans ce chapitre : l’analyse, l’outil le plus puissant de toutes les sciences « exactes » depuis 400 ans, prend une grande place à cause de cette caractéristique historique. Mais, en fait, la voie de connaissance la plus importante aujourd’hui est celle qui peut respecter la complexité tout en l’examinant. C’est ce que fait l’intuition, c’est ce qu’elle a toujours fait. J’ai eu à distinguer la synthèse de l’intuition et dire un mot sur l’accointance et la contemplation, car elles aussi, par définition, respectent le tout. Toutes trois, (la synthèse, l’accointance et la contemplation) peuvent, d'une manière ou d'une autre, être facilement prises pour l’intuition. Une caractéristique distinctive a maintenant été proposée pour l’intuition : c’est le mouvement qui consiste à maintenir le tout dans sa globalité tout en dirigeant les éclairages qui vont produire des reliefs différents dans ce tout. Dans cette orientation, l’analyse porte son regard sur l’apparence temporaire résultant de l’utilisation d’éclairages spécifiques. Pour le moment, nous voyons l’analyse comme un processus de balayage, à l’aide d’un éclairage particulier en faisceaux, utile mais produisant, de manière temporaire seulement, un relief qui, selon toute vraisemblance, disparaîtra sous un autre éclairage. L’analyse sera alors le processus de l’accointance avec un tout, par des éclairages variables, toujours sujets à révision ; mais l’accointance reste attentive et respecte ce qui pourrait lui échapper pour toujours du fait que la conscience du tout et de son contenu est celle de l'inconnu, 81


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

impossible à saisir a priori. Au lieu de signifier la fragmentation, l’analyse peut maintenant gagner une signification semblable à celle qu’elle a en mathématiques : la liberté d’utiliser tous les moyens disponibles pour parvenir à comprendre un défi complexe couvrant plusieurs champs. L’intuition peut devenir un absolu pendant un certain temps, comme l’ont été les autres voies de connaissance, dans chaque vie et à certaines périodes, dans chaque culture ou civilisation. Ceci provient du fait que nous allons lui donner la première place comme la voie de connaissance adéquate pour aujourd’hui, la plus rentable, celle qui produit une éclosion de nouvelles façons de voir le tout. La science de l’éducation dont parle ce livre est liée, historiquement, à toutes les autres sciences, mais les transcende en forçant la reconnaissance de sa capacité à être immanente dans chacune d’entre elles quand, se déplaçant de la conscience de ceci ou cela, elle procède à accentuer la conscience de la conscience.

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3 Les faits de conscience

Dans le chapitre précédent, j’ai exploré la signification de la conscience de la conscience et tenté d’indiquer sa puissance. Ici, je considère les faits de conscience, des prises de conscience qui proviennent de l’attention que l’on porte à la conscience et ainsi montrent qu’elle fait partie de la réalité et doit être étudiée. Il y a deux manières complémentaires de regarder ce que l’on peut écrire au sujet des faits de conscience. L’une concerne l’individu que j’étais, qui m’a donné accès aux faits de conscience dans ma propre vie, l’autre concerne l’environnement dans lequel j’étais immergé qui m’a fait regarder l’histoire et l’évolution humaine à l’intérieur de moi-même. Il y a donc, dans ce chapitre, deux cadres de référence avec lesquels je traiterai : premièrement, ce que j’appelle les leçons d’une vie, et deuxièmement, ce qui me semble être les conséquences pour l’humanité de ce qui a été trouvé dans cette vie.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Les leçons d’une vie Très tôt dans mes études, j’ai pris conscience du fait que je suis dans le temps. Suite à cette prise de conscience, selon laquelle étant dans le temps je change nécessairement, la question s’est posée « à quoi faut-il immanquablement se donner, se consacrer, pour arriver à vivre une vie personnelle dans le monde ? ». Le mot « monde » inévitablement m’indiquait que non seulement moi-même, mais tous les autres devaient faire face à certains aspects de l’univers pour pouvoir survivre. Et « survivre » change de sens dans une même vie, de la survie biologique simple à la survie personnelle en tant qu’individu unique dans une société quelconque. Je me suis rendu compte qu’il fallait une méthode flexible pour accommoder tous les faits trouvés par les millions de « collectionneurs » qui s’observaient, eux-mêmes ainsi que les autres, à travers les millénaires, partout sur notre planète. Quelle méthode ? suivre les éclairages de la conscience. L’instrument de la conscience, non assujetti à une forme ou à une norme quelconque, temporel en essence et toujours accessible, m’a bien servi. Plutôt que de diviser le monde selon les catégories classiques, j’ai utilisé pour l’étude de la vie les mêmes instruments qui m’ont fait trouver l’unité dans la diversité des sciences, comme il est dit dans le premier chapitre. Puisque j’étais et que je suis toujours un soma (plutôt que de dire j’ai un soma) cette 84


3 Les faits de conscience

expression de moi-même doit garder une place importante dans ma compréhension de moi-même. De même, je suis un esprit (plutôt que de dire j’ai un esprit et une âme) et ces expressions doivent avoir leur place dans ma compréhension de moi-même. Puisque je me connais dans le temps et que j’utilise le temps pour vivre, j’ai proposé de commencer avec l’entité universelle de l’énergie dont les études collectives faites par l’homme ont montré qu’elle existe partout et qu’elle est susceptible de transformations, en particulier, de devenir matière. Avec cette entité, je pouvais manier simultanément la nourriture et les courants électroniques du cerveau, c’est-à-dire à la fois les activités les plus immédiates à la portée de tous et les activités cachées. Pour que ce processus soit clair pour tous les lecteurs, la notion d’objectivation, déjà mentionnée à plusieurs reprises plus tôt dans ce livre, est cruciale. Ce mot en lui-même veut signifier la création d’objets, c’est-à-dire des choses qui sont perceptibles et ont une permanence certaine. Puisque nous connaissons le processus qui permet de changer l’énergie en matière dans le domaine de la physique et le contraire dans les réactions nucléaires, nous disposons au moins d’un exemple d’objectivation dont nous pouvons avoir conscience. De plus, puisque nous savons comment transformer une image en un dessin, un dessin en un plan et un plan en un édifice, nous savons aussi que nous n’avons besoin que d’un esprit, de

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l’énergie et du temps pour faire cette transformation ; nous pouvons ajouter de tels exemples à notre inventaire d’objectivations. Je commence donc en disant qu’il existe un Moi capable d’objectivation et je poursuis en regardant ce que ce Moi a fait de ses objectivations à travers les années. *** Pendant la période prénatale, quelque chose de visible se produit : un œuf devient un enfant. Nous connaissons, de l’extérieur, les détails de cette transformation. Concernant le changement interne, nous devons extrapoler puisque les embryons n’écrivent pas de livre, mais utilisent leur énergie pour produire un soma qui fonctionne. Ils produisent chaque cellule, chaque tissu, chaque organe et tout ce qui les relient les uns aux autres. Mais ce n’est pas un corps qui est produit par ce long processus, c’est un soma qui, en dépit de similarités avec les parents, est visiblement un individu unique, un être humain qui entre dans le monde, hors du ventre de sa mère, pour mener une vie humaine. Donc nous pouvons revenir au ventre de la mère pour regarder l’embryon depuis le moment de la conception et trouver qu’il existe un processus qui sera, plus tard, un modèle pour beaucoup d’autres ; un processus par lequel ce qui n’existait pas est devenu création. Un soma a été objectivé et celui qui l’objective est constamment présent ; il convertit constamment l’énergie en structures nécessaires pour soutenir des fonctions.

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3 Les faits de conscience

C’est un agent créateur qui est aussi un « savant », à tel point que chaque cellule est ainsi reliée à un tissu spécialisé dans la supervision des fonctions, dans le contrôle de tout ce qui a lieu partout, tout le temps. Pour faire en sorte que des tâches aussi gigantesques soient possibles, le Moi engagé dans cette construction a créé une méthode d’intégration dans laquelle le niveau le plus récent du tout en fonction assimile toutes les entités précédentes, tout en les subordonnant à tout ce qui avait été fait antérieurement. Ainsi, à tout moment, il y a la présence d’un être humain, même s’il n’est pas capable de vivre dans le monde extérieur de façon continue. En termes de conscience, ce qui se passe pendant ces neuf moiscalendrier – la totalité de la vie de l’être en question – c’est que le Moi comprend qu’il doit être présent partout, et qu’il fait tout pour lui-même à l’intérieur du Moi, exactement comme il le fait – de ce qu’en voient les gens de l’extérieur – lorsqu’il est encore dans le ventre de la mère. En d’autres termes, il poursuit le double travail de construire et de savoir, d’objectiver et d’activer, d’une manière qui soit en accord avec ce qui prévaut et ce qu’il peut faire. Ce processus assure qu’à la naissance, ce qui a été produit sera immédiatement disponible et utilisable pour étendre la vie du Moi à d’autres univers. Le Moi s’est donné un soma en fabriquant tout ce qui existe à l’intérieur de celui-ci, en n’utilisant de ses parents que ce qui a été mis dans l’ADN, et de la mère la substance de son sang, le même sang qui dessert ses propres cellules. A cause de cette construction originale, dans laquelle chaque brique doit être fabriquée d’éléments plus simples, le Moi de l’individu connaît le

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soma comme personne d’autre ne le peut, avec toutes sortes de secrets, pour lui faire faire ce que le Moi veut. *** C’est un fait que le Moi du bébé-pas-encore-né peut affecter le tonus des muscles et les faire agir. La conscience de ceci ne sera jamais perdue (sauf accidents). Si ceci est clairement compris comme un exemple d’un fait de conscience au niveau prénatal, une multitude d’autres faits s’ensuivent. A moins que nous ne soyons tous conscients de ce qui se passe dans notre soma, comment pourrions-nous nous tourner sur nous-même, nous retourner quelques semaines après la naissance ? Comment pourrions-nous exercer spontanément les mouvements qui nous permettent de saisir (les objets) ? Notre conscience somatique a deux niveaux. Le premier correspond au développement embryonnaire et nous donne la connaissance profondément intime des systèmes extrêmement complexes que sont nos organes, y compris le cerveau (une connaissance au niveau des fonctionnements). Un deuxième niveau suit la naissance et s’applique à atteindre de l’extérieur tout ce qui a fonctionné depuis le début. Pendant cette période, plus nous sommes jeunes, plus nous restons proches de notre soma, selon les processus établis. Plus nous vieillissons, plus notre soma semble distant (du moins pour la plupart d’entre nous) compte tenu des distractions de la vie ou, pour certains, des idées inférées dans les écoles de médecine. Certains médecins gardent un vrai contact avec la réalité et deviennent des cliniciens remarquables. Les médecins chinois, grâce à leur

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longue pratique empirique et à l’utilisation de diagnostics par les pouls, sont plus capables que les médecins occidentaux d’utiliser ce qu’ils ont appris in utero. Toutes les digressions de ce genre ne nous font pas perdre le gain acquis jusqu’ici, à savoir que, sans une profonde conscience de tous les fonctionnements de notre soma, nous serions dans l’incapacité de ressentir les nombreuses douleurs qui accompagnent ses dysfonctionnements. Que nous utilisions le cerveau comme intermédiaire ne change pas l’essentiel car nous avons chacun fabriqué notre propre cerveau à cette fin spécifique. *** Une fois que nous sommes nés, notre système informe immédiatement le Moi que les conditions ont changé et la conscience de ce qui doit se faire avec ce dont nous disposons est immédiate. La concentration sur le système végétatif est visible de deux manières : 1

tous les apprentissages sont couverts dans le temps requis pour assurer la survie – c’est-à-dire : respirer, sucer et avaler, sont appris immédiatement ; digérer, en quelques jours, (à cause de la collaboration de la mère dont le lait augmente en densité au fur et à mesure que le temps passe) ; l’évacuation des liquides fonctionne 89


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immédiatement, l’élimination des solides prend quelques jours. 2 tous les impacts externes sont maintenus à distance, en retardant le processus de myélinisation des nerfs sensitifs du nombre de jours nécessaires à assurer les tâches prioritaires. Ces tâches ne peuvent pas être remises à plus tard, et seul un être conscient peut entreprendre si bien des tâches si importantes. De fait, elles sont si bien faites qu’elles n’auront pas à être refaites, à l’encontre de tant de nos tâches effectuées plus tardivement, dans une société indifférente et peut-être antagoniste. Ceci est un fait majeur dans notre étude. Puisque la conscience implique la présence du Moi, et puisque c’est grâce à cette présence qu’a lieu un apprentissage si bien fait et qui dure dans le temps, nous chercherons à être guidés par cette éducation irréprochable que chaque être humain s’est donnée in utero et dans la petite enfance. Avec ceci à l’esprit quand on regarde les petits enfants, on voit immédiatement qu’ils travaillent de façon pointue sur chaque défi, qu’ils prennent leur temps pour découvrir les priorités, les urgences, les hiérarchies et qu’ils s’engagent dans leurs activités avec sérieux, en conscience, avec détermination. Ils ne permettent pas à des distractions de les soustraire à leurs tâches, à moins qu’ils ne doivent renoncer à être eux-mêmes et se conformer au milieu environnant pour avoir la paix.

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Il y a tellement de tâches à accomplir qu’aucun apprentissage n’aurait lieu si chaque Moi n’avait le moyen de se retrancher de l’environnement et parfois d’exclure les gens, alors qu’à d’autres moments, c’est lui qui se donne aux autres. Ainsi, chacun développe immédiatement une méthode d’abstraction qui prend la forme d’accentuer et ignorer. Ceci reste un instrument tout au long de la vie et est utilisé délibérément par tous, même si très peu de gens donnent à ce phénomène l’amplitude qu’il peut avoir. Il est clair que, lorsque notre cerveau est soumis, après la naissance, aux premiers impacts sensoriels, il doit effectuer un travail qu’il n’a jamais fait auparavant. Le tissu cérébral est spécialisé, mais c’est quand même du tissu. Alors qu’il est traité comme tous les autres tissus en termes de nourriture et de nettoyage et alors que certaines des couches les plus primitives ont été utilisées – c’est-à-dire, ont reçu des tâches déjà bien établies – non seulement il existe des couches qui n’ont pas été sollicitées mais il en existe certaines qui seront générées après la naissance (d’où le besoin d’une fontanelle au sommet du crâne). Je considère que ces nouvelles couches doivent être éduquées par le Moi, par sa présence en elles, comme ce fut le cas auparavant pour les couches plus primitives. *** La vie de l’esprit commence avec la perception, c’est-à-dire la reconnaissance par le Moi qu’une dose d’énergie a été ajoutée au système, en certaines quantités et de certains types. Les photons portent des quantités spécifiques d’énergie liées à leur

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fréquence. Le cerveau apprend à les reconnaître et la conscience de la couleur est donc équivalente à la conscience de l’énergie reçue, distincte du nombre de quanta. Ceci est un autre fait de conscience : le Moi détermine les sensibilités à associer avec différentes composantes et il éduque le cerveau différemment pour que chacune soit prise en compte. Si nous illustrons ceci avec le sens de la vue, nous trouvons qu’en travaillant l’énergie reçue par des photons visibles, la rétine les recevra pour ce qu’ils sont et transmettra, vers l’extrémité du nerf optique dans le cerveau, l’effet de l’énergie reçue. De plus, l’aire de la rétine qui est illuminée et le nombre de photons qui l’atteignent, par unité de temps, seront interprétés par des fonctions du cerveau qui intègrent les fibres activées dans le nerf optique. Puisque les paupières peuvent être fermées à volonté ou maintenues ouvertes, en dépit de l’existence de certaines actions réflexes, comme c’est le cas pour la pupille, les bébés passent du temps à travailler l’énergie de la lumière pour savoir comment la traiter et comment entrer en relation avec elle directement. Naturellement, ils ne rencontrent que ce qui vient vers eux. Ils connaîtront les types de lumière qui les atteignent dans leur environnement, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur ; ils ne connaîtront que cela et, plus tard, quand ils auront d’autres occasions de l’étudier, ils apprendront comment elle change. Le Moi ne répond pas somatiquement aux impacts de l’environnement d’une seule et même manière comme les biologistes préfèrent le penser. Il y a toujours un mouvement

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aller-retour dans lequel le Moi intervient, simplement parce qu’il a une volonté. Certains bébés peuvent être tellement présents dans leurs organes des sens qu’ils amplifient tous les impacts et peuvent même décider d’en affecter la réception en agissant sur les impulsions afférentes. Ces bébés se développent comme étant particulièrement sensibles à la lumière ou aux sons. D’autres peuvent décider de laisser entrer le plus grand nombre possible d’impacts et faire face à des quantités plutôt qu’à d’autres attributs. Ainsi se développent-ils très différemment. Et ceci est vrai de bébés dans la même famille et le même milieu. Les stimuli et les réponses sont deux variables dans lesquelles le Moi peut montrer sa présence. *** En écoutant des voix, qui peut dire quels attributs toucheront particulièrement telle ou telle personne ? Qui peut dire que nous recevons tous les mêmes impacts et que nous sommes affectés de façon semblable ? Si nous ne sommes pas intéressés par ce qui se passe réellement, nous pouvons même remplacer la réalité par une théorie, la plus large possible étant celle qui généralise le point de vue le moins profond, à savoir : ce dont j’ai conscience sera de la même étendue que ce dont les autres ont également conscience. De fait, à cause de l’individualité de chacun d’entre nous, nous pouvons nous attendre à ce que de telles théories diffèrent considérablement des faits réels lorsque nous les examinons avec soin. Dès que nous savons que le Moi est présent dans l’acte de savoir, que la conscience est requise pour prendre note de toute chose,

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nous voyons immédiatement comment l’individualité influence tous les phénomènes humains, comment ce qui semble être uniforme est en fait un spectre de variations faites de tons et de nuances dont il faut tenir compte. En chacun de nous, la perception est loin d’être une réponse uniforme. Dès que ce qui nous frappe est vu comme étant plus qu’un simple objet et la manière dont nous le recevons est vue comme étant plus qu’un simple mur contre lequel cet objet peut rebondir, nous comprenons l’impact de l’individualité sur la perception. Dans le paquet d’énergie qui atteint notre oreille, nous avons des occasions d’accentuer certaines choses et d’en ignorer d’autres, et ceci déjà fournit un grand nombre de choix pour produire un nombre considérable de perceptions différentes. Nous pouvons choisir de travailler avec la complexité de la réalité et constater ainsi à quel point elle nous fait voir davantage, beaucoup plus que si nous utilisons une approche uniforme qui ne peut que distordre. Les faits de perception ne peuvent pas, a priori, être des faits simples. Ils sont ce qu’ils sont et nous devons regarder la réalité, dans ce domaine, pour la comprendre plutôt que de la réduire à nos idées préconçues. Notre cerveau est complexe afin de faire face aux multiples composantes de la réalité. Comme nous avons pu le découvrir, les impulsions aussi sont variées. Quand nous utilisons ce que nous savons du contenu d’une langue parlée (et ceci ne veut pas dire tout ce qu’il y a dans celle-ci), nous voyons que les attributs rendus visibles en réfèrent à des propriétés telles que la

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continuité, la durée, l’intensité, la hauteur, le nombre d’harmoniques, etc. qui sont essentiellement différentes, qui nous affectent de différentes façons et parfois simultanément. Il en résulte que nous devons considérer que notre substance et notre cerveau sont susceptibles d’être affectés par des qualités et des attributs d’énergie qui peuvent être distingués les uns des autres. Nous devons considérer également que percevoir n’est pas seulement analyser, mais aussi synthétiser, retenir à la fois les composantes et la totalité, ensemble et séparément, en même temps. La conscience doit être présente pour faire tout ceci et de plus, « être présente dans sa présence ». Comme si ce n’était pas suffisamment complexe, nous devons ajouter que le passé est aussi présent et activé différemment à chaque instant, c’est-àdire pas toujours de la même manière ni avec la même vivacité. Nous devons considérer en outre où se situe ce passé dans le cadre de référence de notre vie, dans la mesure où notre psychisme et sa dynamique nous le permettront. Ce sont là des faits de conscience dans un domaine restreint et ils sont brièvement résumés. La réalité est beaucoup plus complexe. *** Dès que l’action est ajoutée à la perception, un nouvel univers s’ouvre. Son but n’est pas de remplacer l’univers précédent ni de se trouver côte à côte avec lui, mais d’être relié à lui d’une manière qui n’est jamais ni terminale ni complète mais qui représente plutôt un mouvement dual (double) d’intégration : le nouveau se trouve intégré tout en intégrant l’ancien ; chacun de

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ces univers se trouve alors partiellement subordonné à l’autre ; la partie restante demeure intouchée et pourra peut-être parvenir à dominer le tout, à des moments spécifiques d’une vie, souvent de façon inattendue. L’action est une voie de connaissance, comme nous l’avons vu au chapitre deux. Or, notre énergie, nous pouvons la dépenser au service de l’action. La dépense d’énergie est donc aussi une voie de connaissance. C’est pourquoi nous prenons conscience très tôt que nous pouvons déterminer avec précision les quantités d’énergie requises pour connaître, par l’intermédiaire de nos mains, des objets dans le monde de la nature. Les bébés déchirent ce qui peut être déchiré, non parce qu’ils sont destructeurs, mais parce que les objets cèdent à la séparation des mains quand on les tient avec force. Une fois alertés au fait qu’une propriété telle que la résistance existe, les jeunes enfants la testent en beaucoup de points : les fleurs, les insectes, les matériaux, le papier, tous sont capables de provoquer de l’action chez eux. Maria Montessori a utilisé cet intérêt spontané pour renforcer la conscience que l’on peut avoir des attributs caractérisant les objets utilisés dans les classes. Mais l’action a des limites et le Moi, chez les bébés, découvre bientôt que la dynamique de l’imagerie ressemble aux actions. La perception des actions exécutées par des gens plus forts étend aussi leur conception de l’action et les aide à la remplacer par un nouveau type d’actions, dans un univers virtuel. Virtuel veut dire potentiel. Un univers virtuel est un univers réel dans lequel

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seules des actions virtuelles sont menées. Les pouvoirs symboliques des bébés leur disent que leurs rêves sont des actions dans l’univers virtuel. Remplacer tout par quelque chose qui l’évoque, grâce à un nombre suffisant d’attributs, mais qui reste différent à cause de l’absence d’autres attributs, est un jeu d’enfant. Les enfants acceptent une réponse à distance d’une personne aimée qui n’est pas dans leur champ de perception comme si cette personne était présente. Ceci aussi est un fait de conscience. Dès que l’univers de la réalité peut être étendu au virtuel, la réalité explose. Les bébés sont conscients que leurs images sont à eux, que les rêves sont des rêves et que la réalité présente qui va former le concret et la réalité virtuelle, qui n’en est distante que d’un pas, sont compatibles et peuvent se mêler. C’est pourquoi les bébés peuvent apprendre les langues si tôt, sûrs que les mots sont des perceptions, bien qu’ils n’aient pas de signification propre, sûrs également qu’une telle correspondance est autant une réalité que les objets eux-mêmes, surtout parce qu’elle peut être perçue. Ceci aussi est un fait de conscience. Tout au long de notre petite enfance, de notre vie de garçon ou de fille, nous sommes tous engagés à rassembler en nous-mêmes quantité de substituts mentaux pour ce que nous savons être le concret, dotés de propriétés hors du champ d'action de l’esprit ou du cerveau. Le virtuel est un univers riche parce qu’il déclenche toujours la conscience indiquant qu’il y a une

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présence différente dans le réel et qu’il est lié au non-Moi, même s’il n’est que partiellement appréhendé. L’esprit est au contact du virtuel aussi bien que du réel, mais il connaît la différence en termes d’énergie. C’est pourquoi nous n’avons rien à enseigner au sujet de la réalité à qui que ce soit. Ceci aussi est un fait de conscience. Tous les nombreux jeux auxquels s’adonnent les garçons et les filles à la maison, dans les cours d’école, les parcs, les rues, sont clairement destinés à connaître le monde autour de soi, à le relier au monde intérieur et à engendrer ainsi, directement dans l’esprit, des substituts au vaste contenu de la réalité. Que nous sachions tous que nous avons ceci à faire, que nous le fassions bien, de manière systématique et complète pendant nombre d’années, nous dit à quel point c’est important pour le Moi. Ceci aussi est un fait de conscience. *** Nous mettons neuf mois dans le ventre de notre mère à nous fabriquer. Nous mettons cinq ans pour dominer la perception, aidés par l’action, afin que nous puissions étendre notre monde intérieur pour y inclure tout ce qui peut nous atteindre par nos sens et peut être élaboré pour devenir aussi automatique que nos fonctionnements somatiques. Nous mettons encore cinq ans ou peut-être plus, à accentuer l’action et à la laisser intégrer la perception et le soma, pour nous donner un univers vibrant

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ouvert à toutes les extensions virtuelles compatibles avec le potentiel des deux. Ceci aussi est un fait de conscience. Il nous faut encore cinq ans ou davantage pour investiguer l’univers des sentiments, pour nous préparer affectivement à impliquer la totalité de nous-même dans les tâches à venir dans la vie en société. Ceci aussi est un fait de conscience. Une fois que nous avons atteint cet état, nous pouvons entrer dans la société, quelle qu’elle soit, pour y jouer notre rôle. En Occident, depuis deux ou trois cents ans, certains d’entre nous se sont adonnés à explorer le monde de l’intellect. Ceci n’était pas requis de jeunes hommes et de jeunes femmes dans des civilisations plus anciennes ou dans des sociétés dont les économies requièrent la plus grande part de l’énergie de la population pour produire leur subsistance. En Occident donc, après les années données à la poursuite intellectuelle, soit on continue dans cette voie, afin de devenir professeur ou enseignant, soit on apprend à devenir un membre des institutions sociales qui organisent la société. Cet état, au-delà de l’utilisation que nous pouvons faire de l’intellect à des fins intellectuelles, s’acquiert tout d’abord par la vie en société et la formation que l’on peut recevoir dans des instituts spécialisés créés dans ce but ; de là provient le fait que les gens se connaissent comme des êtres sociaux, utilisant leur intellect comme instrument.

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Cela aussi, ce sont des faits de conscience. Dans notre monde d’aujourd’hui, nous ne savons toujours pas utiliser l’outil de la conscience pour regarder autour de nous. C’est pourquoi nous ne parvenons pas à comprendre que notre vie, comme notre soma, est stratifiée fonctionnellement. Ce que nous faisons conditionne l’avenir, mais ce par quoi nous nous laissons attirer change notre passé. Par exemple, nous n’avons plus à avoir conscience de notre estomac, une fois que nous lui avons appris à bien faire sa tâche, et il reste disponible si nous ne le sollicitons pas au-delà de ce qui a été sauvegardé dans ses programmes automatiques. De même, après des années d’écriture, nous n’avons pas à avoir conscience de l’écriture comme d’une fonction de la main, ni après des années de lecture, de ce que nous faisons quand nous lisons. Ainsi, notre processus d’apprentissage dans le domaine des savoir-faire conduit à des automatismes qui rendent la conscience disponible pour d’autres domaines et nous permet d’utiliser notre passé à un coût minimal en énergie. Dire ce dont je me souviens ne me coûte rien de ce dont j’ai besoin d’avoir conscience. Dans une vie, l’évolution de la conscience se déplace du soma à la perception, qui utilise les structures et les fonctionnements somatiques appelés organes sensoriels et transforme le soma en un organisme qui est aussi à l’aise dans le monde externe qu’il l’a été dans le ventre de la mère. La conscience se déplace alors vers l’action, qui utilise la perception en plus du soma pour produire toutes les activités qui étendent les pouvoirs sur un univers beaucoup plus vaste que le soma ; l’action permet d’intégrer une quantité considérable de savoirfaire qui, chez d’autres, sont aussi fonctionnels. L’action 100


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augmente en puissance et en aisance quand elle est couplée au pouvoir de l’imagerie en se faisant connaître sous forme d’action virtuelle. Tous ces exemples montrent des hiérarchies temporelles, en elles-mêmes un fait de conscience. *** Par la transformation de l’action en action virtuelle, nous connaissons notre intellect et nous le développons en prolongeant cette transformation. Par notre capacité à changer le virtuel en réel, nous connaissons la notion de potentiel. Nous n’avons pas besoin de faire réellement ce changement pour prendre conscience de son existence. Ceci est la base de nos fonctions « symboliques » qui mènent à faire la prise de conscience selon laquelle, avec moins d’énergie, on peut faire plus. Ce fait de conscience peut être ressenti par tout adolescent qui observe qu’un geste virtuel, tel qu’abaisser une perpendiculaire, transforme complètement une situation en remplaçant un problème par sa solution, les deux étant perçus simultanément. En libérant des réserves d’énergie, l’affectivité qui nous permet de rencontrer l’inconnu, l’avenir, fait que l’adolescent sait qu’il est capable de penser ; de fait, il est un penseur indépendant. Alors que les symboles occupent de plus en plus l’esprit, les mouvements intérieurs font davantage prendre conscience que ce n’est pas la quantité des efforts faits par l’esprit qui permet 103 101


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des progrès mais l’organisation correcte des symboles. Cette organisation de symboles se produit dans un domaine en amont du réel et répond à la moindre impulsion d’ordre mental. De telles organisations dans différents domaines, (c’est-à-dire les connexions à diverses réalités), mènent à la conscience que l’on est un intellect, que l’on pense. Et ceci aussi est un fait de conscience. *** De façon générale, penser implique seulement soi-même et ce que l’on a retenu de la pensée d’autrui. Mais l’action sociale, tout comme une activité physique en équipe, nous ramènent à l’aspect concret d’autrui. La conscience sociale requiert la contribution de l’intellect parce que, dans l’action sociale, la réelle identité des personnes est remplacée par leur présence individuelle comme force somatique. Ce n’est pas réellement important, en fait, de savoir qui se fait tuer dans une confrontation avec les forces de l’ordre, mais il faut des corps pour lutter pour une cause sociale. Une cause sociale n’est pas toujours évidente à percevoir. C’est une construction faite par certains esprits, à laquelle on peut adhérer affectivement, afin de mettre à son service son soma, sa perception, son action, ainsi que son intelligence. Observer des problèmes sociaux est une nouvelle forme de perception, une perception qui intègre tout ce que l’on a et tout ce que l’on est. Mais, en même temps, c’est une perception qui est intégrée dans 102


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la sensibilité, dans la vision que l’on a de soi-même parmi d’autres. Ceci aussi est un fait de conscience. Dès que le Moi social s’éveille à la réalité sociale et se développe comme un être social, une nouvelle intelligence fait également son apparition, l’intelligence sociale. Elle utilise ce que l’on apporte à toute situation sociale et juge si c’est suffisant ou si le Moi social a besoin de quelque chose d’autre dont alors il cherche à se doter. Se développer comme être social veut dire exactement cela. Ce développement implique le fait d’entrer de façon délibérée dans une succession de situations sociales pour tester ce que l’on a fait jusqu’ici et voir ce que l’on peut faire de plus, pour se donner affectivement, intellectuellement, physiquement et avec imagination afin de réaliser ce qui semble possible et nécessaire pour aborder le défi identifié. Ceci aussi est un fait de conscience. *** Quand le développement social est suffisamment avancé, il devient clair que l’on peut ensuite transcender la société, la dynamique sociale, les problèmes et les solutions d’ordre social et utiliser le Moi social comme un instrument. Pendant que l’on est dans la période de développement, on s’identifie avec ce que l’on fait. Dans la phase suivante, il n’y a pas besoin de cette composante affective. Cette absence d’adhésion au défi, d’identification avec le problème, fait que le Moi devient 103


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conscient qu’il a transcendé le niveau qui, plus tôt, l’avait absorbé complètement. La transcendance est nécessaire pour pouvoir quitter un niveau et entrer dans le suivant, même si l’on n’est pas encore conscient de cette transcendance. Chaque fois qu’un domaine de la vie, un domaine d’exploration perd son caractère absolu, la transcendance est à l’œuvre. Le fait est que, dans notre évolution, nous avons engendré des absolus afin de nous donner pleinement au niveau de conscience que nous devons explorer ou ressentir, comme quelque chose que nous ne pouvons pas éviter d’explorer pleinement, avec tout ce que nous avons. Les absolus vont de pair avec les transcendances. Ils ont besoin l’un de l’autre ; l’une, la transcendance, pour dépasser un absolu; l’autre, l’absolu, pour remplacer un absolu précédent. Ceci aussi est un fait de conscience. Mais une fois que la transcendance devient l’acte de conscience, on est en dehors de tous les absolus, on entre dans le niveau de la relativité. L’évolution personnelle consiste alors à reconnaître la conscience comme le niveau dans lequel on vit. A partir de ce moment-là, on peut survoler son passé et voir comment on s’est développé, ce que l’on a fait avec son temps. On peut se déplacer intérieurement, passant d’un engagement de soi-même dans des activités spécialisées et si restreintes qu’elles déforment notre vision des choses, à des activités qui concernent la conscience de sa conscience, engagée dans tout ce que l’on vit. A partir de ce moment-là, ce n’est plus le Moi organisé qui commande, c’est le Moi « organisateur ». Ce Moi est l’énergie de la vie humaine,

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consciente d’elle-même en tout et dans chaque activité à quelque niveau qu’elle se produise. Ainsi, ce qui est important c’est : 1) la dynamique générale de l’énergie que ce soit dans le soma, dans la perception ou l’action, dans le ressenti ou la pensée, en s’aidant soi-même à travers les autres ou en servant autrui, dans le fait de tenir présentes à l’esprit la nature et la société ; 2) de vivre avec tous, en rapport avec la réalité de chacun, à chaque moment, et de permettre à la vérité, plutôt qu’à d’autres critères, de guider nos actions et nos pensées. Ceux-ci aussi, je les vois comme des faits de conscience.

Les conséquences pour l’humanité Ces faits de conscience ne concernent qu’une vie, mais dans ce qui suit, je tenterai de montrer qu’il s’agit peut-être de faits de conscience qui existent en nous tous, tous ceux qui ont conscience que nous sommes des bipèdes, vivant en posture verticale, ayant un cerveau et dont la majeure partie de la matière grise contenue dans le crâne est encore libre, nonassignée. Nous acceptons tous qu’en tant qu’humains, nous sommes semblables de l’extérieur mais qu’en tant qu’individus, nous sommes uniques, une conclusion basée sur ce que nous pouvons comprendre de notre vie intérieure. A vrai dire, notre vie intérieure est ce qui fait de nous des personnes, ce qui nous permet d’atteindre d’abord des prises de conscience, puis la conscience, et ensuite la conscience de notre conscience ; c’est elle aussi qui nous permet de découvrir, également présent chez les autres, tout ce qui nous entraîne hors de nous-mêmes, de

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notre environnement familier original, à devenir des hommes sur la terre puis à rejoindre l’humanité et le cosmos. *** De notre point de vue actuel, nous pouvons voir l’humanité sur la terre comme un tout. Mais il n’y a pas si longtemps, les gens ne voyaient que des vallées ou des terres longeant des lacs ou des mers. L’humanité, en tant que fait de conscience, est une de nos dernières conquêtes et ceci a nécessité des progrès technologiques énormes qui, en apparence, n’avaient rien à voir avec le genre humain dans son ensemble. Quelques hommes seulement, et un plus petit nombre de femmes, ont produit les instruments qui nous ont conduits à pouvoir objectiver la terre et l’humanité qui l’habite comme des faits concrets, à notre portée. Auparavant, il y avait des visionnaires qui, en s’exprimant, pouvaient nous faire croire qu’ils avaient développé l’équipement d’ordre mental qui permettrait de véritablement appréhender les problèmes relatifs à l’homme et de les traiter en son nom. Mais nous ne pouvons pas dire que leur point de vue représentait un fait réel. Au lieu de cela, nous pouvons dire qu’à leur niveau de conscience individuelle, ils sont parvenus à engendrer des substituts pour nous tous, en reconnaissant l’existence de l’homme et sa place dans le monde, un monde lui aussi créé, mais peut-être laissé à moitié creux. Les philosophes qui traitent d’idées et les théologiens qui partent de prémisses qui les convainquent eux-mêmes mais pas nécessairement les autres, étaient les premiers à s’engager à tenter d’atteindre, à travers eux-mêmes, la signification de

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« l’autre » ou des autres, c’est-à-dire nous tous, ceux qui habitent ici et maintenant et tous ceux qui ont vécu ou qui vivront sur la terre. Cette extension de la classe du vivant entraîne une réduction de la classe des attributs de telle sorte que nous avons été, (nous les habitants de la terre), de moins en moins considérés dans les travaux intellectuels et spirituels de ces penseurs qui cherchaient à saisir et à définir l’humanité dans son essence. L’homme est devenu un concept creux, empli par chaque philosophe de ce qu’il avait choisi d’y mettre, qui était lié à sa propre échelle de valeur et était ainsi sa création. Ceci produisait des personnages plus ou moins intéressants, tels ceux d’un roman dont la création relève de l’art du romancier. Quand les spécialistes de sciences naturelles en Occident ont, très tardivement, regardé l’homme, ils ont trouvé, en accord avec le développement de leur science, qu’il est fait de molécules ; ils ont vu ensuite qu’il est une somme de cellules organisées fonctionnant selon les mêmes lois que les plantes et les animaux ; puis, beaucoup plus récemment, qu’il est un jeu de comportements vivant dans trois environnements : le cosmos, la terre et la société. Alors que le cadre de référence se rétrécissait, l’aspect concret intéressait toujours plus, à tel point qu’il est aujourd’hui acceptable que des scientifiques cherchent à savoir, par exemple, comment l’homme arrivait concrètement à vivre il y a trois millions d’années ou quel impact avait telle ou telle découverte sur la vie des gens dans tel et tel endroit, ou ce qui a permis à des groupes de nomades de survivre, et comment ils ont pu se sédentariser, etc. Aux côtés de la théologie et de la philosophie, les sciences naturelles purent exister, puis les sciences sociales ou humaines 107


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et maintenant, n’importe quelle science qui trouve un groupe de pression pour lui procurer des fonds et un moyen de communication. Dans ce phénomène, nous pouvons voir les faits de conscience qui deviennent collectifs. *** Une fois qu’on a conscience de l’existence de tels faits, une étude des prises de conscience collectives devient possible de même qu’une présentation des faits de conscience faisant partie de l’histoire, ou plutôt des histoires, des collectivités humaines. Celles-ci étaient en réalité séparées les unes des autres, exerçant occasionnellement leur influence les unes sur les autres – parfois violemment, par des guerres et des conquêtes – et finalement se sont trouvées obligées, récemment, de se considérer comme faisant partie d’un tout : les hommes (pour la plupart), l’humanité (pour certains). La grande différence entre voir la totalité de tous les hommes, les femmes et les enfants comme hommes ou comme humanité est un fait de conscience individuel. Séparer, chez les hommes, les hommes des femmes et les séparer, les deux, des enfants, c’est maintenir deux absolus : le sexe et l’âge comme affectant les considérations, les pensées et les actions. Dans l’humanité, il n’y a que des personnes, et le seul absolu est que l’on ne peut pas vivre en dehors de sa propre conscience de soi. Comme des êtres inscrits dans le temps, nous croissons tous, de la conception jusqu’à la mort (en faisant une place pour des stagnations et des

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régressions), avec le soma que nous nous sommes donné. Les distinctions de sexe et d’âge n’ont aucune importance pour autant que nous n’ayons pas deux groupes, adhérant chacun à leurs prises de conscience contrastées, comme c’est le cas aujourd’hui, où tant de personnes sont face les unes aux autres, certaines au nom de l’homme, d’autres au nom de l’humanité. Au nom de l’humanité, nous pouvons faire une place à ceux qui parlent au nom de l’homme, parce que les uns connaissent la relativité de la conscience et la conscience de la relativité, alors que les autres connaissent des absolus auxquels ils adhèrent et sur la base desquels ils se justifient d’être ainsi convaincus de la justesse des actions qu’ils proposent. Aujourd’hui, dans des congrès internationaux, des absolus se rencontrent de front et souvent se heurtent violemment, chacun étant sûr de sa position mais incapable de faire bouger l’autre. Ceux qui privilégient l’homme parviendraient à leur but s’ils pouvaient opérer un mouvement intérieur et atteindre la relativité qui engendre la tolérance à l’autre. Mais ils ne semblent pas prêts à payer le prix, c’est-à-dire, abandonner les absolus qui leur ont été transmis provenant de temps où la conscience n’était pas un objet de préoccupation ni d’intérêt. Un fait collectif de conscience, c’est une situation dans laquelle, à moins qu’un nombre suffisant de personnes ne soient conscientes simultanément de quelque chose, cette chose n’existe pas pour le groupe. Par exemple, ce n’est qu’au moment où un nombre suffisant de personnes, dans les colonies (créées les siècles passés dans différentes parties du monde), ont pu voir que les colons n’étaient pas tous supérieurs à chaque indigène que l’idée a germé dans leur esprit qu’une libération était 109


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

possible et le moyen d’atteindre cette liberté s’est objectivé. Un autre exemple réside dans la conscience selon laquelle l’intérêt personnel est un levier commun et peut être utilisé pour organiser la société : les hommes forment alors des syndicats, les femmes deviennent suffragettes et les électeurs constituent des partis politiques. Objectiver, pour un groupe, c’est faire de ce qui est objectif pour une personne, un objet pour d’autres. Les inventeurs font ceci au niveau des choses. Les travailleurs sociaux, de différentes sortes, le font en rassemblant ce dont on a besoin pour créer un club ou organiser un groupe de jeunes. Une institution locale le fait pour répondre à tel ou tel besoin, les faiseurs de lois pour passer des lois et les écrivains pour produire des livres et d’autres écrits. *** Il y quatre composantes dont il faut tenir compte quand nous comparons la conscience au niveau des individus et des groupes. Les termes utilisés sont les termes habituels : subjectif et objectif. En les couplant avec les mots individuel et groupe, nous avons les quatre combinaisons contrastées : objectif individuel objectif individuel subjectif individuel subjectif individuel

et et et et

subjectif groupe objectif groupe objectif groupe subjectif groupe

Ces catégories sont simultanément présentes dans la dynamique individu–groupe dans toutes les civilisations et toutes les

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3 Les faits de conscience

cultures, et elles prennent en compte le fait d’être dans le temps et d’être composées de personnes capables de conscience. Nous avons, en premier lieu, conscience que quelque chose n’existe que pour un seul individu, c’est donc « objectif– individuel ». Mais pour tous les autres, c’est subjectif. Ainsi nous l’appelons subjectif pour le groupe. Mais cette chose peut être transmise d’une conscience à toutes les autres dans un groupe pour gagner l’objectivité (objectif–groupe) sauf pour ceux dans le groupe qui ne sont pas encore capables de s’utiliser euxmêmes comme il est nécessaire de le faire pour l’objectiver. Pour ces personnes, la chose est « subjectif–individuel » alors qu’elle demeure « objectif–groupe ». Finalement, il y a encore des prises de conscience qui peuvent être faites tout d’abord par un premier membre d’un groupe avant qu’elles ne puissent être transmises à d’autres, nous les appelons alors « subjectives » pour toutes les personnes dans ce groupe. Ces dernières prises de conscience attestent de l’existence de l’immanent dans l’expérience de l’homme. En termes poétiques, nous pourrions dire que l’inconnu est là, en attente, avant d’être autorisé à descendre dans une conscience. La discussion précédente porte sur un fait de conscience collectif et peut être illustrée autant de fois que l’on veut, utilisant des exemples différents à chaque fois. Dans le domaine des sciences, on dit souvent qu’une succession de découvertes fait que la science atteint sa maturité et attire de nouveaux chercheurs dans son domaine. Les scientifiques, à l’encontre des réformateurs, se considèrent comme ayant la responsabilité de livrer leurs objectivations, de telle sorte qu’elles puissent devenir objets pour tous, forçant ainsi les consciences à voir les objectivations 111


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

comme des faits de conscience individuels et collectifs. Mais les histoires personnelles des scientifiques qui jalonnent l’histoire de la science pourraient dire plus en détails l’énorme travail que requiert le processus de rendre objectif, ne serait-ce qu’à soimême, le contenu de sa conscience puis, dans un processus secondaire, le rendre objectif à d’autres. Dans le cas de découvertes majeures, les histoires sont dramatiques, et parfois requièrent du chercheur initial qu’il attende la disparition de ceux qui font autorité dans le domaine avant de pouvoir atteindre la nouvelle génération de chercheurs, moins cantonnés dans le passé. L’exemple de Georg Cantor et la théorie des ensembles, il y a moins de 100 ans, en est la meilleure illustration dans le domaine des mathématiques ; tout comme les travaux de Michael Faraday dans les domaines de la chimie et de l’électricité et de Mendel dans le domaine de la biologie. Toutes leurs connaissances « objectif–individuel » sont devenues maintenant « objectif–groupe » et personne ne peut comprendre pourquoi des esprits contemporains brillants résistaient à rencontrer les vérités qui leur étaient présentées – à moins que l’on ne voie les scientifiques à l’image des autres personnes, comme des êtres complexes, conscients seulement de ce dont ils ont conscience. Quand nous regardons des civilisations très denses qui ont duré plusieurs siècles, même des millénaires, nous pouvons voir le travail des générations successives et suivre aussi le cheminement, le travail de la conscience, d’après les termes choisis pour définir le début et le déroulement de chacune des périodes impliquées. Pour faire ce travail, il faut regarder la manière dont des prises de conscience individuelles affectent la conscience collective qui, à son tour, affecte des nouveaux venus 112


3 Les faits de conscience

dans son domaine, pour orienter leur conscience vers certains états d’être ; et il faut voir aussi comment il est ensuite possible de faire face à ce qui vient. La présentation détaillée de tout ceci est le travail d’un très grand nombre de chercheurs pendant le temps nécessaire à rassembler toutes les preuves requises. Ici, nous pouvons noter que Gautama, le Bouddha, a fondé le Bouddhisme, qu’Abraham, le mésopotamien, a fondé le Judaïsme, que Jésus de Nazareth a fondé le Christianisme et Mohamed, l’Islam. Chacun a offert à ses successeurs des aspects de la conscience de l’homme qui auront nécessité des siècles pour être rendus explicites, et ce processus continue encore à notre époque. *** Les faits de conscience collective, dans la civilisation occidentale, peuvent être présentés comme suit. La théologie était la seule science reconnue dans la société aussi longtemps que la concentration sur le salut spirituel de chacun était acceptée comme l’occupation la plus importante pour les membres de la civilisation chrétienne. Pendant des siècles, toute l’intelligence des hommes et des femmes les plus brillants d’Europe était dirigée vers la compréhension de la relation d’une créature déchue à son Dieu, un Dieu d’amour qui s’est donné au monde pour sauver les hommes. Aussi longtemps que cette préoccupation a dominé, d’autres questions ont été abordées avec une intelligence pratique, accessible par la perception, l’action et le bon sens. Mais dès qu’il est devenu acceptable théologiquement de laisser la créature déchue dialoguer avec le contenu de la création, l’intelligence s’est engagée dans ce qu’elle avait auparavant négligé et la Renaissance a débuté. 113


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Laissant aux théologiens la question de savoir s’il était légitime pour des prêtres de se consacrer à des sujets autres que la théologie et si des chrétiens pieux pouvaient utilement s’activer à collectionner des feuilles, des pierres et des araignées, beaucoup de prêtres et de laïcs se sont jetés dans l’étude de la création. Le mystère et la beauté de l’univers n’en étaient pas réduits pour autant, même si le nouveau point de vue adopté était plutôt terre à terre. On rajoutait tous les jours quelque chose à la sagesse de Dieu et à son infinie ingéniosité. Ce qui distinguait la nouvelle intelligentsia de l’ancienne était l’accent mis sur la conscience individuelle. Copernic était moine et il est mort la même année 1543 où parut son Tractatus, évitant ainsi les problèmes ecclésiastiques personnels, problèmes auxquels ni Giordano Bruno ni Galilée ne purent échapper 50 et 80 ans plus tard. Les théories, en tant que constructions, pouvaient être traitées comme hérésies et interdites, mais les faits se défendent d’eux-mêmes. Galilée pouvait être persécuté par l’Inquisition, mais ce tribunal ne pouvait pas empêcher la terre de tourner autour du soleil ; « e pur si muove » était la prise de conscience de Galilée de ce fait de conscience collectif. Les hommes politiques de l’Eglise catholique ont perdu leur pari quand ils ont cru qu’ils pouvaient arrêter la propagation de faits de conscience par le moyen de lois ecclésiastiques. Ils ne savaient pas vraiment comment des collectivités en viennent à prendre conscience et, dans le cas de l’astronomie, leur procès ecclésiastique a manqué de faire impression. La Renaissance a été suivie en Europe par deux siècles d’utilisation de l’intelligence analytique, dans la ligne de la méthode de Descartes et de l’invitation de Francis Bacon à faire 116 114


3 Les faits de conscience

parler l’univers pour lui-même, par des expériences d’une importance cruciale. La conscience s’est manifestée par les questions posées à la nature. Les faits de conscience sont devenus des prises de conscience collectives dès que l’on utilisait la perception pour regarder ou pour écouter. Regarder dans le microscope a permis de voir le monde qui était invisible à cause de sa taille ; regarder dans le télescope a donné accès à tout ce qui était invisible à cause de la distance ; les deux ont montré l’homme comme limité par sa condition mais capable d’étendre son univers de conscience. L’expérience dramatique des hémisphères de Magdebourg, de l’escalade d’une montagne par Torricelli – ce qui montrait l’air comme ayant un poids et exerçant une pression – étaient spectaculaires pour une nouvelle élite. Elles ont aidé à ouvrir le chemin vers des carrières alternatives à celles de l’Eglise et de l’Etat. Très rapidement, les « élites », partout, se sont organisées en académies, cherchant des chartes royales pour être au-delà des accusations d’hérésie et pour gagner en dignité. La plupart des travaux de cette époque se faisaient par correspondance et circulaient aussi de bouche à oreille. Le fait que tant de secrets de la création pouvaient être révélés si facilement et à tant de personnes dans toutes les couches de la société engendra une prise de conscience collective montrant que ces recherches étaient une activité bénie, désirée par le Créateur, qui recevait maintenant une nouvelle forme de louanges, dans les champs, dans les laboratoires, et chez les particuliers.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Mais la conscience du travail de l’intellect ne pouvait pas aller sans la conscience de l’affectivité qui l’accompagnait et bientôt, le Siècle des lumières fit de la Raison une déité, pour certains La déité. Le rationalisme et non le catholicisme ni le protestantisme était caractéristique de l’homme, la créature. Les religions étaient maintenant mises en question comme étant des constructions et les fondateurs des religions comme étant des mythes. Les réactions de l’Eglise n’étaient plus des menaces dans ce monde – ni même dans l’autre – pour ceux qui n’y croyaient plus. Le Siècle des lumières a si bien servi la nouvelle élite que ses membres, dans les nombreux salons de l’époque, sont devenus aussi attirants que les cours royales. Des vies privées consacrées à en savoir plus sur les hommes « déchus » sont devenues aussi utiles que des vies publiques vouées à la gloire dans les domaines classiques de la guerre et de la politique. Faire marcher les gouvernements modernes de façon correcte exigeait quelque chose au-delà du fait d’être né noble ou d’avoir été éduqué par des précepteurs. Le savoir-faire nécessaire s’acquérait en étant actif dans les nouveaux domaines tels que la technologie, le commerce et le négoce, le domaine bancaire et l’agriculture, la construction navale et la construction routière, etc. Toutes ces activités utilisaient surtout l’intellect et les sciences et non la théologie et la prière. Les hommes du Siècle des lumières croyaient véritablement en la Raison autant que les gens du Moyen-Âge croyaient en le Tout-Puissant. Psychologiquement, ils croyaient de la même manière mais avec une différence, celle des symbolismes utilisés. Il est devenu un fait de conscience collectif que l’homme pouvait remédier à bien des maux en devenant plus cultivé ; et qu’en remplaçant des 116


3 Les faits de conscience

régimes anciens par de nouveaux ordres, les hommes pouvaient laisser l’obscurantisme derrière eux et entrer dans une vie décente, dans un monde créé par eux. Les révolutions sont devenues le moyen d’atteindre le changement, comme elles le sont toujours aujourd’hui pour ceux dont la conscience personnelle ne va pas au-delà de ce point. Une transformation remarquable d’un des enseignements de la chrétienté est visible à l’oeuvre pendant cette période. Rousseau a rendu populaire la croyance que l’homme, dans l’état de nature, était bon et que s’il paraissait mauvais, c’était à cause des impacts de la société sur lui. Il loua également la sensibilité et la sentimentalité ; l’homme était amour et pouvait aimer la nature. Ce message d’amour toucha une corde sensible dans la société de l’époque et s’exprima ensuite dans l’explosion affective qu’on appelle le Romantisme. L’amour, une propriété faisant penser à Dieu, dans la chrétienté, était maintenant un attribut de l’homme qui pouvait s’y donner dans toutes ses formes. Les Romantiques ont intégré l’affectivité et l’intellectualité et ont engendré le mouvement qui allait donner naissance aux organisations caritatives vers la voie du communisme (du type proposé par Grothus, Baboeuf et d’autres, pas encore le communisme de Marx) et du socialisme. A ce moment-là, reconnaître que l’intelligence pouvait servir l’homme dans les sphères sociales était un fait de conscience collectif. Tout était à inventer, à découvrir dans cet univers où les gens jusqu’alors avaient plutôt navigué à vue. Maintenant le message de la chrétienté, l’amour de son voisin, pouvait être

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

sécularisé, devenir l’objet d’approches scientifiques. Auguste Comte, en fondant la sociologie comme le haut point des sciences positives et Karl Marx, en proposant l’économie comme la base de la dynamique historique, introduisaient le rationalisme dans le domaine des relations humaines. C’est un autre fait de conscience collective qu’un siècle et quart plus tard, la majorité des hommes soient encore totalement engagés à apprendre comment organiser les composantes du monde pour donner à chacun la liberté, l’égalité et la fraternité dont on parlait officiellement depuis deux cents ans seulement. Apprendre comment faire ceci aujourd’hui veut dire quelque chose de très différent de ce que cela voulait dire aux alentours de 1850. A cette époque-là, les faits sociaux n’existaient littéralement que pour une poignée de gens et il était difficile de convaincre d’autres personnes de leur existence. Aujourd’hui, personne ne doute de leur existence. Même les enfants à l’école maternelle et les bébés à la maison sont « endoctrinés » à reconnaître l’existence de faits sociaux, en recevant un enseignement de partage et de prise en compte de l’autre. Aujourd’hui, tout le monde apprend à ouvrir une entreprise, à « augmenter sa puissance d’action » en faisant partie des organisations qui comptent. Ce sont des faits collectifs de conscience qui devaient d’abord être trouvés dans des consciences individuelles, ensuite rendus disponibles à ceux qui paieraient le prix pour les obtenir pour eux-mêmes, puis donnés à tous pour rien comme allant de soi, comme un droit reçu de naissance.

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3 Les faits de conscience

Cette descente de conscience en une personne, puis de celle-ci à d’autres, puis à tous, est un autre fait de conscience qui devient de plus en plus collectif chaque jour. *** Il est possible aussi, dans notre monde d’aujourd’hui, de détecter certaines prises de conscience qui sont en train d’apparaître et d’en observer d’autres à différentes étapes de leur avancement. L’une d’entre elles, déjà mentionnée, est la transformation, le passage de l’homme vers l’humanité. Une autre, c’est de reconnaître que, chez l’homme, seule la conscience peut être éduquée – ainsi, voir un plus grand nombre de personnes s’engager à transformer l’éducation en un instrument pour changer les hommes en humanité, une humanité consciente de tout l’homme en chaque homme. Comme autrefois, pour presque tout le monde, l’éducation est toujours liée aux absolus du passé. Au Siècle des lumières, il n’y avait qu’une seule forme d’éducation valable, celle de l’intellect utilisé comme outil de la raison. Les réformistes ont poussé pour que soient inclus dans les écoles des programmes de sciences naturelles modernes parlant d’une pensée indépendante sur la nature en opposition aux vieilles écoles qui gardaient la théologie comme reine des sciences. Plus tard, de nouveaux réformistes ont poussé pour que, dans le cursus scolaire, soient incluses les sciences sociales en plus des sciences naturelles. Mais ils ne se sont jamais référés à autre chose qu’à l’objet de leur enseignement. Ils n’ont considéré ni l’approche adoptée

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

(sauf pour un très petit nombre d’outsiders de l’éducation comme Pestalozzi, Froebel, etc.) ni le processus de l’apprentissage. Après la première guerre mondiale, la New Educational Fellowship a tenté d’attirer l’attention sur la méthodologie, louant Decroly, Montessori et d’autres qui cherchaient à promouvoir des façons de travailler différentes de celles qui prônaient l’absorption de connaissances par l’exercice et la répétition. Néanmoins, même Decroly, Montessori et Dewey louaient la connaissance, bien qu’ils fussent critiques du type de connaissances en circulation dans les écoles de leur époque. Il semble que pour eux, comme pour la plupart des gens impliqués dans le domaine de l’éducation, l’absence d’un référentiel universel qui nous donnerait en même temps le pourquoi et le comment de l’enseignement forçait un compromis dans lequel, soit le pourquoi, soit le comment, prenait le dessus, forçant l’autre à le suivre. D’un côté, si nous devons gagner notre vie (comme enseignants salariés), alors ceci devient un absolu pour l’éducation et personne ne serait pris au sérieux qui ne prendrait pas en compte explicitement la rivalité de nature sociale pour l’intégrer dans une proposition. D’un autre côté, si nous n’avons pas encore une société mondiale, on conçoit mal qu’il n’y ait pas un système éducatif qui soit explicitement partisan de certaines idéologies et opposé à d’autres. Voir que nous nous donnons les systèmes d’éducation qui correspondent aux niveaux de conscience de ceux qui ont de

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3 Les faits de conscience

l’influence sur la société, c’est un fait de conscience collectif. Dans une période de transition, les propositions se font dans le chaos, premièrement parce que les manières de faire du passé ne permettent plus d’obtenir de bons résultats et deuxièmement, parce que les nouvelles méthodes sont traitées avec suspicion et peuvent être insuffisantes pour fournir ce qui est recherché et nécessaire. Aujourd’hui, il y a une plus grande chance que le chaos ne s’installe pas, compte tenu de l’existence de toutes les procédures de diffusion appelées moyens de communication, aussi et surtout parce que nous remplaçons les avis arbitraires par des faits. Ainsi la prise de conscience selon laquelle, chez l’homme, seule la conscience peut être éduquée, produit deux effets. Premièrement, elle attire l’attention sur quelque chose qui participe réellement de notre capacité à changer, au plan personnel et/ou collectif. Deuxièmement, elle montre que toutes les autres approches sont soit inefficaces, soit assimilables à une éducation de la conscience, même déguisée. On sait que sans la coopération de l’apprenant, il ne peut y avoir d’apprentissage et qu’un enseignement qui n’est pas lié à un apprentissage réel est, dans beaucoup de cas, inutile. Ainsi, aujourd’hui, le mot apprentissage est-il très largement adopté même là où il n’est que peu considéré. Et ceci est le cas presque partout.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

On sait que tous les sujets ne peuvent pas être acquis de la même manière et que la grande différence relève du fait que l’on soit en train d’acquérir un savoir-faire (ou des savoir-faire) ou plutôt une compréhension. Ainsi, il nous faut prendre en compte le type d’apprentissage requis et enseigner en conséquence. Pendant des années, l’enseignement professionnel était le parent pauvre dans les systèmes d’éducation parce que les enseignants, dans ces écoles, utilisaient le langage pour tous les sujets. Dewey a essayé d’améliorer la « pensée » avec les mains et tenté de faire en sorte que tous les enseignements deviennent enseignement professionnel, en particulier pour la prise de conscience sociale qu’il préférait à l’intellectuelle. *** Les savoir-faire doivent être acquis selon la loi inévitable de l’apprentissage (discutée plus à fond dans le chapitre suivant) dans laquelle les hiérarchies temporelles traduisent la conscience que l’apprenant a de leur développement. Nous devons prendre conscience des hiérarchies temporelles dans l’apprentissage si nous voulons être sûrs d’aboutir. Ces hiérarchies sont l’expression de la manière dont la conscience travaille. Dire que chez l’homme, seule la conscience peut être éduquée, équivaut à dire : dans l’enseignement, il faut respecter les hiérarchies temporelles. Parce que la conscience ouvre des portes et que la pratique mène à la facilité dans l’exécution, nous savons que ni l’une ni l’autre ne peut être considérée comme suffisante en soi. Mais la différence à relever, c’est que la présence de la conscience donne

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3 Les faits de conscience

un sens à la pratique alors que la pratique seule mène à l’ennui et la non-rétention. La conscience agit comme une colle qui tient ensemble les bénéfices de la pratique. Observer ce que nous faisons quand nous sommes en train d’apprendre nous dit ce que nous avons besoin de savoir sur l’éducation. Dans le chapitre suivant, je reviendrai plus en détail sur l’apprentissage. Ici je travaille sur les faits de conscience. Quant à dire que seule la conscience peut être éduquée, regardons les faits. Pour cela, nous pouvons examiner chacun de nos engagements pour déterminer à quel moment nous pouvons dire que nous sommes éduqués pour chacun d’entre eux. Si nous sommes musiciens, nous savons comment distinguer la virtuosité (de l’exécution) de l’appréciation (que nous pouvons en avoir), l’interprétation de la composition ; et nous savons reconnaître quand nous fonctionnons le mieux et où. Chacun de ces moments est une prise de conscience spécifique de notre engagement et pour chacun d’entre eux, nous savons qu’il y a des exercices spécifiques qui nous font avancer dans les défis ; en retour, nous comprenons que nous devons nous lancer dans de nouveaux exercices pour continuer notre croissance. Si nous sommes écrivain, nous savons comment distinguer la conscience des mondes (intérieur et extérieur) de la conscience du langage ; nous savons aussi distinguer entre l’image, le mot approprié et les artifices qui peuvent s’y substituer. Pour éduquer l’écrivain en nous, nous devons trouver lequel de ces éléments fait obstacle, que seule notre vigilance nous permet de percevoir ; puis, sur base de cette conscience, nous donner des exercices qui nous permettront de les surmonter ; ces obstacles, nous ne les pouvons percevoir que si nous sommes très attentifs.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Si nous sommes mathématicien, ou boxeur, ou danseur, nous devons faire des choses similaires pour nous sensibiliser et savoir ce que nous devons dire à notre volonté, à notre intelligence, à notre soma de faire afin d’être en accord avec notre esprit. Ceci est vrai pour chacune des expressions multiples de nousmêmes dans le monde. Toutes nous disent que si nous éduquons notre conscience, nous restons au contact des défis et nous pouvons agir sur nous-même pour parvenir à les intégrer tout en prenant en compte ce qu’ils requièrent. L’éducation, dans le domaine des savoir-faire, ne peut être autre chose qu’une éducation de notre conscience se rapportant aux différentes prises de conscience impliquées. Le fait que la pratique soit nécessaire peut brouiller un peu les choses mais en étant présent dans nos exercices, nous savons tous que nous parvenons au résultat recherché : nous utilisons maintenant le minimum d’énergie nécessaire pour fonctionner, pour affecter les parties automatiques de nous-mêmes qui sont impliquées, afin de servir le but général que nous nous sommes donné. *** Dans les domaines qui ne sont pas des savoir-faire et où éducation signifie avoir une plus grande compréhension, le fait que seule la conscience puisse être éduquée est beaucoup plus facile à voir. De fait, s’il n’y a rien à retenir, mais beaucoup à acquérir en étant au contact de ce qui n’est pas nous-mêmes, nous pouvons nous demander : 1) ce que la lecture d’un roman

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3 Les faits de conscience

de Dostoïevski, par exemple, veut dire pour nous, ou 2) ce que l’écoute d’une sonate de Beethoven produit en nous, ou 3) ce que regarder un ballet classique nous apporte, etc. Nous savons ainsi que l’expérience nous rend plus conscient de nous-même et de nos sensibilités esthétiques. Puisque comme auditeur (et nonexécutant) nous ne pouvons pas faire grand chose, par exemple, d’une symphonie que nous avons passé du temps à écouter, d’où vient la motivation qui nos pousse à donner ainsi notre temps ? Ce qui nous motive, c’est qu’en retour, quelque chose en nous reçoit une impulsion provenant de l’énergie organisée de la performance, qui nous rend conscients de cet univers. Ceci ne réduira pas le mystère, ne nous rendra pas plus gentil, ou plus beau, mais seulement fera de nous des personnes plus conscientes, plus conscientes de l’effet que la musique, ou l’art, ou la danse, ou la littérature, peuvent avoir sur nous, pour augmenter notre conscience de ces univers d’expérience. Certains d’entre nous peuvent retenir davantage de ces expériences que d’autres ou en parler mieux ; mais le fait central, c’est que tous ont été affectés. Ceci est équivalent à dire que notre conscience a été éduquée.

Résumé Pour résumer ce chapitre – qui n’aurait pas eu à être écrit si nous avions tous fait le travail nous conduisant à être conscient de notre conscience – nous avons appréhendé notre expérience en termes de conscience, d’abord comme un individu seul vivant sa vie, puis comme des collectivités qui sont aussi variables et aussi nombreuses que nous les trouvons sur notre planète. 125


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

J’ai ponctué cette étude en répétant : « ceci aussi est un fait de conscience » et moins souvent : « ceux-ci aussi sont des faits de conscience collective » car j’espère que le lecteur, parvenu à la fin de ce chapitre, ne doutera plus que nous sommes tous conscients de très nombreux faits de conscience et que, dès lors, une science de l’éducation qui résulte de cette conscience de la conscience est possible aujourd’hui et ouverte à tous. Ce chapitre est particulièrement important surtout parce qu’il montre la possibilité d’une telle science. L’homme est conscient d’un grand nombre de ses engagements. Quand il devient conscient de sa conscience, il peut se guider à faire mieux, ou autrement qu’il ne le fait, dans chaque engagement. Il peut devenir éducateur, un éducateur conscient de lui-même et des autres. Si, en plus, il devient conscient que la conscience de sa conscience lui donne une entrée dans tous les faits de conscience, il peut décider de devenir un scientifique de l’éducation, de contribuer à la création de l’humanité à partir des hommes. La science de l’éducation produit alors la technologie de l’éducation humaine, une voie très nouvelle, un nouvel engagement pour les habitants de la terre.

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4 Affectivité et apprentissage

Avant de pouvoir disposer d’une Science de l’éducation, nous devons découvrir au moins un fait (ou plusieurs) d’une importance tellement globale et fondamentale qu’il fournira une base solide à partir de laquelle on peut trouver de nouvelles perspectives et qui nous assure que des résultats seront atteints rapidement. Nous trouvons cette base dans l’étude de l’apprentissage humain et dans le rôle important joué par l’affectivité dans tout apprentissage. Ce chapitre est consacré à l’examen introductif de ces deux domaines. Bien sûr, l’apprentissage n’est pas exclusivement humain. Mais l’apprentissage humain est bien spécifique, si nous n’essayons pas de re-découvrir chez les humains les apprentissages déjà découverts chez les animaux. Les méthodes d’étude de l’apprentissage animal vu de l’extérieur se sont avérées suffisantes sur ce point, principalement du fait qu’aucun chercheur ne peut devenir une fourmi ou un babouin…

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Puisque je suis humain et entouré d’humains, je peux me donner pour tâche de comprendre l’apprentissage humain simplement en me plaçant délibérément dans la position d’un apprenant, en notant ce qui se passe et en posant ensuite les mêmes questions au sujet d’autres apprenants. Ou alors, après avoir été frappé par quelque chose de distinctif dans l’apprentissage de quelqu’un que j’observe, je peux me mettre dans une situation semblable pour voir si je peux découvrir les mêmes mouvements en moimême. Il se trouve que j’ai dû acquérir toute mes connaissances, mon savoir, seul, par moi-même ; c’est-à-dire, avec l’aide de livres, celle de mon environnement et de ce qui s’y passait. Bien sûr, ceci est vrai pour tout le monde. Mais, dans mon cas, j’ai dû gagner une preuve sociale montrant que mon auto-éducation m’avait permis d’acquérir les « connaissances nécessaires ». J’ai dû passer des examens officiels sans aller en cours, sans pouvoir consulter des enseignants. Ainsi, j’ai pu m’observer apprenant des langues, les mathématiques, la chimie et la physique, la biologie, l’histoire, la philosophie, l’économie, le droit, la géographie, l’anatomie, la physiologie et les statistiques. Je me suis observé également apprenant à jouer d’un instrument de musique, à monter à vélo, à nager, à plonger, à faire de l’haltérophilie, de la lutte, de la boxe, du camping, à faire l’amour et à cuisiner. En plus, je me suis regardé gagner ma vie, dans un certain nombre de domaines : l’enseignement, la formation d’enseignants, la rédaction de livres ainsi que comme homme d’affaires et dans la production de richesses. Je me suis observé dans une variété d’autres activités : j’ai élevé deux familles, j’ai vécu comme apatride, je suis devenu citoyen, j’ai beaucoup voyagé, j’ai correspondu dans plusieurs langues et 128


4 Affectivité et apprentissage

traduit des livres. J’ai pu aussi me voir décrire, orienter, discuter et critiquer ce que j’observais de moi-même en train de tenter d’examiner : examiner mon propre examen, parler de ce que d’autres disaient (en prenant soin de bien comprendre et de trouver les limitations de leurs propositions). J’ai été patient avec moi-même quand les routes se révélaient être sans issue ; j’ai développé les sensibilités multiples, nécessaires, qui m’ont rendu réceptif aux réalités avec lesquelles j’entrais en relation ; j’ai tenté de m’approcher de choses, jusque-là inconnues, laissant toute nouvelle lumière avoir sa chance ; j’ai refusé de me laisser intimider par des idées préconçues et des préjugés, apprenant à oser et à accepter les conséquences ; à me déplacer vers ce qui avait de l’importance pour moi, sans tenir compte de ce que disait ou pensait autrui ; j’ai créé les critères internes liés à la réalité avec laquelle j’entrais en relation, les laissant me guider quand j’arrivais à être « avec » elle. Naturellement, même si cette liste semble longue, ce n‘est qu’une fraction de ce que je peux extraire de l’expérience d’un seul homme, en l’occurrence moi-même – c’est-à-dire les conditions préalables requises pour une approche correcte du défi que représente l’apprentissage humain. Beaucoup d’autres éléments seront exposés au fur et à mesure que nous avancerons dans ce chapitre. Par exemple, je n’ai même pas mentionné les découvertes que j’ai faites dans ces différentes expériences, ni la fertilisation croisée qui a eu lieu quand j’ai mis ensemble différentes parties de moi-même au travail, ou comment j’ai dû apprendre à fabriquer des modèles afin d’avoir quelque chose à quoi me référer ; je n’ai pas dit non plus comment j’ai dû apprendre à 129


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

vivre « dans les limbes » parmi tous les modèles existants dans certains domaines alors que je tentais de trouver le mien. *** L’apprentissage humain peut être illustré au mieux en étudiant un champ donné et en faisant ce que les chercheurs font fréquemment dans ce domaine, qui est de se perdre dans les défis et néanmoins de continuer à « chercher ». Puisqu’on s’accorde à dire communément que parler est une activité spécifiquement humaine, il serait utile de prendre cette activité particulière comme domaine à examiner. Presque tous les êtres humains parviennent à apprendre à parler. Quand certains n’y arrivent pas, ils sont examinés pour surdité, aphasie, lésions cérébrales ou retard mental. Ils auraient dû apprendre à parler, donc quelque chose ne va pas chez eux ! Etudier ceux qui réussissent dans l’apprentissage de la langue parlée nous semble si difficile qu’au lieu de le faire, nous évaluons leur vocabulaire, nous regardons les distorsions de contenu et les rectifications à effectuer. Etudier ceux qui ne réussissent pas semble moins difficile mais présente des questions préliminaires qui nous mènent loin du domaine de l’apprentissage du parler vers nombre d’autres domaines tels que la linguistique, la neurologie, la pharmacologie, le travail social, le financement de recherches et d’institutions, et ainsi de suite.

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4 Affectivité et apprentissage

Néanmoins, il est clair que les bébés apprennent à parler, c’està-dire qu’ils font délibérément des choses qui les mènent d’une étape où ils n’utilisent pas de mots à celle où ils les utilisent comme toutes les personnes de leur environnement. N’importe quel ensemble enregistré de tous les sons produits par un ou plusieurs bébés ne nous donnerait pas, en lui-même, la preuve de ce que les bébés font avec eux-mêmes pour arriver à relever ce défi ; cette réussite est tellement admirable qu’elle est considérée par ses analystes comme un événement improbable. La méthode que j’ai utilisée pour produire la réponse à la question : « comment font-ils ? » est de se concentrer sur le problème lui-même. En d’autres termes, ce n’était pas la mise en application d’une théorie suggérée par une généralisation venant d’un autre domaine. La réponse est si simple qu’elle peut être résumée en une page ou deux. La voici : 1

Les enfants peuvent devenir conscients que leur soma contient des parties pouvant être activées volontairement par des flux d’air produits à partir de leurs poumons et que différents flux engendrent des variations.

2 Ils peuvent devenir conscients que leur système phonatoire produit ce qui atteint leurs oreilles et qu’ils peuvent coordonner, par leur propre volonté, ce qu’ils entendent et ce qu’ils font dans leur gorge et leur bouche. 3 Ils peuvent être présents simultanément dans leur oreille et dans leur bouche et peuvent percevoir séparément ce qui se passe dans l’une et dans l’autre.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

4 Ils peuvent affecter délibérément et avec discrimination leur production vocale de telle sorte que l’impact sur leurs oreilles soit reconnu, caractérisé par un attribut objectif quelconque ou des attributs perceptibles à leur conscience. 5 Ils peuvent surveiller les variations de leur production de sons à l’aide de leur volonté, qui varie elle aussi, et juger si la première obéit à la deuxième. 6 Ils peuvent transférer la supervision de cette activité à leur Moi qui est présent dans leur écoute. 7 Ils peuvent explorer le spectre entier de la production de sons compatibles avec les attributs somatiques de leur larynx, leur langue, leurs lèvres, leurs dents, le tonus de leurs joues, leur palais et leurs gencives et en prendre note somatiquement, informations qu’ils stockent dans le cerveau et dans les autres systèmes sensoriels. 8 Ils ont la certitude qu’ils possèdent des critères internes pour tout ceci et qu’ils peuvent travailler à obtenir pleine conscience de leur production sonore, comprenant les sons eux-mêmes et leurs attributs : la hauteur, le timbre, l’intensité, la durée, les connexions relatives (comme la continuité avec variations ou les syncopes répétées) et savoir que pour une telle étude, ils n’ont besoin que d’eux-mêmes. 9 Ils peuvent reconnaître comme un son qu’ils savent produire, un son produit par une autre personne pour une raison quelconque, (souvent pour imiter les propres sons du bébé) et peuvent trouver dans cette capacité, le pont entre leur

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maniement d’eux-mêmes tellement sophistiqué comme producteurs de sons, et la découverte que d’autres personnes sont également des sources de sons. 10 Ils peuvent passer délibérément (mais toujours à leur propre vitesse) de leurs propres productions sonores (ce que j’appelle pré-parler) à l’écoute de ce que font les autres qui leur devient compréhensible, même si ce n’est pas encore réellement engendré par eux. 11 Ils peuvent se concentrer délibérément sur l’utilisation de leurs instruments, bien construits pour analyser les sons faits par d’autres, et tirer leurs propres conclusions sur ce qu’ils ont entendu qui devient comme leur propre version. Ceci peut être totalement acceptable en ce que le son est conforme à l’original ou partiellement correct parce que le son tenté inclut des utilisations de soimême pas encore suffisamment pratiquées, ou complètement incorrect si la tentative est basée sur une supposition plutôt que sur une étude. 12 Les enfants ont besoin de temps pour apprendre à parler parce qu’ils doivent découvrir, non seulement les attributs objectifs transportés par les voix qu’ils entendent, – qui les affectent par la distribution énergétique dans chaque paquet lâché par la bouche – mais aussi le choix arbitraire de mots pour obtenir des significations perceptibles. 13 Les enfants apprennent à parler parce qu’ils exécutent les nombreuses choses très précises qui sont nécessaires, et qu’ils le font bien.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

L’apprentissage humain, en quoi consiste-t-il ? à faire des choses correctement, délibérément, avec précaution et de façon exhaustive. La conscience prévaut dans chaque démarche et l’intègre à ce qui était déjà là et/ou inversement. Au lieu de faire l’étude directe que nous venons de décrire, les chercheurs dans ce domaine ont tenté de la camoufler, concluant qu’il n’y a pas besoin d’examiner le comment « parce que les enfants apprennent à parler par imitation » (mais ils ne nous disent pas comment) ; ou alors que « c’est une capacité innée transmise dans les gènes humains seulement » – (mais ils ne nous offrent pas la moindre clarification quant à la manière dont ce serait possible). Des représentants d’autres écoles de linguistes et de psychologues ont été émerveillés par la réussite et ont divisé la vie en « avant et après » l’acquisition de la langue parlée, montrant la différence que celle-ci fait dans les performances intellectuelles des enfants. N’est-il pas étonnant de découvrir que Piaget, qui voulait être si proche du développement de l’intelligence des enfants, a passé des années à regarder comment ils acquièrent la notion de vitesse, de volume ou de hasard mais n’a jamais trouvé nécessaire de consacrer du temps à l’acquisition du langage ? Il n’y a pas le moindre mot, nulle part dans son œuvre monumentale, sur cette réussite, la plus remarquable de l’intelligence qui est au travail spontanément et très tôt, affrontant un des obstacles majeurs de l’expression humaine. Il semble qu’apprendre à parler soit vu comme un apprentissage mineur qui ne révèle rien de valable pour quelqu’un qui étudie les processus de l’enfance et des voies de connaissance.

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Nous ne devrions donc pas nous étonner que toutes les écoles de linguistique, d’épistémologie et de psychologie existantes aient si peu à contribuer à une Science de l’éducation. *** En plus du fait qu’ils ne remarquent pas ce que font les enfants quand ils apprennent à parler, la plupart de ceux qui étudient cet apprentissage ont négligé la composante importante de l’affectivité. Piaget n’a jamais écrit à ce sujet et il semble qu’il préfère ne pas s’en approcher. Ceci s’applique également à ses nombreux successeurs partout dans le monde. Mais comment pouvons-nous éviter d’être frappé par la présence de l’affectivité dans l’apprentissage – dans notre propre apprentissage, même si nous ne regardons pas celui d’autrui ? Comment notre esprit peut-il garder le contact avec un défi s’il n’y a pas une composante de notre Moi pour maintenir l’intérêt, l’engagement, la concentration à l’égard de la tâche à accomplir ? L’inconnu, l’avenir, ne sont pas perçus par nos sens. Il y a une mobilisation de notre Moi qui nous empêche de laisser d’autres choses venir nous distraire, qui fournit la motivation conduisant à être « avec » le problème, qui nourrit notre patience quand nous sommes face à des erreurs, qui encourage chaque nouvel essai et qui coopère avec les autres fonctionnements requis pour aboutir aux résultats voulus et les intégrer. C’est cette même présence du Moi ressentie ici et maintenant et projetée vers l’avenir immédiat que nous appelons affectivité. 135


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Elle n’a pas besoin d’être définie en termes intellectuels. Elle a besoin d’être ressentie et connue directement pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait. Bien sûr, elle fait partie du Moi et elle est distincte du soma. Mais elle est en relation tellement étroite avec le soma qu’elle est connue par lui et co-présente avec lui dans la conscience, même si c’est, le plus souvent, seulement de manière virtuelle. En termes intellectuels, l’affectivité est une énergie au contact du monde intérieur objectivé. Elle a un certain degré de liberté, mais pas une liberté totale. C’est ceci qui distingue l’affectivité du Moi qui est le fournisseur et le livreur d’énergie libre dans notre vie. Mais l’affectivité doit aussi être distinguée du psychisme qui est également de l’énergie au contact du soma mais, dans ce cas, l’énergie est utilisée pour maintenir le passé dans notre vie. Tous les fonctionnements automatiques restent fonctionnels au moyen de l’énergie laissée dans les interstices du soma, et aussi grâce à l’énergie qui se déplace rapidement, de fonctionnement en fonctionnement, afin de garder les systèmes complexes en état de répondre, en état d’interaction et conjointement organisés, c’est-à-dire intégrés et synchronisés – et donc harmonisés. L’apprentissage est cet aspect de l’activité temporelle du Moi qui fait que le Moi accepte ce qui a déjà été fait pour atteindre le but ultime qui est de libérer le Moi pour qu’il rencontre l’inconnu de façon plus adéquate. Dans le cas de l’homme, qui n’est pas essentiellement voué à perpétuer l’espèce, rencontrer l’inconnu c’est vivre en conscience au contact du non-Moi ou du Moi pas encore objectivé ni expérimenté. Ainsi, la fonction de la vie humaine est-elle double : d’une part, faire tout ce qu’il faut pour 136


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nous libérer de ce qui nous empêcherait de faire ce que nous sommes seuls à pouvoir faire ; et d’autre part, effectuer réellement ce programme en passant à l’action. La première partie est obtenue par le travail du Moi qui bloque une partie de lui-même comme énergie dans des objectivations dynamiques, (le soma) et garde la dynamique en état de fonctionnement, en maintenant une énergie résiduelle (le psychisme). La deuxième partie de la vie humaine est la manifestation d’énergie libre utilisant de façon instrumentale le soma, le psychisme et tous leurs fonctionnements utiles. Dans l’ici et maintenant, le Moi qui sait ce qu’il a fait pour rendre disponible autant de lui-même dans des objectivations bien intégrées à sa conscience (présente à chaque instant), le Moi donc n’a pas besoin de mobiliser plus d’énergie que les tâches n’en requièrent. Les tâches liées à un projet mobilisent sélectivement les quantités appropriées d’énergie ; elles sont connues par un Moi sensible à lui-même qui les perçoit comme étant présentes. Cet aspect du Moi, ainsi que la conscience, sont le travail de l’affectivité dans l’ici et maintenant. Ainsi, l’affectivité est une énergie libre en ce qu’elle remplace le Moi face à l’avenir immédiat, mais elle est, comme le psychisme, de l’énergie résiduelle à cause de son implication dans les objectivations. Il ne peut y avoir de fonctionnements qui n’impliquent pas une transaction énergétique. Différentes quantités peuvent être impliquées et des différences qualitatives peuvent être remarquées. Quand les quantités sont extrêmement petites, elles ne seront perçues que si les instruments pour les détecter sont rendus très sensibles et sont facilement activés. 137


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Du fait que tout ceci concerne la dynamique intérieure, il n’y a que le Moi qui puisse en rendre compte. L’apprentissage est également un engagement énergétique, particulièrement s’il aboutit à la formation de nouvelles objectivations dynamiques qui elles, stockent une certaine énergie, sollicitant pour cela une partie additionnelle du psychisme afin que ces objectivations dynamiques soient rendues disponibles pour l’avenir. Lors des étapes initiales de l’apprentissage, il y a une plus grande conscience de la mobilisation de l’énergie et donc une conscience plus claire que l’apprentissage implique de l’énergie. Dans les stades finaux, cette mobilisation est de moins en moins ressentie et peut donner l’impression qu’aucune énergie n’est utilisée pour les tâches accomplies. Une telle expérience s’appelle la maîtrise. Apprendre est la fonction essentielle du Moi. L’apprentissage a lieu tout le temps, faisant de chaque être humain un système d’apprentissage. Mais apprendre revêt plusieurs sens différents compte tenu de la présence de la conscience, qui fait voir que des éléments distinctifs existent dans les activités variées auxquelles se livre le Moi pour transformer son temps en autre chose. Dans mon livre « The Mind Teaches The Brain», j’ai utilisé l’apprentissage comme instrument pour étudier le cerveau et j’ai démontré que le Moi devait entrer en relation avec un très grand nombre d’aspects de lui-même pour que chacune de ses relations soit une expérience d’apprentissage, ce qui n’est pas la manière dont ces relations avaient été vues jusque-là. Par exemple, le Moi devait apprendre à entrer en relation avec le monde environnant et le monde intérieur, ou à utiliser davantage de son passé que n’en avait spontanément requis les engagements antérieurs. Treize domaines ont été mis en exergue 138


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pour indiquer que notre vie dans le monde, notre vie de tous les jours, avait besoin, pour le moins, d’un certain nombre de combinaisons de ceux-ci pour faire face à ce que nous croisons sur notre route. Chacun de nous apparaissait comme beaucoup plus complexe que l’image habituellement transmise par les modèles courants de l’homme. *** Une découverte particulièrement importante, comme nous l’avons indiqué dans le premier chapitre, est le rôle du sommeil dans l’apprentissage. Si nous considérons le sommeil uniquement comme une période de temps utilisée par chacun de nous pour nous refaire, nous ne pouvons pas comprendre pourquoi les bébés, qui ne fournissent aucun travail physique, ont besoin de dormir plus longtemps qu’un ouvrier mineur ou un camionneur. Nous ne pouvons pas comprendre non plus pourquoi tant d’adultes, pas très occupés, ont besoin d’environ dix heures de sommeil toutes les nuits. Le sommeil a clairement si peu à faire avec la fatigue (du moins dans un grand nombre de cas) que la question : « à quoi sert le sommeil ? » mérite d’être posée. Jusqu’à ce que je me sois posé la question : « est-ce que le sommeil a quelque chose à faire avec l’apprentissage ? », je suis passé entièrement à côté de la signification du sommeil. Retournant vers le nouveau-né, j’ai vu clairement que pour apprendre à utiliser tous les fonctionnements qui sont concernés par le nouvel environnement et qui n’avaient jamais été

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

pratiqués plus tôt, chaque bébé devait refuser à son système l’accès à tous les impacts de l’extérieur, ce qui le distrairait de ses travaux essentiels. Bien sûr, au début, les nerfs sensoriels ne peuvent pas laisser entrer les impulsions de manière sélective. Pendant quelques semaines, le sommeil – comme l’état dans lequel le Moi revient consciemment vers le courant de conscience déjà connu dans le ventre de la mère – est surtout un apport de la part du Moi pour faciliter la rencontre avec l’inconnu, le Moi réduisant autant que possible la part de l’inconnu. Mais au fur et à mesure que nous avançons en âge et que nous laissons l’univers avoir sur nous un impact de plus en plus grand, nous devons apprendre à faire face à ces impacts causés par ce qui n’est pas sous notre contrôle. Notre expérience du sommeil nous permet de retourner à l’état antérieur, celui dans lequel nous étions, pour faire le tri des impacts en termes énergétiques. Le sommeil est donc le domaine dans lequel le Moi, qui s’y connaît en termes d’énergie aussi bien eu égard aux quantités disponibles qu’à la quantité mobilisée et à ses mouvements, examine à nouveau ce qui a été effectué lorsqu’il s’est trouvé confronté aux sources des impacts subis dans ce que nous appelons l’état éveillé. C’est pendant le sommeil que nous donnons un sens à ce qui nous atteint quand nous sommes éveillés. Pendant le sommeil, nous extrayons de l’énergie de ce qui a été trop accentué et nous ajoutons de l’énergie à ce qui a été à peine remarqué mais nécessite notre attention. Normalement, nous nous réveillons rafraîchis grâce à ces transferts d’énergie, à moins que nous ayons été incapables, pendant des périodes de sommeil qui se succèdent, d’éliminer un traumatisme ; ainsi, nous nous trouvons soumis à d’autres 140


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agressions venant de l’environnement. En ce qui concerne la plupart d’entre nous, le sommeil nous rend capables de résister aux pressions et aux assauts subis lors de nos journées dans le monde extérieur. Apprendre à faire face à ceci est une demande permanente faite sur chacun d’entre nous et une nécessité quotidienne acceptée par les gouvernants aussi bien que par les gouvernés. Dans la deuxième partie de ce livre, nous retournerons au rôle du sommeil dans des expériences spécifiques d’apprentissage telles que les mathématiques et les langues, et nous ferons des recommandations particulières que les lecteurs trouveront peutêtre utiles. ***

L’apprentissage, ou l’acquisition de savoir-faire (skills), requiert de nous que nous entrions en relation avec des activités et avec ce que ces activités demandent de nous. Avoir acquis un savoir-faire nous change. C’est-à-dire que nous devons nous restructurer afin de pouvoir faire ce que nous ne pouvions pas faire jusqu’alors. Travailler sur des exemples nous aide à clarifier le processus bien que chaque exemple fasse sur nous une demande différente, somatiquement, affectivement et intellectuellement. Une activité physique telle que sauter à la corde (que la plupart des filles partout dans le monde pratiquent pendant des années 141


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

et que les garçons et les hommes adoptent souvent pour des entraînements spéciaux), peut aider à faire ressortir les trois étapes de conscience qui sont présentes pendant les apprentissages. Au début, le contact avec l’inconnu est le facteur dominant, ce qui nous rend hésitants, timides, précautionneux, maladroits, patients, indifférents aux avis des uns et des autres, autosatisfaits, sans imagination, déterminés. Les erreurs nous absorbent mais aucune n’est capable de nous démoraliser ni de nous décourager. Nous déterminons rapidement ce qui a causé l’erreur et nous l’éliminons par une intervention active de la volonté. Ceci peut ne pas être suffisant, donc nous re-essayons et déterminons l’impact de ce nouvel essai sur l’activité entière. Cette première phase dure aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce que le feed-back nous dise que quelque chose marche bien. La deuxième phase commence lorsque le Moi sait qu’un nombre suffisant de jalons ont été placés sur la route pour que nous puissions diriger notre pratique. Au lieu de ne sentir que l’inconnu devant soi, l’apprenant sent une connaissance derrière lui ou quintessence de l’expérience acquise, et sait qu’il peut compter dessus. Il sait donc qu’il n’est plus un débutant et qu’il a besoin de pratiquer jusqu’à ce qu’il ait survolé toutes les sources d’erreurs qui lui viennent à l’esprit, et fait les exercices qui lui permettent de rencontrer ces sources séparément ou ensemble. Alors que la pratique progresse, le sentiment que la compétence (skill) telle qu’elle a été développée s’amplifie, et on voit que l’on peut faire face aux différentes possibilités dans ce domaine.

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Lorsqu’à ce sentiment s’ajoute l’impression que la dépense énergétique pour chaque essai diminue, nous entrons dans la troisième phase, celle de la maîtrise. Ceci est la période test. Au lieu de refaire ce qui a déjà été fait, l’apprenant se donne un défi, en se demandant : « est-ce que tu peux sauter à la corde à cloche-pied ? ou de telle sorte que la corde tourne deux fois pendant que tu es en l’air ? en pliant les genoux pendant que tu es en l’air ? plus près du sol ? aussi loin du sol que possible ? estce que deux personnes se donnant la main peuvent sauter ensemble ? » Bien sûr, nous pouvons regarder cette partie de la troisième phase comme plus que la maîtrise, comme l’utilisation de ce qui a été maîtrisé pour entrer dans un nouveau défi, un domaine d’application ou la quatrième phase. Ceci est légitime et, dans certains domaines, il est utile de choisir cette attitude, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet ouvrage. ***

L’acquisition de compétences est idéale pour l’étude de la relation intime entre l’affectivité et l’apprentissage. En fait, nous pouvons voir comment le Moi passe de l’énergie résiduelle de l’affectivité au psychisme dans son rôle de gardien de l’univers interne des automatismes. Dans la première phase, le Moi fournit l’énergie libre et la polarisation qui fait que l’on reste « collé » à une rencontre avec l’inconnu. Le psychisme est appelé à participer, parce que tout le passé doit être disponible, mais le psychisme ne peut pas faire

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

plus que de mobiliser les fonctionnements existants, qui clairement ne sont pas suffisants pour rencontrer spontanément ce qui est nouveau. L’énergie au contact du soma peut activer une constellation de muscles jamais mis ensemble auparavant. C’est ce que fait l’affectivité. Puisque l’affectivité est tournée vers l’avenir, elle n’a pas besoin d’être parfaite, contrairement au psychisme, et n’est pas rebutée par un « manque de réussite ». L’affectivité n’a aucun lien avec l’image de soi comme un être réussi. L’affectivité opère dans l’ici et maintenant. Un essai non réussi est immédiatement remplacé par une nouvelle tentative intégrant ce que la perception et la réflexion éclairée proposent. L’affectivité apprend, de par le Moi, en mettant de côté ce qui ne marche pas et, de par le psychisme, en stockant ce qui marche. Ainsi, l’affectivité peut demeurer surtout dans le présent, un peu dans le passé et un peu dans l’avenir, mais elle étend le présent pour générer un continuum de temps et de vie. L’affectivité mesure ses engagements par la quantité d’énergie mobilisée : énergie présente dans l’essai, à augmenter, à diminuer ou à maintenir telle quelle en fonction du message que le feed-back (par la sensibilité du Moi), apporte au Moi ; c’est l’énergie du Moi au contact du soma et de l’activité elle-même, énergie qui doit être passée au psychisme une fois que l’activité est rendue automatique. Une fois de plus, le psychisme peut garder son niveau de perfection et agir pour le Moi comme la fière démonstration de ce qui marche parfaitement. Avec l’acquisition d’une nouvelle skill, l’affectivité retourne à la phase contact et à l’ici et maintenant qui est son climat. ***

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L’affectivité est également le domaine des émotions, précisément parce que les émotions sont des coagulations momentanées d’énergie impliquant le soma. Les sentiments, au contraire, sont des prises de conscience du Moi, lorsqu’il active la partie du psychisme qui tient compte des attributs des émotions. Par exemple, quand plusieurs émotions évoquent le même attribut dans le psychisme, celui-ci reconnaît les éléments communs entre ces émotions distinctes. Ces éléments communs sont ce que l’on appelle le sentiment qui caractérise ces différentes émotions. Il y a moins de sentiments que d’émotions. Ce sont des classes d’émotions qui, en fait, n’ont rien en commun. On vit une émotion comme une transformation d’énergie du soma pendant une certaine durée (le plus souvent courte), alors qu’on vit un sentiment comme une participation d’autres fonctions du Moi avec ce qui reste d’une émotion. La frayeur que l’on vit quand un coup de feu est entendu à côté de soi est différente de la peur qui est déclenchée par cette frayeur ; celle-ci peut durer beaucoup plus longtemps, mais ce n’est plus purement ici et maintenant. La peur est un sentiment, la frayeur une émotion. Le sentiment de maîtrise dans l’utilisation d’une compétence, d’un savoir-faire appris, est différent de la succession d’émotions qui accompagnent chaque acte de l’apprentissage. Nous acquérons des milliers de skills au cours d’une vie ; chacune est apprise avec la coopération de l’affectivité dans les deux premières phases et chacune se retrouve, après la troisième phase, stockée dans le psychisme. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Un musicien qui a maîtrisé les capacités (skills) requises pour jouer de façon impeccable d’un instrument donné doit toujours passer par les trois phases de l’apprentissage quand il tente un nouveau morceau. Le talent se mesure à la réduction de la durée des phases une et deux, lorsqu’on s’embarque dans une nouvelle utilisation de la skill maîtrisée. Bien que les qualités, dans l’excellence de la performance, ne puissent pas être inversement proportionnelles au temps passé pour maîtriser un morceau, il est possible d’utiliser ce temps comme mesure d’un attribut qu’on appelle la virtuosité. Pour un musicien, un bon psychisme est autant une aide qu’une affectivité riche, car le premier s’occupe des aspects techniques qui, dans le cas des musiciens, inclut les sentiments, alors que le second fournit l’énergie nécessaire pour activer le système psychosomatique du joueur dans une mesure compatible avec la musique et l’instrument. Tenter des morceaux difficiles requiert une affectivité riche qui peut forcer le psychisme à céder ses fonctionnements à un Moi désireux d’affronter le défi. La riche affectivité d’un compositeur se traduit par la qualité de l’énergie que l’interprète jouant sa musique fournit aux auditeurs. Ces qualités de l’énergie entendue engendrent des successions d’émotions chez les auditeurs ; en atteignant le psychisme, ces émotions engagent le soma à contribuer sa part ainsi que d’autres éléments qui améliorent l’impact des sons. Ici, le psychisme et l’affectivité ne sont pas distincts, ils coopèrent, ce qui n’est possible que dans le domaine de la musique. Le laps de temps requis par la musique pour s’objectiver atteint d’abord l’affectivité et, une seconde plus tard, appartient au psychisme alors que, en même temps, l’affectivité est sollicitée par un nouvel impact provenant de l’avenir qui à son tour glisse dans le psychisme, et ainsi de suite.

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Quand nous sommes dans le processus d’acquisition de l’écriture (qui dans mon cas me permet maintenant d’écrire des livres), nous sommes confrontés à un domaine complexe qui a été fragmenté par les pédagogues : d’un côté la calligraphie (qui concerne l’utilisation des muscles pour former des mots) et d’un autre côté la transcription, dans un nouveau code, de ce que l’on veut dire. Il faut des années à l’école pour maîtriser la formation des mots et très peu d’écrivains gardent de telles facultés car elles sont rapidement remplacées par une manière unique et personnelle d’écrire (dont l’interprétation a mené à la graphologie comme carrière). Mais les autres aspects de l’écriture prennent beaucoup plus d’années encore et une très petite proportion d’enfants parviennent à les acquérir. Une des raisons, c’est que les adultes tentent d’enseigner, alors qu’en fait, il n’y a qu’une véritable école pour apprendre comment écrire c’est l’expérience réelle d’écrire, et d’écrire, et d’écrire encore. L’engagement du Moi dans l’écriture laisse peu au psychisme et ainsi, le passé n’est pas un allié. Il peut néanmoins en devenir un, une fois que les nombreuses composantes de l’écriture ont été rencontrées et travaillées individuellement, personnellement, intimement. Alors seulement peut-on dire qu’on a maîtrisé les différentes capacités (skills) qui rendent possible l’expression d’une vision unique d’un écrivain, dans une forme unique, en dépit du fait que le langage utilisé est commun, tout comme les skills universelles de l’orthographe, de la grammaire et l’utilisation de certaines conventions. Il y a, bien sûr, beaucoup de skills utiles à n’importe quel écrivain qui pourraient être développées, comme déjà mentionné 147


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

plus haut. Il est possible de faire de tout le monde un observateur plus attentif, un rapporteur plus précis de ce qui est observé, un observateur plus sélectif d’éléments qui peuvent être plus facilement exprimés. Il est possible de faire que tout le monde soit sensible à la contradiction, aux mots inutiles, à des énoncés confus et ambigus, à la monotonie, aux mots ou aux expressions appropriées, à la sonorité des mots, à des nuances de distinction et de signification. Tout ceci est possible parce que nous sommes dans le mode de la conscience et les critères intérieurs existent pour chacune des réalités mentionnées ci-dessus. Mais du fait que l’écriture est un art hautement personnel et individuel, tout cet apprentissage n’inclut toujours pas l’essentiel : avoir quelque chose à dire qui vaille la peine que les autres l’entendent. Grandir, en tant qu’écrivain, c’est surtout se donner des antennes pour capter ce qui émeut suffisamment, dans le monde intérieur et extérieur, pour qu’on puisse en prendre note et lui donner une forme susceptible de toucher les autres, comme on a été touché soi-même. Ce type de croissance n’est pas une skill et ne peut pas être obtenue par une discipline relevant du littéraire. Ce dernier exemple nous dit que tous les apprentissages ne peuvent pas être codifiés, façonnés et que les êtres humains sont humains surtout parce qu’ils sont imprévisibles, uniques, parce qu’ils s’aventurent quelque part ailleurs, au-delà de là où ils se trouvent, même s’il n‘y a pas une orientation simple à laquelle on puisse se référer. ***

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Et pourtant, individuellement et personnellement, nous devons tous apprendre, tout le temps. Une des raisons pour ceci, c’est que l’homme est vulnérable malgré sa conscience et susceptible d’être surpris parce qu’il n’est pas conscient de tout ; de fait, il est essentiellement ignorant. Apprendre veut donc dire entrer en relation avec ce qui arrive, en étant ouvert et prêt à recevoir ce qui vient, entretenir ce qui nous a atteint et l’intégrer en devenant différent du fait de sa présence. L’affectivité est immédiatement présente dans de telles circonstances et occupe une place plus importante dans le Moi que ne le fait le psychisme. Le Moi sait cela, parce que tout se passe en lui. Ainsi le Moi associe l’apprentissage profond avec l’affectivité, les changements profonds avec un climat intérieur concomitant dû à la présence de l’affectivité dans chacun des mouvements vécus comme croissance. Même la souffrance peut être abordée de cette manière. Nous devons tous apprendre à souffrir. La souffrance, ce n’est pas nécessairement subir une douleur comme lorsqu’on est blessé ou malade. La souffrance a une qualité qui la rend proche de la douleur mais elle peut être quelque chose de totalement différent. A cause de nos sensibilités, qui sont toutes connectées à des seuils (de tolérance), – et donc ne fonctionnent que si l’impact a le pouvoir de dépasser ce seuil – nous pouvons entrer en relation avec de nombreux univers, tous ceux auxquels nous pouvons nous rendre vulnérables. Dans n’importe lequel de ces univers, nous pouvons être présent dans la sensibilité qui met en exergue n’importe quel impact de cet univers sur nous-même. Si nous ajoutons trop d’énergie, ou pas assez, à cet impact, nous pouvons en souffrir, ou ne pas le remarquer. Apprendre à 149


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

souffrir, c’est apprendre à recevoir et absorber des impacts audelà des niveaux que nous pouvons supporter dans les univers dans lesquels nous entrons. Mais apprendre à souffrir afin de connaître sa sensibilité n’est pas équivalent à entretenir ce qui nous blesse. Nous pouvons être blessé à cause d’un dysfonctionnement et ne rien connaître de la souffrance. Nous pouvons impliquer le psychisme dans notre douleur et cultiver la douleur comme un mouvement psychique. (C’est ce que font les masochistes parmi nous.) Mais nous n’apprenons rien, car ces mouvements psychiques excluent l’affectivité, dont la fonction est de nous préparer à savoir qu’il y a quelque chose à apprendre, simplement parce que nous possédons la sensibilité en question. Le domaine de la sensibilité est un domaine dans lequel nous savons beaucoup mais au sujet duquel nous avons, chacun, beaucoup à apprendre. Personne d’autre ne peut apprendre pour nous dans cet univers. Nous devons tous le traverser, individuellement et personnellement, et chaque génération n’est pas mieux équipée du fait que la génération précédente l’a exploré. Mais nous devrions nous assurer que cette sensibilité n’est pas écartée au profit des savoir-faire (skills) qui eux, sont transmissibles. En fait, il est possible de traiter les savoir-faire comme le résultat de fonctionnements de la sensibilité et nous ferons ceci de nombreuses fois dans la deuxième partie de cet ouvrage. Nous pouvons renouveler l’éducation parce que nous nous sommes rendus conscients de la sensibilité et des sensibilités, parce que nous sommes maintenant sensibles à la sensibilité. Nous avons appris que, sans les sensibilités, nous sommes incapables d’entrer en relation, que la sensibilité est un 150


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grand pouvoir du Moi, un pouvoir d’autant plus grand qu’elle est plus facilement touchée. A travers tout ceci, nous avons laissé pénétrer en nous des parties du cosmos, des univers humains que nous avions, maladroitement, exclus auparavant. Ainsi sommes-nous, dès lors, plus aptes à traiter l’éducation dans sa réalité et dans sa complexité. ***

Quand la conscience de la conscience est notre guide, nous pouvons réexaminer beaucoup de nos expériences antérieures, sous des éclairages dont nous ne disposions pas au préalable, et voir ce que nous n’avions jamais vu auparavant. Par exemple, il est maintenant possible de comprendre l’intelligence et le travail qu’elle fait, alors que ce n’était pas possible avant, quand l’intelligence était considérée comme un ensemble de comportements. A chaque fois que nous nous trouvons à contempler un défi, nous savons que la réalité avec laquelle nous entrons en relation n’est pas tout ; nous savons également que nous sommes présents dans la contemplation et que le dialogue entre le Moi et une situation donnée utilise certaines composantes de notre expérience, de notre psychisme. L’intelligence est cet aspect du Moi qui, dans ces circonstances, reconnaît que les instruments utilisés sont adéquats à la tâche ou, s’ils ne le sont pas, utilise d’autres parties disponibles du psychisme ou du Moi qui n’ont pas émergé d’elles-mêmes.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

L’intelligence est donc intégrée au Moi, elle a des fonctions qui n’appartiennent pas à d’autres parties du Moi ; elle est nécessaire pour ce qu’elle seule est équipée à faire : superviser l’engagement du Moi ou du psychisme, pour voir si le défi et les exigences qu’il pose est bien pris en compte par ce qui a été mobilisé. L’intelligence requiert la conscience, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. L’intelligence requiert la vigilance, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. En conjonction avec la conscience et la vigilance, l’intelligence est un instrument du Moi de valeur puisqu’elle peut résoudre des problèmes, proposer des contre-exemples pour clarifier des prémisses incertaines et alerter le Moi à ce qui a été négligé au moment où le Moi s’engage dans une situation ou dans une autre. Quand l’intelligence est au travail, les engagements du Moi deviennent plus faciles, et juger de ce qui est nécessaire est plus immédiat. Il y a donc une intelligence perceptive pour accompagner la perception. De même, il y a des actions intelligentes (réelles ou virtuelles), des activités mentales intelligentes, des activités intellectuelles intelligentes, des engagements sociaux intelligents et une affectivité intelligente. Il y a même un psychisme intelligent. Mais il y a également une possibilité de conflit entre l’intelligence et le comportement, ce dernier étant nourri par le psychisme. Normalement, le psychisme gagne et l’intelligence est obligée de coopérer à tromper le Moi – c’est-à-dire quand l’intelligence agit de façon stupide, ce qui est une contradiction en apparence seulement. La fonction de l’intelligence n’est pas de contrôler la vie mentale mais d’aider, dans certaines circonstances, en mobilisant ce qui existe et qui n’a pas encore 152


4 Affectivité et apprentissage

été mobilisé. Alors, si le psychisme présente une situation mentale qui implique plus du psychisme que de l’énergie libre du Moi, l’intelligence peut être confrontée à des éléments psychiques qui l’obligent à décider que l’action du psychisme est la seule manière de rencontrer le défi. Puisque qu’aucune conscience n’est présente, le fonctionnement considéré ne mène nulle part, sinon au statu quo. Par exemple, chez les personnes qui ont d’elles-mêmes une image telle qu’elles ne peuvent supporter l‘idée qu’elles fassent une erreur ou qu’elles ne voient pas tout, il est possible de rencontrer un mouvement du psychisme où l’intelligence est à l’oeuvre, mais le mouvement dans son ensemble est stupide. Une telle personne peut faire une déclaration, dictée par le psychisme, sur un sujet qu’elle ne connaît pas suffisamment. Si une critique est émise, la personne réagit alors, au plus grand étonnement de son interlocuteur, en disant « ah, …oui, c’est bien ce que je croyais… » qui intègre en apparence ce que le critique a dit. Ceci est un mouvement intelligent dans ces circonstances mais stupide puisqu’il renie tout ce qui a été dit auparavant. Comprendre l’intelligence comme étant liée au stockage de l’expérience, comme un aspect du Moi présent (en plus de tous les autres fonctionnements) dans une situation qui défie le Moi, c’est une description à la fois plus correcte des faits et plus utile pour ceux qui veulent en comprendre le fonctionnement. En réalité, nous savons tous que notre intelligence existe et qu’elle est plus en évidence lorsque nous sommes mis au défi par quelque chose qui ne nous est pas tout à fait familier. Nous pouvons nous surprendre à tourner la chose dans notre esprit pour y trouver un point où, grâce à des ressources internes adéquatement utilisées, une 153


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

ouverture puisse se faire, nous laissant percevoir quel est véritablement ce défi. L’intelligence, qui connaît bien nos ressources, s’en réfère à notre bon sens immédiat capable d’être alerté par la simple rencontre avec un défi. Dès que se produit une rencontre avec un défi, la perception entre en jeu, en plus de certaines sensibilités et de certaines associations. Ceci déclenche des initiatives qui y sont directement liées. Si la réponse ne surgit pas, le Moi appelle l’intelligence – qui est requise dans toutes nos rencontres de tous les jours. Le Moi permet à l’intelligence d’être présente quand la conscience étudie le défi et la laisse faire des propositions basées sur une ou des actions, la laisse changer d’éclairage ou la laisse avoir recours à un autre modèle, peut-être un nouveau modèle. L’intelligence est requise pour l’apprentissage parce que l’apprentissage concerne l’inconnu et, par définition, l’inconnu ne peut pas être rencontré avec le seul équipement existant. Pour être efficace, l’intelligence requiert l’affectivité. Nous avons vu, ci-dessus, comment le psychisme peut faire en sorte que l’intelligence se renie afin de protéger une situation de statu quo. Ainsi, pour empêcher le passé de bloquer le travail de l’intelligence, l’influx d’énergie doit être dirigé vers le futur immédiat, soutenant, dans le ici et maintenant, les initiatives qui semblent nécessaires pour affronter le défi. C’est la manière d’agir des bébés qui montre le mieux comment l’intelligence coopère avec l’affectivité. Regardons, par exemple, un petit enfant « s’attaquant » à une boîte fermée. D’abord, la boîte est assimilée à ce qu’il connaît, son passé avec ses schémas existants. En cas d’échec, le projet n’est pas abandonné ; au contraire, un nouvel enthousiasme est engendré pour tenter de 154


4 Affectivité et apprentissage

nouvelles façons d’agir. Sans le support de l’affectivité, l’intelligence n’aurait pas la moindre chance. Avec elle, les initiatives sont testées, et l’anticipation de réussite reste à un niveau sain pour qu’un nombre d’essais non réussis n’entament pas l’énergie du Moi mobilisée pour ce travail. L’intelligence est récompensée si l’une des initiatives réussit et la solution est envoyée vers le psychisme pour être sauvegardée. L’intelligence récompensée conduit dorénavant à une coopération entre ellemême et l’affectivité, c’est-à-dire la disponibilité, à l’avenir, d’un fonctionnement du Moi venant d’une personne plus mûre, montrant plus de patience et un plus grand respect pour les mystères existant dans la réalité. L’intelligence, bien qu’elle puisse agir de façon stupide à certaines occasions (quand elle est dupée par le psychisme), en général, agit intelligemment (elle prend en compte le contenu de la situation). Les interférences du psychisme sont la source la plus probable de difficultés. Donc, l’intelligence devrait être de la plus haute vigilance, comme le voudrait le bon sens. Pour servir au mieux l’intérêt personnel, il est important de bien comprendre le travail du psychisme. Ici, la compréhension que l’on peut avoir de la situation est rendue problématique du fait que celle-ci peut changer d’apparence, forçant ainsi l’intelligence à travailler sur ce qui est immatériel et trivial afin de maintenir le statu quo. De façon générale, le mode de travail ordinaire de notre intelligence semble être suffisant en ce qui concerne notre propre intérêt. La vigilance supplémentaire requise dans de telles affaires ne peut venir que d’une conscience de la vie intérieure et de ses complexités ; elle viendra aussi de la prise de conscience des 155


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

moments où l’intelligence est dupée par les fonctionnements du psychisme. Ceux qui liront ce texte pourront découvrir un exercice utile en devenant conscients de leurs propres mouvements intérieurs, en eux-mêmes, tandis qu’ils tentent de laisser les paragraphes précédents produire un contenu autre que ce qui est déjà là. Ma conviction, c’est qu’il y va de leur intérêt personnel de laisser ma proposition trouver sa place dans leur sensibilité. Est-ce ce que leur dit leur psychisme ? Les laisse-t-il ainsi donner une chance à cette nouvelle proposition ? Ou alors fournit-il tous les arguments qui brouillent les pistes ? Dès le moment où la compréhension de la manière dont on travaille est autorisée par le Moi à prendre sa juste place, il devient alors vraiment possible de poser la question : « quel est mon véritable intérêt ? » L’intelligence est tellement nécessaire pour « comprendre » toute chose que dans le langage ordinaire, elle a reçu cette signification. Avoir l’intelligence de ceci ou de cela, c’est avoir accès à ses fonctionnements internes et produire la vision que l’on a, quand quelque chose a été complètement intégré, c’est-àdire « com-pris » – pris avec soi. Bien sûr, il y a beaucoup de choses que l’utilisateur peut apprendre par lui-même sur les fonctionnements de l’intelligence. Nous considérons vaguement l’intelligence comme un don inné qui n’est amélioré que par les opportunités ou les actions qui se présentent dans l’environnement. En fait, comme aspect du Moi, elle est infiniment renouvelable au cours d’une

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4 Affectivité et apprentissage

vie, grâce à tout ce que l’on apprend sur ses propres fonctionnements. L’exemple du besoin de vigilance par rapport à la manière dont notre psychisme peut duper notre intelligence devrait suffire pour démontrer qu’il est nécessaire d’apprendre comment elle fonctionne, plutôt que de l’imaginer comme un produit, un ensemble donné de conditions biologiques, sociales et économiques. ***

Parmi le grand nombre de types d’apprentissages que nous devons effectuer au cours d’une vie, apprendre à apprendre est récemment devenu objet d’intérêt public. Par exemple, la plupart des éducateurs aujourd’hui ignorent que l’affectivité fait partie de l’apprentissage ; que stimulus et réponse ne sont que des formes très primitives de l’apprentissage ; que les méthodes de modification de comportements ne sont pas compatibles avec les réelles sources de motivation qui résident dans la volonté à soutenir de bonnes dispositions ; que l’apprentissage est l’essence de la vie et que, lorsqu’ il est en fonction, il est une motivation en lui-même ; que la mémoire est moins puissante que la reconnaissance (voir le chapitre suivant), et fait partie de notre système de rétention qui a une portée considérable en chacun de nous. Les faits de conscience énumérés dans le chapitre précédent peuvent tous nous aider à faire de l’apprentissage, dans nos écoles, l’activité naturelle qu’il est à l’extérieur de nos écoles. 157


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Comme enfants, nous nous sommes tous engagés spontanément dans toutes sortes de jeux. Ces jeux sont des engagements acceptés par les enfants et qui leur sont offerts par d’autres enfants, généralement à peine plus avancés qu’eux dans l’activité concernée. En fait, pour que des jeux soient amusants, ils doivent fournir un défi, mais un défi qui ne soit pas hors de portée. Dans des jeux avec adversaire, on tente rarement de jouer avec des personnes beaucoup plus fortes ou beaucoup plus faibles que soi. On a besoin de se tester contre d’autres, mais aussi d’être juste envers soi-même et envers les autres. Les jeux spontanés des enfants sont les meilleures écoles pour apprendre quelque chose sur l’apprentissage et pour apprendre une manière d’enseigner qui fasse que les gens apprennent. Les jeux des enfants sont des activités qui peuvent être perçues comme étant précisément cela, des activités dans lesquelles on s’engage de façon significative. Les jeux arbitraires n’ont pas d’attrait pour des individus en progrès, dont la croissance est dans le domaine de la conscience. Les règles définissant les jeux sont rarement verbalisées. Les nouveaux venus regardent comment d’autres se sont engagés dans le jeu et extraient de ce qu’ils voient ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Entrer dans le jeu à un certain point veut dire qu’on est prêt 1) à en accepter les règles, 2) à apprendre en faisant des erreurs, 3) à essayer de réduire les erreurs les plus évidentes et 4) à compliquer le jeu quand on se sent plus confiant et plus compétent. La retenue est l’état d’être de joueurs totalement absorbés par les activités régies par les règles du jeu auquel ils jouent. C’est la forme que l’activité peut prendre, par opposition à celle de la jubilation quand tout va bien, un signe sûr que l’on a intégré tout 158


4 Affectivité et apprentissage

ce qui est utile pour atteindre le résultat. A un moment donné, l’affectivité peut être présente afin de rassembler toute l’énergie nécessaire pour surmonter un obstacle considérable, ou pour devenir un rival redouté, ou un concurrent pour d’autres. L’affectivité représente le côté énergétique d’un engagement dont le but peut être de recourir à la perception ou même à l’intellect qui, en eux-mêmes, utilisent très peu d’énergie. Un jeu d’échec peut être émotionnellement fatigant parce que l’affectivité est utilisée pour devenir un joueur victorieux au lieu d’être simplement un joueur. Dans des engagements fonctionnels, l’affectivité aide aux différents fonctionnements de soi demandés par les jeux et peut servir à faire savoir aux joueurs qu’ils sont engagés dans une activité vitale qui mène à la croissance. Son absence pourrait induire le résultat opposé. ***

Il est donc utile de développer chez l’apprenant et chez l’éducateur des sensibilités à ces qualités de l’affectivité qui favorisent – ou entravent – l’apprentissage et de favoriser uniquement les comportements utiles. Les apprenants savent, de l’intérieur, ce qui se passe en eux. Les enseignants doivent traduire ce qu’ils savent comme apprenants dans un domaine donné en ce que les étudiants font dans le leur. Puisque, de façon générale, il ne nous est pas demandé d’étudier l’apprentissage alors que nous sommes en train d’apprendre, nous pouvons proposer aux enseignants qu’ils deviennent délibérément des étudiants afin d’acquérir une connaissance directe de ce qu’est

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

l’apprentissage, pour autant qu’ils ne se perdent pas dans les actes d’apprentissage mais les observent. Une fois conscients de ce qui est demandé aux apprenants, ils peuvent imaginer le pourquoi de certains mouvements de leurs apprenants et tester leurs hypothèses pour voir s’ils ont raison. C’est une des façons de rendre visible l’invisible. A partir de ce moment-là, il peut devenir plus facile d’interpréter les mouvements intérieurs des étudiants de façon correcte et de se mettre en rapport avec la dynamique de leur Moi, soit sous forme d’affectivité, soit sous une autre forme si d’autres composantes sont impliquées. Il a quelquefois été possible de percevoir des mouvements extrêmement subtils de l’énergie au travail dans l’esprit d’autrui alors qu’il dénoue un problème de mathématique, de lecture ou d’écriture. Par exemple, quand quelqu’un doute de l’orthographe d’un mot, il est possible de remarquer le doute comme une hésitation même si aucun temps n’est dépensé qui la rendrait perceptible. Dans nos travaux au début des années 50 portant sur les explorations faites avec le gayographe1, un instrument capable d’enregistrer l’énergie interne, ainsi que dans des écrits plus récents, j’ai démontré la présence de la dynamique de l’affectivité. Il est maintenant devenu possible de les séparer par une analyse de Fourier et même directement, parce que la première n’est qu’une petite fraction de la seconde et elle peut être détectée comme une perturbation sur les enregistrements de la seconde.

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Voir « Un nouveau phénomène psychosomatique », Delachaux et Niestlé, 1952

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4 Affectivité et apprentissage

Chaque activité mentale montre un enregistrement spécifique et peut être reconnue par des tracés particuliers qui représentent son contenu énergétique. De telles preuves ne pourraient pas être recueillies si la réalité qui les constitue n’existait pas. Mais les phénomènes les plus complexes sont peut-être plus faciles à atteindre par cet instrument, le plus subtil de tous, un être humain avec des sensibilités développées et ayant accès, par la conscience, à ce qui se passe en lui-même. Jusqu’à maintenant, les chercheurs ont espéré atteindre de tels phénomènes par des études du cerveau, par la neurophysiologie et par des témoignages de personnes placées sous certaines conditions. (Voir, par exemple, le livre de Wilder Penfield : The Mystery of the Mind). Mais leurs découvertes sont si maigres que nous pouvons imaginer qu’il faudrait des siècles pour accumuler les preuves qui, par ailleurs, nous sont déjà disponibles directement par des études appropriées de l’affectivité et de l’apprentissage tels qu’ils se manifestent mille fois par jour. En tous les cas, nous ne pouvons ignorer la conscience des chercheurs et leur interprétation des phénomènes mentaux. Nous pouvons prendre en compte leur travail de deux manières : 1) en développant leurs méthodes qui prennent en compte le travailleur comme partie de l’instrument, ne croyant jamais que l’absolu puisse être atteint et laissant la porte ouverte à une révision des résultats obtenus et 2) en nous obligeant à considérer le monde de l’esprit comme un monde dans lequel la connaissance a une signification particulière si elle est vue de l’intérieur, et une autre, si elle est vue de l’extérieur. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Dans l’univers que nous étudions ici, regarder de l’intérieur est reconnu comme la seule manière d’atteindre la réalité et la vérité. Ceci suggère que nous devons apprendre à travailler différemment si nous avons, auparavant, été formés à chercher de l’extérieur. Dans l’univers de l’apprentissage, nous ne pouvons pas ne pas être différent tout le temps, précisément à cause de l’apprentissage. Toutes nos conclusions ne peuvent avoir une certaine validité que si elles sont exprimées comme fonctions du temps. La connaissance doit être abordée comme variable à cause de la connaissance à venir. Du fait que dans cette approche, l’enjeu final, l’intérêt est sans limite, des énoncés qui se voudraient « éternels » perdraient de leur sens ; nous aurons tendance à faire des énoncés qui laissent l’avenir ouvert. Par exemple, partant d’un théorème de géométrie rendant compte d’un fait qui semble absolu, nous pouvons envisager sa transformation en prenant conscience qu’il n’est qu’un cas particulier d’un ensemble de faits, qui eux-mêmes montrent que nous sommes conscients de nous être arrêtés à un certain stade dans la révision de nos prises de conscience dans le domaine. Au lieu de dire « la somme des carrés sur les côtés d’un triangle rectangle est égale au carré de l’hypoténuse » (un énoncé absolu, éternel de la géométrie euclidienne), nous pouvons dire « à cause de la similarité, les aires des trois figures planes semblables sur les trois côtés d’un triangle rectangle sont telles que la somme des deux plus petites est égale à celle de la troisième », (un résumé de toutes les possibilités qui contiennent, comme un cas très spécial, le théorème de Pythagore). Mais même cet énoncé élargi peut être

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4 Affectivité et apprentissage

vu comme compatible avec d’autres transformations qui éliminent la nécessité d’une similarité et produit un énoncé encore plus vaste. Qu’un énoncé donné soit ou non le plus vaste possible, il se crée un nouveau type de défi qui change du tout au tout le climat intérieur du chercheur. L’apprentissage a eu son impact sur l’apprenant et non seulement sur la connaissance ainsi produite. De tels impacts sont considérés comme libérateurs, comme produisant de nouvelles décharges d’énergie, montrant comment l’apprentissage affecte l’affectivité. Le processus nous permet de comprendre des phénomènes tels que la Renaissance, le Siècle des lumières, le Romantisme, le mouvement antipollution, tous ces mouvements impliquant un grand nombre de personnes dont l’esprit a été sensibilisé, et qui produisent des explosions de connaissances et de nouvelles façons d’être sur une courte période. La science de l’éducation peut participer d’une telle quantité d’énergie, accumulée dans un nombre suffisamment grand de personnes pour produire, en quelques années seulement, une transformation radicale de l’éducation publique un peu partout dans le monde. ***

Ce que nous pourrons découvrir au sujet de l’enseignement proviendra toujours d’une meilleure compréhension de l’apprentissage humain. Ceci est impératif pour que tout enseignement s’inscrive vraiment dans le réel. De fait, cela ne peut se produire que si l’enseignement est subordonné à l’apprentissage. L’apprentissage changera de signification tout le

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

temps, que nous changions de sujet (de la musique, à l’éducation physique, à l’écriture dans une nouvelle langue) ou que nous variions l’âge des étudiants ou que nous changions les circonstances et le matériel ou que nous remplacions l’acquisition d’une compétence (skill) par l’acquisition d’une vision, et ainsi de suite. Mais nous saurons toujours que c’est l’apprentissage qui nous intéresse car nous sommes conscients du regard que nous lui portons, de ce sur quoi nous nous concentrons, et de quelle manière. Ainsi nous n’établirons pas de tableaux ou de schémas résumant nos recherches et suggérant des recettes, parce que la subordination de l’enseignement à l’apprentissage nécessite que nous rencontrions les besoins d’élèves individuels, besoins inconnus de tout le monde sauf des enseignants s’ils y sont sensibles. Ceux-ci doivent apprendre à découvrir, aussi rapidement que possible, ce que chaque étudiant vit dans la leçon, rester en contact avec cette réalité et s’y ajuster. Ceci est certainement un nouveau défi pour les enseignants à qui, jusqu’ici, on demandait de savoir présenter un sujet, puis corriger, noter et faire un rapport. Ce nouveau défi concerne des composantes de l’apprentissage qui ont des noms qui font peur : l’épistémologie, la psychologie, le feed-back de différentes sortes, le diagnostic de difficultés, la stratégie, etc. ***

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4 Affectivité et apprentissage

Si, pour gérer l’enseignement comme une approche scientifique, il est nécessaire que nous changions la formation des enseignants, alors nous devons le faire, et nous le ferons. La tâche implique simplement l’inclusion d’un nouvel ensemble d’apprentissages dans le curriculum. Les voies de connaissance sont étudiées au moyen d’exercices spécifiques, mais aussi en s’observant en train de vivre. La systématisation de ces voies de connaissance conduit à l’épistémologie et nous pouvons proposer des manières d’enseigner l’épistémologie qui subordonnent cet enseignement à l’apprentissage correspondant. La psychologie de l’apprentissage, dans le cas des êtres humains, peut être apprise sur le tas. De fait, chaque leçon peut être planifiée pour procurer une occasion de devenir plus sensible aux composantes de l’apprentissage et pour acquérir une plus grande habileté à être au contact des étudiants pendant qu’ils apprennent. (La deuxième partie de ce livre enseignera aux enseignants à diagnostiquer, à produire des feed-back et à savoir les interpréter afin de proposer différentes stratégies qui mènent à des résultats. Ecrire leurs observations aidera les enseignants dans leur travail et sera peut-être la source la plus utile d’informations de grande valeur sur l’apprentissage humain, impliquant des millions d’apprenants de tous les âges et dans tous les domaines en même temps). Au lieu de tenter de développer des méthodes d’enseignement qui neutralisent les enseignants, je propose d’améliorer le rôle des enseignants et de faire, de tous les enseignants, des

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

partenaires dans l’élaboration d’une Science de l’éducation. Les sciences physiques ont eu des milliers et des milliers de contributeurs et elles marchent toujours fort. Les découvertes ne stérilisent pas les sciences, au contraire ; de nouveaux défis sont plus facilement perçus et un plus grand nombre d’entre eux sont pris en considération. Ce sera le cas dans l’éducation aussi, quand beaucoup de contributeurs, ensemble, transformeront un domaine par leurs interventions. Il n’y a pas de danger que les défis que nous pouvons identifier aujourd’hui, une fois étudiés sur des millions d’apprenants, forcent cette nouvelle science à mourir ou à fermer et à licencier ses travailleurs. La science de l’éducation repose sur l’apprentissage, et l’apprentissage humain couvre des activités qui sont transformées par l’acte lui-même. Comme les mathématiques, elle aura l’air différent simplement parce que nous la regarderons avec de nouveaux yeux, des yeux plus pénétrants, associés à une plus grande sensibilité. En plus, chaque science réussie engendre sa propre technologie, et aujourd’hui déjà, nous pouvons voir comment l’éducation peut utiliser de façon réussie sa propre technologie dès lors que celle-ci correspond à des découvertes confirmées par les scientifiques. Un bon nombre d’exemples seront donnés dans la deuxième partie de cet ouvrage. Comme scientifique dans le domaine de l’éducation, j’ai passé beaucoup d’années à apprendre mon métier directement et dans toutes sortes de circonstances, mais plus particulièrement, en travaillant avec les étudiants les plus difficiles : des personnes âgées, des personnes fatiguées après de lourdes journées de travail, des sourds, des aveugles, des sourds et aveugles, des étudiants ayant des troubles psychologiques, des handicapés 166


4 Affectivité et apprentissage

physiques (ceux qui sont sans membres, des paralysés, ceux qui ont des défauts de naissance), des déficients mentaux, ceux qui font l’école buissonnière, ceux qui quittent l’école. Ce qu’ils m’ont tous enseigné, je l’ai trouvé d’une très grande valeur et je recommanderais, comme partie de l’éducation des enseignants, que tout apprenti–enseignant passe quelques semaines à travailler avec quelques-uns des étudiants les plus difficiles dans son entourage. Les enseignants qui trouvent que leur préparation, basée sur l’étude de l’apprentissage, rend la tâche plus facile gagneraient un élan nécessaire pour faire un bon travail avec des étudiants ordinaires, simplement parce que ceux-ci peuvent répondre de façon plus satisfaisante que les plus difficiles. Nous apprenons le mieux et le plus des défis les plus difficiles et ceci pourrait être mis au service de l’éducation des enseignants. De fait les étudiants les plus difficiles, représentant le plus grand défi, agissent comme des loupes sur le phénomène que nous voulons investiguer dans notre étude de l’apprentissage. La lenteur est un défaut pour la personne qui pense que les choses doivent être faites rapidement. Mais pour quelqu’un qui veut regarder l’apprentissage de près, la lenteur est un don de Dieu. La surdité est un défaut si on veut entendre, mais pour nous montrer ce qu’est l’apprentissage par la vision sans l’aide de l’écoute, les sourds sont des enseignants excellents. De même, enseigner à quelqu’un qui ne voit pas montre à quel point la composante de la vue peut créer des distorsions à l’égard du son ou du toucher. L’expérience de se trouver dans une situation où son propre moyen d’expression ordinaire ne peut pas être utilisé pour 167


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

transmettre le sens d’une langue, par exemple chez les sourds, et les difficultés rencontrées par les sourds pour donner un sens au langage, peuvent nous aider à comprendre beaucoup plus facilement de quoi il s’agit ; l’apprentissage des étudiants sourds devient un précieux instrument de laboratoire. Si, dans notre étude sérieuse de l’apprentissage, nous ne savons pas vraiment tirer un avantage des classes de l’éducation spécialisée, c’est surtout parce que nous continuons à considérer que le rôle des écoles c’est l’enseignement, et non l’apprentissage. Résumé Pour résumer ce chapitre sur l’affectivité et l’apprentissage, je peux dire que dans le cas des êtres humains, sans la présence de l’affectivité, c’est-à-dire l’énergie, l’apprentissage est un défi que nous ne pouvons pas comprendre. L’affectivité va au-delà de l’apprentissage et l’apprentissage n’est pas perçu seulement par le biais de l’affectivité mais, utilisés ensemble, ils permettent aux étudiants d’en recevoir beaucoup plus, aussi bien de l’apprentissage que de l’affectivité. Du fait que la science de l’éducation s’occupe de l’apprentissage chez les êtres humains, elle doit se consacrer aussi à l’étude du rôle et de la place de l’affectivité dans l’apprentissage. Notre étude, dans ce chapitre, nous a menés vers des domaines rarement considérés comme nécessaires dans l’éducation des enseignants, mais sans lesquels il est difficile d’avancer délibérément. En accentuant le fait que la dynamique est 168


4 Affectivité et apprentissage

centrale à l’apprentissage, nous alertons les éducateurs au besoin de découvrir leur propre sensibilité ainsi que sa place dans l’acquisition des compétences (skills), ou pour atteindre une compréhension qui va au-delà. Une fois que les penseurs prennent conscience de la présence de l’affectivité dans les activités et l’acceptent, des miracles peuvent se produire. Nous voyons alors les difficultés rencontrées dans des déserts vides remplacées par la perception de superbes fleurs sauvages qui nous disent que la vie est au travail et qui nous signalent que, par des conditions difficiles, nous pouvons compter sur la productivité et l’adaptation. Pour ceux qui subordonnent l’enseignement à l’apprentissage, ceci fait partie de la routine. Dans notre enseignement, c’est la source de renouveau pour tout le monde. Dans nos études, c’est un éclairage indispensable.

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5 La mémoire et la rétention

Ce chapitre a sa place au moment où est fondée la science de l’éducation car, spontanément, les éducateurs de tous temps et de tous lieux ont donné à la mémoire une place importante et centrale. Mais plus encore, la mémoire sert comme exemple d’un ensemble de problèmes difficiles qui est resté presque intouché par les quelques générations qui ont voulu la comprendre mais ne pouvaient faire que peu de progrès parce que l’instrument de la conscience n’avait pas encore été développé. Néanmoins, ce qu’on peut dire aujourd’hui au sujet de la mémoire est beaucoup plus que ce que l’on pouvait en dire il y a 50 ans et, dans 50 ans, ce que nous disons aujourd’hui pourrait, jusqu’à un certain point, paraître aussi inadéquat que les commentaires d’hier. Il est important de garder ceci à l’esprit car la mémoire ne peut pas être définie, aujourd’hui, d’une manière qui prenne en compte tous ses aspects, nombreux et complexes.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Nous ne savons pas aujourd’hui de façon certaine quelle relation la mémoire entretient avec les neurones dans le cerveau. Nous ne savons pas où elle loge, ni comment elle occupe ses propres espaces, puisque nous avons à peine commencé à comprendre le cerveau et le soma en général, d’une manière fonctionnelle, respectant leur réalité et la réalité de la mémoire comme nous la vivons personnellement et individuellement. Nous ne savons pas encore comment étudier, d’une manière satisfaisante, ce que la mémoire implique quand nous la considérons comme fonction « mentale ». Nous sommes confondus par sa complexité, nous sommes constamment surpris par quelque aspect caractéristique de la mémoire qui nous a échappé et qui soudain devient important. Nous souhaitons mieux la connaître. Dans ce chapitre, nous verrons ce que l’éclairage de la conscience peut ajouter à notre compréhension de la mémoire, pour nous préparer à lui donner sa place dans notre éducation et dans celle d’autrui. En fait, toute personne qui parle de sa mémoire utilise déjà sa conscience, puisque personne ne peut rien dire sur la mémoire sans la conscience. C’est moi qui dis : « j’ai oublié» ; personne d’autre ne peut le dire pour moi lorsque j’oublie. C’est moi qui ne dis rien quand je me « souviens », mais je peux me surprendre en train d’évoquer un contenu spécifique marqué par des éléments dont moi seul peux dire qu’ils appartiennent à ma vie. Je suis seul capable de « reconnaître » la réalité dans ce dont je

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5 La mémoire et la rétention

me souviens, dans mes évocations. C’est moi qui peux dire : « je suis un système de rétention ». ***

Notre mémoire n’est pas faite d’une composante unique, elle n’a pas qu’un seul attribut bien que, à n’utiliser toujours qu’un seul et même mot pour la mémoire, nous puissions être induits à la voir comme une seule chose. La mémoire est en fait un ensemble ouvert de caractéristiques et de propriétés, beaucoup de choses considérées ensemble mais capables d’être prises en considération séparément. Sa complexité transcende la vie individuelle, les formes culturelles et les frontières, les observations collectives, et elle s’étend à la réalité tout entière. Mais elle ne peut être saisie que par la conscience. Elle peut se déployer, ou se retirer, par des prises de conscience spécifiques, et ainsi révéler une partie de sa réalité ou de ses réalités. Par exemple, elle peut apparaître comme co-extensive à nos vies. C’est elle qui crée la toile de fond sur laquelle nous reconnaissons individuellement que tel ou tel événement a eu lieu dans notre vie et dans celle de personne d’autre, même si nous savons que d’autres auraient pu être présents dans cet événement. Elle peut apparaître comme ayant des attributs différents à différents moments de notre vie : dans le sommeil ou à l’état éveillé, in utero et après la naissance, dans notre petite enfance, nos années de pré-adolescence et d’adolescence, comme adultes 173


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

ou dans la vieillesse, dans les manifestations culturelles ou même dans des configurations encore plus larges, comme nos habitats terrestres et cosmiques, dans la totalité de l’évolution2. Elle peut apparaître comme ayant des propriétés différentes quand nous considérons que certains souvenirs sont des images, certains sont des émotions ou des sentiments, certains sont des idées et d’autres relèvent de l’ordre social, comme les institutions. Elle peut apparaître comme utilisant l’énergie de manières différentes quand nous tentons de retenir un poème, une chanson, une musique, etc. et que nous y parvenons. Elle peut apparaître comme stable et fugace en même temps ; fugace à cause de la nature de sa substance quand nous l’atteignons, stable en ceci qu’elle peut être rappelée beaucoup de fois et reconnue comme étant la « même ». Dans l’oubli, nous connaissons sa fugacité ; dans sa réceptivité à nos rappels, sa stabilité. Elle peut apparaître comme rien et comme tout. Rien puisqu’elle n’a normalement pas de poids et qu’elle a sa propre dynamique de disparition et de réapparition. Tout, parce que sans elle, nous n’avons aucun moyen de comprendre notre intégrité, notre totalité, qui est l’équivalent de notre être existentiel. Elle peut apparaître comme l’objectivation du temps, le temps de nos vies, une variante du temps prévalant dans le cosmos – qui 2

Voir C. Gattegno, Evolution and Memory, Educational Solutions, 1975

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5 La mémoire et la rétention

n’est concerné par rien d’autre que lui-même, alors que notre propre temps est connu seulement quand on l’échange contre des souvenirs ou des expériences. Elle peut apparaître comme faite non seulement de souvenirs, mais de leur dynamique, la dynamique qui lie les souvenirs, qui les active, qui les désactive. L’un dans l’autre, c’est un ensemble d’objets indentifiables et de connexions multiples qui peuvent être affectés à volonté et sur lesquels on peut agir comme s’ils avaient une existence propre dans la conscience, distincte de leur existence dans la mémoire en tant que réceptacle conscient. Elle peut apparaître comme le passé, mais pas un passé attaché de façon rigide à une ligne chronologique qui donne une date à tant de souvenirs divers, un passé qui peut être étudié et ainsi gagner une importance et une signification nouvelles, sa réalité propre étant mise de côté, supplantée par le fort besoin de vivre le présent et de projeter le futur. Avoir conscience que la mémoire est notre passé – et que notre passé, individuellement ravivé de façon idiosyncratique est notre mémoire – fait apparaître de nouveaux défis dans ce domaine, qui demandent à être traités et compris. Les noms de certains de ces défis sont : la rétention, la reconnaissance, l’évocation, les organisations globales et locales de souvenirs et les significations qui y sont attachées. Le contenu de rêves, le contenu du psychisme en sont d’autres. Ce sont les défis que nous examinerons dans ce chapitre. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Commençons par la rétention. En traitant cet aspect de la mémoire, nous pouvons apprendre beaucoup. Nous donnons à ce mot une signification particulière à partir de laquelle beaucoup d’autres peuvent être déduites. Je vais appeler rétention la propriété qu’a notre système énergétique d’être affecté par toute forme d’énergie qu’il peut recevoir et traiter. Une éponge est un exemple très simplifié de la manière dont ceci fonctionne. Les éponges sont des animaux marins dont la structure perméable permet à l’eau de passer, et aussi de devenir une partie de l’espace géométrique qu’occupe cette structure. Étant vivantes, les éponges peuvent se contracter et occuper moins de place. Le surplus d’eau est ainsi restitué à l’environnement alors que tous les nutriments que l’éponge trouve dans l’eau sont retenus pour être assimilés et deviennent source d’énergie pour maintenir la vie. Le temps qui s’écoule entre l’ouverture pour laisser entrer l’eau dans la structure de l’éponge et la contraction pour l’en exclure est le temps de la rétention de l’eau. Une fois extraits, les nutriments sont retenus. La « nature » a tenté la rétention comme un processus pour attraper de la nourriture (c’est-à-dire de l’énergie) et le succès représenté par les éponges s’est avéré tel, qu’elles sont toujours avec nous des milliards d’années plus tard. Un processus vraiment très réussi. 176


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Si l’évolution est définie comme l’intégration de structures et/ou de processus réussis dans l’existence d’espèces ultérieures, et si l’homme est conçu comme une partie de l’évolution générale, il n’est pas difficile de voir que l’homme est également un système de rétention. Non seulement en retenant la nourriture pour la transformer, afin d’assurer le maintien énergétique du système, mais aussi en retenant d’autres types d’impacts d’énergie par les sens, retenus de manière ad hoc dans des lieux somatiques pas encore entièrement identifiés. Par exemple, les images sont la preuve de la rétention des impacts énergétiques par les yeux et d’autres organes des sens. Les souvenirs de musiques entendues sont une preuve de la rétention, par les oreilles, d’impacts énergétiques structurés. Des énoncés qui peuvent être répétés sont la preuve de la rétention et de sa transmutation en des productions énergétiques sonores par des parties spécialisées du système énergétique somatique. La rétention chez l’homme doit être considérée comme faisant partie de ses capacités innées, en partie placée dans le soma, en partie dans la dynamique qui remplit l’espace et les structures du soma mais qui en est distincte, ou du moins peut en être distinguée par la conscience de l’homme. La rétention travaille seule et à tous les niveaux des objectivations dont l’homme est capable. Même si les descriptions qu’on peut en faire de l’extérieur paraissent extrêmement différentes, l’élément dominant reste la rétention. Les cellules retiennent leurs produits chimiques, les muscles le tonus musculaire, les os leur rigidité, le cerveau sa plasticité, la

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

respiration sa fluidité, l’imagerie sa dynamique, la pensée sa fugacité, la projection ses buts, le réseau ses liens, et ainsi de suite. La rétention dure aussi longtemps que la vie persiste. Elle ne remplit pas, au fur et à mesure, un espace qui lui serait réservé, mais devient de plus en plus efficiente : une accumulation de données est remplacée par des synthèses plus efficaces quelquefois appelées compétences, quelquefois expansions, des niveaux plus élevés de performance par des analogies, des coordinations, des niveaux d’abstraction, etc. selon les éléments du fonctionnement humain qu’ils réunissent. La rétention peut être considérée quantitativement et qualitativement. On peut dire, avec sens, « je retiens davantage maintenant que je ne le faisais auparavant », par exemple, quand nous apprenons à être « plus présent » dans nos perceptions et à percevoir un plus grand nombre des éléments contenus dans l’énergie qui nous atteint. Regarder un panorama ou une image illustre bien ceci. Cette sorte de présence peut être cultivée et devenir seconde nature ; elle est applicable à tous les domaines dans lesquels la conscience est au travail. Alors on retient plus parce qu’on voit plus et on voit plus parce qu’on est plus présent. A ce titre, l’exemple des « bons » lecteurs est souvent mentionné : les bons lecteurs réussissent à retenir beaucoup de ce que leurs yeux voient parce que le processus de « passage au scanner » est fait avec une présence dans les yeux, dans le regard.

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Du côté qualitatif, la rétention peut être considérée comme étant plus pure si le Moi prend garde aux distractions qui peuvent coûter une partie de la présence requise pour augmenter quantitativement la rétention. A cause de la qualité plus pure de ce qui est retenu, le Moi est confiant, sûr que ce qui est en lui appartient effectivement aussi à la source de l’énergie reçue. C’est à cause des rétentions faites au cours des différentes phases de la vie que l’homme connaît son soma comme étant à lui, son psychisme comme étant le sien, ses expériences comme étant les siennes et que, normalement, il ne met pas en question l’identification de tous ses attributs comme étant bien ceux de son Moi. La rétention est l’attribut le plus primitif de ce qui va devenir la mémoire, et elle diffère de la mémoire du fait qu’elle est une entité dynamique qui continue d’avancer avec le temps dès lors qu’elle a produit la « chose » qu’est la mémoire. ***

Après la rétention, nous devons distinguer la reconnaissance comme une marque, une « signature » indispensable de la mémoire. Avant de nous embarquer dans l’étude de cet attribut, rappelons ce qui a déjà été tiré au clair dans les chapitres précédents. L’homme est effectivement représenté comme une très petite quantité d’énergie que nous avons appelée le Moi, dont la fonction essentielle est de diriger les travaux des différentes 179


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

énergies disponibles sur la terre. Ceci veut dire : transformer ces énergies en énergies bloquées qui forment le soma, essentiellement développé pour bien fonctionner pendant la période prénatale ; laisser des énergies « résiduelles » en arrière-plan, sous une forme que nous appelons le psychisme, pour activer et dynamiser le soma bloqué, libérant ainsi le Moi pour qu’il puisse répondre au défi suivant, à l’aide d’une autre quantité d’énergie résiduelle, que nous appelons l’affectivité. Un tel édifice est vivant et il maintient ses fonctions grâce à ce qui a été retenu des échanges opérés précédemment, échanges de temps contre l’une quelconque des énergies ci-dessus. Ainsi mon soma et mon psychisme sont-ils, depuis le début, les éléments dont ma mémoire est faite et nous pouvons les appeler ensemble la mémoire somatique. Comme instrument pour comprendre, nous avons besoin de la conscience du Moi avant de pouvoir parler de conscience de soi. Une fois que nous nous sommes donné le Moi – comme un quantum d’énergie – et les attributs appartenant à ce Moi – que nous appelons sa volonté, sa sensibilité, son intelligence, etc. – nous sommes équipés pour poursuivre des recherches délicates qui ont échappé à des instruments moins précis tels que le comportement, le conditionnement, le stimulus/réponse, la chimie du cerveau, etc. Ici, nous pouvons appliquer l’instrument de la conscience pour saisir davantage de notre mémoire fuyante, insaisissable, et je dis que la reconnaissance est la deuxième chose que nous devons

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considérer (après la rétention) si nous voulons mieux savoir ce qu’est réellement notre mémoire. La reconnaissance est un fonctionnement du Moi appliqué à ce qui a été retenu. Elle a été engendrée par le Moi, familier avec ce qu’il a créé, pour que celui-ci n’ait plus besoin de mobiliser autant d’énergie qu’il en a utilisé dans une objectivation pour la reconnaître pour ce qu’elle est, c’est-à-dire la connaître de nouveau. Ainsi la reconnaissance est-elle un dispositif économique du Moi par lequel une forme plus subtile de l’objectivation, même partielle, est suffisante pour engendrer une conscience complète du tout. Le champ d’application de la reconnaissance, c’est la conscience ; le but de l’exercice est de substituer la conscience des parties par une conscience des touts avec, au final, un Moi confiant, sûr et aux commandes, même si la reconnaissance requiert une quantité d’énergie moindre comparée à celle qui aurait été utilisée si les touts devaient être présents pour engendrer la conscience. Pour illustrer un tel travail du Moi, prenons une lettre manuscrite reçue d’un ami et lisons-la : un ou plusieurs mots sont illisibles mais peuvent être remplacés par des mots que le lecteur importe de différentes sources, par exemple, la compréhension interne, la fonction grammaticale, l’embryon d’une « Gestalt », etc. Dès qu’une nouvelle proposition est faite, il est possible de voir dans le gribouillis présent la pleine forme du mot. Les secrétaires des écrivains qui n’utilisent pas de

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machine à écrire peuvent devenir expertes dans ce genre de déchiffrage. Le Moi a besoin de la reconnaissance pour son propre travail, pour se déplacer d’un niveau de fonctionnement à un autre, plus élevé. Dans l’échelle de réductions possibles d’énergie humaine impliquée dans les activités – le travail qui consiste à remplacer les contacts entretenus avec un matériel retenu par un matériel plus fugace – la reconnaissance permet le maintien de la vérité et de l’adéquation. Puisque c’est un mouvement délibéré du Moi, pratiqué tout au long de la vie, chacun de nous devient expert à placer au-dessus d’un ensemble d’objectivations un autre ensemble, qui en est issu, mais qui est formé par des fractions d’énergie moins coûteuses. Le lien avec l’ensemble précédent existe, car le nouvel ensemble peut le déclencher dès que nécessaire. Mais le fait de demeurer dans le nouvel ensemble lui donne sa réalité et il devient possible de traiter le nouvel ensemble comme l’ensemble précédent et d’engendrer encore un nouvel ensemble plus subtil ; ce dernier, moins cher, est capable de susciter le déclenchement de l’ensemble précédent et aussi l’avalanche qui mène aux objectivations originales, dont l’énergie est plus grande et dont le contact avec le soma garantit une réalité complète en termes d’énergie. La hiérarchie temporelle des substitutions successives d’entités reconnaissables issues d’entités précédentes correspond à l’évolution mentale de l’homme et couvre l’apparition du symbolisme ainsi que la superposition en couches successives de symboles de plus en plus étendus qui paraissent de plus en plus abstraits, sauf aux esprits les plus aiguisés. La mathématique est l’exemple le mieux connu d’un tel travail de l’esprit. Mais on 182


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peut en trouver d’autres dans beaucoup de domaines, de l’utilisation du langage à la linguistique, des règles du mouvement des pièces du jeu d’échecs à la compétition de maîtres, du retour d’une balle dans un match de tennis à la prévision du lieu où une volée atterrira, et ainsi de suite. La reconnaissance travaille sur du matériel retenu mais devient à son tour du matériel retenu, si ce n’est que dans les couches successives, la quantité d’énergie requise pour l’objectivation n’est qu’une fraction de la quantité précédente et peut-être une petite fraction seulement de la quantité initiale. La reconnaissance donne à la mémoire une puissance supplémentaire que la rétention seule ne pouvait pas fournir. Tandis qu’elle se structure par des rétentions et des reconnaissances, la mémoire devient une entité que le Moi peut utiliser, une entité qui aidera le Moi dans ses incursions dans la réalité, ou les réalités, autres que celle du Moi. Une fois que nous parvenons à ce stade, nous pouvons inverser le processus et découvrir un autre attribut du Moi que nous étudierons sous le nom de l’évocation. Le matériel de l’évocation, c’est toujours un matériel retenu. Ainsi l’évocation, dans l’étude de la mémoire, doit-elle venir après celle de la rétention. Le Moi qui sélectionne du matériel retenu peut le réactiver dans la conscience. Ceci s’appelle évocation. 183


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Par définition, le matériel contenu dans chaque évocation est reconnu comme un matériel extrait de la mémoire. Le mécanisme est complexe parce que dans ce processus, l’énergie de l’objectivation elle-même n’est pas réduite, et une petite quantité d’énergie est utilisée pour « cloner » la chose de façon à ce qu’elle soit projetée par le Moi, reconnue pour ce qu’elle est, connectée à l’énergie retenue, reconnaissable dans les deux états et utilisable par le Moi à ses propres fins. L’évocation est un processus dynamique qui n’enlève pas d’énergie à ce qui est évoqué, qui reste intact dans le magasin du matériel de rétentions appelé mémoire. Sa propre énergie est extraite par le Moi de l’affectivité, le réservoir d’énergie résiduelle toujours disponible pour les nouvelles initiatives du Moi. Mais l’énergie d’une évocation, c’est plus que la quantité d’énergie momentanément mobilisée pour la faire exister. L’évocation a des liens dynamiques avec le reste de la mémoire et avec l’organe utilisé pour lui donner ses propriétés spécifiques, comme image visuelle ou auditive, ou tout autre moyen disponible au Moi. Les évocations peuvent aussi bien être dissociées pour être contemplées par la conscience, ou reliées entre elles pour déclencher d’autres choses. Une évocation peut être maintenue en tant que telle, on peut aussi agir sur elle mentalement pour en engendrer des choses qui n’étaient pas envisagées lorsqu’elle est apparue. Par exemple, un carré évoqué avec les yeux fermés peut être conduit à tourner autour d’un axe, ce qui engendre un cylindre. Un mot évoqué peut devenir la source d’un jeu où l’on recherche tous les mots de cette langue qui peuvent en être extraits.

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Les évocations peuvent être des images dynamiques ou des schémas dynamiques qui gagnent une vie propre et qui laissent derrière eux des traces de mémoire, exactement comme l’ont fait les impacts directs de l’énergie. Une différence entre les images et la réalité réside dans la différence de quantité d’énergie qui les constitue. Les premières requièrent très peu d’énergie, la deuxième a une énergie propre, indépendante de celui qui la reçoit. Une fois que le processus d’évocation est rendu conscient, très tôt dans la petite enfance, et qu’il gagne une existence propre, le Moi sait reconnaître s’il est au contact de l’évocation ou de la réalité. Les rêves sont faits de la substance des évocations et, généralement, les rêveurs savent, quand ils se réveillent, que le contenu de leur esprit était un rêve. Nous nous souvenons rarement de nos rêves. Ceux dont nous nous souvenons posent leurs propres problèmes et nous ne les étudierons pas maintenant. Dans notre sommeil, puisque les portes au monde extérieur sont fermées, le matériel retenu et les évocations deviennent un. Nous développons des critères qui lient le sommeil et l’état éveillé pour pouvoir vivre dans les deux états de conscience et donner un sens à nos vies. Dans l’état éveillé, nous pouvons recevoir des impacts énergétiques, retenir des contenus, nous engager dans des projections d’images, interpréter des symboles et des signes conventionnels, et tout ceci en même temps. Nous pouvons vivre simultanément dans le présent, le passé et l’avenir et ne les distinguer que s’il y a une raison de le faire. Notre mémoire

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

travaille seule et nous fournit tout ce qu’elle a qui est compatible avec les demandes du moment. Elle offre la contribution de notre passé aux besoins du présent. Le passé diffère du présent en ceci qu’il est mémoire qui fournit un matériel familier ; par ailleurs, du fait que le présent contient des éléments inconnus, une polarisation de l’affectivité appelée projection caractérise l’avenir. Ces différentes composantes, chacune reconnaissable par une propriété objective, trouvent leur unité, leur point de convergence dans le Moi, et le Moi affirme son intégrité en se manifestant dans le temps. L’intégrité appartient à chaque être humain et peut être vécue consciemment à tout moment. L’intégrité nous dit que nous sommes mémoire, mais pas seulement ; que nous sommes présent, mais pas seulement ; que nous pouvons laisser l’inconnu devenir connu ou l’avenir descendre dans le présent, mais pas uniquement. Quand tout ceci travaille ensemble, nous sommes réellement humains. Toute réduction qui n’accentue qu’un de ces aspects nous diminue et mène à une efficacité moindre dans les tâches de tous les jours. Néanmoins, l’éducation traditionnelle et certaines écoles de psychologie persistent à nous définir de façon étroite ; la première nous voit simplement comme une mémoire au travail, capable de stocker des informations qui deviennent ensuite des connaissances ; et la seconde, comme victimes de notre passé auquel nous sommes identifiés.

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La rétention nous a fourni un passé, l’évocation et la reconnaissance nous donnent le contenu du présent, le Moi et l’affectivité offrent une ouverture vers l’avenir. ***

Le matériel retenu n’est pas une accumulation de quantités d’énergie sans organisation fonctionnelle que le Moi propose, aide à établir et distingue par des attributs qui lui appartiennent et servent à mettre de l’ordre dans la mémoire. La première, la plus ancienne de toutes les organisations fonctionnelles, est le soma et la mémoire qu’il représente. Le développement embryonnaire, qui extrait de l’ADN les empreintes de milliards d’années d’évolution, produit une entité dans le temps, toujours un tout (même si non-viable en dehors des circonstances existantes), un tout dynamique qui change selon la loi de l’intégration par la subordination (discutée dans les chapitres précédents). C’est cette loi qui nous permet de donner un sens aux organisations locales (qui sont globales à leur échelle) et qui deviennent constamment plus globales au fur et à mesure que l’échelle augmente. Chaque cellule a une mémoire intégrée dans la mémoire d’un tissu et subordonnée à la fonction de celui-ci. Tous les tissus sont intégrés dans des organes qui les subordonnent à leur fonction, à leurs buts. Les différentes couches du système nerveux obéissent à cette loi aussi rigoureusement que tout autre tissu ou organe. Il y a de la mémoire à tous les niveaux locaux et également à tout autre

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

niveau d’organisation. Le cerveau est un siège de mémoire comme le reste. Une mémoire spéciale sans doute, mais certainement, d’une façon ou d’une autre, somatique. L’étude de la spécificité de la mémoire du cerveau ne soustrait en rien des autres composantes du soma la mémoire qui réside en elles également. Le cerveau, avec toute sa vaste gamme de circuits de neurones, intègre les mémoires locales pour le Moi qui a fabriqué le cerveau couche par couche, toutes reliées entre elles et organisées à partir de centres supérieurs ; dans le cerveau, les couches sont structurées de façon hiérarchique en tant que cerveau reptilien, cerveau moyen et cortex cérébral, chacun intégré dans le suivant qui le subordonne et tous étant intégrés dans le Moi et subordonnés à lui. La loi de l’intégration par la subordination régit aussi la mémoire. La mémoire somatique, alors qu’elle rend possible le travail du Moi qui utilise tout ce qu’il trouve en elle, est intégrée dans la mémoire perceptive nécessaire pour permettre au monde extérieur d’exercer son impact et d’avoir sa place. Les images et les évocations intègrent la partie somatique de la mémoire et à leur tour deviennent les organisations au service des activités que le Moi projette, tels que des actions, des actions virtuelles, des sentiments et des idées. La structuration de mémoires retenues ressemble aux processus précédents parce que la loi de l’intégration par la subordination a condensé l’efficacité de toutes les évolutions précédentes au plan cosmique et vital.

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Je suis une personne à cause de cette loi. J’ai une mémoire intégrée à cause de cette loi. J’agis comme un individu intégré à cause de cette loi et je puis être intégré dans des touts plus larges également à cause de cette loi. J’appartiens à une hiérarchie de groupes humains à cause de cette loi. Ce qui importe pour nous ici, c’est que nous pouvons voir la mémoire comme se développant selon cette loi, et la voir aussi comme faisant partie d’autres entités grâce à cette loi. Les organisations locales, à l’intérieur d’organisations plus larges, donnent à la mémoire une portée plus claire qui nous fait comprendre que nous pouvons retenir beaucoup de poèmes ou beaucoup de musiques, séparées les unes des autres en tant qu’organisations locales et les trouver toutes disponibles dans une mémoire plus large, elle-même n’étant qu’une partie de tout notre être dédié à vivre une vie complexe et peut-être aussi créative. Un poème (ou une mélodie) est un schéma rassembleur qui tient ensemble chaque mot ou ligne ou vers, (chaque note, chaque mesure, chaque mélodie) d’abord dans des organisations locales, et ensuite dans une organisation plus large intégrant chaque élément en le subordonnant, pour ensuite faire le travail du tout. La fonction de mémoire travaille de cette manière parce que c’est de cette manière qu’elle a été engendrée. Sa forme, dans le temps, est aussi disponible que son contenu dans un « espace spirituel » (c’est-à-dire « humain »). Ainsi, son évolution nous dit comment acquérir un poème ou une mélodie, en structurant notre temps pour faire valoir la loi de l’intégration et de la subordination. L’apprentissage transcende la mémorisation mais ne l’évite pas ; elle a sa place et son rôle. 189


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Le résultat, en apparence, peut être décrit comme mémorisation – ce qui veut dire l’apprentissage par cœur, par la répétition – alors qu’en fait, c’est le travail d’intégration qui engendre sa réalité et sa présence dans notre mémoire. Nous appelons l’apprentissage d’un poème, mémorisation ; en fait, nous utilisons nos sensibilités, notre intelligence, notre sens de la vérité et notre sens esthétique pour en faire un tout et pour être aidés, par ce tout, à retenir le poème de façon globale, et ensuite locale, de manière à pouvoir le dérouler comme une structuration du temps par l’énergie. Cette connexion d’énergie et de temps est l’unique réalité de cette mélodie ou poème, et le Moi la reconnaît en tant que telle. Le Moi peut la rappeler, comme une série d’évocations, l’une aidant l’autre à remonter et prendre sa place. La séquence bien construite est remplacée par un tout dans lequel les éléments eux-mêmes et l’ordre de leur apparition est dicté par un schéma qui permet l’intégration. Après qu’une chanson ait été intégrée et bien que les paroles et la mélodie aient été apprises en même temps, il arrive que ces deux éléments soient séparés et que, soit les paroles, soit la mélodie, échappent et soient ressenties comme « oubliées ». Un phénomène si étrange nous dit que le lien avec l’énergie qui tient le tout dans la mémoire est un lien dual qui apparaît comme unique à chaque fois que nous « n’oublions » pas l’un ou l’autre. Mais le Moi qui discrimine, étroitement lié au travail qu’il fait réellement, connaît deux niveaux d’énergie : l‘un pour les paroles et l’autre pour la mélodie et, étant en relation avec eux deux, leur donne des traces temporelles différentes. Localement, le Moi sait que l’énergie de la musique est d’une réalité directe alors que la composante verbale concomitante n’est pas directe

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et requiert d’autres dépenses énergétiques. Les énergies sont une, mais les dépenses diffèrent. ***

J’ai dit plus tôt qu’en tant que système énergétique, chacun d’entre nous peut être impacté par l’énergie. L’énergie est une réalité accessible à d’autres systèmes énergétiques ou à d’autres instruments. Ceci rend possible la rétention. Mais il est également possible pour le Moi d’associer à des réalités tangibles d’autres réalités, arbitraires par construction, c’est-à-dire dont le sens n’est pas transmis par leur propre énergie. Les hommes ont inventé de telles réalités pendant des millénaires. Les langues en sont un exemple. Ici, je n’ai pas à tenter de justifier l’existence des langues dans des termes qui leur donneraient un sens. Il y a des milliers de langues sur la terre et personne ne sait comment ni pourquoi elles sont survenues. Une chose est certaine : par ces codes de signes, on s’écarte du processus habituel de rétention jusque là utilisé pour retenir une partie de l’ensemble des sons destinés à déclencher leurs représentations. Les hommes avaient suffisamment évolué pour associer une réalité perceptible à un ensemble de sons perceptibles (et plus tard à des signes écrits), laissant arbitraire le choix des sons en tant que tels. Ainsi les hommes ont-ils reconnu que chaque connexion arbitraire pouvait être retenue, bien que différemment des significations liées à leurs impacts. La façon alambiquée de 191


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déclencher la signification par la non-signification étant universelle et étant utilisée par toutes les langues inventées partout dans le monde, elle exprime un bond en avant dans l’évolution de la conscience. Il a semblé acceptable à toutes les tribus de la terre de demander que des quantités spéciales d’énergie mentale soient « collées » à l’énergie requise pour donner une réalité, dans l’esprit, à l’ensemble des sons agglutinés que l’on appelle « mots » en français. J’ai appelé ces quantités d’énergie ogdens. Elles sont requises là où il y a l’arbitraire, l’arbitraire n’aidant pas la rétention. Pour obtenir la rétention de l’arbitraire, nous devons faire des démarches spécifiques, mobilisant suffisamment d’énergie pour assurer que cette nouvelle façon de se maintenir dans notre mémoire se produise réellement. Nous payons des ogdens pour nous rappeler ce que nous ne pouvons pas engendrer par nous-mêmes comme dans tous les cas de rétention naturelle examinés ci-dessus. Le processus du paiement d’ogdens a été appelé, depuis longtemps, la mémorisation. Ceci est une façon artificielle de retenir, qui suit ses propres lois et se trouve sujette à l’ « oubli ». Si nous y prenons soin, de fait si nous payons les ogdens, nous pouvons nous rappeler l’arbitraire et faire en sorte qu’il paraisse aussi sûr que la rétention naturelle. Il ne l’est pas et la dynamique des ogdens reste un champ ouvert d’investigation. Là où je veux mettre l’accent ici, c’est sur la différence entre la rétention naturelle, un attribut de l’esprit, la source de la vraie

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mémoire, et la mémorisation, un dispositif forcé pour obtenir la rétention dans le cas d’associations arbitraires. L'apprentissage fondé sur la rétention est, par définition, intégré et peut durer à tout jamais ; celui basé sur la mémorisation peut avoir un destin très différent. Il ne constitue pas un véritable apprentissage et sombre souvent dans l'oubli, peu de temps parfois après les tentatives faites pour payer les ogdens nécessaires. Tout au moins, nous avons maintenant le langage pour distinguer deux processus que nous trouvons autour de nous et qui sont rarement différenciés avec soin. La mémorisation, qui mène à la conscience de l’oubli et de l’étourderie ; la rétention, qui ne les cause pas. ***

Si nous comprenons que la mémoire somatique existe, nous pouvons aborder d’emblée la tâche suivante : celle de comprendre le rôle de notre psychisme dans notre mémoire. Dans plusieurs endroits de ce livre, j’ai placé l’énergie résiduelle du psychisme en contact étroit avec les énergies somatiques qui sont bloquées pour fournir une structure. Qu’est-ce que le Moi peut donner au psychisme pour qu’il ait autant de réalité que le soma, bien qu’il soit assez différent pour nécessiter un concept séparé et un nom différent ?

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

J’ai déjà dit que le Moi délègue au psychisme les tâches de surveillance, de supervision et de maintien des fonctionnements du Moi allouées aux structures. De cette manière, le Moi est libre de s’occuper du nouveau, de ce qui vient. Ainsi, le psychisme aussi doit avoir des structures (bien que moins bloquées que celles du soma) qui constituent son contenu. Si nous pensons à une rivière, ou à notre sang, nous voyons une structure, une structure en mouvement, changeant à chaque instant, si bien que sa permanence n’est pas dans les molécules d’eau ou le plasma du sang, mais dans une entité plus élevée, plus proche d’un concept que d’un objet. Notre psychisme peut être objectivé et étudié en tant qu’objet, mais nous ne pouvons pas laisser de côté sa dynamique qui fait partie de sa structure. Dès qu’une nouvelle fonction est donnée au psychisme, elle devient partie de sa structure dynamique. Au fur et à mesure que le soma croît et se trouve objectivé, en même temps le psychisme croît et gagne de nouveaux contenus. L’évolution de notre psychisme, in utero et après, fera que notre psychisme fait partie de notre mémoire. Nous verrons comment il retient et pourquoi il est utile dans notre présente étude. En fait, le Moi n’a pas besoin de retenir quoi que ce soit, précisément parce qu’il s’est rendu capable d’être soma et psychisme, tous deux retenant, bien que différemment, pour le compte du Moi. Quand, dans le développement somatique, les couches supérieures de l’encéphale étaient en construction et que le Moi a confié au psychisme les travaux de maintien des fonctions pour

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libérer le Moi afin que celui-ci s’engage dans d’autres tâches, non actualisées dans les organes, le psychisme a entrepris de nouvelles façons de travailler. L’activation du tissu nerveux permet quelques choix du fait que les neurones sont contigus et non établis dans la continuité. Les dendrites doivent être connectées, et le psychisme, qui a crû avec le soma et qui garde les tissus en état de fonctionnement, n’a pas l’obligation de les laisser effectuer uniquement certaines activités définies. Il peut engendrer d’autres contacts, en restreindre certains, en retirer d’autres et produire des singularités résultant des multiples opportunités offertes par des neurones en grand nombre. Le psychisme, dans le cerveau, acquiert une similarité au Moi, bien que non identique à lui. Une sorte de créativité réside dans le simple hasard de contacts possibles, rendus objectifs chaque fois qu’une constellation de neurones est formée et s’avère viable. Mais la similitude entre le Moi et le psychisme s’arrête quand nous cherchons une volonté pour le psychisme. La volonté appartient au Moi et la créativité qui en résulte n’est pas un hasard. Le Moi peut diriger, le psychisme peut activer. Les deux ont accès au même contenu, mais le Moi commande au psychisme d’exécuter ce que le Moi projette, alors que le psychisme active les éléments somatiques tels qu’ils sont, avec toutes les possibilités offertes par la dynamique au travail sur les énergies bloquées. Du cosmos, le soma a hérité les dynamiques moléculaire et atomique, et ce sont elles que les biologistes cherchent et

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

trouvent dans le cerveau vivant, disant que tel et tel produit chimique est actif de façon concomitante avec tel et tel état ou condition psychique. Pour eux, ceci ressemble à une situation de cause à effet, renversant l’ordre établi. En réalité, le psychisme, expert depuis le début au niveau chimique, peut ordonner aux produits chimiques nécessaires de s’activer pour produire un résultat projeté. Le rapport intime entre le psychisme et le soma, quand le psychisme est localisé dans le système nerveux et le cerveau, fait plus que le travail physiologique décrit en détail par les microbiologistes. Le psychisme est la partie qui sait, le cerveau la partie qui fait. Le psychisme connaît la différence, le cerveau n’a pas besoin de la connaître ; ce n’est pas dans son domaine. Le Moi est celui qui peut savoir qu’il sait et commande au psychisme de commander au cerveau de commander aux autres organes ou tissus d’effectuer les changements physico-chimiques qui, à l’échelle humaine, peuvent être, par exemple, des actions. Si les neurones peuvent être affectés pour qu’ils maintiennent ensemble des éléments de mémoire, c’est le psychisme qui forme les touts qui incluent ces éléments. C’est le Moi qui peut en devenir conscient. A moins d’être activés par la conscience, ces touts ne sont que potentiels. Leur latence est leur état normal, exactement comme les neurones sont latents dans le cerveau et ne gagnent une réalité que lorsque le psychisme, commandé par le Moi, les amène à la surface de la conscience, pour que le Moi puisse devenir conscient de leur existence à ce niveau et de ce que l’on peut faire avec eux, soit quelque chose de familier, soit quelque chose d’entièrement nouveau. La créativité chez les êtres humains veut dire faire quelque chose d’autre avec ce qui 196


5 La mémoire et la rétention

était déjà là. Un poème est fait de mots, une mélodie de notes, une chanson des deux et tous sont dans la compétence de l’homme. Ainsi, en plus de toute la richesse de la mémoire somatique, qui remonte au moins jusqu’à la première cellule, il y a la mémoire des très nombreuses possibilités de connexions offertes par le cerveau à ses différents niveaux et dans les hémisphères, avec le nombre presque infini de neurones obéissant à un psychisme qui connaît intimement leur dynamique. Par le biais du psychisme, la mémoire devient une entité dynamique que nous connaissons tous et que nous utilisons tout le temps ; celle qui oublie, aussi bien que celle qui se souvient. C’est la seule entité qui, comme le psychisme, relie tous les organes et tous les tissus, et fait de la totalité du soma le dépositaire de toutes nos expériences. Dans cette entité dynamique reconstruite, il y a une place pour toutes les découvertes faites par tous ceux qui observent les objectivations humaines, de quelque façon qu’ils les voient : comme structures (selon les anatomistes), soit comme des structures activées physico-chimiquement (selon les physiologistes), soit comme les deux (comme les spécialistes en biologie moléculaire tentent de les voir), ou alors pouvant être tronquées pour accentuer un aspect et ignorer un autre (comme les psychologues et les anthropologues les voient) ; ou encore comme cela est requis par certaines études spéciales qui concernent les effets de drogues, ou des images affectées par plusieurs organes des sens, voulues ou générées dans des rêves

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

ou des cauchemars, ou comme requis par des nutritionnistes ou des médecins de la médecine alternative qui ne peuvent pas nier des guérisons « non orthodoxes », et ainsi de suite. Même les philosophes peuvent trouver une consolation dans une telle synthèse qui, commençant avec la base la plus large possible aujourd’hui, leur permet de penser en termes de touts, comme le demande l’éthique de la philosophie. ***

Le psychisme entier est l’élément que nous rencontrons tous les jours quand nous dormons. A ce moment-là, le soma et le psychisme sont confondus, comme ils l’ont été depuis le début. Ainsi, dans notre sommeil, nous sommes la totalité de notre mémoire, du moins de cette vie. Chaque partie séparable de ce tout peut apporter sa part de mémoire, perçue par le Moi, utilisée par le Moi, décrite par le Moi. Ceux qui perçoivent le cerveau, et non le psychisme, placent la mémoire dans le cerveau où, effectivement, on peut la trouver (par des méthodes comme celles développées par Penfield). Ceux qui perçoivent le psychisme, et non le cerveau, placent la mémoire dans le premier – lui donnant différentes formes : abcès « mentaux », complexes, refoulements, etc. – où les différentes approches analytiques de la vie psychologique la trouvent également. Ceux qui perçoivent des institutions collectives mais ni le cerveau ni le psychisme voient la mémoire également dans l’inconscient collectif et dans le mouvement de l’histoire. 198


5 La mémoire et la rétention

La mémoire réside dans l’unité psychosomatique qu’est chacun d’entre nous, et aussi dans toutes ces créations des Moi qui ont transcendé les limitations des fonctionnements psychosomatiques, les utilisant pour créer la réalité humaine si extraordinairement présente dans notre univers fabriqué par l’homme. ***

Pour l’étude « scientifique » de la mémoire, on s’arrête généralement au niveau psychosomatique. Pour que ceci soit une tâche abordable, l’étude du contenu du psychisme peut sembler suffisante puisqu’elle élimine beaucoup de pseudoproblèmes en même temps qu’elle éclaire des défis et définit des zones de travail fertiles pour des éducateurs et des enseignants. Mais quand l’homme est devenu conscient de l’évolution et de la génétique, chaque vie a explosé, se trouvant ainsi reliée à un très grand nombre de vies antérieures dans les générations précédentes, remontant à des millions d’années. Pendant ce seul siècle, de telles prises de conscience ont mené beaucoup de chercheurs sérieux à chercher jusqu’à quel point la « nature » se souvient. Le travail est loin d’être fini. Beaucoup de surprises nous attendent dans l’avenir, comme cela s’est passé quand nos pères et leurs pères ont rencontré leur avenir. Au lieu d’essayer d’intégrer l’ADN dans l’entité plus large appelée la mémoire, il était plus facile, pour les scientifiques occidentaux, de dire que les molécules se souviennent, et que ce 199


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

qu’ils découvrent de la vie des molécules complexes, comme celle de l’ADN, est en fait la réalité objective de l’entité mythique nommée mémoire. Puisqu’une telle revendication ne me semble pas tenable, je ne m’impliquerai pas dans cette discussion. Je peux seulement dire que c’est aux spécialistes en biologie moléculaire de prendre la peine de répondre, en termes de molécules et de leurs réactions, à toutes les questions soulevées par des chercheurs aussi sérieux et rigoureux qu’ils le sont eux-mêmes, mais qui travaillent dans d’autres domaines. S’ils ne peuvent pas le faire, nous les remercierons pour leur travail, pour ce qu’il nous enseigne, mais nous ne les suivrons pas dans leur exclusivité. A un certain niveau d’évolution cosmique, il est possible de voir comment la nature produit le nouveau en intégrant l’ancien pour essayer quelque chose d’autre, pas encore disponible dans le cosmos. Quand nous réduisons le cosmos à la terre, il est possible de se mettre à étudier l’évolution de l’énergie comme étant des tentatives de l’énergie elle-même de se donner de nouvelles formes. Des noyaux, des molécules petites ou grandes, entrent dans ce cadre. De nouvelles entités sont engendrées par des transactions spécifiques énergétiques décrites de façon précise par des physiciens et des chimistes. L’énergie évolue en travaillant sur ce qui marche – essayant certaines choses qui, quand elles fonctionnent, se joignent au contenu du cosmos et, en particulier, de la terre. 200


5 La mémoire et la rétention

Des esprits curieux ont trouvé que sur des millénaires, des millions et des milliards d’années, non seulement l’évolution a produit l’univers matériel mais une certaine forme d’énergies organisées bloquées qui développent de nouvelles façons de travailler et engendrent l’univers de la vie telle que nous la connaissons sur la terre. Puisque cette description ressemble à celle que nous avons utilisée dans l’étude du psychisme, nous dirons rapidement que la nature se souvient, en ce que nous trouvons dans une nouvelle entité quelque chose d’une entité précédente, intégré et subordonné. La vie ne crée pas l’univers moléculaire, elle l’utilise pour ses propres projets. L’évolution est le processus de la mémoire cosmique à l’oeuvre, de sorte que tout ce qui peut exister, et se développer qui soit compatible avec les conditions cosmiques, serve de base à une diversification de plus en plus grande du travail de l’énergie. Une fois que nous greffons la vie sur l’évolution cosmique, nous devons élargir la mémoire pour y déposer (pour qu’elle contienne) tout ce qui se trouve sous le titre de « vivant ». En ceci, nous trouvons l’ADN et l’hérédité. Tous deux sont des composantes de la mémoire mais ne peuvent pas être identifiés à elle. L’hérédité dans le règne animal nous rappelle le rôle de la mémoire dans le vivant, mais elle n’explique pas la variation, qui est aussi visible que l’hérédité. De nouveau, ceci nous dit que la mémoire n’est qu’une petite partie de la réalité. Il y a d’autres choses qui nous importent et nous intéressent.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

A l’intérieur de l’hérédité, l’ADN a gagné une place prédominante. L’ADN est un agent de mémoire générale et fournit le modèle matériel pour les somas, comme le disent les généticiens. L’ADN est nécessaire pour que la vie continue en conformité avec des vies précédentes, réussies dans la durée et au service de l’avenir, en rendant possible le travail de la variation pour produire de nouvelles espèces. Mais, si la mémoire a besoin de l’ADN pour lui donner sa base matérielle, elle transcende la molécule et ses clones et se donne un autre univers pour son existence et sa croissance. L’ADN est nécessaire pour comprendre la relation entre les mémoires individuelles et les mémoires collectives mais n’est pas suffisant pour comprendre le travail de la mémoire chez un individu isolé. Il faut ajouter beaucoup plus pour que l’on saisisse correctement la mémoire, comme le démontre la discussion antérieure dans ce chapitre. Néanmoins, nous pouvons reconnaître qu’en faisant appel aux molécules de l’ADN, le défi de la mémoire a été élargi au point que nous pouvons dire que notre mémoire doit être étendue pour faire place à ce qui s’est passé dans notre première cellule, mais aussi pour faire de la place à ce qui s’est passé au cours des derniers milliards d’années. Ceci rend légitime le fait que nous avons lié la rétention à la fonction de l’éponge. Le contenu de l’univers entier doit être considéré comme faisant partie de la mémoire.

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5 La mémoire et la rétention

Résumé Au cours de la discussion contenue dans ce chapitre, deux avancées importantes ont été faites. Nous avons vu : 1

que la rétention était la première notion avec laquelle commencer l’étude de la mémoire, et

2 que la connexion intime du psychisme et du soma nous maintient au contact constant des défis les plus importants. En particulier, la manière dont nous pouvons maintenant concevoir les liens organiques et fonctionnels entre le psychisme et le cerveau a enlevé beaucoup des toiles d’araignées qui entourent cette question.

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6 Forcer la prise de conscience

La conscience n’est ni automatique ni constante. En fait, la plupart des gens traversent leur vie en étant conscients seulement d’une toute petite fraction de ce qui aurait pu les frapper s’ils avaient été uniformément et constamment vigilants. Il y a donc deux significations à « forcer la conscience ». L’une concerne ce que nous faisons à nous-mêmes et l’autre, ce qui peut nous être fait pour que nous devenions conscients de ce qui nous a échappé, ou pourrait nous échapper. Ceci à son tour, peut devenir ce que nous ferions à autrui, en particulier si nous devenons éducateurs. Dans les chapitres précédents, nous avons étudié la première signification de « forcer la conscience » sous les titres de « conscience de la conscience », « les faits de conscience », et « affectivité et apprentissage ». Nous avons trouvé que nous utilisons une variété de voies de connaissance et que nous pouvons reconnaître la spécificité de chacune ; que les faits de conscience sont les faits essentiels auxquels nous nous référons, dans tous les domaines d’expérience ; et qu’une telle observation

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

altère définitivement et à tout jamais la manière dont nous entrons en relation avec notre expérience, ses particularités et son étendue. Nous avons reconnu également le fait historique qui montre que les générations successives s’occupent de certains des mêmes défis, mais aussi des nouveaux défis inhérents à l’évolution. Nous avons pu donner sa place à l’énergie et avons vu que, sans un tel instrument, nous ne pouvons pas comprendre nos vies et plus particulièrement notre vie intérieure. L’énergie et le temps sont des notions essentielles qui ont renouvelé les manières dont nous appréhendons l’humain et ses manifestations ; une attention soutenue à ces événements nous permet d’en mieux saisir la réalité et d’en voir la spécificité. En particulier, nous avons distingué les différents modes de transformation de l'énergie lorsqu'une partie de cette énergie s'objective sous la forme d'un soma en état de fonctionnement (énergie bloquée) alors que sa partie résiduelle, en s'objectivant, devient notre psychisme ; c'est la présence de ce psychisme qui maintient le soma en état de marche. Elle le fait en activant les fonctionnements somatiques pour qu’une réalité psychosomatique remplace les deux formes que nous pouvons distinguer, le soma et le psychisme, cette réalité devenant l’expression de notre passé. Nous avons vu qu’un quantum d’énergie est requis par un Moi qui doit être présent depuis le moment de la conception, pour utiliser les énergies dans son environnement afin d’en intégrer une certaine partie dans des objectivations, et pour tenir compte de la croissance du soma et du psychisme. Un Moi donc, assisté par une autre énergie résiduelle que nous avons appelée l’affectivité, qui permet le fonctionnement de tout ce que nous sommes et tout ce que nous 206


6 Forcer la prise de conscience

avons pour transformer l’inconnu en connu et pour laisser l’avenir descendre en nous. Tout ce travail du Moi sur lui-même rend compte, non seulement du déroulement de la vie depuis la conception jusqu’à la naissance et la rencontre avec un environnement plus large, au-delà du ventre de la mère, mais aussi de la variété et de la singularité de l’expérience humaine telle qu’elle s’étend dans le temps. Pour comprendre l’expérience humaine plus pleinement, il est devenu nécessaire de se mettre en contact avec l’énergie contenue dans la passion que nous mettons à vouloir vivre cet aspect de l’expérience que nous appelons l’absolu, réparti sur l’étendue d’une vie comme une succession d’absolus, et sur les générations successives, comme des expériences collectives qui sont l’évolution du groupe aussi bien que son histoire. Avec cet arsenal de nouvelles notions, reconnues par la conscience comme réellement présentes, réellement actives, réellement interactives et tout le temps au travail, depuis la conception jusqu’à la mort, nous pouvons renouveler l’étude de l’homme et établir une nouvelle science que nous appelons la science de l’éducation. ***

Dans la science de l’éducation, basée sur la conscience de la conscience, nous trouvons d’un côté, une possibilité de maintenir ensemble ce qui est resté fragmenté par le Moi des 207


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

chercheurs, qui eux-mêmes restent dans l’un ou l’autre des absolus ; d’un autre côté, nous trouvons certains moyens de faire de l’éducation ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire l’instrument que l’évolution humaine s’est donné pour produire une réalité humaine qui est notre environnement, notre milieu de vie, intérieur comme extérieur. Au plan individuel, les prises de conscience ont été forcées sur le Moi, resté observateur tel qu’il l’était in utero et au début de la petite enfance, en devenant plus vigilant tout au long de ses années de croissance et faisant de la vigilance un champ de conscience et d’étude. Pour l’individu qui fait tout ceci seul, le fait de forcer la conscience reste un acte prudent quant à ce qui peut être réellement fait, et comment. Ainsi, personne ne peut demander plus de ces individus que ce qu’ils font avec euxmêmes dans leur vie et avec leur vie. Des contributions individuelles exceptionnelles viennent d’individus exceptionnels. Les autres, potentiellement capables de faire quelque chose d’exceptionnel, peuvent mener, et souvent mènent, des vies ordinaires que personne ne remarque comme étant autre chose qu’ordinaires. Mais quand nous entrons dans les vies d’autres personnes, nous pouvons trouver comment intervenir pour que l’ordinaire ait l’apparence de l’extraordinaire. Nous pouvons forcer la conscience au-delà de ce que les circonstances de vie auraient amené à chacun. Nous pouvons transformer une relation en plateforme, à partir de laquelle nous pouvons offrir à l’individu ce qu’il pourra recevoir et utiliser en forçant ses propres prises de conscience. En fait, il n’y a pas d’autres façons de forcer la conscience que de faire en sorte qu’une personne saisisse ce qui 208


6 Forcer la prise de conscience

peut, en elle, forcer la conscience de soi. Si nous appelons éducateurs ceux qui, non seulement, ont acquis de façon directe, personnelle, une ou plusieurs prises de conscience, mais ont également appris comment d’autres personnes elles aussi peuvent les acquérir, nous nous trouvons devant un défi : comment agir dans un contexte social pour que d’autres découvrent en eux que de telles prises de conscience sont à portée de main et qu’ils peuvent y entrer pleinement pour les posséder. Dans ce chapitre, nous nous concentrerons précisément sur ce point. ***

Il peut y avoir beaucoup plus de façons de forcer la conscience que celles que nous allons rencontrer ici, et chaque lecteur décidera de ceci pour lui-même. Puisque forcer la conscience est une fonction personnelle que chaque bébé utilise par lui-même, il est vraisemblable qu’il sera utile pour un éducateur de mettre en relation les nouvelles prises de conscience qui doivent être forcées avec celles dans lesquelles l’individu peut s’engager seul, spontanément. Ceci est une voie de recherche possible – peut-être la plus fertile et la plus facile, et celle qui peut mener aux techniques et matériels les plus efficaces, la meilleure technologie jusqu’ici. Elle peut demander moins d’imagination de la part de l’éducateur, tout en donnant assez de résultats pour que l’on soit

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

encouragé à persévérer dans cette voie et à élargir son champ. Mais la voie doit être atteinte d’abord. Un exemple peut nous aider ici. La familiarité peut émousser notre vigilance et nous en arrivons à accumuler des a priori et même à changer certains d’entre eux en préjugés qui nous empêchent de poser de bonnes questions pour éclairer nos esprits. Puisque presque tous les enfants, très tôt dans leur vie, apprennent à parler leur langue maternelle, nous ne nous demandons presque jamais comment nous-même, et nos enfants, et leurs enfants, ont appris à parler. De même, nous n’investiguons pas non plus les autres apprentissages universels : savoir s’asseoir, se mettre debout, marcher, courir, grimper, sauter, etc. Nous avons étudié quelques-uns d’entre eux dans les chapitres précédents. Nous avons vu que si nous devenons vulnérables à l’évidence, celle-ci ne nous échappe pas. Les scientifiques de l’éducation sont ceux qui atteignent cette vulnérabilité et la transforment en vigilance dans ce domaine. Mais revenons à l’apprentissage de la langue parlée. Si nous observons comment chacun de nous parvient à donner un sens à ce qui, en soi, en est totalement dépourvu – comme par exemple un énoncé dans un langage que nous ne connaissons pas, ce qui est le cas du langage parlé par les gens autour de nous quand nous n’avons que quelques mois – nous sommes conduits aux nouvelles prises de conscience suivantes : 1

Nous sommes tous capables de faire abstraction des voix des locuteurs autour de nous et

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6 Forcer la prise de conscience

d’atteindre la faible part d’énergie allouée aux mots. Ainsi, le pouvoir d’abstraction est-il un attribut du Moi chez chacun de nous. Et ceci nous a échappé. 2 Puisque les mots s’appliquent à des classes de perceptions, actions, images, (ce qui est évident dans le cas des noms et des pronoms) et puisque apprendre à parler, c’est devenir habile à utiliser les mots, nous devons reconnaître que l’utilisation de concepts est un autre attribut du Moi appartenant à tout le monde. Simplement dit : nous sommes tous experts dans l’utilisation de concepts. Et ceci nous a échappé. 3 Toute personne qui a appris à parler sa langue maternelle est équipée pour entrer dans le domaine des mathématiques et, en particulier, pour traiter le concept de relation abstraite. Ainsi donc, on peut amener chacun à devenir mathématicien, s’il le veut. Nous savons déjà comment faire. Et ceci nous a échappé. 4 Toute personne qui a appris à parler sa langue maternelle a capté une réalité fugace qu’elle parvient à faire durer en retenant, pendant un moment, une séquence de mots – dans un ordre donné, certains des mots déclenchant des significations; ainsi, est évoquée une signification globale dont on sait qu’elle correspond à la séquence initialement entendue, et que l’on peut alors transmuter en son propre flot de mots, si cela est requis. Ainsi, chacun d’entre nous est-il capable d’entrer en relation avec la parole, comme appartenant à d’autres aussi bien qu’à soi-même, et donc, est capable d’entrer en relation avec une réalité complexe ayant plus d’une dimension. Cette 211


La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

relation peut mener à reconnaître que si un deuxième support présente les attributs du discours, on est capable d’y entrer et de l’assimiler (pourvu que des obstacles insurmontables ne soient pas placés sur le chemin de ce transfert). Ainsi, il devient évident que tout le monde peut apprendre à lire sa langue et qu’il s’agit simplement d’un transfert de conscience. Et que ceci aussi nous a échappé. La lecture est devenue un défi majeur dans l’éducation, un défi difficile à comprendre et à surmonter, surtout parce que de telles prises de conscience sont encore rares parmi ceux qui enseignent la lecture. 5 Personne n’a remarqué que, pour tous les bébés, la langue maternelle est une langue étrangère. Et la plus difficile des langues étrangères puisqu’on ne sait pas ce qu’est une langue, on ne sait pas à quoi elle sert, ce qu’elle implique et ce qui doit être mobilisé par la personne qui essaie de l’acquérir. Mais du fait que nous tous, nous maîtrisons ce qu’il est nécessaire de maîtriser, très tôt et pour toute notre vie, alors que beaucoup d’entre nous trouvent difficile d’apprendre une nouvelle langue (appelée symptomatiquement langue étrangère), un gouffre entre ce que nécessitent l’une et l’autre s’est établi dans le psychisme collectif. Personne n’est prêt à reconnaître d’emblée que les mêmes pouvoirs qui nous ont permis de pénétrer la plus étrange de toutes les langues, la langue maternelle, pourraient peut-être nous permettre d’apprendre de nouvelles langues facilement. Ceci aussi, nous pouvons le compter parmi ce qui nous a échappé. Ayant pris conscience que quelqu’un qui a acquis sa langue maternelle a de facto la capacité d’apprendre d’autres langues, peut-être à moindre coût en temps et en efforts, nous pouvons voir le 212


6 Forcer la prise de conscience

domaine de l’apprentissage des langues s’ouvrir à différentes tentatives qui invariablement mènent au succès. Et ceci aussi nous a échappé. 6 Une fois que nous voyons que l’homme est doué de la capacité d’acquérir une ou plusieurs langues, nous pouvons reconnaître qu’une telle acquisition est équivalente à une mise en contact avec un attribut du Moi humain : l’intellect. Ainsi, nous voyons maintenant que notre intellect et ses attributs doivent exister avant leur utilisation dans le déroulement de notre éducation intellectuelle. Nous ne pouvons plus croire que l’éducation de l’intellect est seulement la responsabilité de l’environnement et surtout des écoles, qui ont été créées pour la transmission de la culture. Au lieu de cela, nous voyons que l’intellect est au travail depuis le début, et tout le temps. Et ceci aussi nous a échappé, et a échappé en particulier aux théoriciens tels que Skinner ou Piaget ; le premier niant l’existence d’un intellect originel humain conscient ; le second disant que le fonctionnement correct de l’intellect humain est conditionné par l’assimilation du modèle rencontré dans les sciences naturelles modernes, surtout les mathématiques. ***

L’exemple que j’ai choisi d’étudier dans la section précédente est le contraire de forcer sa conscience ; il s’agit du fait que nous acceptons, de manière implicite, que bien des choses nous échappent et n’affectent en rien notre vision du monde et de ce qui s’y passe. Mais si des lecteurs sentent que leur conscience de

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

chacun de ces points soulevés a été forcée, et que maintenant il leur échappe beaucoup moins de choses qu’avant qu’ils ne se soient engagés dans l’étude de cet exemple, alors il est clair que le sujet énoncé dans le titre de chapitre est très important, pour eux comme pour d’autres. Forcer la conscience n’implique pas de violence à l’égard d’une personne. Au contraire, une fois éclairée d’une certaine manière, la conscience devient une source d’illumination pour soi-même. ***

C’est l’étude des bébés et des très jeunes enfants, engagés à acquérir des aptitudes qui leur semblent pertinentes, qui nous a enseigné que seule la conscience peut être éduquée, bien que la signification de cette phrase reste une variable qui dépend de l’âge et aussi des circonstances. Il est clair que les bébés, puisqu’ils ne parlent pas, évitent de s’engager à retenir et à répéter la production verbale de leur environnement. Mais il est certain aussi qu’ils s’engagent délibérément et constamment à chercher tout ce qui relève des tâches qu’ils veulent maîtriser, que ce soit la station debout, la modulation du tonus musculaire de la langue et des lèvres qui affectent les énoncés qu’ils veulent faire, ou n’importe laquelle des très nombreuses autres aptitudes que nous avons tous développées à cette époque de la vie. Ce qui devient évident, c’est que chaque bébé est un système énergétique doué d’une énergie supplémentaire, susceptible d’être affectée par l’énergie ajoutée de l’extérieur ou déplacée de l’intérieur. Chaque bébé sait cela directement, sans le

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6 Forcer la prise de conscience

commentaire verbal, impossible à ce moment-là, que nous effectuons maintenant. Chaque bébé utilise cette conscience pour aller plus avant dans ses apprentissages variés. Le travail est si bien fait que les résultats sont intégrés et deviennent seconde nature, pour être utilisés dans tout travail ultérieur. Aucune mémoire distincte de ce travail initial n’est requise. Les chercheurs, qui se sont préparés par d’autres approches que la conscience de la conscience, ne saisissent pas la signification d’une telle intégration, dans laquelle c’est le nouveau qui intègre l’ancien et l’altère pour indiquer de nouvelles possibilités. Un coureur est plus qu’un marcheur, mais le marcheur en lui continue d’exister ; la volonté affecte l’énergie disponible pour produire un état à partir de l’autre, les deux fusionnant sans heurts, chacun des deux pouvant néanmoins être distingué par ses attributs. Il n’est pas nécessaire d’amener à sa conscience les aptitudes acquises sous forme d’entités séparées (bien que générées par le Moi) ; c’est ce qui nous permet d’utiliser le terme subconscient pour tous nos apprentissages fondamentaux. Dès que nous devenons vigilants et habiles à examiner ces questions, nous sommes capables de trouver des entrées dans les différentes dynamiques intérieures qui commandent toutes ces fusions et qui leur permettent de rester des entités séparées. Seule une conscience éduquée préserve ces réalités et leur donne leur légitimité. Sinon tout semblerait miraculeux et totalement incompréhensible.

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Heureusement, puisque la conscience peut être éduquée, nous pouvons modifier le cours des vies, les altérations ainsi produites apparaissant néanmoins comme des intégrations harmonieuses obtenues à un coût qui n’excède pas celui qu’on est prêt à payer. La loi qui s’applique est celle à laquelle nous nous sommes référés dans les chapitres précédents : celle de l’intégration et de la subordination. Elle produit un passé fonctionnel prêt à céder à l’avènement du futur. Elle nous alerte au fait que se référer à l’inconscient, ou au subconscient, est un parti pris de ceux qui identifient la conscience à l’état éveillé, un parti pris qui rend obscurs bien des points concernant l’apprentissage et oblitère la sagesse populaire qui depuis longtemps connaît le sommeil comme agent restaurateur de bon sens chez ceux qui pourraient agir de façon précipitée quand ils sont éveillés. Elle fait place à un être qui a de l’expérience et laisse l’expérience l’aider dans tout nouvel engagement sans s’y référer consciemment. Le passé est fonctionnel en ce qu’il ouvre la voie pour que l’avenir devienne le présent. Une fois que le parti pris qui consiste à associer la conscience et l’état éveillé est démontré et que le besoin de l’écarter est compris, la personne est restaurée dans son intégralité et le besoin de comprendre le rôle du sommeil dans l’apprentissage devient impératif. Nous avons eu l’occasion de discuter du sommeil plus tôt dans le chapitre 4. Ici, je récapitule brièvement mes observations. Notre Moi s’est donné deux états de conscience depuis le début : l’un est le sommeil et l’autre l’état éveillé. Dans le premier, le

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6 Forcer la prise de conscience

Moi bloque toute nouvelle arrivée d’énergie de l’extérieur en se retirant des organes des sens, pour se consacrer à donner un sens aux inputs déjà reçus. En agissant ainsi, le Moi relie hier à tous les hiers précédents et fait que le passé croît tout en restant un tout intégré. Dans le deuxième état de conscience, le Moi, en étant présent dans les organes des sens, se connecte aux énergies présentes dans l’environnement et se concentre à en recevoir les éléments significatifs pour lui, compte tenu de son niveau d’expérience. Etre éveillé est équivalent à être perméable aux aspects de cet environnement compréhensibles en fonction du niveau d’expérience déjà atteint, ou auquel on peut accéder grâce à des changements dès lors possibles. Être éveillé nous rend capables d’être chargés par les énergies environnantes sélectionnées. Dormir nous donne le temps et les savoir-faire pour assimiler ce qui peut être facilement intégré à tout notre passé, ou disons plutôt que ceci permet de réaménager une partie du passé pour s’accommoder au nouveau. Nous pouvons parler du sommeil en termes de tri des charges ou de débarras de ce qui est inapproprié à ce moment-là dans le temps. Notre réalité humaine requiert un seul Moi mais deux états de conscience. Avec ces deux états, beaucoup de mystères disparaissent et l’apprentissage devient une nouvelle prise de conscience. ***

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

Les propos ci-dessus forceront peut-être une prise de conscience du contenu de l’énoncé et ils peuvent servir d’exemple pour illustrer la manière dont une prise de conscience est forcée, bien que ce soit quelqu’un d’autre qui mette en marche le déclencheur. Quoi qu’il en soit, ils peuvent jouer ce rôle et aider les lecteurs qui veulent étudier comment on force une prise de conscience. Mais il est possible également que ce qui est dit ci-dessus reste sans écho, sans avenir, que ce ne soit que des mots que l’on peut lire et retenir. Dans ce cas, d’autres exemples devront être tentés pour amener une prise de conscience de la manière dont on force une prise de conscience. Une des difficultés rencontrées par les lecteurs peut se trouver dans le fait que, comme nous l’avons noté ci-dessus, la familiarité brouille les pistes et ce qui est évident reste caché plus profondément que certaines platitudes. La plupart d’entre nous ont été formés dans des écoles officielles, portés à croire que seuls les autres sont doués des qualités de l’esprit qui leur permettent de faire des découvertes. Il faut beaucoup travailler pour annuler cette croyance ainsi que la formation qui y a mené. Considérons, par exemple, l’énoncé suivant : les 6 voyelles du français sont a, e, i, o, u, et y, ce que tous les enfants dans les écoles francophones sont amenés à croire. Les enfants n’ont aucune raison de mettre en question la véracité d’un énoncé répété d’une façon si générale et jamais contesté dans les écoles. Mais ceci n’est « évidemment » pas vrai. Il suffit

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6 Forcer la prise de conscience

de se demander pourquoi le français utilise des accents pour s’apercevoir que la lettre « e » couvre plusieurs réalités. Cette lettre se trouve avec des valeurs différentes dans des mots comme « été », « tête » ou « je », mais aussi « femme », sans oublier « chez » ou « cette ». Si on compte les voyelles de la langue parlée, on en trouve non pas 6 mais 18. Mais surtout, en examinant soigneusement la situation, un climat mental interne très différent peut s’établir. Une prise de conscience a été forcée qui rouvre la relation entre la langue française et la manière de l’écrire, et cette prise de conscience peut avoir des conséquences considérables, par exemple, dans le domaine de l’apprentissage de l’orthographe. ***

Comme « forceur » de prises de conscience, je suis concerné avant tout par le transfert qui s’effectue à partir d’une expérience, ou d’un ensemble d’expériences, qui permet de voir, de façon générale, que n’importe qui peut devenir conscient que la conscience peut être forcée toujours et encore, et que forcer la prise de conscience est un instrument essentiel de l’éducation. Donc, en créant une éducation qui s’applique à tous les humains, transcendant les cultures, les langues, les systèmes d’éducation publique et les méthodes d’enseignement, nous devons donner à cette évidence son importance particulière et sa vraie place. Pour que cette découverte puisse être largement répandue, il n’est sans doute pas suffisant de se concentrer à forcer des prises de conscience. Il sera peut-être nécessaire de faire beaucoup plus pour engendrer un changement radical et fondamental de la

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La science de l’éducation - Partie 1: Considérations théoriques

manière dont l’éducation est conçue et appliquée partout. Beaucoup de pratique sera nécessaire, et pour cela, des techniques nouvelles et puissantes et des matériels nouveaux devront être créés. La deuxième partie de ce livre contient plusieurs propositions concernant de telles techniques et de tels matériels. Ici, je dois me limiter à forcer la prise de conscience de la nécessité de forcer des prises de conscience. ***

Comme tous ceux qui, jeunes étudiants, avaient suivi les programmes des écoles publiques, je n’avais jamais entendu parler de « dénominateurs communs » jusqu’à ce que les fractions deviennent l’objet de mon étude de l’arithmétique. Tout semblait très mystérieux mais, puisque le système marchait et nous donnait des notes passables et calmait les enseignants, nous étions d’accord de chercher le dénominateur commun de deux fractions avant de les ajouter ou de les soustraire. La prise de conscience selon laquelle une telle procédure est réellement nécessaire est venue beaucoup plus tard lorsque, comme auteur d’un texte sur les fractions, j’ai compris que ce n’étaient pas les fractions mais l’addition qui demandait qu’un nom commun soit donné aux entités à ajouter. De fait, nous savons tous que nous ne pouvons pas ajouter 3 stylos et 2 crayons et que nous devons trouver un attribut commun à ces objets qui transcende stylo et crayon (tel qu’objets ou accessoires d’écriture) et nous permet de voir, au-delà de ces objets-mêmes, un attribut commun aux différents ensembles qui ont dû être « fusionnés » pour arriver à dire « cinq quelque chose ».

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En même temps que cette prise de conscience s’est forcée à moi, j’ai découvert pourquoi les mots « dénominateur commun » avaient été suggérés par la personne qui a été la première à résoudre le défi qui consiste à trouver une fraction équivalente à deux fractions qui doivent être ajoutées (ou soustraites). Dénominateur veut dire simplement « nom » en français. Donc les fractions ne peuvent être ajoutées que si elles ont le même nom. Ce fait simple est devenu une prise de conscience profonde. Je pourrais alors en forcer l’évidence chez d’autres et ôter ainsi une « difficulté » dans l’esprit des élèves de l’école élémentaire. Mais elle a fait plus : elle m’a suggéré une approche originale pour enseigner aux enfants de 7 et 8 ans de la même manière que l’on enseigne aux étudiants de 18 ans et plus dans les universités. Elle a forcé une autre prise de conscience chez moi ; celle des classes équivalentes de fractions comme la seule réalité mathématique des fractions qui soit en accord avec la manière dont les concepts et les mots existent dans les langues. ***

Ce très puissant et nouvel exemple de la manière dont la prise de conscience s’est tout d’abord imposée à moi, puis est devenue une manière d’enseigner une matière qui fait partie de tous les programmes dans le monde entier, n’est qu’un seul exemple. Le fait de donner beaucoup d’autres exemples peut aider et ceci sera fait dans les chapitres de la deuxième partie. Mais, le plus important ici est de reconnaître que forcer la prise de conscience

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– comme une manière de devenir un scientifique de l’éducation (en le faisant à soi-même) et de transformer un système d’éducation très coûteux en un système efficace et efficient à un coût approprié (qui ne coûte pas plus qu’il ne doit) – est le seul espoir pour un changement dans l’éducation. ***

Prenons comme autre exemple la manière dont l’arrivée de l’ordinateur et la compréhension de celui-ci comme outil toutpuissant pour forcer la prise de conscience a changé radicalement le défi de l’illettrisme, qui est considéré comme un problème social, économique et politique majeur dans beaucoup de pays. Dans d’autres écrits, les lecteurs trouveront des détails concernant les langues pour lesquelles des programmes informatiques ont été produits. Ce qui nous intéresse ici, c’est forcer la prise de conscience comme concept. Bien que ces programmes informatiques le fassent de façon élégante, reste le problème de faire en sorte que les éducateurs le voient. Ils doivent arriver à comprendre une situation que beaucoup pourraient considérer comme une menace pour leur travail en tant qu’enseignants de la lecture (en classe de rattrapage), une menace qu’ils peuvent percevoir avant même que la valeur de la proposition ne soit claire pour eux. Ainsi, pour écarter ce risque, nous n’avons qu’à demander aux éducateurs d’apprendre à lire une langue qui leur est inconnue en utilisant un logiciel conçu pour l’enseignement de la lecture.

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6 Forcer la prise de conscience

S’ils le font, il leur faut rarement plus d’une heure pour qu’ils voient que, de fait, ce que le logiciel demande de faire mène à savoir lire cette langue particulière. Savoir lire dans ce cas veut dire que n’importe quel texte (qui n’engendre pas d’obstacles insurmontables) peut être lu facilement et, dans le cas des natifs pour lesquels ces programmes ont été créés, avec compréhension. La capacité de lire fait maintenant partie de la personne qui était un apprenti analphabète quelques minutes auparavant ; savoir lire a été atteint. On force la prise de conscience de la lecture comme ceci : un texte est sélectionné qui contient les graphèmes et les phonèmes d’une langue. (Chaque langue pose un défi différent et requiert un changement de la présentation). La « Lecture Infuse »3 est le nom donné à cette série de didacticiels. Il souligne le fait que, généralement, personne ne peut échapper à l’apprentissage de la lecture. Cependant, pour chaque langue, il existe un programme spécifique qui constitue un moyen déterminant de forcer la prise de conscience selon laquelle la langue parlée a aussi une forme écrite qui, d’une certaine manière, est plus simple puisqu’elle est de nature moins fugace et capable de donner forme à un nombre d’attributs de la langue parlée.

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Ces logiciels ont été réalisés avec des moyens informatiques aujourd’hui dépassés. Seule la « lecture infuse » en français a été mise à jour, incluant les couleurs et utilisant une police de caractères plus lisible que celle de l’original. Ce logiciel est en vente sur le site de « uneeducationpourdemain.org »

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Le texte sélectionné (que les étudiants sont incapables de lire) apparaît à l’écran. En touchant la barre d’espacement sur le clavier, l’étudiant déclenche un changement sur l’écran. Une seule voyelle apparaît, avec le son donné à cette voyelle dans cette langue. Elle est située aux endroits qu’elle occupe dans chacun des mots qui contient ce son avec son orthographe dans ce texte. Ainsi, le nouveau-venu à la lecture dans cette langue a-t-il l’occasion de prononcer ce son autant de fois qu’il le faut dans ce texte. La pratique est acquise de cette manière. Une fois vu, cet ensemble peut être revécu quand le texte entier apparaît à l’écran et où chaque voyelle, se trouvant maintenant à l’intérieur des mots, clignote. Avec ce deuxième exercice, le nouveau-venu a acquis beaucoup de pratique : il sait associer ce seul son avec une ou plusieurs de ses orthographes, dans les mots sélectionnés de ce texte. En touchant la barre d’espacement, l’étudiant fait venir la deuxième voyelle qui est, au départ, traitée de façon semblable. Elle est donnée seule, localisée exactement comme elle l’est dans le texte et le son qu’elle représente doit être donné, une seule fois, quand elle apparaît au départ. De plus, elle survient dans le sens de lecture, de gauche à droite et de haut en bas. Mais maintenant il y a une différence. Les deux voyelles étudiées jusqu’ici apparaissent sur l’écran là où elles se trouvent dans le texte, donnant à l’apprenant une autre occasion de travailler sur la première voyelle et des occasions répétées de travailler sur la

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deuxième. Après le travail effectué sur cette paire de voyelles, les voyelles successives sont traitées de façon semblable. Quand les voyelles d’une langue ne présentent aucune ambiguïté, l’apprenti n’a qu’un petit nombre de voyelles à assimiler (5 pour l’espagnol, 7 pour l’italien, etc.), associant un seul son à chacune et les distinguant facilement l’une de l’autre. Travailler avec ce logiciel permet d’acquérir beaucoup d’expérience ; la grande majorité des étudiants atteint un bon niveau de maîtrise en très peu de temps (de 5 à 25 minutes). Mais, dans beaucoup de langues, il y a des ambiguïtés et le même processus ne garantit pas une maîtrise aussi facilement que dans les autres cas. Néanmoins, des tests effectués sur cette partie du logiciel ont montré que la confusion résultant des ambiguïtés est, d’une part, de courte durée et peut, par ailleurs, être évitée. Pour cela, il est possible de demander aux étudiants de remarquer où, sur l’écran, se trouvent les voyelles maîtrisées et où se situent certaines autres qui paraissent semblables mais n’ont pas été mises en évidence. (Exemple : Dans l’étude de la voyelle [a] clignoteront, entre autres, le [a] de [la], le [at] de [rat] mais pas celui de [aiment]. Les prises de conscience que nous avons forcées jusqu’ici concernent : 1) le lien entre son et signe selon lequel un signe peut déclencher un son ; 2) la présence de voyelles à l’intérieur des mots ; 3) le fait de pouvoir dire les voyelles indépendamment du reste d’un mot ; 4) le fait que dans certaines langues, plusieurs signes déclenchent les mêmes sons et que, dans

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certains autres cas, plusieurs sons peuvent être associés avec les mêmes signes ; 5) la pleine responsabilité de l’étudiant de faire toutes ces connexions et distinctions. Toutes ces prises de conscience sont généralement forcées en un temps acceptable pour la plupart des apprentis, quel que soit leur âge (pourvu qu’ils puissent parler) ou quel que soit leur cadre de travail (paysans, travailleurs, chômeurs, etc.) Le logiciel fournit un temps considérable pour la pratique, de sorte que, dans la plupart des cas, personne n’en demandera davantage. Nous pouvons maintenant forcer la prise de conscience de ce dont on a besoin pour intégrer les consonnes et pour compléter le travail consistant à engendrer les mots formant les textes. Les consonnes doivent être intégrées car elles ne sonnent pas d’elles-mêmes et requièrent les voyelles pour produire des syllabes qui elles, peuvent être prononcées. En bref, ceci veut dire que les voyelles et les syllabes sont les briques de la langue parlée ainsi que de la langue écrite. En présentant chaque consonne une par une et en donnant la syllabe appropriée pour la première paire de signes, qui inclut une voyelle bien connue et un nouveau signe qui est la consonne, ce qui est demandé des étudiants, c’est qu’ils transfèrent le son d’une syllabe à une autre, différente par la voyelle. Forcer cette prise de conscience produira, avec les autres voyelles, autant de syllabes avec cette première consonne que le texte en demande. Bien que nous, les enseignants, sachions que nous forçons des prises de conscience, les étudiants, eux, dans ce genre de travail, n’ont qu’à prouver qu’ils peuvent faire tout ce qui est présenté dans ces sous-ensembles, comprenant n’importe laquelle des

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voyelles maîtrisées ainsi que la nouvelle consonne introduite par un exemple. Il est même possible d’atteindre cette maîtrise quand la consonne (comme un son qui « sonne avec ») est représentée par plus d’une orthographe. S’il arrive que ces éléments forment des mots complets de cette langue, pour la première fois, les étudiants pourront remarquer que ces exercices sont en rapport avec leur langue. Cette perception s’étendra, les consonnes étant introduites tour à tour, et elle finira comme étant la prise de conscience qu’on peut lire tous les mots de ce texte (dès qu’ils sont complétés) et déclencher la signification qui leur est associée dans sa langue. Tout ceci explique comment une procédure définie (celle utilisée dans le didacticiel « La Lecture Infuse ») peut forcer un nombre de prises de conscience suffisant pour assurer le savoir-lire. Souvent prouvée sur des langues très différentes – dont le traitement diffère seulement selon les demandes conjointes de leur phonétique et de leur orthographe – cette partie du programme de « La Lecture Infuse » est un excellent exemple pour montrer comme il suffit de peu à quiconque pour devenir lecteur, pourvu qu’il joue le jeu développé dans ces didacticiels. La technique qui consiste à forcer les prises de conscience est partout ; elle démontre qu’elle est la composante essentielle de l’apprentissage requis ici. Parce que nous avons su comment le faire et que nous avons créé un matériel qui véhicule ces techniques, nous avons trouvé une solution relativement simple à un problème social considéré par beaucoup comme impossible à traiter. ***

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Mais les observateurs ne seront pas tous convaincus que le problème de la lecture des langues alphabétiques est résolu. Certains de leurs a priori ou même de leurs préjugés, les empêcheront de reconnaître les résultats atteints ; ils mettront plutôt l’accent sur ce qui peut facilement être entrepris plus tard, mais n’a pas encore émergé dans cette partie du programme de « La Lecture Infuse ». Plutôt que de se disputer avec ces sceptiques, il est possible d’ajouter d’autres parties au programme, qui apportent autre chose aux lecteurs. Premièrement, le Test 1 présente, en ordre aléatoire et à l’identique, toutes les séquences « groupes de sens » issues des phrases du texte de base. Les étudiants ne rencontrent jamais plusieurs groupes de mots dans le même ordre que dans le texte initial. De fait, ayant seulement appris à lire des mots, rien dans le premier programme n’implique la liaison de certains des mots entre eux pour produire des phrases qui, à leur tour, déclenchent les significations qu’elles ont dans la langue parlée. De tels phrasés sont une composante de la compréhension. Ainsi, Test 1 est plus qu’un test de décodage de mots, il force une nouvelle prise de conscience : celle de l’importance du phrasé pour une lecture courante et pour la compréhension. Il donne aussi une certaine pratique dans cette capacité. En fait, il est possible de faire le Test 1 autant de fois qu’il le faut pour obtenir une maîtrise complète du Texte 1, vu comme un texte cohérent. Maintenant, il est facile de ramener le premier texte à l’écran et de le lire avec l’expérience gagnée dans Test 1.

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L’ordinateur permet de forcer encore une autre prise de conscience, celle qui montre qu’il existe quelque chose que l’on appelle la vitesse de lecture. Celle-ci est incorporée dans le logiciel en offrant trois choix de vitesse pour les séquences de phrases du Test 1 (qui sont proposées en ordre aléatoire). Ces vitesses sont : lent (pour ceux qui ont besoin de temps pour lire un petit groupe de mots de façon à les dire de manière liée), moins lent, pour prouver que les étudiants ne sont pas mis en difficulté par le temps nécessaire au décodage de chaque mot et rapide, ou normal, pour leur donner le débit qu’ils pratiquent en parlant, dans leurs propres conversations. Si cette vitesse peut être atteinte par des gens si récemment introduits à la lecture, elle nous dit beaucoup sur l’importance du procédé qui la sous-tend – forcer la prise de conscience. Avec la conscience, il semble que très peu de temps soit nécessaire pour mener les étudiants à maîtriser bon nombre des défis que présente la lecture, avec compétence et sans effort, à la manière dont tout le monde a appris à parler sa langue maternelle dans sa petite enfance. Mais il reste encore deux niveaux à atteindre pour satisfaire les sceptiques. Le premier est traité avec le Test 2. Si, maintenant, nous présentons un texte continu, utilisant des éléments de la langue enseignée dans la partie précédente du programme, tout en introduisant des phrases nouvelles, et si nous offrons le nouveau texte comme une séquence de phrases qui se suivent de gauche à droite et de haut en bas, nous forçons la prise de conscience suivante : savoir ce que c’est que de lire un texte, en n’oubliant pas de lier toujours certains mots. Si nous offrons ce texte à trois vitesses, aucun étudiant ne pensera que l’acte de lire 229


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est réussi s’il énonce chaque mot tour à tour, séparément. Au lieu de cela, l’introduction de phrases structurées de cette manière forcera la prise de conscience (et avec elle l’habitude) que la lecture est le fait de dire successivement des mots en groupes, qui restaurent la langue parlée. Ce pont important entre la langue parlée et la langue écrite n’a pas été introduit dans d’autres programmes d’apprentissage de la lecture parce qu’il n’était pas facile de savoir comment le faire. Maintenant que c’est possible, cette manière de faire devrait être universellement adoptée, afin d’écarter de la route des apprentis des obstacles qui ont souvent été considérés comme des écueils insurmontables. Si de nouveaux-venus à la lecture peuvent lire le texte du Test 2 à la troisième vitesse, ils peuvent être comparés, à juste titre, à ceux qui savent déjà lire couramment. Pour confirmer ce jugement portant sur la qualité de lecture de ceux qui entrent dans les programmes de « La Lecture Infuse », deux autres textes sont offerts comme Textes supplémentaires. Ils sont plus longs que les deux premiers et sont lus à une seule vitesse, quasi équivalente à la plus rapide. Ils sont toujours présentés en phrasés. Une telle lecture ne prend qu’une ou deux minutes. Le dernier texte peut servir de pont vers la lecture de n’importe quel texte imprimé avec lequel les étudiants peuvent entrer en relation selon leur niveau d’expérience. Ces textes supplémentaires peuvent constituer le contrôle que les sceptiques tiennent à imposer à cette approche avant d’être prêts à dire qu’elle les satisfait. ***

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Quand ces didacticiels ont été fabriqués, la population cible était composée de natifs, illettrés dans leur propre langue. Ces programmes conduisent une telle population au-delà des difficultés supplémentaires qui se manifestent si, à la maîtrise de la langue parlée, on ajoute l’écriture. Mais, par chance, ils ont été proposés à des personnes non natives (de cette langue) et il s’est avéré, premièrement, qu’ils pouvaient être utilisés pour produire une prononciation remarquable dans la langue en question, et deuxièmement, qu’un des éléments importants de l’apprentissage était acquis : savoir lire cette nouvelle langue. Parce que ceux qui étaient testés étaient lettrés dans leur propre langue, les résultats de telles expériences ont été pour le moins spectaculaires. Quelle que soit la langue du groupe test et la langue du logiciel, il a fallu à peu près une heure pour faire prendre conscience aux étudiants qu’ils savaient lire couramment dans cette nouvelle langue, même s’ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’ils lisaient. Certaines personnes ne trouveront aucune valeur à de telles expériences, mais d’autres diront que leur propre succès à lire des textes de cette nouvelle langue est une preuve de l’efficacité de cette approche ; appliquée à des natifs illettrés, elle leur permettra d’apprendre à lire d’autant plus facilement, aidés par le fait qu’il s’agit d’une langue qu’ils parlent et donc qu’ils comprennent. ***

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L’importance de l’exemple de « La Lecture Infuse » pour le thème de ce chapitre se trouve dans la clarté avec laquelle la notion de forcer les prises de conscience a été démontrée plusieurs fois. Bien sûr, forcer la prise de conscience changera avec le domaine concerné, les techniques et les matériels, mais je pense que le lecteur dispose dès maintenant d’un nombre d’exemples et d’une base suffisante pour pouvoir poursuivre seul son étude. Dans les différents chapitres de la deuxième partie, d’autres exemples seront donnés. Résumé Le contenu de ce chapitre exprime le point de vue selon lequel savoir forcer sa propre prise de conscience est une condition nécessaire pour forcer la prise de conscience chez d’autres. Nous avons, dans notre discussion, constamment attiré l’attention sur ce point. Mais du fait qu’il est nécessaire, avant tout, de devenir conscient soi-même de ce que l’on voit, de ce que l’on saisit, de ce que l’on « instrumentalise », il fallait donc aussi insister, et montrer comment un éducateur, en particulier, peut et doit éduquer sa propre conscience. Nous savons déjà qu’une science est possible seulement quand son objet, ses méthodes, ses limites, sont mises en rapport, par les scientifiques qui l’ont créée, avec le contenu de leur conscience. Dans la Science de l’éducation, c’est de la conscience qu’ils doivent avoir conscience. Un des aspects de la prise de conscience de la conscience concerne la capacité de l’homme à utiliser le Moi et ses attributs 232 234


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pour qualifier les manières dont il utilise son temps. Quand cette qualification force à entrer dans un domaine défini, à adopter une certaine manière d’être, la conscience de la conscience peut se développer à partir de ce « forcing ». Comment le forcing a-til lieu ? quel est son contenu ? quelle part de l’expérience d’un individu est-elle mobilisée et comment ? autant de questions et d’exemples caractéristiques de la conscience de la conscience. Tout ceci relève donc de la science de l’éducation. D’une part, ce chapitre est nécessaire pour regrouper ce qui concerne la conscience de la conscience qui est la base de la science de l’éducation ; d’autre part, il lui faudra (en complément) des passages qui seront contenus dans les nombreux chapitres à venir de la deuxième partie (de cet ouvrage). Ceci permettra d’illustrer pleinement l’utilité, la signification ainsi que l’importance de la conscience de la conscience dans toutes les techniques qui constituent la pratique de l’éducation humaine. Car le fait de forcer les prises de conscience, pour important qu’il soit, n’est pas tout ce dont on a besoin pour parvenir à renouveler et transformer les éducations sociales et intellectuelles du passé ; nous devons y ajouter beaucoup plus et ce « beaucoup plus » a autant d’aspects que la conscience des activités humaines dans leur variété. L’éducation mathématique concerne les mathématiques, mais ici, c’est d’éducation qu’il s’agit et non de former des mathématiciens, ni de mettre l’accent sur la production de théorèmes en soi ou de leurs preuves. Il y a un moment pour forcer la prise de conscience mais il se situe à l’intérieur d’un choix déjà effectué sur la manière d’utiliser son

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temps, un temps qui aurait pu, par ailleurs, être dévolu à la linguistique, à l’art, à la musique, etc. La science de l’éducation cherche surtout à relier tous les choix à la réalité humaine essentielle, qui est la conscience de la conscience. Elle se spécialise dans la découverte des frontières de son domaine d’existence et le travail que ses scientifiques doivent faire. La deuxième partie de cet ouvrage traitera des aspects éducatifs des activités humaines qui occupent une large place dans la conscience de l’homme dans le monde d’aujourd’hui (à ce moment dans l’histoire), ces différents aspects ayant reçu des noms qui montrent différentes prises de conscience de la conscience, les différentes sciences en particulier. Implicite dans le fait que cet ouvrage contient deux parties distinctes, se trouve l’intention de forcer la prise de conscience montrant que nous sommes peut-être au seuil d’une nouvelle civilisation : la civilisation par l’Homme de lui-même en tant qu’habitant de la Terre entière, plutôt que d’une fraction de celle-ci connue aujourd’hui comme pays. Les six chapitres de la première partie tentent, à titre expérimental, de faire comprendre ce que pourrait être une telle civilisation. Les treize chapitres de la deuxième partie diront ce que nous savons des possibilités qui existent aujourd’hui d’offrir, à chaque être humain, de vrais choix existentiels dans notre monde engagé dans sa propre évolution.

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Pour plus d’informations

En français C. Gattegno & A.Gay, Un nouveau phénomène psychosomatique, Delachaux et Niestlé, Paris et Neuchâtel, 1952. C. Gattegno, Introduction à la psychologie de l’affectivité et l’éducation à l’amour, Delachaux et Niestlé, Paris et Neuchâtel, 1952. (traduits en espagnol, portugais et anglais). C. Gattegno, L’Univers des bébés, traduit de l’anglais par Roslyn Young, texte revu et corrigé par l’auteur, UEPD, Besançon, 1985. Transcriptions de séminaires : L’énergie et les énergies La liberté Ma mort

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L’amour La santé La génération des richesses UEPD, Besançon, 1978 à 1986.

En anglais C. Gattegno, In the Beginning There Were No Words, New-York 1973. C. Gattegno, Of Boys and Girls, New-York 1974. C. Gattegno, The Mind Teaches The Brain, New-York 1974. C. Gattegno, On being Freer, New-York 1975. C. Gattegno, Evolution and Memory, New-York 1977. C. Gattegno, On Love, New-York 1977. C. Gattegno, On Death, New-York 1978. C. Gattegno, Who Cares About Health, New-York 1979. C. Gattegno, The Generation of Wealth, New-York 1986.

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