T É L É
ARCHITECTURE ÉTIENNE RAPPORT
LA
MAÎTRISE
DUVAL
-
PROFESSIONNEL
D’OEUVRE
À
DISTANCE
EST
BJARKE HMONP
ELLE
INGELS -
POSSIBLE,
ENSAPL
NÉCESSAIRE
OU
GROUP -
2017
DANGEREUSE
?
Les vérités décrétées dans ce rapport s’autodétruiront à la première lecture…
Sommaire Avant-propos Problématique
6 14
CAUSES 1/Le recul de l’architecte 2/Les outils de la distance 3/Objet VS Représentation
16 22 34
CONSÉQUENCES 1/Distances 2/Gestion de la distance 3/Plus loin, plus grand?
38 42 56
Conclusion
62
----Entretiens Sources Remerciements
66 82 84
AVANT-PROPOS
ITINÉRAIRE Arriver Je suis sorti d’un ventre qui en avait déjà vu passer quatre autres alors, pour trouver ma place, j’ai dû partir… Je suis né à Metz. J’ai grandi dans sa banlieue, à Woippy. Le nom est plus cool que le lieu. Alors je suis tombé dans le panneau… J’ai chopé le complexe d’infériorité de ceux qui sont autour face à ceux qui sont au centre. De l’électron face au noyau. L’envie de graviter au plus proche des épicentres plutôt que dériver loin en périphérie. Je n’ai ensuite eu de cesse que de me laisser attirer par des centralités multiples. À aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs. Et elle l’était.
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Partir Après Metz, la plus grande ville du coin, j’allai étudier l’architecture à Nancy. Est venu ensuite l’éloignement vers Leipzig, ville d’ex-RDA en plein boom, nouveau Berlin qui lui vaut son surnom de “Hypezig”. C’est cet éloignement qui confortera la théorie selon laquelle le contexte peut tout renverser. J’arrivai à Leipzig tout à fait le même qu’en France et pourtant je me sentais compris, confiant, à ma place et tout sauf à la marge. Les vérités gravées dans le marbre et enseignées en France étaient toutes autres dans ce contexte, rendant cette notion de vérité de plus en plus relative et rattachée au lieu. Et celle trouvée sur place me correspondait tellement que je décidai d’y rester. C’était la première fois que je dépensais de l’énergie pour rester à un endroit plutôt que pour le quitter. J’aurais pu en rester là, m’ancrer, mais au bout de trois ans, mon diplôme et quelques premières expériences d’agence en poche, la passion pour ce lieu commençait à s’essouffler pour laisser place à un doute: et si l’énergie éprouvée initialement n’était liée qu’au charme du commencement? Serais-je condamné à un mouvement perpétuel? Toujours est-il que je fis une nouvelle fois ma valise pour diverses expériences à Paris, au Louvre Lens chez SANAA, au Luxembourg et à Bruxelles à la recherche d’un lieu probablement utopique.
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Revenir La recherche de l’utopie se heurte à la fatalité derrière l’étymologie de ce mot. Il est le fruit d’un jeu de mot sensé évoquer l’”eu-topos”, le bon lieu, et “l’u-topos”, le lieu qui n’existe pas. Mais si le bon lieu n’existe pas, la bonne nouvelle c’est que le métier d’architecte permet, même à une moindre échelle, de chercher à le créer. Je décidai donc de revenir pour me heurter à mon contexte proche. Mais avant d’y revenir je voulais m’armer d’enthousiasme sachant que le contexte français n’était pas des plus simples. Les architectes français semblent en effet traverser une crise identitaire profonde1; je cherchais donc à aller dans une agence qui échappait à la névrose ambiante pour embrasser le monde tel qu’il l’était. C’est donc vers BIG que je me tournais car selon les mots de Bjarke Ingels: “There is a cliché of the radical architect as an angry young man rebelling against the establishment. Or as a misunderstood genius, frustrated that the world doesn’t fit in with his or her ideas. In fact we are much more interested in evolution than revolution – the idea that things gradually evolve by improvising and adapting to the changes of the world 2.”
1 Être architecte, d’Olivier CHADOUIN en fait l’exposé qui est toujours d’actualité 2 Introduction de Yes is More
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BIG Année de fondation: PLOT (cofondé avec Julien De Smedt)en 2001, BIG en 2006 Bureaux: Copenhague, New York et Londres Type de structure: Société Anonyme au capital de 500.000 DKK Chiffre d’affaire (2014): 149 491 105 € Bénéfice après impôt (2014): 16 339 685 € Conseil d’administration: Bjarke Ingels, Christian Madsbjerg, Niels Koggersbøl et Sheela Maini Søgaard CEO: Sheela Maini Søgaard Effectif: Environ 500 (dont 12 partners et 13 associés) Départements: Finance, IT, Business développement, Human resource, Landscape, Engineering, Computation, Design produit Licence d’exercice: Danemark, France, Pays-Bas, Grèce, Espagne, Italie, Suède, Portugal, Royaume-Uni et sept états aux ÉtatsUnis 3 Abstract: the art of design, NETFLIX 4 Texte accompagnant la liste des cent personnes les plus influentes au monde selon le TIME en 2016
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Bjarke Ingels Group est une agence employant environ 500 personnes réparties entre Copenhague (où elle a été fondée), New York et Londres. Elle a une vingtaine de réalisations à son actif et une centaine de projets en cours répartis dans le monde entier. Cette présence internationale était un des points forts suscitant mon intérêt. Et on comprend à quel point cet aspect est important chez BIG lorsque Bjarke mentionne son année Erasmus comme l’un des éléments fondateurs de sa carrière: “I went to the architecture school in Barcelona […] and that was definitely here where I became the person I am today. Getting out of Copenhagen, living in another city, speaking another language, and finally dropping out of school, starting my own company in Barcelona with some friends. It was also clear that when I returned to Copenhagen a year later with this sort of Spanish suntan, I was a completely different person and could somehow do things, and be credible, making statements that would have been unimaginable the year before3.” J’admirais également l’envie de BIG d’appartenir pleinement à l’époque contemporaine sans pour autant tomber dans la facilité. Rem Koolhass décrit Bjarke comme l’incarnation du zeitgeist: “he is the embodiment of a fully fledged new typology, which responds perfectly to the current zeitgeist4” Une adaptation enthousiaste à notre époque, dans le but de modeler notre époque. Mais cette image idyllique publique et sans doute filtrée était-elle le reflet de la réalité? La culture de l’agence, son environnement de travail, et ses personnalités étaient suffisamment exposées au public pour qu’on en ait une idée sans même y avoir mis les pieds. Mais motivé par l’envie de vérifier cette identité virtuelle par une expérience réelle, je décidai d’en pousser les portes. Un peu trop fort peut-être…
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5 (In Real Life) 6 ci-dessus le message de confirmation de mon embauche
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YO IS MORE Pour attraper hameçon.
un
gros
poisson,
il
faut
un
gros
Sachant que BIG recevait des tonnes de candidatures je décidai de faire quelque chose de vraiment spécial et personnel pour faire la différence. L’idée d’un clip de rap de motivation est vite apparue. Il serait également un test du sens de l’humour BIG. Après l’avoir mise en ligne, cette vidéo fut visionnée par le service ressource humaine, fit rapidement le tour de l’agence jusqu’à ce que Bjarke la partage et qu’elle devienne virale. Cette démarche, poussée par l’envie d’une confrontation à une expérience réelle s’est rapidement renversée pour devenir la naissance de mon moi virtuel. En effet, les différentes sollicitations, articles, interviews, et commentaires ont commencé à fleurir sur la toile et je faisais l’expérience pour la première fois d’un jugement de ma personne sans rencontre IRL5 avec les personnes portant ce jugement. Ce sont ces multiples croisements entre réalité et virtualité qui furent à l’origine des réflexions de ce mémoire. Les architectes, dont la raison d’être est de créer des lieux, doivent-ils impérativement s’y rendre? Toujours est-il que je fus engagé6 (à l’issue d’un entretien skype) pour travailler sur le projet des Galeries Lafayette aux Champs Élysées que j’ai suivi de l’esquisse à l’appel d’offres. Cette expérience fut un recul de 1000km sur mon pays et sa façon de pratiquer. “Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue.” Johann Wolfgang von Goethe
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PROBLEMATIQUE
ICI ET LÀ-HAUT Entre leur image d’artiste qui perdure dans l’inconscient collectif, et une réalité du métier qui s’en éloigne de plus en plus, les architectes hésitent. À l’instar de leurs cousins artistes7 tels les poètes, les peintres ou les musiciens, ils voient l’inspiration comme leur carburant et bien souvent le voyage et l’éloignement sont le moyen d’y accéder. Or, à l’inverse de ces autres formes d’artistes, le fruit de leur art est celui qui est le plus enraciné. Les pieds sur terre, la tête dans les nuages diton souvent. C’est ce trait de caractère appliqué à l’exercice de la maîtrise d’oeuvre que ce rapport d’habilitation se propose d’explorer. Quelles sont les vertus, les limites et autres conséquences pour le projet d’architecture de l’éloignement des architectes du site et des acteurs du projet? La communication facilitée et instantanée avec chaque coin du monde est elle une chance ou un chant de sirène auquel il ne faut pas succomber? Appuyé sur l’expérience du suivi d’un projet à Paris durant quinze mois depuis Copenhague, ce mémoire tentera d’aboutir à une éthique de la distanciation dans une pratique future. Être loin de son site de projet est-il possible, nécessaire ou dangereux?
7 Suivant la classification des neuf arts
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CAUSE #1
LE RECUL DE L’ARCHITECTE
ÉLOIGNEMENT DANS LE TEMPS L’architekton, ingénieur de Grèce antique, ne quittait pas le chantier. Disposant de peu d’espace d’initiative, il veillait à l’exécution des ouvrages aux bonnes dimensions. Mais à partir du XIIIe siècle, certains de ces ingénieurs commencèrent à délaisser le chantier pour faire des devis et dessiner des parties de façades. Cet éloignement n’eut de cesse d’augmenter jusqu’à la Renaissance où la profession obtint ses lettres de noblesses. Les architectes se séparèrent de la corporation des maîtres maçons à cette époque. L’apparition de la perspective et les premiers grands projets préparés en dessin et en maquette tirèrent toute l’Italie et l’Europe vers un nouveau standard où l’architecte a pris une position de recul vis à vis du site de projet qu’il ne fait que visiter sporadiquement. Mais peut-être cet éloignement physique est-il le reflet d’un trait de caractère ancré dans le fondement de la profession? Que ce soit il y a plus de 3 millénaires dans l’Egypte antique d’Imhotep, au Ve siècle avant Jésus Christ dans la Grèce d’Eupalinos ou dans les époques précitées, l’architecte endosse le rôle de pivot entre les décideurs et les exécutants. Il est par nature un “éloignant”. Sa genèse repose sur l’éloignement du décideur du fait construit. Si cette profession porte en elle cet éloignement, elle doit certainement croire en ses vertus? Elle est aussi celle qui passera moins de temps sur site que les décideurs et les constructeurs. Où peutelle donc trouver son crédit?
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dĂŠcideur
architecte
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constructeur
ET SI LA RAISON D’ÊTRE DE L’ARCHITECTE ÉTAIT LE RECUL? Aujourd’hui en France, plus le programme, le maître d’ouvrage ou le site est prestigieux, plus on fait appel à un “lointain”. Au delà de l’exotisme que l’on peut accoler à la réalisation d’une opération par une figure lointaine, ce qui est recherché c’est le plus gros recul. Celui qui va pouvoir porter un regard de la plus grande fraîcheur pour pouvoir renverser les contraintes et penser out of the box. La culture du voyage d’étude qui s’étend au monde professionnel dans certaines agences (dont BIG) traduit également la nécessité de recherche de recul. BIG cherche à cultiver cette fraîcheur du regard de façon artificielle en recrutant des étrangers pour travailler sur des projets même locaux. Ceci permet en quelque sorte de voyager à domicile. Sur les Galeries Lafayette nous étions essentiellement francophones mais les français n’étaient pas majoritaires. On trouvait au sein de l’équipe un Libanais, une Québécoise, et un Tunisien afin de favoriser ce phénomène de “renversement d’idée”. On peut aussi observer une culture de la naïveté par l’emploi de jeunes collaborateurs. Cette naïveté est rendue possible par le binôme architect constructing architect8. Ce dernier est un maillon supplémentaire entre l’architecte et l’ingénieur. Ce discret garde-fous permet une liberté et une naïveté dans la conception espérée plus fructueuse de la sorte.
8 cf entretien Marie LANÇON p68
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BIG assume donc son côté lointain et en fait un élément de son identité. L’éloignement et le recul qu’il induit sont (pour BIG) une qualité et un espace à investir dans l’équipe de maîtrise d’oeuvre. Ce côté international de l’agence est couplé à une présence de plus en plus répandue sur le territoire mondial, affichée également comme un avantage. Les solutions avancées sont toujours présentées comme les meilleures car BIG peut comparer avec ce qu’il se fait ailleurs dans le monde. Ainsi le chapitre de présentation de l’agence consacré à son aspect international se nomme “présence internationale” et décrit ces aspect de la sorte: “BIG travaille actuellement sur de multiples projets dans le monde entier. Nous avons des projets actifs dans plus de 15 pays, ce qui nous permet de recueillir les meilleures pratiques de chacun d’entre eux et d’apporter une connaissance collective à tous nos projets en cours. Nous avons également établi un réseau international de consultants et de collaborateurs qui contribuent, avec leur expertise, à chacun de nos projets, quelle que soit la destination. En outre, nous entretenons des liens étroits avec les médias du monde, ce qui nous permet de communiquer l’étude de votre projet à une large audience. En interne, le personnel de BIG est originaire de nombreux pays et représente à lui seul l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, l’Asie, l’Europe continentale et la Scandinavie. Pouvoir discuter confortablement en quelques 20 langues contribue à atteindre des horizons bien au-delà de nos propres frontières et nous permet d’impliquer les municipalités, les promoteurs et les partenaires de manière directe et personnelle dans leur propre pays. Nous nous efforçons de comprendre les nuances des cultures abordées au cours de notre travail et les traduisons en une approche nouvelle et propre à notre agence9.”
9 extraits d’un dossier de candidature 10 HOT TO COLD, planisphère des projets,
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CAUSE #2
OUTILS DE LA DISTANCE
De l’apparition de l’e-mail à la démocratisation de l’automobile, bon nombre d’inventions ont assisté et même encouragé les architectes dans leur quête de recul. La plupart des avancées technologiques contemporaines majeures concernent également de près ou de loin notre rapport à la distance. Comme si l’on cherchait à la distordre ou l’éradiquer. D’un côté des inventions liées au transport pour une hyper ou omni présence sur site. De l’autre les avancées liées à la communication pour un substitut de présence réelle par une présence virtuelle à distance. Sans oublier les modes de production liés à l’impression 3D censés à terme faciliter la construction à distance.
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PRÉSENCE VIRTUELLE Les avancées en terme de mode de communication permettent de dompter la distance dans les rapports entre les différents membres de l’équipe de maîtrise d’oeuvre, les clients et les employés. BIG est un espace témoin de toutes ces techniques et affiche même fièrement son “domptage” de la distance. En effet, à peine la porte de l’agence franchie, on peut y voir un grand écran au travers duquel on aperçoit les postes de travail de l’antenne New Yorkaise11. Le système permettant de l’autre côté de l’Atlantique aux employés de nous voir également. Une fenêtre artificielle permettant essentiellement de saisir le rythme de l’agence et son décalage horaire, assume la mutation du métier et des croisements entre réel, virtuel* et les distorsions spatiales que ceux ci impliquent. De même, dans l’axe de la traditionnelle table des salles de réunion est accroché un grand écran couplé à un compte Skype propre à la salle, qui telle une rallonge permet d’étendre cette table vers une région du monde. On ne montre alors plus des panneaux mais on partage son écran. Les limites d’un tel système se trouvent peut-être dans le fait que le niveau d’équipement doit être bilatéral mais ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que l’on n’atteigne ce point. À la présence physique de plus en plus rare d’un patron courant le monde, la réponse exposée est un robot à roulette téléguidé surplombé d’un iPad sur lequel on aperçoit la tête de Bjarke12 se promenant à distance dans les allées de l’agence.
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Son absence est également contrebalancée par l’ultra déballage de son compte Instagram. Bjarke a beau être le BIGster (personne travaillant chez BIG) le moins présent physiquement à l’agence, l’affichage effectué via les réseaux sociaux en fait celui dont l’intimité est la plus connue13. L’utilisation des réseaux sociaux est ici aussi un détournement technologique pour faire un pied de nez à la distance. Les réseaux sociaux sont d’ailleurs utilisés en interne en plus de la fenêtre artificielle CPH-NYC pour faire face à la multiplication des antennes de l’agence. En effet, le BIG net est une plateforme online codée spécialement pour l’agence. Sorte de Facebook interne où chaque BIGster a son profil et peut s’exprimer en postant, commentant les projets en cours, événements liés à la vie de l’agence, indépendamment de l’antenne dans laquelle il se trouve. Certains outils au service du rapport au site ont également fait leur apparition. En effet, bon nombre d’applications de suivi de chantier sont apparues sur le marché ces dernières années et les techniques de scan 3D couplées à des drones permettent des relevés de plus en plus précis dans des temps toujours plus réduits. Dans ce domaine du suivi de chantier BIG détourne également les outils de la distance pour les mettre à son avantage. Ainsi, non loin de la “fenêtre artificielle” donnant sur New York, on peut observer un dispositif assez similaire présentant une mosaïque de neuf plus petits écrans14. Chacun de ceux-ci est relié à une webcam fixée sur la grue d’un des différents chantiers les plus spectaculaires. Ainsi on peut observer en temps réel les premières neiges tomber sur Copenhill (centrale d’incinération de déchets sur le toit de laquelle se trouvera une piste de ski),l’avancée d’une opération de logements à Taïwan, ou même une école aux îles Féroé.
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Les réseaux sociaux ne sont pas laissés pour compte, pour le suivi de chantier non plus. En effet, un compte Instagram (@BIGbilds)15 vient d’être créé pour le suivi de tous les chantiers en cours, et celui-ci compte déjà quelques milliers de followers. La plupart des chantiers sont visités par les architectes de l’agence de façon sporadique mais la rareté de ces visites est contrebalancée par le nombre exceptionnel de spectateurs du chantier. Malgré l’éloignement des sites de projet, les chantiers n’ont jamais été aussi proches puisqu’ils sont accessibles depuis les poches d’un plus grand nombre de personnes. Vu de l’extérieur donc, ces technologies de présence “par procuration” permettent de se jouer de la distance. De l’intérieur, on peut être plus critique. On se rend compte que les écrans donnant sur les chantiers et sur le bureau de New York ne sont utilisés qu’à faire sourire les externes lors de visites de l’agence dont le parcours est millimétré. Le BIG net censé rassembler les BIGsters toutes agences confondus est sous-utilisé malgré les encouragements de ceux l’ayant crée. Les collègues se connaissant et interagissant sont ceux partageant le même espace de travail, et rarement plus. Quant aux ersatz de la présence de Bjarke (robot iPad et compte instagram) ils peuvent pallier légèrement à son absence, mais les BIGsters de la première heure citent l’absence de Bjarke comme la première chose dont ils sont nostalgiques, tant sa présence physique était inspirante.16
16 cf entretien Marie LANÇON p68
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FACILITÉS DE DÉPLACEMENT Sur un autre front, les outils permettant à l’architecte d’être présent physiquement sur site n’ont fait que se multiplier. Il est loin le temps des 80 jours imaginés par Jules Vernes et des 1080 qui furent nécessaires à Magellan pour faire le tour du monde. Avec un tour du monde en avion en 58 heures, notre planète a fortement rapetissé. Là aussi BIG s’engouffre dans la brèche puisque quantité de vols sont réservés quotidiennement pour envoyer partners et chefs de projet à diverses workshops et présentations. Sur le projet des Galeries Lafayette à Paris, une seconde mission de mobilier/aménagement d’intérieur a nécessité la création d’une équipe bis menée par la responsable des intérieurs, Italienne basée à New York. On envoya donc deux stagiaires (Néo-Zélandais et Coréenne) de l’autre côté de l’Atlantique pour une semaine de travail intensive à ses côtés. La question de la logique de tels déplacements est discutable, toujours est-il qu’outre la nécessité d’être proche pour un travail commun, ils traduisent une perte totale de sens et de contrainte des déplacements. Mais l’agence n’est pas seulement consommatrice de tous les outils facilitant les déplacements, elle en est également actrice puisque BIG travaille en collaboration avec l’entreprise hyperloop one, sur le design d’un nouveau moyen de transport à haute vitesse. L’abolition des distances n’est donc pas (pour BIG) qu’une opportunité, elle est également une quête pour laquelle il faut œuvrer. Et la terre est devenue si petite que l’agence travaille même à un futur projet sur Mars17…
17 À gauche les premières images de “Mars Science City Project”, un simulateur de la vie sur Mars aux Émirats arabes unis
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SIMPLIFICATIONS ADMINISTRATIVES ET AMBITIONS POLITIQUES Le contexte européen va également vers une simplification du travail international et donc à distance. La directive 2005/36/CE du Parlement Européen et du Conseil du 7 septembre 2005 sur la reconnaissance des qualifications professionnelles des diplômés européens fut un des jalons importants dans l’abolition des frontières de la pratique architecturale en Europe. Elle permet en effet à tous les diplômés de l’Union Européenne et sous conditions ceux de l’EEE (Espace Économique Européen) et de la Suisse d’effectuer des prestations de services sur le territoire national sous réserves de la preuve d’une souscription à une assurance “couvrant sa responsabilité civile professionnelle au regard de la législation française”. Plus récemment en France, l’entrée en vigueur de la loi Macron (loi n°2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance), donne la possibilité aux agences d’architecture européennes d’ouvrir une succursale en France. Celle-ci doit être “déclarée au registre du commerce et des sociétés françaises et inscrite sur le registre des succursales tenu par le Conseil régional de l’Ordre”. La société mère doit (comme en France) être détenue majoritairement par des architectes et le représentant de la société mère doit également être architecte. En France bon nombre d’organismes facilitent également le travail à l’étranger. On peut citer l’AFEX (Architectes Français à l’Export) dont la mission est de promouvoir le savoir-faire français, créer un réseau professionnel pour centraliser des retours d’expérience à l’étranger, et faciliter la prospection; la COFACE (Compagnie d’assurance pour le commerce extérieur) garantissant les entreprises
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contre les risques d’impayés d’un acheteur étranger et assurant les PME contre le risque d’insuccès de leurs actions en prospection; ou BUSINESS FRANCE, réseau d’appui aidant les entreprises à se développer à l’international de manière efficace et durable. Pour travailler en France BIG a inscrit l’un de ses partners (Finn Nørkjær) à l’ordre des architectes français pour ainsi pouvoir s’assurer à la MAF. Les architectes que j’ai pu interroger optent majoritairement pour la représentation par un architecte inscrit à l’ordre local.
Source : www.architectes.org
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CAUSE #3
OBJET VS REPRÉSENTATION
La représentation de l’architecture est depuis longtemps associée à l’oeuvre de l’architecte. Que ce soient les croquis d’Oscar Niemeyer, les plans de Mies van der Rohe ou les écrits de Le Corbusier, ces étapes intermédiaires pour arriver à l’objet construit sont aussi importantes et valorisées que ce dernier. Mais ces représentations prennent une part croissante dans l’oeuvre des architectes. On peut expliquer ce phénomène par le fait qu’ils doivent produire de plus en plus pour pouvoir espérer aboutir à une construction. La part de l’expérience par substitution a gagné du terrain sur l’expérience physique. Le réseau social est devenu la place publique. La réalité virtuelle est une technologie bien réelle. Mais si la virtualité gagne du terrain sur la réalité, l’attirance toujours plus forte pour les grandes villes atteste de l’intérêt encore présent pour l’expérience physique… La naissance du cinéma dut être à l’époque perçue de la même manière comme la représentation (ou retranscription) de l’expérience théâtrale qu’elle n’a pourtant pas tuée. Les architectes, fabricants du réel, doivent-ils lutter contre ce glissement ou prendre le tournant de la virtualité? Chez BIG la représentation, la communication et la narration autour des projets font partie intégrante du business modèle. Ils sont au service de la création d’une image de marque comme l’indique la CEO Sheela Maini Søgaard: “When we began to think about BIG as a brand that we can strengthen and build, we focused on how to raise awareness of the firm and to talk about our approach. […]Exhibitions and lectures have been important as well. We do between seven and 16 exhibitions a year and we apply for a stream of awards. Bjarke and others from BIG have given nearly 600 lectures in the last eight years. In the beginning, we went anywhere
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where the hosts would pay for the flight. Our goal was to meet potential clients, but we found that the experience has given us so much more.” La communication autour des projets est un prolongement de ceux-ci, et cette compétence est mise en avant dans les dossiers de candidature: “Nous ne pensons pas que notre travail est accompli lorsqu’un dessin est fait ou lorsque la construction est terminée. Nous nous assurons que l’incroyable effort de nos clients, des riverains, des collaborateurs et, dans certains cas, des groupes d’utilisateurs est intégré de manière stratégique dans le récit que nous partageons avec la presse mondiale et notre liste de médias. Nous nous assurons de bien documenter nos projets, et que les principes de conception et les intentions de nos clients soient compris et communiqués aux médias pertinents ou, le cas échéant, à l’international. En faisant traduire le récit de nos projets, nous nous assurons qu’il atteint l’audience ciblée. Outre les communiqués de presse, nous documentons nos projets par des publications comme les livres sur le projet de Superkilen et du musée maritime danois, publiés en 2013. Quand on nous le demande, nous travaillons avec les experts en marketing de notre client pour créer une stratégie de presse et de médias, mais nous avons également mené les efforts en matière de marketing et de ventes de plusieurs de nos projets en interne, car nos clients pouvaient voir l’avantage important à nous demander d’élaborer leurs brochures de ventes comme les VM Houses, The Mountain et la 8 House. Après avoir envoyé un communiqué de presse, nous préparons un rapport de presse sur les médias, que chacun de nos projets reçoit, détaillant le ratio entre la presse écrite et la presse numérique, ainsi que toutes présentations à la radio, à la télévision ou de livre qui ont été générées grâce à nos efforts. Ceci donne un bon aperçu aux personnes impliquées du niveau d’effort fourni pour obtenir de la visibilité et de la reconnaissance sur le projet.” 36
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CONSÉQUENCE #1 DISTANCES
Le recul fertile recherché par les architectes concerne essentiellement les premières phases créatrices du projet. Mais au moment du passage de l’idée à la construction, ce recul et la distance qu’il implique peuvent s’avérer problématiques. La distance physique amène d’autres distances comme la distance culturelle. Les exemples de “ratés” liés à cet éloignement dès les premières phases d’étude suivant un concours ne manquent pas. En la matière, les exemples d’exports d’architecture danoise comptent parmi les plus spectaculaires. En effet, en 1966, Jørn Utzon claqua la porte durant la construction de l’opéra de Sydney. En bataille avec les autorités locales à cause d’énormes dépassements budgétaires, il sera contraint de quitter Sydney où il ne remettra pas les pieds. Un peu plus tard c’est Johan Otto Von Spreckelsen qui jettera l’éponge durant le chantier de la Grande Arche de La Défense19. Certes, son inexpérience constructive et son manque de structure pour l’épauler n’ont en rien amélioré sa situation, toujours est-il que dans les entretiens qu’a donné Spreck c’est le décalage culturel entre la France et le Danemark qui est pointé du doigt comme source du fiasco20. Le manque de culture et de souci du détail, la versatilité et la perception de la coopération comme soumission, sont les traits de caractères français qu’il dépeint et auxquels il ne s’était pas préparé. Lui aussi ne verra pas la finalité de son projet puisqu’il mourra d’un cancer avant l’inauguration de la Grande Arche.
19 cf La Grande Arche, Laurence COSSÉ 20 cf podcast L’Histoire de la Grande Arche, Affaires sensibles 01/09/16
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BIG connaît bien entendu ces “loupés” (d’ailleurs la MECA, première construction Française de BIG a des allures de clin d’oeil à la Grande Arche) et essaye tant que faire se peut d’avoir (en plus de l’architecte local) un local à l’agence pour tenter de franchir les éventuels fossés culturels liés à la distance. Étant le seul Français à mon arrivée dans l’équipe des Galeries Lafayette j’ai senti à quel point je pouvais avoir un rôle de pivot pour désamorcer des conflits liés à des différences culturelles qui n’auraient pas lieu d’être, entre la maîtrise d’ouvrage française et la cheffe d’équipe québécoise. Certaines attitudes (tendance pessimiste, opposition systématique, difficulté à trouver un accord) ont eu tendance à être mal interprétés alors qu’elles n’étaient que françaises. Chez SANAA, sur le chantier du Louvre Lens, où mon rôle était de contrôler la conformité des ouvrages réalisés, au design de SANAA, j’ai également senti combien chaque maillon de la chaîne de communication allant de la décision à l’action constructive était important, sous peine de malentendus contreproductifs. Ainsi, Sejima et Nishizawa communiquaient essentiellement avec la design leader japonaise, elle même communiquant au project manager francophone, lui même faisant le pont avec le bureau d’exécution, lequel étant l’interlocuteur privilégié des chefs de chantier relayant les recommandations aux différents corps de métier. Une longue chaîne dont les maillons sont proches afin d’éviter tout “fossé de langage” et permettre une communication certes plus longue mais plus fluide. De la même manière le leadership des équipes chez BIG est (quand l’échelle du projet le permet) également scindé en deux, entre un design leader dont la provenance n’est pas un critère de choix pour son assignation mais dont la longue durée d’embauche chez BIG assure que l’intéressé ait suffisamment baigné dans la culture de l’entreprise et sa philosophie pour pouvoir la représenter. C’est lui qui communique avec Bjarke, pour fixer les choix de design.
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De l’autre côté, le project manager est souvent un architecte provenant du pays du projet et connaissant les rouages pour que la communication avec le maître d’ouvrage, les administrations et tout autre acteur présent sur site se déroule au mieux. La limite du recul est sans doute la déconnexion. Et l’image des architectes en France est fortement écornée suite à des cas de déconnexion flagrante. Les architectes font désormais face à une crise de défiance semblable à celle que traversent les hommes politiques. Ne parlant plus le même langage que le commun des mortels (et de l’ouvrier), ne connaissant pas la réalité de l’usager, leurs pieds sont soupçonnés d’avoir quitté la terre pour rejoindre leur tête dans les nuages. BIG a beau être loin de certains sites de projet, l’agence est au plus proche de l’époque contemporaine. L’adaptation au contexte actuel est un des fondements de l’agence qui en a fait son succès. En employant des références et des codes de la culture populaire, elle réussit le pari de la reconnexion au grand public.
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CONSÉQUENCE #2 GESTION DE LA DISTANCE
ACTEURS DU PROJET GL52 CHAMPS-ÉLYSÉES: Maître d’ouvrage: Magasins Galeries Lafayette ----------------- Paris Architecte mandataire: Bjarke Ingels Group ------------------- Copenhague Architecte local MOEX: SRA Architectes ------------------------- Chatillon Bureau d’étude fluides: SETEC bâtiment ------------------------------ Paris Ingénieur structure: AR-C ---------------------------------------- Paris Conseil en réalisation lumière: SNAIK ----------------------------------- Vincennes Coordinateur SSI: CSD-FACES ----------------------------------- Paris Économiste: VANGUARD ------------------------------- Saint-Ouen Consultant Acousticien: Theatre Projects Consultants ---------------- Paris BET Structures spéciales: Stage One / AKT --------------------------- Londres Bureau de Contrôle: Bureau VERITAS -------------------- Rueil-Malmaison Bailleur de la coque: Harrods ----------------------------------- Londres Architecte bailleur: PCA ----------------------------------------- Paris
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21 cf entretien Karim MUALLEM p70 22 ci-dessus un schéma extrait d’un dossier de candidature présentant les interractions avec le client
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LIEN AU MAÎTRE D’OUVRAGE Loin des yeux loin du coeur? À première vue on pourrait penser qu’un maître d’ouvrage se tire une balle dans le pied lorsqu’il fait appel à un lointain. Mais comme évoqué précédemment le client s’offre la plus grande capacité de recul en faisant ce choix. Et comme ce dernier lui appartient, il accepte de jouer le jeu de la distance. C’est ce que j’ai pu constater dans le projet des Galeries Lafayette. Le maître d’ouvrage s’est prêté au jeu de la distance mais avec quelques règles puisque par exemple le contrat stipule que “Le Chef de projet de BIG devra être présent tous les 15 jours.” Le chef de projet se rend donc à Paris toutes les deux semaines (frais de transports inclus dans les honoraires) imposant donc son tempo à l’équipe de maîtrise d’oeuvre, combinant à chaque déplacement vers Paris des workshops avec l’un ou l’autre des coéquipiers. Les semaines sans déplacement vers Paris sont agrémentées de vidéoconférences pour maintenir le rythme de travail et rassurer les clients qui voient tout de même ces réunions comme des “sousréunions”21. Rapidement les ordres du jour furent différents dès lors que BIG est sur place ou non: durant les réunions physiques, l’espace de vente et tous les éléments emblématiques du projet sont abordés alors que durant les réunions en visioconférence, il est question du back office et autres éléments secondaires sur lequel l’architecte local travaille et sur lequel seul l’avis du mandataire est nécessaire. “Quand l’architecte est sur place, le client a l’impression qu’on est sur le coup21”. Et ce dernier n’a peutêtre pas tort car l’implication de Bjarke dans le projet a démarré longtemps après que le concours ait été gagné, et coïncide avec le moment où celui-ci est allé sur site et a rencontré le client pour la première fois. Et le client avait beau savoir qu’il s’était lancé dans une relation à distance22, celui-ci a du mal à
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accepter la mise à distance de Bjarke. Une comparaison avec un Rem Koolhaas qui serait présent toutes les semaines (projet de la fondation Galeries Lafayette) cherche à nous prendre par les sentiments et augmenter la fréquence des rencontres avec Bjarke. Globalement la communication à distance avec le maître d’ouvrage s’est bien déroulée. Mais la présence physique et le déplacement de l’architecte qu’il implique sont toujours assimilés à un réel engagement dans le projet pour le maître d’ouvrage. On peut imaginer que les limites rencontrées lors des échanges en visioconférence sont technologiques et qu’il n’est qu’une question de temps avant que celles-ci soient outrepassées. Une des pistes d’amélioration est peut-être de préciser un niveau d’équipement (de façon contractuelle) car même si cela semble anecdotique, certaines informations capitales pour faire avancer le projet furent perdues lors des échanges avec Galeries Lafayette du fait de la mauvaise qualité de leur équipement. En effet les Galeries Lafayette ne disposaient que d’un laptop dont la caméra, le microphone, les hauts-parleurs étaient de mauvaise qualité, et l’écran trop petit. De plus, la non dissociation des équipements de son (micro/haut-parleur) et d’image (caméra/écran) ne permet pas une bonne performance dans la communication audio-visuelle.
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D’un point de vue financier difficile de chiffrer quel est l’impact, pour le client, de la distance. L’enveloppe financière pour toute la maîtrise d’oeuvre étant basée sur un taux du montant global des travaux, on pourrait penser que la distance n’a pas d’effet sur le coût des études et que l’impact se situe du côté de l’architecte qui doit partager ses honoraires avec un local23; mais ce taux est gonflé puisque celui-ci avoisine les 19% dans le cas des Galeries. Ce “gonflement” comprend également le prestige lié au nom, les délais serrés non négociables et la complexité générale du projet.
23 cf entretien Robert GRIMM p74
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LIEN AVEC L’ÉQUIPE DE MAÎTRISE D’OEUVRE Les absents ont-ils toujours tort? Comment l’équipe de maîtrise d’oeuvre vit-elle l’éloignement de l’architecte mandataire représentant le groupement? Pour beaucoup de ces acteurs, comme les bureaux d’étude, l’architecte représente déjà une figure lointaine, l’artiste du groupe déconnecté des réalités constructives, budgétaires, d’usage… Est-il dangereux de quitter l’équipe au risque de voir le design du projet s’éffriter au fur et à mesure que l’on s’éloigne? Ce que j’ai pu observer durant le projet des Galeries c’est que les bureaux d’étude, à l’inverse du Maître d’ouvrage subissaient cette distance et donc nous en voulaient quelque peu. Ceci se traduisait par une mauvaise volonté pour résoudre certains défis techniques, comme pour nous punir. Par exemple, le plafond unifiant du magasin était un des éléments forts du projet et la première esquisse du bureau d’étude fluide (SETEC) était incompatible avec la nôtre tant l’encombrement des gaines CVC, du désenfumage, d’électricité et du sprinklage était important. Pour trouver un compromis nous sommes allés jusqu’à jouer aux ingénieurs en reprenant leurs plans avec des propositions de solution. Les non-réponses à nos e-mails se transformaient en “peut-être” lors des réunions en visioconférence pour qu’enfin nos propositions soient acceptées à partir du moment où elles étaient formulées face à face autour d’une table. Cette distance était handicapante surtout durant les phases de conception. À cette période, architecte et BET* devraient tous se réunir pour des durées importantes24 permettant de travailler spontanément et rebondir sur l’une ou l’autre idée (calque, crayons etc). Dans la relation aux BET, la table reste donc l’élément imbattable pour une collaboration fructueuse.
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Durant le projet des Galeries, le contact physique avec l’économiste n’était pas indispensable. Intervenant majoritairement à posteriori, lorsque le projet était déjà ficelé, il n’y eut que quelques rares workshops “pistes économiques” pour “trouver des millions” et rentrer dans le budget. Ces réunions étaient pour la plupart en vidéoconférence et cela ne posait pas grand problème. Par contre on a pu noter quelques discordances entre les descriptifs qu’ils rédigeaient et nos dessins. Ces décalages étaient certainement liés à des incompréhensions et un manque de coordination, conséquences indirectes de la distance.
24 cf entretien Karim MUALLEM p70
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LIEN À L’ARCHITECTE LOCAL Perd-on sa place en allant à la chasse? “L’architecte local est l’oreille et la voix de l’architecte dans les réunions où celui-ci ne peut assister, et son oeil sur chantier.25” Durant les entretiens que j’ai menés, s’il apparaissait qu’il n’y avait pas de moment ou de manière type de s’associer à un architecte local, toutes les personnes intérrogées l’ont pointé comme une figure clé de la réussite du projet. Les frontières sont bel et bien présentes dans le domaine de la construction, et avoir un allié connaissant les rouages de l’autre côté de la frontière est primordial. L’imprévisibilité du chantier mérite une présence constante sur site. Et quand bien même l’architecte s’installerait sur site (c’était le cas avec SANAA au Louvre Lens) l’architecte local reste indispensable pour sa connaissance du tissu local des entreprises, des règles d’usage et des mécanismes locaux25. Sa mission est en effet, d’accompagner, dès l’esquisse dans le franchissement des obstacles, que ce soient le respect de la réglementation locale en matière d’accessibilité ou sécurité incendie, les demandes auprès des services de la ville ou des ABF. C’est également la caution rassurante du mandataire26 auprès du client, des autorités locales, et des entreprises. La crédibilité auprès de ces dernières peut vite être perdue de façon irréversible. L’architecte local et sa connaissance du tissu local permet de ne pas se discréditer27. Le choix de BIG s’est porté sur SRA, présent dès le concours pour présenter une esquisse réaliste et rassurer le client. En effet, leur expérience de ce rôle exécutif auprès de grands bureaux (Zaha Hadid, Pei, SANAA, KPF) et notamment dans le domaine commercial (Samaritaine, les Quatre Temps) en faisait un partenaire idéal et rassurant. Ce sont
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eux également qui rédigent toutes les notices alors que nous nous occupons de la partie graphique28. L’engagement de l’architecte local va croître au fur et à mesure de l’avancée du projet jusqu’à une quasi omniprésence. L’architecte mandataire lui se désengage progressivement et le partage des honoraires est le reflet de ce rebalancement de la charge de travail. En général le partage des honoraires est de 80%/20% entre l’architecte mandataire et l’architecte local dans les premières phases du projet. Ce rapport évolue ensuite lentement pour s’inverser complètement en phase chantier. Un très bon architecte expérimenté ne fait pas forcément un bon architecte local. Une répartition des tâches mal clarifiée peut entraîner des conflits d’ego contre-productifs, c’est pourquoi la nature de la collaboration doit être rapidement clarifiée.
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25 cf entretien Laurent DE CARNIERE p72 26 cf entretien STEINMETDEMEYER p78 27 cf entretien Shahram AGAAJANI p80 28 cf entretien Rober GRIMM p74 29 ci-dessus un schéma extrait d’un dossier de candidature présentant le “partage de l’engagement” entre BIG et l’architecte local
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verre thermo-formé
peinture intumescente + peinture dorée
plafond ficelle verre à motif
pierre de Bourgogne
béton lissé
30 ci dessus les photos du mockup avant l’appel d’offres 31 cf entretien Manuelle GAUTRAND p76
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LE RAPPORT AU CHANTIER ? Sur chantier, l’intermédiaire local est donc indispensable. Et ce dédoublement de l’architecte augmente la chaîne d’information et peut donc avoir des effets néfastes sur la réactivité alors que cette qualité est primordiale durant cette phase. Mais ceci permet à l’architecte en charge du design de garder la tête froide et maintenir le cap sans être trop happé par les différentes urgences. Sur le chantier du Louvre Lens, Sejima et Nishizawa venaient sur site environ une fois par mois. Durant ces visites nous ne survolions pas tous les sujets mais nous nous concentrions sur certains éléments fondamentaux du projet. Dans ce cas c’était le jeu des reflets et des transparences. À l’occasion de l’une de leur visite, nous louâmes une camionnette pour qu’à la sortie de l’aéroport ces deux-là puissent se rendre chez le fabricant des panneaux d’aluminium brossé et comparer différents types de finition. À la suite d’une petite sélection ils repartirent chargés des échantillons correspondants. Une fois arrivés on installa ces grands flous verticaux dans la galerie du temps. Durant toute cette journée, le binôme fit la navette entre les Algecos et le futur musée afin d’apprécier la manière dont la lumière zénithale se comportait sur les deux panneaux prétendants. Travailler à distance nécessite donc plus encore de hiérarchiser les éléments propres au projet. Cela nécessite aussi un lâcher-prise important et là encore l’architecte local a une importance capitale. Peut-être que le chantier à distance implique la réduction du projet à une idée unique qu’il faudra tenir jusqu’à la livraison. “La distance force à la concision dans le propos”31. Et ceci a certainement influencé l’oeuvre de certains architectes. Ainsi, dans le cas de BIG, lorsqu’on observe les premiers projets à Copenhague, ceux-ci ne se résument pas à une seule idée, mais on peut y voir des sousidées survenues durant des phases plus tardives. On
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peut citer les entrées colorées des VM houses, le mont Everest perforé sur la Mountain House, ou la multitude de micro projets de Superkilen. Pour pallier à l’absence sur chantier, (et pour valider certains principes avant les appels d’offres) BIG a un recours quasi-systématique au mockup30. Ainsi, pour les Galeries Lafayette, nous avions à Copenhague un prototype à échelle 1 d’un plafond en corde développé par Kvadrat et on fit construire un condensé du projet dans un hangar près de Paris pour tester, vérifier et valider les choix de matériaux de finition. Ce système rapproche l’architecte “lointain” des savoir-faire de l’entreprise et de la matière.
30 photos du mockup page précédente 32 extraits du contrats liant BIG et Galeries Lafayette
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LE RAPPORT AU CADRE LÉGISLATIF ET NORMATIF D’un point de vue législatif, les frontières internationales sont également difficilement franchissables. En effet, en France c’est le code de la construction, de l’urbanisme ou de l’environnement qui fait foi et aucun pendant européen ne le surpasse. Les normes sont également franco-françaises hormis les eurocodes, mais ceux-ci concernent essentiellement les bureaux d’étude structure. Seuls certains labels outrepassent les frontières comme le label allemand Passivhaus, le suisse Minergie, le britannique BREEAM, l’américain LEED, ou notre HQE qui s’exporte en Belgique, au Luxembourg et en Algérie. Sur le projet des Galeries Lafayette le Maître d’ouvrage se protège du non respect de la loi en s’assurant contractuellement que l’architecte est conscient de son devoir de respect des lois locales: “L’Architecte est tenu de souscrire auprès d’une Compagnie d’Assurances, une police couvrant sa responsabilité civile, professionnelle, encourue dans le cadre de la mission confiée32” “L’Architecte déclare être en règle avec la législation en vigueur, tant en ce qui concerne les conditions d’emploi de ses collaborateurs, qu’en ce qui concerne les déclarations et règlements de cotisation aux différents organismes sociaux32” Durant le projet, nous avons eu recours à quelques Atex mais la distance n’a pas eu d’incidence, celleslà étant organisées par les entreprises ayant obtenu le marché.
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CONSÉQUENCE #3 PLUS LOIN, PLUS GRAND ?
Distance et croissance sont intimement liées. La taille est un élément crédibilisant un bureau voulant intervenir loin, et les projets internationaux sont souvent de gros projets permettant aux agences de croître. Si Bjarke Ingels peut autant se déplacer c’est aussi parce qu’il peut se reposer sur 12 partners, une hiérarchie et des effectifs toujours plus conséquents. Et pour croître, BIG peut compter sur sa CEO Sheela Maini Søgaard: “When I joined BIG–Bjarke Ingels Group in 2008, we had one office, one partner, and 45 employees. Eight years later we have 12 partners and more than 400 employees in Copenhagen, New York, and London.33” Mais comment faire pour que l’identité de l’agence ne soit pas diluée lorsque dans ses bureaux on compte 200 employés dont la moitié a moins d’un an d’ancienneté? À cette réponse BIG répond par une culture d’entreprise très forte et très présente. “As an employee I cared about where I worked, who I worked for, and the quality of the atmosphere. As a leader in an industry where everything is about human capital, I see culture as the most important factor in BIG’s success.33” On ne dit pas d’un employé chez BIG qu’il travaille pour BIG, mais qu’il est un BIGster faisant partie de la famille BIG. Des évènements sont organisés pour souder ce groupe autour d’une culture commune. Parmi eux on peut citer les BIG School, petites conférences tenues mensuellement par un BIGster où celui ci donnera des tuyaux sur une compétence avec laquelle il est particulièrement à l’aise. De même les BIG Pictures, sont des conférences tenues par un externe sur un sujet lié de près ou de loin au design, le tout toujours accompagné de bière et de chips. On compte aussi les friday bars, et team dinners, soirées dont l’organisation volontaire est encouragée par la mise à disposition d’un budget généreux. Les départs sont également fortement
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welcome to
Welcome to BIG! We are happy to Welcome you to the BIG famIly. on the folloWInG paGes you WIll fInd InformatIon aBout BIG and BeInG a BIGster. It Is Important that you knoW and understand the contents. please contact the people department If you have any questIons or comments.
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ritualisés. Discours du chef d’équipe expliquant en quoi la personne qui part est exceptionnelle cadeau d’un T-shirt fait maison - discours de départ - bière - chips - retour au boulot. Sans oublier les Summer/Christmas Party déguisées et le studytrip biannuel. Ajoutez à cela un buffet partagé tous les midis, des bureaux spectaculaires et vous obtiendrez un environnement de travail qui se substituera au meilleur service de ressources humaines tant pour le recrutement que pour l’écrémage. De plus les projets en cours et réalisés sont constamment exposés dans toute l’agence pour les montrer aux clients de passage, mais également pour que les collaborateurs baignent dans la culture et la philosophie de projet de l’agence. Ceci afin que ces personnes soient suffisamment imprégnées pour être autonomes. “The entire team is present in meetings with the client or Bjarke, which has allowed us to develop talent quickly—people who joined BIG only a few years ago can lead projects knowing what Bjarke and the other design partners think.33” L’étalement mondial des projets cherche à être contrebalancé par le “peu” de bureau comme le souligne la CEO Sheela Maini Søgaard: “More is not necessarily more when it comes to offices. Three years ago we had offices in Europe, North America, and Asia, and plans for adding one more every two years. Our plan changed when we realized we could do work all over the world from a limited number of locations and the quality of our work and lives were better. With greater focus we can contain our culture and way of working; we can spread Bjarke and other key people across more projects when they occur in fewer offices. We also realized that we couldn’t run an office without dedicating ourselves to spending a lot of time there; and after having spent significant
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portions of your life running through airports to catch the next flight, you learn that it’s better to be home.33” Enfin, la croissance permet également aux architectes de faire tomber successivement les casquettes qu’ils doivent enfiler dans la plupart des petites structures, pour ne garder que celle de designer: “The better support and infrastructure we offer through operations, the more our designers can focus on what they do best.33” Pour cette raison BIG dispose d’une multitude de services internes (listés en début de chapître) pour que la valeur ajoutée d’un architecte ne soit pas diluée dans l’accomplissement de tâches annexes pour lesquelles il n’est pas qualifié. Durant mon passage chez BIG, j’ai vu l’effectif passer d’une centaine à environ 250 ainsi que la création d’un département landscape et engineering. Ces deux départements ont pour but d’accepter des missions en interne mais également de faciliter les échanges avec les intervenants extérieurs. L’étalage mondial et les incompréhensions que celui-ci implique sont donc solutionnés par des spécialistes internes et accessibles. Dans le cas de notre projet, j’ai consulté un ingénieur en interne suite à un refus de l’ingénieur structure d’étudier une alternative survenue tardivement. Il s’agissait d’une structure métallique en porte-àfaux dont nous cherchions à éviter le traitement par peinture intumescente afin de garder une finition brute. Nous proposions de dissimuler des élingues dans la structure afin de les protéger du feu. L’ingénieur interne m’a assuré que l’idée était réalisable et le dimensionnement l’affaire de quelques heures. Cet appui nous a permis d’insister auprès du BET structure pour obtenir gain de cause. 33: source: https://www.di.net/articles/big-bjarkeingels-group-growth-process/
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Me rapping @ the XMAS Party
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CONCLUSION
Nous avons vu que le travail à distance est possible et de plus en plus facilité, mais est-ce nécessaire? Selon moi, l’architecte doit être la figure du recul. C’est une place inoccupée à investir dans l’équipe de maîtrise d’oeuvre. De plus l’éloignement implique le mouvement et celui-ci constitue un terreau fertile pour la conception. Enfin, la distance est un bon moyen de ne pas se laisser happer par l’urgence, et donc de maintenir un cap. Mais la limite à ne pas franchir est la déconnexion à la réalité culturelle, constructive, ou d’usage du site. L’expérience physique du site est donc indispensable durant la conception. L’urgence de la phase chantier nécessite également une présence et si le site est trop éloigné, l’architecte local est un allié incontournable. Enfin, la présence physique est encore perçue comme une marque d’engagement. Pour entraîner tous les acteurs du projet et que ceux-ci s’engagent, l’architecte se doit donc de veiller à être suffisamment présent. « L’enthousiasme doit précéder l’intelligence l’énergie doit précéder le raisonnement.33» Rudy Ricciotti
34 extrait de la vidéo Ricciotti Constructeur
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et
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D’un point de vue personnel, travailler durant des mois sur un projet sans aller sur site fut frustrant. Outre les incompréhensions de l’espace liées à l’absence d’expérience physique de celui-ci, la déconnexion entre l’action de conception et l’objet réalisé entraîne une perte de sens. J’ai quitté BIG après 15 mois intenses où j’ai beaucoup appris tant sur certains aspects pratiques du métier, que sur le professionnel que j’aspire à devenir, et sa place dans la société. S’il faut choisir un cheval de bataille, je choisis la reconquête du grand public par la vulgarisation. La distance qui nous sépare des “profanes” est selon moi une des causes principales de la crise que traverse la profession dans l’hexagone. Osons la pédagogie, l’humilité et l’humour pour tenter de regagner l’opinion. Le lieu d’établissement est un choix crucial qui influera mon rapport à la distance dans une pratique future. Mon choix s’est porté sur le Luxembourg pour des raisons personnelles mais également car ce petit pays jouit d’un réseau d’entreprises hautements qualifiées, d’un dynamisme économique, et d’une population internationale inspirante. Seuls son conservatisme et des règlements urbanistiques verrouillés semblent jouer en sa défaveur. Mais son positionnement stratégique, carrefour de l’Europe en fait un bon point d’attaque pour l’étranger. L’Allemagne qui m’a beaucoup donné durant mes études et dont je me sens redevable. La Belgique, terre dont la “schizophrénie” est inspirante et où je travaille déjà en tant qu’illustrateur*. Et enfin la France qui m’est chère, dont la distance est selon moi la bonne pour garder du recul, de l’énergie et de l’enthousiasme sans se couper de la réalité française.
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ENTRETIENS
MARIE LANÇON Architecte chef de projet chez BIG >Différences entre les systèmes Français et Danois KARIM MUALLEM Chef du projet des Galeries Lafayette pour BIG >Le lien aux acteurs du projet LAURENT DE CARNIERE Chef du projet MECA chez BIG > Suivi de chantier à distance ROBERT GRIMM Assistant Partner chez BIG >Responsabilités et contrats ETIENNE JACQUIN Chef du projet Galeries Lafayette chez SRA >L’architecte local ----MANUELLE GAUTRAND Architecte à Paris, prix européen d’architecture 2017 NICO STEINMETZ ET ARNAUD DE MEYER Associés gérants de STEINMETZDEMEYER architectes SHAHRAM AGAAJANI Associé gérant de Metaform architects,
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MARIE LANÇON
Architecte chef de projet chez BIG BIG depuis 2007 avec une pause de trois ans à Paris >Différences entre les systèmes Français et Danois Existe-t-il une HMO Danoise? Il n’y a pas d’équivalent à la HMO. Le jeune diplômé en architecture peut s’établir directement. Cela vient sûrement du fait que l’architecte porte moins de responsabilités qu’en France. Il n’est pas censé savoir tout ce qu’on attendrait d’un architecte Français que ce soit en terme de construction. Son focus et sa proposition de valeur sont vraiment concentrées sur le design. A quoi ce cantonnement au design est-il lié? Les Danois ont une véritable culture du design. Là où des enfants Français sauraient reconnaître des goûts d’eau minérale, les enfants danois savent associer des designers à du mobilier qu’ils côtoient au quotidien. Le fait qu’il soit si ancré dans leur culture fait que l’architecte designer n’a pas à justifier de sa présence et de la valeur qu’il peut apporter. C’est un acquis faisant économiser beaucoup d’énergie à l’architecte qui peut se concentrer sur le design. Et qui prend en charge ce que l’architecte a dans sa mission en France qui n’est pas couvert par celle de l’architecte Danois? Les bureaux d’étude prennent sûrement plus de responsabilité mais la grande différence se situe dans l’existence du couple que l’architecte forme avec le constructing architect. Ces architectes, qui ont suivi une autre formation plus techniques sont là pour contrebalancer les lacunes constructives des architectes designers. Leur présence dans le projet augmente au fur et à mesure que celui ci avance. Cette division n’est pas nette, les deux rôles se
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chevauchent, communiquent et apprennent l’un de l’autre. Les deux pouvant se concentrer sur leur propre champ de compétence, il en découle des designs et des détails mieux maîtrisés. Quel regard portent sur toi les maîtres d’ouvrage depuis que tu es loin de la France? Le nom de BIG met en confiance. Nous sommes là parce que nous avons été choisi et l’éloignement est donc consenti. Lors d’une présentation à un jury de concours pour un master plan à Montpellier, le partner en charge m’a laissé présenter notre projet pensant que mon origine (Marie vient de Montpellier) serait un atout. Le jury n’a pas du tout bien pris cette démarche, voulant faire appel à un grand bureau de Copenhague et se retrouvant face à une jeune femme venant de la même ville qu’eux. La proximité n’est pas toujours un atout! Quels ont été les changements majeurs liés à la croissance de l’agence? Quand j’ai commencé en 2007 en tant que stagiaire, nous étions une cinquantaine. Aujourd’hui si on compte toutes les antennes, nous sommes dix fois plus… On peut dire que plus l’agence grandit, plus l’ambiance est corporate et moins elle est fun. Un des changements majeurs selon moi est l’absence de Bjarke. À l’époque il était plus disponible, accessible et le fait qu’il n’ait pas encore la renommée d’aujourd’hui amoindrissait l’appréhension à échanger avec lui. Maintenant il est protégé par les partners. De manière générale l’échelle a rendu la hiérarchie plus visible, mais la pression est mieux répartie sur plusieurs échelons. La taille de l’agence a également permis d’embaucher des gens plus expérimentés. La multiplicité des savoir-faire amène moins de bricolages. De mon côté, je ne travaille plus que sur des projets français. La croissance fait donc tendre vers une spécialisation des profils.
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KARIM MUALLEM
Chef du projet des Galeries Lafayette pour BIG Ex chef de projet de la tour CMA CGM pour Zaha Hadid >Le lien aux acteurs du projet Comment la distance est-elle perçue par le maître d’ouvrage ? Les réunions en visioconférence sont encore perçues comme des sous-réunions. Lors des réunions où nous sommes présents physiquement le client sent que nous sommes “sur l’affaire” alors que quand nous sommes en visio on sent comme une suspicion de détachement ou manque d’engagement au projet lié à l’éloignement. Globalement dans les rapport avec le client, la distance implique quelques problèmes de communication et impose des efforts et une vigilance plus forte pour ne pas perdre le contrôle sur les choix de design qui font l’écriture et la réputation de l’agence. Mais cette distance a aussi ses bons cotés, c’est comme dans une relation amoureuse à distance ... Quelles sont les dernières limites à la déconnexion physique totale? Ces limites sont technologiques. Mais ces difficultés ne paraissent pas insurmontables. Le travail à distance implique une rigueur dans le dispositif chez tous les acteurs du projet sinon pour des raisons purement pratiques et triviales on passerait à côté de choses/choix fondamentaux. Une discussion qui s’emballe où plusieurs personnes parlent en même temps rendra l’échange inintelligible pour la personne éloignée. Un Skype sur un laptop dont la webcam a un angle très restreint vous empêchera de voir tous les membres de la discussion et empêchera la captation de certaines expressions de visage nécessaire à la bonne compréhension du client. De manière générale c’est l’urgence qui est la moins perceptible à distance. Ici l’architecte local a un rôle important à jouer pour pallier à l’absence du mandataire.
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Comment l’éloignement est vécu par les autres membres de l’équipe de maîtrise d’oeuvre? Ce qui serait bien, ce serait d’avoir la maîtrise d’oeuvre rassemblée au même endroit au moment de la conception. Rien de tel que de se mettre autour d’une table pour résoudre les problèmes rencontrés durant les études. Les technologies de partage d’écran actuels ne permettent pas encore d’interagir de façon spontanée sur des documents graphiques. Et l’architecte local? Pour donner la sensation d’urgence l’architecte local doit savoir hiérarchiser, prioriser les informations qu’il retranscrit à l’architecte mandataire pour que celui-ci fasse les meilleurs choix de management de projet. Durant les phases de chantier sa présence sur place est irremplaçable alors que la nôtre devient de moins en moins indispensable.
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LAURENT DE CARNIERE
Chef du projet MECA chez BIG > Suivi de chantier à distance Quel est le contexte du projet? BIG est-il le seul membre de l’équipe de maîtrise d’oeuvre à être éloigné du site de projet? Oui, enfin presque. BIG a remporté ce concours à Bordeaux en 2011 en association avec une agence parisienne. À quelles fréquences te rends-tu sur site? Est-ce suffisant? Une fois par mois. La situation idéale voudrait que je plante ma tente sur le chantier pour une réactivité immédiate à toutes situations. Par quels outils communiques-tu avec les acteurs du projet et à quelle fréquence?
autres
J’utilise tous les softwares de VC possibles (Starleaf, GoTo, Skype, Hang Out, Facebook, téléphone...) en fonction de mes correspondants et si je suis à l’agence (laptop, conference room) ou en déplacement (iPhone) - fréquence: plusieurs heures par jour. Te sens-tu handicapé par la distance? Si oui, pourquoi et dans quelle mesure? Non, cela nécessite plutôt une adaptabilité dans le processus de travail. C’est-à-dire de traiter avec des architects locaux (qui par définition, sont sur site). Les architectes locaux sont un maillon supplémentaire dans la chaîne de traitement d’informations, ce qui augmente le temps de réaction mais sont d’une aide indispensable par leurs connaissances des réglementations locales. La balance de l’Univers... Trouves-tu certaines vertus à l’éloignement?
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Absolument! travailler depuis le Headquarter de BIG a Copenhague me permet de rester en contact proche avec les Partners, de bénéficier des énormes ressources de l’agence et des expertises variées de tous les BIGsters! Qu’est ce que ça change dans ton rapport aux acteurs du projet? (BET, bureaux de contrôle, Maître d’ouvrage, entreprises …) Leur regard sur toi est-il le même? J’entretiens un très bon rapport avec tous les acteurs du projet et les clients (la Région Nouvelle Aquitaine). Toutefois, j’ai cru comprendre que pour certaines entreprises, je représente le Diable! hahaha mais cela est indépendant de BIG. Je crois qu’il s’agit plus de mon caractère à continuellement vouloir pousser le projet plus loin dans la perfection et hors de la zone de confort des entreprises. Ils font un boulot incroyable! Ton lien à l’architecte local? Qu’attends-tu de lui et quel est le secret d’une bonne entente? Comme je le disais : ils sont nos yeux et notre voix quand je ne suis pas sur site. Le secret : la confiance et l’énergie à défendre notre design. Ton lien aux entreprises? Le fait de te savoir loin modifie-t-il leur comportement? Je vois tout et ils le savent. La distance freine-t-elle l’innovation? L’innovation est totalement indépendante de la distance. Elle est nourrie par l’énergie, la volonté d’y parvenir et la richesse des personnes qui m’entourent à l’agence et dans ma vie en dehors de l’agence.
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ROBERT GRIMM
Assistant Partner chez BIG >Responsabilités et contrats Quel est le mode opératoire chez BIG pour le travail à l’étranger? Nous travaillons toujours avec un architecte local pour avoir les meilleures chances pour le concours. Les équipes chez BIG sont très jeunes et pas toujours familiarisées avec la réglementation. L’architecte local nous aide donc dans ce sens. Malgré cette association c’est tout de même BIG (dans le cas de la France) qui est inscrit à l’ordre pour pouvoir s’assurer à la MAF. Comment est partagée l’architecte local?
la
responsabilité
avec
On joint toujours au contrat une scope Matrix qui répartit les taches entre les différents équipiers de l’équipe de maitrise d’oeuvre. L’architecte local assume généralement la rédaction des notices et nous les dessins. L’architecte local est bien entendu celui qui sera présent sur site au moment du chantier. L’architecte local a-t-il son propre contrat maître d’ouvrage ou est-il sous-traitant?
du
C’est une enveloppe financière globale et chaque coéquipier a son propre contrat de co-traitance. Quel est le surcoût pour le client d’avoir affaire à un architecte lointain? Le montant des frais de constructions et par conséquence les honoraires sont fixés dès le début. C’est donc à nous de gérer le partage de l’enveloppe financière et de nous arranger pour être rentables.
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ETIENNE JACQUIN
Chef du projet Galeries Lafayette chez SRA >L’architecte local Comment définirais-tu ton rôle d’architecte local? Nous sommes des “facilitateurs” entre les architectes étrangers et la France. Nous apportons un savoir-faire et des compétences notamment dans les établissements commerciaux et les immeubles de grande hauteur. En général nous accompagnons le mandataire dans les études et nous effectuons le suivi de chantier. Nous pensons que la collaboration doit se faire dès l’esquisse. Les règlements et les normes sont si nombreuses, qu’un écart est vite arrivé. Par nos années d’expériences nous arrivons à déceler ces erreurs rapidement, avant que des promesses non tenables soient faites au client. Quels sont pour toi les obstacles les plus importants liés à la distance? En réunion, l’absence du toucher est un des derniers obstacles avant que la vidéoconférence ne soit l’égal de la réunion physique. La technologie y est presque et la distance n’est plus vraiment un frein. En attendant, rien ne remplace une bonne réunion où l’on se retrouve autour d’une table pour s’assurer que tout le monde comprend bien. Quelle attitude attends-tu de l’architecte mandataire pour une relation saine et fructueuse? Pour que ça marche il faut se comprendre dans les intentions et le but recherché. Le bon binôme local doit avoir un respect de l’oeuvre architecturale du confrère. On se doit de ne pas aller à l’encontre d’un choix esthétique même s’il est contraire à notre conviction. Nous devons, avec pédagogie, mettre en lumière les points de blocage. Ce que nous attendons du mandataire c’est une capacité d’écoute de nos recommandations. Être tenace sans être borné.
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MANUELLE GAUTRAND
Architecte à Paris, prix européen d’architecture 2017 et mère d’un ami BIGster Quels sont les projets les plus éloignés sur lesquels tu travailles? Nous avons à l’agence trois projets à l’étranger: un conservatoire de musique et de danse à Ashkelon en Israël, une surélévation d’un bâtiment mixte (bureau et commerces) à Stockholm et un civic center à Parramatta près de Sydney. Quel est votre mode opératoire? Faites-vous appel à un architecte local? Nous travaillons toujours avec un architecte local. D’ailleurs dans ces trois cas ce sont eux qui nous ont sollicités. C’est toujours un plaisir de s’associer et d’apprendre une autre façon de travailler auprès des architectes locaux. La complexité et la singularité de chaque nouveau contexte en font des acteurs indispensables de l’architecture à distance. Je préfère ce mode de fonctionnement à la création de petites antennes. Le fait d’être tous rassemblés au même endroit nous permet de garder une cohésion de groupe. Le partage des honoraires est en général de 80%/20% entre l’architecte mandataire et l’architecte local dans les premières phases du projet. Ce rapport évolue ensuite lentement pour s’inverser complètement en phase chantier. Quelles sont les limites du travail à distance? Les limites peuvent s’avérer bénéfiques. Le travail à distance contraint souvent le projet à la concision. Le fait d’avoir une présence limitée nous force à faire un tri dans nos idées pour ensuite nous focaliser sur une seule d’entre elles. De mon point de vue, la concision du propos renforce souvent le projet. L’ajout d’un intermédiaire (qu’est l’architecte
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local) nous apprend également à partager le processus de projet, et là encore c’est une limite positive. Enfin, le fait de disposer de temps plutôt dans les premières phases (honoraires plus importants) nous oblige à apprendre à anticiper un maximum durant la conception. Qu’est ce qui te pousse à travailler sur des projets lointains et quels bénéfices en tires-tu? À titre personnel j’adore voyager, et je suis toujours très curieuse de découvrir de nouvelles cultures. Et quand tu travailles en voyageant tu apprends plus qu’en tant que touriste. Les échanges avec les acteurs locaux font que cette découverte est plus en profondeur que lorsque tu découvres un pays en tant que simple spectateur. C’est également important dans notre métier d’être constamment déstabilisé et que les habitudes ne s’installent pas trop. L’apprentissage au contact d’un nouveau contexte permet de réintroduire certains questionnements rencontrés. Par exemple, en Australie où le bâti historique est souvent absent, les règles d’urbanismes se basent sur des données du site plus géographiques. En effet, l’enveloppe de notre projet devait respecter une contrainte liée à son ombre portée. Sa volumétrie est donc l’expression de la courbe du soleil. Désormais c’est une donnée à laquelle je suis attentive quelque soit le contexte de projet.
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NICO STEINMETZ ET ARNAUD DE MEYER
Associés gérants de STEINMETZDEMEYER architectes où j’ai travaillé durant quatre ans Quels sont les projets les plus éloignés sur lesquels vous travaillez? Une maison d’hôte à Kyoto et une maison de vacances en Italie. Sinon quelques concours à New York, Dublin, Pékin. Quel est votre mode opératoire? Faites-vous appel à un architecte local? Nous faisons toujours appel à un architecte local. La présence et la disponibilité sur site est tellement importante au moment du chantier qu’on ne peut se permettre de téléguider ces phases. Nous faisons toujours une prospection pour trouver la bonne personne, et nous investissons toujours un peu de temps pour aller sur place et rencontrer notre potentiel partenaire. Qu’est ce que vous attendez de l’architecte local? De la disponibilité, de l’écoute, un sens de la qualité et une culture architecturale commune. Nous recherchons aussi des architectes à l’aise et connus des administrations locales. Nous le voyons ici en tant qu’architecte local: ayant beaucoup construit à Luxembourg, nous sommes rassurants et la caution du mandataire auprès des autorités locales. Nous acceptons d’endosser ce rôle si nous sentons que le mandataire est quelqu’un auprès duquel nous allons beaucoup apprendre. Nous refusons par contre toute collaboration avec des architectes dont la ligne est trop opposée à la nôtre. Partant souvent ensemble sur des années, si nous ne croyons pas en l’architecture que nous construisons en général ça ne donne rien de bon.
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Quelles limites et difficultés avez vous rencontrées? Les différences culturelles liées aux différentes nationalités. On n’entend pas la même chose par “architecte” en France, en Belgique ou au Luxembourg. Les missions, les responsabilités et les pouvoirs ne sont pas les mêmes et pour éviter ce genre de malentendu nous essayons au début de chaque projet d’exposer (lorsque nous sommes architecte local) la façon de faire dans le contexte luxembourgeois pour ensuite nous mettre d’accord sur une répartition contractuelle des tâches et un niveau d’exigence de nos délivrables. Qu’est ce qui vous pousse à travailler loin et quels bénéfices vous en tirez? C’est une bonne façon de sortir la tête du guidon, prendre l’air, et d’apprendre d’une nouvelle culture constructive. Dans le cadre de grands concours d’idée internationaux c’est aussi pour nous l’occasion de nous mesurer à des plus grands pour nous tirer vers le haut. Le fait d’aborder certains questionnements encore absents par chez nous peut nous permettre de les insuffler à notre environnement proche.
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SHAHRAM AGAAJANI
Associé gérant de Metaform architects, bureau associé à BIG pour la plupart des projets luxembourgeois Quels sont les projets les plus éloignés sur lesquels vous travaillez? Nous avons terminé un centre de formation professionnelle dans les énergies renouvelables au Cap Vert. Et nous travaillons actuellement au développement du pavillon luxembourgeois pour l’exposition universelle de 2020 à Dubaï. Dans quel contexte ça s’est fait? Pour le Cap Vert c’est un bureau portugais qui nous a proposé de nous associer pour le concours que nous avons gagné. Pour Dubaï nous avons gagné le concours seul et le choix d’un architecte local viendra à un stade plus avancé du projet. Quel est votre mode opératoire? Faites-vous appel à un architecte local? Oui, l’architecte local est indispensable. Dans certains cas comme Dubaï il n’y a même pas la possibilité de s’inscrire à l’ordre de façon momentanée. Le local est donc le seul habilité à introduire une demande de permis de bâtir. Il est également un allié précieux pour savoir estimer un budget. Tant que le projet n’est pas ficelé, mieux vaut ne pas négocier avec les partenaires locaux au risque de perdre sa crédibilité. À quelle fréquence t’es-tu rendu au Cap Vert? Nous avons gagné le concours sans aller sur site. Nous nous y sommes rendus une fois après avoir gagné puis environ cinq fois pendant le chantier. Nous sommes allés une dizaine de fois à Lisbonne chez l’architecte local et nous avions des meetings Skype avec eux toutes les semaines. L’emploi d’une “public
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library” compilant tout nos documents, accessibles à tout moment de part et d’autre, a facilité la collaboration avec nos interlocuteurs portugais. Qu’est ce qui vous pousse à travailler loin et quels bénéfices vous en tirez? La distance n’est pas un objectif en soi. Si le programme ou tout autre élément excitant du projet en vaut la peine, alors nous nous jetons dans l’aventure peu importe la distance. Dans le cas du pavillon de l’exposition universelle c’était un rêve de représenter le pays qui m’a accueilli il y a 30 ans qui m’a fortement encouragé.
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SOURCES
Livres Être architecte, les vertus de l’indétermination, Olivier CHADOUIN, Presses universitaires Limoges, 2013 La Grande Arche, Laurence COSSÉ, Gallimard, 2017 Histoire du métier d’architecte en France, Gérard RINGON, Presses Universitaires de France, 1998 L’architecture est un sport de combat, Rudy RICCIOTTI, Textuel, 2013 You can be Young and an architect - LAN Architecture, Hugues JALLON, Archives D’architecture Moderne, 2008 Fais le !, Nicolas TOURY, Architectures A Vivre, 2013 Yes is More, Bjarke INGELS, TASCHEN, 2009 Vidéos Abstract: The art of design - Se1Ep4 - NETFLIX Ricciotti constructeur - Rudy Ricciotti Podcast Affaires sensibles: L’histoire de l’Arche de la Défense, France inter, Fabrice Drouelle, 01.09.16 Sites internet www.architectes.org www.miqcp.gouv.fr www.afnor.org Articles https://www.di.net/articles/big-bjarke-ingelsgroup-growth-process/
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REMERCIEMENTS
Merci à BIG pour avoir ouvert ses portes et notamment Jakob Sand pour sa confiance, Gabrielle Nadeau et Karim Muallem au contact desquels j’ai beaucoup appris sur les relations à distance. Et enfin Bjarke Ingels pour avoir assez d’humour pour embaucher quelqu’un sur la base d’un CV rappé. Merci à tous ceux qui ont bien voulu répondre à mes questions. À Steinmetzdemeyer pour m’avoir équipé, à papa pour m’avoir corrigé, et à Pauline pour m’avoir supporté. Sans oublier Nicolas Ziesel pour son appui et pour avoir mouillé le maillot de bain en venant se baigner dans les eaux glaciales de Copenhague.
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Rapport rédigé à Copenhague, Luxembourg, Bruxelles, Metz, Lisbonne, Beyrouth, Bordeaux et aux Açores.