Une robuste protection des lanceurs d’alerte, un enjeu crucial pour la démocratie européenne

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Publié par la FÉDÉRATION EUROPÉENNE DES JOURNALISTES (FEJ), la plus grande organisation de journalistes en Europe, représentant plus de 320 000 journalistes à travers 70 syndicats et associations dans 44 pays.

EUROPEANJOURNALISTS.ORG

Rédigé par Quentin Van Enis Chargé de cours à l’Université de Namur (CRIDS) et à l’UCL, membre du Conseil de déontologie journalistique (Belgique)

Dessin : Piet

Ce document est soutenu financièrement par Open Society Initiative for Europe au sein de Open Society Foundations. Ⓒ 2018. Tous droits réservés.


Les secrets se dévoilent rarement d’eux-mêmes. Dans ce contexte, le rôle des journalistes et des lanceurs d’alerte est essentiel pour assurer l’information des citoyens sur des questions qui peuvent les concerner au plus haut point. La présente brochure vise à livrer une analyse sommaire de la récente proposition de directive « relative à la protection des personnes signalant des violations du droit de l'Union »1, adoptée par la Commission européenne le 23 avril 2018, au regard des standards de protection existants en matière de liberté d’expression. L’analyse porte principalement sur l’hypothèse de la divulgation publique d’informations par les lanceurs d’alerte, notamment par l’intermédiaire des journalistes. Après un rappel des principes généraux applicables en ce domaine (I), le texte proposé par la Commission sera examiné en vue d’en souligner les aspects positifs mais également les points sur lesquels il pourrait être amélioré au cours du processus législatif à venir (II).

des droits de l’homme (art. 10), ou plus récemment, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 11). Même si elle n’est pas toujours consacrée explicitement par ces textes, il ne fait aucun doute que la liberté de la presse est couverte par le droit à la liberté d’expression3. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, rendue juridiquement contraignante par l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, consacre d’ailleurs expressément la liberté des médias. En parallèle au droit qu’a la presse de communiquer des informations, la jurisprudence, notamment de la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’existence d’un droit corrélatif pour le public de recevoir des informations à propos de toute question d’intérêt général. Dans cet ordre d’idées, les importantes garanties qui ont été dégagées en faveur de la presse ne visent pas seulement à protéger les intérêts des journalistes qui cherchent à diffuser des informations à destination du public, mais également à sauvegarder la possibilité pour ce dernier d’en recevoir.

LE DROIT DES JOURNALISTES À LA PROTECTION DE LEURS SOURCES

I PRINCIPES GÉNÉRAUX LA LIBERTÉ D’EXPRESSION, LA LIBERTÉ DES MÉDIAS ET LE DROIT DU PUBLIC À L’INFORMATION La liberté d’expression constitue « l’un des fondements essentiels » d’une société démocratique, « l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun », comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme2. Il n’est guère étonnant de voir cette liberté consacrée dans les principaux textes qui protègent les droits fondamentaux, tant au niveau international qu’au niveau national dans les constitutions de nombreux États. Dans le premier cas, l’on songe notamment au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 19) ou à la Convention européenne des

Le droit à la protection des sources journalistiques, que la Cour européenne des droits de l’homme a déduit du droit à la liberté d’expression dès 1996, trouve ainsi son fondement ultime dans le droit du public de recevoir des informations. La Cour de Strasbourg a justifié la reconnaissance de ce droit en ces termes :

La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse (…). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de ‘chien de garde’ et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (…)4

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Il va sans dire, en effet, que le débat public se trouverait largement appauvri si les journalistes, entendus comme toutes les personnes qui exercent des activités journalistiques, indépendamment de leur statut professionnel ou du média pour lequel ils travaillent, ne pouvaient compter que sur des sources acceptant d’apparaître au grand jour. Sans la garantie de leur anonymat, certaines sources d’information risquent en effet de se tarir, peu enclines qu’elles seraient à confier des informations, parfois cruciales, aux journalistes. Plus que les journalistes, le grand public pâtirait immanquablement de l’absence d’une protection efficace des sources journalistiques puisque, dans une telle hypothèse, il y a tout lieu de croire que de nombreux scandales ne seraient jamais mis au jour. En ce sens, comme l’a une nouvelle fois bien mis en évidence la Cour de Strasbourg, « le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l'illicéité des sources, mais un véritable attribut du droit à l'information, à traiter avec la plus grande circonspection »5. La jurisprudence strasbourgeoise s’est depuis lors enrichie de nombreux arrêts et, sous réserve de quelques égarements ponctuels6, la Cour a fait preuve d’une grande fermeté sur la nécessité de préserver cet acquis démocratique essentiel et s’est montrée très exigeante quant aux circonstances dans lesquelles des dérogations à ce droit pourraient être mises en place par les États parties à la Convention européenne7. Dès l’an 2000, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a pour sa part invité les États membres à adopter des mesures législatives adéquates intégrant et précisant les principes dégagés par la Cour8, ce qui a engendré l’adoption de lois nationales dans différents pays européens.

LA PROTECTION DES LANCEURS D’ALERTE Après avoir reconnu le droit des journalistes à la protection de leurs sources, qui confère à ces dernières une protection indirecte en permettant au journaliste ne pas révéler leur identité, la Cour de Strasbourg a dégagé, dès 2008, une protection directe en faveur des lanceurs d’alerte, soit des personnes qui, dans un contexte professionnel, peuvent être amenéesà révéler des informations internes, potentiellement secrètes, mais dont l’opinion publique peut 3

avoir un intérêt légitime à être informée9. Dans la foulée de la reconnaissance par la Cour, à certaines conditions, d’une protection des lanceurs d’alerte, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a une nouvelle fois invité les États membres à développer un cadre législatif protecteur au niveau national10. Les deux domaines, celui du droit à la protection des sources et celui de la protection des lanceurs d’alerte, apparaissent aujourd’hui complémentaires11 et peuvent être concurremment applicables dans l’hypothèse où un lanceur d’alerte décide de passer par l’intermédiaire d’un journaliste pour dénoncer publiquement les manquements qu’il constate et acquérir dans le même temps la qualité de source journalistique. A cet égard, sauf à démontrer un « impératif prépondérant d’intérêt public », un employeur ne pourrait contraindre un journaliste à contribuer à identifier l’auteur d’une fuite au sein de son entreprise12. A notre estime, cette conclusion ne devrait pas être influencée par la considération que des journalistes auraient publié les informations fournies par un lanceur d’alerte sans avoir attendu et vérifié que ce dernier ait utilisé d’éventuelles procédures internes existantes pour faire part de ses préoccupations à ses supérieurs13. Il conviendra également à l’avenir de rester attentif d’éviter que le droit à la protection des sources journalistiques ne se retrouve vidé de sa substance par des possibilités accrues d’identification des lanceurs d’alerte en amont des contacts que ces derniers pourraient prendre avec un journaliste, dans le cadre d’un signalement interne ou externe (voy. à cet égard l’approche « par paliers » retenue dans la proposition de directive).

II

LA PROPOSITION DE DIRECTIVE AU REGARD DES STANDARDS EXISTANTS ET LES PISTES D'AMÉLIORATION DU TEXTE

Le domaine de la protection des lanceurs d’alerte n’est à ce jour pas totalement étranger au droit de l’Union européenne. Parmi les instruments spécifiques existants, le législateur européen a notamment reconnu, dans la directive sur la protection des secrets


d’affaires, adoptée en juin 2016, la nécessité de ne pas indûment entraver les activités des lanceurs d’alerte, en leur ménageant un régime dérogatoire, lequel n’apparaît cependant pas exempt de critiques14. Après l’adoption, le 24 octobre 2017, par le Parlement européen d’une résolution « sur les mesures légitimes visant à protéger les lanceurs d’alerte qui divulguent, au nom de l’intérêt public, des informations confidentielles d’entreprises et d’organismes public », et l’ouverture d’une consultation publique par la Commission, cette dernière a initié une procédure législative par une proposition de directive adoptée le 23 avril dernier. Dans le cadre de l’espace imparti et sans prétention à l’exhaustivité, voici les grandes lignes de force de la proposition de directive, tant du point de vue de ses éléments positifs que des améliorations qu’il serait souhaitable d’y apporter.

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LE LANCEUR D’ALERTE AU SERVICE DE CERTAINS OBJECTIFS DE L’UNION EUROPÉENNE La proposition de directive a le mérite de retenir une approche horizontale et de ne pas se cantonner à un secteur particulier. Pour autant, on aurait tort de croire que le texte actuel soit de nature à couvrir l’ensemble des domaines sur lesquels un lanceur d’alerte pourrait se décider à révéler des manquements de nature à compromettre l’intérêt public. Le champ d’application du texte est limité à certaines violations du droit de l’Union européenne (quant aux règles relatives aux marchés publics, aux services financiers, au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, à la sécurité des produits, des denrées alimentaires et aliments pour animaux, à la sécurité des transports, à la protection de l’environnement, à la sûreté nucléaire, à la santé et au bien-être des animaux, à la santé publique, à la protection des consommateurs, au respect de la vie privée et à la protection des données, à la sécurité des réseaux et des systèmes d’information). D’autres règles du droit de l’Union pourraient y être ajoutées à l’avenir. Ainsi, la proposition traduit une conception du lanceur d’alerte comme un moyen permettant de réaliser certains objectifs précis de l’Union européenne. Le texte insiste par ailleurs sur la nécessité de pouvoir identifier des manquements dans les domaines précités, tout en favorisant les dénonciations internes et en limitant tant que faire se peut

es dénonciations externes ou publiques, lesquelles risquent davantage de mettre à mal la réputation des entreprises publiques ou privées concernées. De cette entreprises publiques ou privées concernées. De cette façon, le texte s’inscrit davantage dans une conception « utilitaire » que dans une conception « démocratique » du lanceur d’alerte15. On soulignera encore que la définition du lanceur d’alerte retenue dans la proposition est reliée au contexte professionnel, lequel est toutefois entendu dans un sens large puisqu’il vise tout type de relation nouée dans ce contexte (indépendamment du statut du « travailleur »), en ce compris le travail bénévole, la phase de recrutement ou la négociation précontractuelle. La Commission considère qu’en dehors du contexte professionnel, les « plaignants ordinaires » ou les « citoyens observateurs » ne se trouveraient pas dans une situation de vulnérabilité économique justifiant de les protéger contre les représailles (considérant 24). Sur ce point, l’option prise par la Commission peut être rapprochée de celle retenue dans la Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe16 et de celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme qui a considéré que la protection des lanceurs d’alerte devait être réservée à l’hypothèse où une personne révèle des informations au mépris d’un « devoir de loyauté, de réserve et de discrétion »17. Par le passé, cette même Cour avait toutefois souligné que les considérations permettant de justifier la protection des lanceurs d’alerte « (pouvaient) s’appliquer au cas d’usagers de services publics dans la mesure où ils ont connaissance ou utilisent les opérations internes du service en cause »18.

LE CHAMP LIMITÉ DES DÉNONCIATIONS PROTÉGÉES

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Outre que son champ d’application est limité à certains domaines d’action de l’Union européenne (voy. ci-dessus), la proposition de directive semble restreindre les dénonciations protégées à des catégories d’actes bien précis, à savoir les activités illicites, effectives ou potentielles, contraires à certaines règles du droit de l’UE ou les abus de droit relatifs à ces mêmes règles. Cette dernière notion d’«abus de droit» est elle-même définie comme « les actes ou omissions relevant du droit de l’Union qui ne 4


paraissent pas illicites sur le plan formel mais qui vont à l’encontre de l’objet ou de la finalité des règles applicables ». Une telle définition de l’abus de droit semble pour le moins floue et ne permet pas d’assurer la prévisibilité nécessaire pour les lanceurs d’alerte qui souhaiteraient révéler des actes non formellement illégaux mais qui seraient simplement contraires à l’intérêt public. A titre d’exemple, il n’est pas certain que des pratiques d’optimisation fiscales, telles que celles dénoncées par des lanceurs d’alerte dans le cadre de l’affaire Luxleaks, pourraient relever de cette catégorie. Il ressort par ailleurs d’un document explicatif de la proposition que seuls seraient couverts les manquements qui peuvent causer « un préjudice grave à l’intérêt public », ce qui, de l’aveu même de la Commission, traduit la volonté de rehausser le seuil à partir duquel la directive trouverait à s’appliquer par rapport à la recommandation précitée du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe19. Enfin, le considérant 30 de la directive prévoit que la protection ne s’appliquerait pas à la divulgation d’informations qui seraient déjà dans le domaine public. Cette exclusion semble problématique dans la mesure où de nouveaux éléments révélés par un lanceur d’alerte peuvent utilement contribuer à étayer des informations déjà connues du public20.

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UNE APPROCHE « PAR PALIERS » RESTREIGNANT LES HYPOTHÈSES DE DIVULGATION PUBLIQUE DES MANQUEMENTS La proposition de directive retient une approche « par paliers » qui pose en principe l’obligation pour le lanceur d’alerte de procéder à une dénonciation à l’interne avant de pouvoir s’adresser à une autorité externe, la voie de la divulgation publique, par le biais des médias notamment, ne pouvant, quant à elle, être empruntée qu’en tout dernier ressort si les autres voies ne s’avèrent pas efficaces. Certes, l’article 13 de la proposition ménage des exceptions à cette obligation érigée en condition déterminante de l’octroi de la protection à un lanceur d’alerte. Il semble cependant difficile pour ce dernier de prévoir, à un degré de certitude suffisant, s’il pourra utilement se prévaloir de l’une de ces exceptions dans sa situation concrète. Que faut-il entendre, par exemple, d’un point de vue qualitatif, par l’absence de « suite appropriée » réservée à un signalement interne ou externe qui autoriserait le lanceur d’alerte à divulguer publiquement les

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manquements dénoncés? Que recouvrent « un danger imminent ou manifeste pour l’intérêt public » ou « les circonstances particulières de l’affaire » « un risque de dommage irréversible » qui pourraient justifier qu’« on ne peut raisonnablement s’attendre » à ce que le lanceur d’alerte utilise des canaux de signalement internes et/ou externes? Sur ce point, le texte de la Commission se veut, ici aussi, moins protecteur que celui de la recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. En effet, tout en exposant les différentes voies de dénonciation offertes au lanceur d’alerte (dénonciation interne, signalement aux autorités ou révélation publique), ce dernier texte admettait que « la situation individuelle de chaque cas déterminera la voie la plus appropriée »21. Telle était également l’option prise par le Parlement européen dans la proposition de résolution adoptée le 24 octobre 2017, qui après avoir mis l’accent sur « le droit du public d’être informé de tout comportement susceptible de porter atteinte à l’intérêt public », précisait « qu’il devrait toujours être possible pour un lanceur d’alerte de publier des informations sur un acte illégal ou illicite ou sur un acte qui porte atteinte à l’intérêt public »22. Il apparaît en effet que dans certaines circonstances, seule une véritable transparence publique permet de remédier durablement aux manquements relevés par le lanceur d’alerte. En l’absence de publicité, il pourrait en effet être tentant pour l’entreprise publique ou privée concernée de régler ponctuellement un problème, à moindre frais sans nécessairement veiller à le résoudre sur le long terme ou à exclure définitivement sa réapparition.

UN CADRE DE PROTECTION GÉNÉRAL POUR LES LANCEURS D’ALERTE Pour autant qu’il tombe sous le champ d’application de la directive et qu’il réponde aux conditions de protection strictes susmentionnées, le lanceur d’alerte pourra bénéficier d’un cadre assez protecteur, auquel il ne pourrait d’ailleurs être amené à renoncer contractuellement (notamment en signant une clause de confidentialité). UNE ASSISTANCE JURIDIQUE ET FINANCIÈRE

Le grand mérite de la proposition de directive est d’appréhender les différents besoins de protection qui peuvent être ceux d’un lanceur d’alerte, en prévoyant

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notamment la possibilité pour ce dernier de solliciter une assistance juridique et financière ainsi que le prononcé de mesures provisoires (notamment pour suspendre une procédure de licenciement). UNE LARGE DÉFINITION DES MESURES DE REPRÉSAILLES

On soulignera également la définition large des mesures de représailles contre lesquelles les lanceurs d’alerte devront être protégés, notamment par le biais de « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives » que les États sont invités à instaurer, ainsi que par le renversement de la charge de la preuve, avec pour conséquence qu’une mesure défavorable adoptée à l’encontre d’un lanceur d’alerte devra être présumée, jusqu’à preuve du contraire, faute d’autre explication convaincante23.

Il faudrait également veiller à ce qu’une personne qui ne rencontrerait pas l’ensemble des conditions de protection prévues par la directive ne puisse pas automatiquement faire l’objet de sanctions, au motif que son signalement serait considéré comme « malveillant » ou « abusif ». Suivant la résolution précitée de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe,

des déclarations ou allégations présentant un intérêt public, même quand elles se révèlent inexactes, ne devraient pas être passibles de sanctions, à condition qu’elles aient été faites sans connaissance de leur inexactitude, sans intention de nuire, et que leur véracité ait été vérifiée avec la diligence nécessaire.26

UNE EXCUSE DE BONNE FOI

Un autre élément positif est la consécration d’une excuse de bonne foi qui offre une protection à celui qui a des motifs raisonnables de croire que l’information qu’il rapporte était avérée (même si cette croyance se révèle erronée par la suite)24 et que cette information relevait du champ d’application de la directive. Toutefois, en parallèle de la protection qu’elle accorde à l’auteur d’une révélation, la Commission s’inquiète dans sa proposition du sort de la personne qui pourrait être concernée par la dénonciation. Si le souci de protéger les droits de cette dernière est louable, notamment quant aux droits de la défense dont cette dernière doit bénéficier, on peut s’interroger sur l’opportunité qu’il y a de prévoir dans la proposition de directive l’obligation pour les États membres de mettre en place des « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives» applicables aux personnes qui auraient effectué des « signalements ou des divulgations malveillants ou abusifs », en sus des mesures de réparation du dommage en faveur des personnes qui auraient été injustement mises en cause. A cet égard, il convient de se montrer attentif à l’effet dissuasif potentiel que de telles sanctions pourraient entraîner y compris sur l’exercice légitime du lancement d’alerte. Sur ce point, on soulignera qu’en vertu d’une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, adoptée en 2007, les États membres sont invités à s’inscrire dans la voie d’une dépénalisation de la diffamation et à faire preuve de modération dans l’octroi de dommages et intérêts civils25.

Il convient enfin de rappeler que si la proposition de directive n’empêche pas les États de dépasser les règles minimales de protection qu’elle prévoit en faveur des lanceurs d’alerte, elle interdit cependant aux États de revoir à la baisse le régime de protection de la personne qui pourrait être concernée par une dénonciation.

III CONCLUSION L’objectif annoncé par la Commission était d’apaiser les craintes des lanceurs d’alerte, qui, faute d’un régime protecteur adéquat, peuvent encore se montrer hésitants à dénoncer des comportements attentatoires à l’intérêt public. Même si elle recèle de nombreux points positifs dans sa forme actuelle, la proposition de directive ne permet que partiellement d’atteindre cet objectif, tant en raison de sa portée limitée à certains domaines bien spécifiques au coeur des compétences de l’Union européenne, que par les conditions relativement strictes qu’elle impose aux lanceurs d’alerte de rencontrer afin de pouvoir bénéficier de son cadre protecteur.

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Comp. Cour eur. D.H., 2e sect., arrêt Gormus précité, § 61. Voy. notre étude précitée, Q. VAN ENIS, “Une solide protection des sources journalistiques et des lanceurs d’alerte… “, op. cit., pp. 148-151. See also F. DUBUISSON and J. PIERET, “Société de l’information, médias et liberté d’expression”, J.E.D.H., 2016/3, pp. 350-351. 15 Sur cette distinction, voy. notamment J.-PH. FOEGLE, « Le lanceur d’alerte dans l’Union européenne: démocratie, mangement, vulnérabilité(s) », in M. DISANT et D. POLLET-PANOUSSIS (dir.), Les lanceurs d’alerte – Quelle protection juridique? Quelles limites?, Issy-les-Moulineaux, Lextenso, LGDJ, 2017, p. 111. Pour cet auteur, la conception qu’il qualifie de « managériale » ou « monitoire » du lanceur d’alerte « ne permet l’exercice de la liberté d’expression que dans les hypothèses où le lancement d’alerte permet de dénoncer des faits ou comportements que les pouvoirs publics cherchent à réprimer, protège potentiellement tous les lanceurs d’alerte, mais n’ouvre à ceux-ci qu’un droit d’alerte très restreint et entérine ainsi un appauvrissement du contenu du droit à la liberté d’expression ». 16 Recommandation précitée, §§3 and 4. 17 Cour eur. D.H., gde ch., arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko and others c. BosnieHerzégovine, j27 juin 2017, §80. 18 Cour eur. D.H., 2e sect., arrêt Bargão and Domingos Correia c. Portugal, 15 novembre 2012, §35. 19 Annex 12 : Comparative table on the principles of the Council of Europe, p. 1 : « Higher threshold used to define the scope of application of the directive: areas where breaches can cause ‘serious’ harm to the public interest ». 20 Dans l’affaire Luxleaks, ce motif avait conduit la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg à priver un des lanceurs d’alerte de protection. 21 § 14. 22 § 35. Souligné par nous. 23 Récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné une seconde fois la République de Moldova pour n’avoir pas donné d’explication convaincante sur les raisons ayant justifié la nouvelle révocation d’un fonctionnaire qui avait par le passé été reconnu comme lanceur d’alerte par la même Cour, ce qui pouvait donner à penser que son licenciement constituait de nouvelles représailles en lien avec ses dénonciations (Cour eur. D.H., 2e sect., arrêt Guja c. République de Moldova (n° 2), 27 février 2018). 24 Le considérant 30 prévoit que « la protection sera garantie également pour les personnes qui ne fournissent pas de preuve mais soulèvent des inquiétudes ou des soupçons raisonnables », à l’exclusion toutefois des rumeurs sans fondement. 25 Résolution 1577 (2007), Vers une dépénalisation de la diffamation, adoptée le 4 octobre 2007. 26 Ibid., § 7. 13

LISTE DE RÉFÉRENCES

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1 La proposition de directive et la communication de la Commission intitulée « Renforcer la protection des lanceurs d'alerte à l’échelle de l'UE », adoptée le même jour, peuvent être consultées à l’adresse suivante: http://ec.europa.eu/newsroom/just/itemdetail. cfm?item_id=620400. 2 Cour eur D.H., plén., arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49. 3 Voy. notamment Cour eur. D.H., plén., arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (N° 1) 26 avril 1979, § 65. Sur les spécificités de la liberté de la presse au regard de la garantie plus générale de la liberté d’expression, notamment dans le nouvel écosystème médiatique, voy. notre étude Q. VAN ENIS, La liberté de la presse à l’ère numérique, coll. du CRIDS, Bruxelles, Larcier, 2015, 778 pp. 4 Cour eur. D.H., gde ch., arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39. 5 Cour eur. D.H., 2e sect., arrêt Tillack c. Belgique, 27 novembre 2007, § 65. 6 Voy. notamment Cour eur. D.H., 2e sect, arrêt Gormus et autres c. Turquie, 19 janvier 2016, idans lequel la Cour donne l’impression de conditionner la jouissance par les journalistes du droit à la protection de leurs sources à la condition que ces derniers auraient bien vérifié que leur source aurait respecté son devoir d’utiliser en premier lieu les procédures de dénonciation interne (voy. spécialement le § 61 de l’arrêt). 7 A cet égard, voy. notre étude Q. VAN ENIS, “Une solide protection des sources journalistiques et des lanceurs d’alerte : une impérieuse nécessité à l’ère dite de la ‘post-vérité’ ?”, in Le secret, Limal, Anthemis, 2017, pp. 95-152. 8 Recommandation n° R (2000) 7 du Comité des Ministres aux États membres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information, adoptée par le Comité des Ministres le 8 mars 2000, lors de la 701e réunion du Comité des Ministres. 9 Cour eur. D.H., gde ch., arrêt Guja c. Moldova, 12 février 2008. 10 Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres aux Etats membres sur la protection des lanceurs d’alerte, adoptée par le Comité des Ministres le 30 avril 2014, lors de la 1198e réunion des Délégués des Ministres. 11 D. VOORHOOF, “Freedom of journalistic newsgathering, access to information, and protection of whistleblowers under Article 10 ECHR and the standards of the Council of Europe”, in A. KOLTAY (ed.), Comparative Perspectives on the Fundamental Freedom of Expression, Budapest, Kluwer, 2015, p. 300. 12 Telle était l’hypothèse en cause dans l’affaire Goodwin, qui a vu la Cour européenne des droits de l’homme reconnaître pour la première fois le droit à la protection des sources journalistiques.

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