Mémoires

Page 1

MÉMOIRES Causes de la confusion et de la perte de l’Origine au travers de la figure architectonique de la Tour de Babel





MÉMOIRES Causes de la confusion et de la perte de l’Origine au travers de la figure architectonique de la Tour de Babel

Mémoire du DNSEP École nationale supérieure d’art de Bourges 2013 Jérôme Valton Direction du mémoire : Michel Weemans







L’origine est le but.* Quand nous disons Babel aujourd’hui, savons-nous ce que nous nommons ? Savonsnous qui ? Si nous considérons la survie d’un texte légué, le récit ou le mythe de la tour de Babel, il ne forme pas une figure parmi d’autres. Disant au moins l’inadéquation d’une langue à l’autre, d’un lieu de l’encyclopédie à l’autre, du langage à lui-même et au sens etc., il dit aussi la nécessité de figuration, du mythe, des tropes, des tours, de la traduction inadéquate pour suppléer à ce que la multiplicité nous interdit. En ce sens il serait le mythe de l’origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le récit du récit, la traduction de la traduction, etc. Il ne serait pas la seule structure à se creuser ainsi mais il le ferait à sa manière (elle même à peu près intraduisible, comme un nom propre) et il faudrait en sauver l’idiome.†

Dans l’introduction de son essai, Jacques Derrida énonce le problème que soulève la figure de la Tour de Babel. C’est le mythe de l’origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le récit du récit, la traduction de la traduction. Son origine historique est obscure, nous savons d’après sa documentation qu’elle a été sujette à de nombreuses restaurations voire reconstructions, où ces dernières peuvent être comprises comme traductions. La Tour de Babel est une figure complexe, tautologique, se comprimant elle-même afin de se déployer d’une manière exponentielle. À partir de son système architectonique, il s’agit dans ce document de pérégriner vers les causes de la confusion et de la perte de l’Origine. Une origine marquée par la naissance de l’Histoire, celle qui est nécessaire à l’homme en son présent, une origine marquée par un instant de rupture entre son renoncement à sa vie de chasseur-cueilleur, *  Karl Kraus, Worte in Versen, 2ème édition, Leipzig, 1919 - p.69 †  Première version publiée en 1985 dans Difference in translation, Joseph Graham, Cornell University Press (édition bilingue) et dans «L’art des confins», Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, PUF. 

Jacques Derrida chez le coiffeur


nomade — le bonheur naturel — et l’apparition du progrès technique. Un facteur environnemental corrobore cet évènement il y a treize mille ans, à partir de la dernière ère glaciaire qui a fait s’éteindre trois des quatre dernières espèces d’hommes du paléolithique ; la quatrième — seule survivante — l’homme moderne, devient le résident d’un climat tempéré, où la nature lui octroie un terrain favorable à son évolution. Cette faveur se remarque par l’apparition des premières expériences de sédentarisation, témoin de la progression de ses savoirs techniques et sociétaux. La transmission de ses savoirs devient rapidement une nécessité par laquelle, à mesure du temps l’homme élabore des moyens de transcription et de conservation. La première transcription qu’il met au point appartient à la tradition orale, par le récit, utilisant un support efficace mais subjectif, sa mémoire. Plus tard, il créé une succession de signes inscrits dans un matériau moins maléable mais plus fiable dans le temps, disposant de la main, du geste et de la maîtrise de l’outil : l’écriture : une suite d’occurences au service du futur. La transmission est un sujet qui m’a permis d’amorcer mes recherches quant aux moyens qu’elle utilise pour sa conservation, et les altérations que celle-ci subit au travers du temps, notamment par les cultures et les langages qui sont des facteurs mutagènes liés à l’interprétation. Autrement dit, la confusion peut s’engendrer par la transmission d’un savoir menant à la perte de son origine. De manière évidente, les grandes religions occidentales et proche-orientales ont disposé des mêmes sources documentaires à leur constitution. Par synthèse, cette recherche s’appuiera sur trois documents qui ont participé à l’édification cultuelle et culturelle


de notre société depuis son origine, trois textes dont la variation de la forme narrative nous intéressera ainsi que le vecteur commun qui les dirige : le récit épique de Gilgamesh, la pensée mythique chez les Grecs et l’Écritures sacrés de la Bible. Dans un rapport de causalité, la naissance du récit de l’Histoire serait indubitablement liée à la naissance des civilisations*. La première cause dans le récit de la Genèse est elle-même l’expulsion d’Adam et Ève du Jardin d’Eden†, après que le premier homme et la première femme aient goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Ce fruit leur a ouvert les yeux, il a réveillé leur conscience leur permettant de distinguer le bien du mal. Une expulsion qui vient comme châtiment et comme précaution, avant que l’homme ne goûte au fruit de l’arbre de vie, celui qui leur apporterait la vie éternelle — une allusion à la mémoire, sous sa forme d’Histoire. Cette expulsion, est la rupture avec le bonheur naturel, une évolution humaine à sens-unique où la chasse et la cueillette se transforment en loisirs nostalgiques et, où sa maîtrise de la Nature — la domestication du sauvage — l’agriculture et l’élevage, lui apportent fruit et gibier, céréale et bétail en permanence. La sédentarisation est un mode de vie ordonné favorisant une quête perpétuelle d’évolutions techniques.

*  Civilisation : l’ensemble des caractères communs aux vastes sociétés les plus complexes ; l’ensemble des acquisitions des sociétés humaines — Dictionnaire culturel en langue française sous la direction d’Alain Rey, Le Robert †  Genèse III


Dans son essai sur l’œuvre d’art, Benjamin défend lui aussi cette position « fordiste de gauche » : la désagrégation de la tradition, opérée par la reproductibilité technique et la production de masse, est à la fois constructive et destructive ; ou, pour être plus juste, elle est d’abord destructive et donc potentielllement constructive. À cette époque Benjamin entrevoyait toujours ce potentiel de construction.*

La deuxième cause dans la Genèse est plus explicite et assoit définitivement la rupture. Dans le Livre XI, les hommes se sont regroupés, ils s’organisent en sociétés et élaborent la construction d’une ville et de sa tour — la Tour de Babel, fruit exarcébé par sa mise en œuvre technique ; son constituant brique est une image qui représente la quintescence qu’utilisera l’industrie, ultime création technique caractérisée par la production de masse. Et voici que toute la terre parlaît la même langue et se servait des mêmes mots. Partis de l’Orient, les hommes trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear et ils s’y installèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons, faisons des briques et cuisonsles au feu. » Et la brique leur servit de pierre et le bitume leur tint lieu de mortier. Puis ils dirent : « Allons, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel et faisons-nous un nom, de peur que nous soyons dispersés sur toute la surface de la terre. » Et Yahvé descendit pour voir la ville et la tour qu’avaient bâtie les fils des hommes. Et Yahvé dit : « Voici, ils forment tous un même peuple et parlent tous la même langue. S’ils ont fait cela pour commencer, il n’y aura rien qu’ils ne puissent exécuter s’ils en projettent l’entreprise. Allons, descendons et là, mettons la confusion dans leur langage afin qu’ils n’entendent plus la langue les uns des autres. » Et Yahvé les dispersa, de là, sur la surface de toute la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Voilà pourquoi on l’appelle Babel, parce que c’est là que Yahvé mit la confusion dans la langue de toute la terre et que c’est de là que Yahvé les dispersa sur la surface de toute la terre.† *  Design & crime, Hal Foster, Les prairies ordinaires, 2008 †  Genèse XI, 1-9 à partir d’un texte Yahviste du VIIe siècle av. J.-C.


Ce passage évoque la volonté d’ensemble, d’unité figurant un tout absolu, une volonté renforcée par la langue des hommes qui parlent avec les mêmes paroles, qui parlent d’une même parole. — Allons, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel et faisons-nous un nom. Des paroles qui énoncent son projet architectural, un acte de résistance angoissé par l’éventualité qu’un nouveau Déluge‡ ne déferle sur eux. Tout d’abord ils s’organisent dans un shéma urbain, ils construisent des habitats qui les protègent de la Nature, des habitats formant un réseau, une ville, un corps organique/unique. Puis ils édifient une tour, la tour permet de surveiller au loin, elle est image de prudence§ ; elle s’élève, elle atteint les cieux, le royaume de Dieu, là où aucune eau ne pourra recouvrir la construction monumentale. La tour est un symbole d’absolu, sa construction s’établit sur un module architectural : brique, formant un grand ensemble, elle unifie les hommes par son érection, l’absolu babélien devient un rival à l’absolu divin. La brique exacerbe donc la maîtrise technique de l’homme, elle témoigne de ses premières expériences à Jéricho, il y a dix mille ans, l’adobe [brique crue] est grossièrement moulée à la main grâce à un mélange de terre et d’eau formant une boule qui est séchée au soleil. La première innovation intervient par l’élaboration du moule, quatre planches de bois forment un parallélipipède qui possède un rapport précis entre ses trois dimensions (Longueur = 2x largeur = 2x épaisseur)¶. Le premier objet sériel est inventé. ‡  Genèse VI à IX § › Prométhée ¶  La brique : un matériau de construction aussi ancien que naturel http://bibliothequemaisondeloutil.over-blog.com/article-1353467.html


— Dans le mythe Prométhéen, Pandore peut être comprise comme la personnification de l’adobe, en tant que femme (première), elle possède un pouvoir matriciel, celle qui produit la vie, qui créée, qui donne forme, et ce à l’image du moule. Ce moule produit une forme normée qui démultiplie le fruit de l’expérience. Selon Hésiode*, Zeus demanda à Héphaistos de façonner un corps avec de l’argile pétrie dans de l’eau, de lui communiquer la force vitale et la voix humaine, et d’en faire une vierge dont l’éclatante beauté fut égale à celles des immortelles déesses†. Pandore, créée par les dieux olympiens pour sanctionner le rapt du feu de Prométhée que celuici offrit à l’homme, un feu allégorique, le feu de la raison pour lequel Aristote‡ définit l’homme comme un animal politique doué de raison. [Une] raison qui lui permet de penser le monde et d’agir sur lui§. Le feu de la raison est une image analogue au fruit biblique de l’arbre de la connaissance qui anime l’esprit humain — il lui donne la capacité de jugement par laquelle il est capable d’organiser, de systématiser sa connaissance et sa conduite, d’établir des rapports vrais (ou fonctionnels) avec le monde¶. Pandore est le châtiment qui condamne l’homme pour avoir fait Le choix du feu**, une allégorie associée à l’objet brique, une occurence « magique » et objectale où son origine technique permet de symboliser la rupture avec la Nature, antagoniste à la géométrie de *  Hésiode : VIIIe s. av. J.-C. †  Mythes & Mythologie, Félix Guirand et Joël Schmidt, Paris, Larousse-Bordas, collection in extenso, 1996 ‡  Aristote : -384 à -322 § dans La Politique, Aristote ¶  définition « raison » - op. cit. Dictionnaire culturel en langue française **  Le choix du feu – Aux origines de la crise climatique, Alain Gras, Fayard, 2007


ce parallélipipède, d’une part par sa forme et d’une autre par sa fonction qui permet à l’homme de s’en dissocier. Zeus demande à Héphaistos de lui communiquer la force vitale et la voix humaine, la faculté de transmettre par le langage, la brique est un élément de langage, un véhicule d’histoires comparé à un élément de récit par son caractère fragmenté, articulant un ensemble de mots formant une phrase contextualisée par une pensée ; un véhicule de l’Histoire comme unité architecturale, dont l’archéologie par son étude formelle et sédimentaire, et l’épigraphie par le décodage de ses inscriptions, révèlent la synthèse d’un contexte et d’expériences antérieurs. Ainsi dans la revue Paléorient††, Olivier Orenche met en avant le rôle de l’architecture des trois grandes civilisations mésopotamiennes du viie au ive m. av. J.-C., comme fossile-directeur rendant compte de l’originalité de ces civilisations, une architecture permettant une meilleure compréhension de la Mésopotamie dans l’Histoire. Depuis la préhistoire, les hommes sont des bâtisseurs. Maintes formes d’art sont nées et ont disparu. […] le besoin humain de se loger est permanent. L’architecture n’a jamais chômé. Son histoire est plus longue que celle de n’importe quel autre art et, pour rendre compte de la relation qui lie les masses à l’œuvre d’art, il est important de penser aux effets que cet art exerce sur elles.‡‡

††  Paléorient. 1981, Vol. 7 n°2, Olivier Orenche ‡‡  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, Allia, 2007



Apprenez les souffrances des mortels, comment je les ai transformés, eux qui étaient auparavant infantiles, en êtres doués de raison et maîtres de leurs pensées. Je le dirai, sans proférer de blâme à l’égard des humains, mais en démontrant la bonté de mes dons. Ceux-ci à l’origine, regardant, regardaient en vain, écoutant, n’entendaient pas, mais, semblables aux formes des songes, ils embrouillaient tout au hasard durant leur longue vie et ne connaissaient ni les maisons de briques exposées au soleil ni le travail du bois, mais ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, dans les profondeurs sans soleil des cavernes. Il n’y avait pour eux aucun signal sûr ni de l’hiver ni du printemps fleuri ni de l’été fécond, mais ils accomplissaient tout sans réflexion jusqu’à ce que moi, je leur montrai les levers des astres et leurs couchers difficiles à discerner. Et j’ai inventé pour eux le nombre, le plus grand des arts, ainsi que l’assemblage des lettres, mémoire de toute chose, ouvrière industrieuse qui enfanta les Muses. Et le premier, je plaçai sous le joug les bêtes sauvages, esclaves par leur harnais et par leur corps, afin qu’elles succèdent aux hommes pour les chargements les plus pesants ; et j’ai attaché au char les chevaux dociles aux rênes, symbole du luxe le plus éclatant. Aucun autre que moi n’a inventé ces véhicules errant sur la mer avec leurs voiles de lin.* De ma bouche entendant le reste, tu t’étonneras encore davantage des techniques et des moyens que j’ai mis au point. Le plus important, si quelqu’un tombait malade, il n’existait aucun remède, ni à manger, ni à boire, ni à oindre, mais les gens dépérissaient par manque de médicaments avant que je leur montrai les mixtures de remèdes convenables grâce auxquelles ils écarteront absolument toutes les maladies. […]. Quant aux biens dissimulés à l’intérieur de la terre, le bronze, le fer, l’argent et l’or, qui donc pourrait dire qu’il les a découverts avant moi ? personne, je le sais évidemment, à moins qu’il veuille proférer de vaines sottises. Bref, sâche tout en une seule formule : tous les arts aux hommes sont venus par la grâce de Prométhée. †

*  Eschyle, Pro., 442-471 †  ibid., 476-506

 Voici une brique. Voyons ce qui rime avec brique, Aurélien Froment, 2009  Dessins de briques retrouvées à Jericho datant du IXe et VIe m. av. J.-C.


Il a bien fallut que la force philosophique, au moment où elle naissait en Grèce se déguisa pour survivre. Il a fallut que le philosophe emprunta l’allure des forces précédentes, qu’il prit le masque du prêtre.*

La pensée grecque est nourrie de l’emploi du langage symbolique, un langage qui a permis de réfléchir sur l’homme, sa place et son évolution dans un monde en train de se constituer, de façon à privilégier sa transmission et l’espace d’interprétation. Dans l’extrait précédent, Eschyle† utilise le langage symbolique et mythique, cette forme narrative imbrique des symboles et des allégories qui établissent ici, une généalogie du progrès technique, un savoir personnifié au nom de Prométhée. La personnification possède des similarités avec l’image, en tant que véhicule de transmission historique et synthétique, en tant qu’objet mnémonique comprimé. Prométhée est un mot dont la définition est un segment de l’Histoire relatif à l’apparition des civilisations. Cette forme de langage propre aux Grecs, est un outil favorable à la définition, l’association et la transmission de leurs réflexions sur leur environnement. Cette forme diffère dans les Écritures de la Bible, bien que la nécessité d’interprétation soit aussi présente, le statut du texte sacré est immuable par le devoir de « foi ». Signifiant « confiance », confiance en Dieu ou confiance dans les Écritures, par extrapollation avoir confiance aveugle. La religion chrétienne rend indispensable la foi à sa pratique, alors que les mythes grecs n’imposent pas une vision unilatérale de ses récits, étymologiquement la foi est absente de leur langage. L’apparition du mot est plus *  Nietzsche et la philosophie, Gilles Deleuze, Presses universitaires de France, 1962 †  Eschyle : -525 à -456


récente, de racine latine, il apparaît à la fin du MoyenÂge‡. Ce mot connote néanmoins le fait de fédérer, où les Écritures sont l’exégèse du monde de l’homme, un corps défini par un dieu total qui voit de son œil omnivoyant sa création omniprésente, un tout figuré dans un cercle planétaire, un cercle des connaissances§. Suite au déclin sociétal de l’homme, évoqué plus tôt par Homère¶ dans son Odyssée puis par Ovide** dans Les Métamorphoses … pour l’homme « régressant », ces récits semblent davantage appartenir à une doctrine humaniste évoquant un savoirêtre, un code de conduite par l’exemple et le symbole.

Code de Hammurabi, roi de Babylone 1792 - 1750 av. J.-C. - Basalte Fouilles J. de Morgan, 1901 - 1902 Musée du Louvre  ‡  définition « foi » - op. cit. Dictionnaire culturel en langue française §  Le paradis terrestre : l’exégèse visuelle de Genèse 1-3 selon Herri met de Bles, Michel Weemans, 2013 ¶  Homère : -800 à -701 **  Ovide : -43 à -17


…l’absolu babélien devient un rival à l’absolu divin, Dieu, couroucé, met la confusion dans le langage des hommes et les disperse. La mystification de la Tour de Babel dans la Genèse a permis sa survivance comme objet métaphorique en dehors de son contexte historique. Dans Des tours de Babel*, Jacques Derrida s’interroge : D’abord dans quelle langue la tour de Babel fut elle construite et déconstruite ? Dans une langue à l’intérieur de laquelle le nom propre de Babel pouvait aussi, par confusion, être traduit par « confusion ». La figure de la Tour de Babel comme source de confusions, ses représentations soumises au temps ont été perverties — la figure de la Tour de Babel comme la source de la confusion, le symbole de la naissance d’une confusion, une confusion qui se confond, qui s’introduit, s’immisce dans la traduction, en se dispersant à travers les langues, en ce propageant dans le langage. Babel est un prisme ou une matrice qui démultiplie ses récits ; son origine est multiple, un unique dispersé et multiplié. Babel est le récit des récits […] elle contient entre ses lignes sa traduction virtuelle, la version intralinéaire du texte sacré, le modèle ou l’idéal de toute traduction. L’original se donne en se modifiant, ce don n’est pas d’un objet donné, il vit et survit en mutation car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom, si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. Même pour des mots solidifiés, il y a encore une postmaturation.†

De tous les héros assyro-babyloniens, Gilgamesh est le plus fameux, ses exploits ont été immortalisés par un vaste poème, œuvre maîtresse de la littérature babylonienne, intitulé selon les interprétations Celui qui *  op. cit. Des tours de Babel, Jacques Derrida † ibid.


a découvert la source ou Celui qui a tout vu. Le texte principal que nous possédons provient de la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive, viie s. av. J.-C. . Il comprend douze chants d’environ trois cents vers chacun, le poème est cependant plus ancien, puisqu’un fragment datant du iie m. av. J.-C. a été retrouvé faisant de ce récit le père de tous les récits. Comme la Genèse, l’Épopée de Gilgamesh est constitué de multiples histoires dont les apports seraient au moins reculé du iiie m. av. J.-C. . La tradition orale, qui constitue le fonds de l’épopée, est d’une toute autre nature que ce qui donne corps au roman. Le roman se distingue de toutes les autres formes de prose littéraire — des contes, des légendes et même des nouvelles — en ce qu’il ne provient pas de la tradition orale, et n’y conduit pas davantage. Mais, par ce trait, il se distingue au premier chef du récit. Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire.‡

Faute d’avoir retrouvé la trace d’un récit plus ancien, l’Épopée de Gilgamesh peut être considérée comme une source documentaire et thématique, un véhicule poreux et trans-temporel, réceptacle d’un dialogue en réflexion, parcourant les récit qui lui succèderont. L’association entre les textes babyloniens, grecs et chrétiens fait émerger leurs points communs, la généalogie, une survivance mnémonique de la pensée. Le thème du Déluge révèle ce chaînage, il est à chaque fois question d’un déclin de l’humanité qui l’a mène, après un avertissement et un fléau, à sa destruction. Il est éventuellement possible de faire l’hypothèse d’une innondation majeure survenue dans des temps plus reculés, lorsque le Tigre et l’Euphrate ‡  Conteur, Œuvres III, Walter Benjamin trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch ; Gallimard, 2000


sont sortis de leur lit ; ou bien lors d’une brusque montée des eaux il y a onze mille ans, suite à la fonte des glaces causée par le rechauffement climatique, la mer Méditerranée aurait recouvert une partie des terres, une thèse qui explique l’état salin de la mer morte*. Mais il ne s’agit pas dans cet assemblage de discerner le fait ou la vérité, de dégager la cause climatique appartenant au récit scientifique, mais d’observer la manière dont chacun des protagonistes a transposé cette histoire au service de l’organisation de sa pensée, dans une réflexion présente. Le temps et la langue sont des facteurs mutagènes qui mènent souvent à une perte. Platon† s’est approprié le thème du Déluge dans la construction de l’Atlantide dans le Timée et le Critias‡. Il relate l’existence d’une île orientale où l’organisation du royaume des Atlantes est décrit avec précision, un monde par-de-là les colonnes d’Hercules qui fut submergé par les eaux neuf mille ans avant lui. Par ce récit, Platon incrémente le réel dans la fiction, provoquant la confusion quant à l’orgine et au contexte. Une indistinction entre le récit symbolique, le récit d’anticipation et le récit critique. Ignatus Donelli, en 1882, réadapta l’histoire de l’Atlantide dans son romain Atlantis : le monde antédiluvien. Cette œuvre eu une influence majeure sur les productions postérieures du xxe s., de confusion en perte, de récit en récit, d’histoire d’Histoire en histoires, un sondage révéla que 41% de la population américaine pense que

*  La mer Noire, fille du Déluge ?, William Ryan et Walter Pitman http://racines.traditions.free.fr/delmerno.pdf †  Platon : -427 à -347 ‡  Œuvres complètes, vol. II, Platon, traduit par Léon Robin, Gallimard, 1977


l’Atlantide aurait été habité par une civilisation avancée§. Plus récemment Google Earth a diffusé des clichés de la topographie océanique. Lors de pérégrinations virtuelles, il est observable au large des côtes nord-africaines un récif géométrique de cent soixante kilomètres de côté et profond d’environ cinq mille mètres — peut être un vestige architectural ? Ces clichés ont nourri les interprétations, le fantasme d’y voir l’Atlantide. Google publia quelques jours plus tard un démenti aux inextinguibles hypothèses soulevées par cette image énigmatique, en affirmant qu’il s’agit d’une aberration, que ce tracé suit un quadrillage cartographique que le navire chargé de sonder les fonds à parcouru. La confusion portée par cette image est dûe à la désorganisation de son système en général. En effet, la topographie océanique est représentée à partir de la compilation de clichés provenant d’une multitude de sources. Certaines captations sont précises, comme cela a été le cas sur le tracé du navire, alors que d’autres ont une définition beaucoup plus basse.

§  Le mythe de l’Atlantide, René Treuil, CNRS Éditions, 2012  31°15’50.73’’N, 21°57’07.80’’W verth -5050m, TéléAtlas, 2011




 XIe tablette de l’Épopée de Gilgamesh, terre cuite, British museum


Dans une île, au-delà des eaux de la Mort, vit d’une vie éternelle Ut-Napishtim que les dieux ont sauvé du déluge. Il raconte cette aventure au héros Gilgamesh qui est parti en quête de l’immortalité : […] Belet-ili, la déesse-mère, prit quatorze poignées d’argile. Elle plaça sept poignées à droite, sept poignées à gauche ; au milieu, elle posa une brique. Ea, à genoux sur une natte, ouvrit le nombril des figurines et, des deux groupes, sept produisirent des femmes et sept produisirent des hommes. La déesse qui crée les destins les compléta par paire et Belet-ili dessina les formes humaines. Tout se passa si bien que six cents ans plus tard la population des hommes devint trop nombreuse et surtout trop bruyante. La terre alors était riche, les hommes se multipliaient et le monde mugissait comme un taureau sauvage si bien que la rumeur réveilla les dieux. Ellil, indisposé par un tel tumulte alla se plaindre aux grands dieux : l’humanité l’empêchait de dormir. Alors, pour se débarrasser des hommes, Ellil leur envoya trois fléaux successifs : la peste, la sécheresse et la famine. Au bout de six années, les hommes en furent réduits à dévorer leurs filles. Ils ne purent plus effectuer les travaux pour lesquels ils avaient été créés. Ellil décida alors, malgré la volonté des autres dieux, d’envoyer un Déluge afin d’anéantir ce qui restait de l’humanité. Mais Ea, le seigneur de l’eau sous la terre, source de toutes les connaissances magiques, m’avertit en songe. Il m’ordonna de construire un bateau et me prévint que le déluge durerait sept jours. Sur ses conseils, je démolis ma maison de roseaux et construisis un bateau couvert où je rassemblai la semence de tous les êtres vivants. Les enfants apportèrent la poix pour le calfatage, les charpentiers préparèrent la quille et le bordage. Je construisis sept ponts superposés, divisés par des cloisons. On rangea les provisions dans les cales.*

*  Légende babylonnienne, http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article337


Dans son article Teen image*, Seth Price évoque le sujet du non-savoir ritualisé engendré par la frénésie du changement technologique. Symptôme d’une implosion de l’encyclopédisme généré par les lieux virtuels de stockage et de flux de l’information (pour ne pas dire connaissance). Ce genre de base de données alimente une acquisition du savoir suivi d’un désir de mystification, une acquisition du savoir qui tente désespérément de créer des connections saisissantes, de tracer des lignes entre des points dont nous ignorons même l’existence. L’encyclopédie a été définie à partir de la Renaissance comme faisant parti des images textuelles proposant la vision du monde d’une civilisation à une époque donnée et pour un objectif culturel précis. L’encyclopédie est une réalité supposée hors langage, composée par des concepts censés donner accès à cette réalité†. Dans ces lieux virtuels, l’amateur comme le spécialiste — sans distinction, sont les pilliers de la connaissance, où le concept donnant accès à cetté réalité est une histoire parmi d’autres, transcrite par une entité l, qui à travers lui et grâce à ses apports, constitue une réalité efficiente. — La vérité est ailleurs‡. L’encyclopédie numérique dont le contenu s’édifie par l’ensemble de ses utilisateurs est un nouveau récit par lequel l’homme du futur en fera l’exégèse, prenant internet comme une trace fossile d’un mode de vie au xxie s., au même titre que les textes sacrés ont pu être utilisé pour reconstituer une histoire de l’humanité. Parmi ces fossiles, moultes comptes Facebook, Twitter, Tumblr entre autres pages *  Teen Image, Seth Price, revue May n°2, octobre 2009 †  Définition « encyclopédie », op. cit. Dictionnaire culturel en langue française ‡  Phrase présente à la fin du générique de la série X-Files : aux frontières du réel | cité par Platon


personnelles, promotionnelles et commerciales. Par exemple Tumblr est un système virtuel d’agglomérats d’images utilisées comme chambre des merveilles où le texte est relégué à des légendes minimales, parfois complètement éliminé. C’est ce que Seth Price nomme le hoarding§. Ainsi l’archéologue du futur se retrouverait devant des banques d’images provenant d’un fatras de scans de magazines, de snapshots, de jpg téléchargés, des emprunts à la culture pop ou à l’histoire de l’art sans distinction, face à un amas d’indices amalgammés dans un contexte formel et factice, devant des occurences dépossédées de leur mémoire, à l’historicité perdue.

§ « Hoarding, Le mot peut se référer à une réserve de biens amassés, mais signifie aussi panneau d’affichage, ou encore une palissade temporaire érigée autour d’un chantier de construction », Teen image, Seth Price. Photogramme du générique de la série X-files  Erut Cetihcra : archéologue du futur, Davide Cascio, collage 21 x 29,7 cm, 2012 



ď ž Indiana Jones et la dernière croisade, Steven Spielberg, 1989


Lors de la seconde moitié du xixe s., est mise à jour la Tour de Babel par la recherche archéologique, à laquelle certains orientalistes ce lancèrent parallèlement en quête de vérités en poursuivant le chemin de l’image, par l’étude symbolique et cosmologique des tours de Babel. L’archéologie est la recherche des faits et non de la vérité. Si c’est la vérité qui vous intéresse le cours de philosophie du professeur Tyree est au fond du couloir.*

La Tour de Babel de l’Écriture est une allusion à la ziggurat babylonienne, l’E-te(men)-an-ki (Etemenanki) signifiant : la maison du fondement du ciel et de la terre. Il n’y a a priori pas de rapport entre l’évènement biblique et la chute des empires mésopotamiens. Si ce n’est un constat de l’édification d’un ensemble architectural d’envergure par un peuple dont la civilisation s’est éteinte peu avant l’avènement de l’ère chrétienne. L’Etemenanki est une tour à étage, s’élevant par pallier dont la base est carrée. C’est une architecture typique de la Mésopotamie dont une trentaine de monuments similaires ont été mis à jours dans la région. La documentation cunéiforme a permis d’en avérer l’existence au moins à partir du iiie m. av. J.-C., elle est l’une des rares traces permettant de reconstituer leur réelles grandeurs et apparences. L’épigraphie à décodé le mot ziqquratu, issu du verbe zaqaru signifiant ​« être haut, être élevé », ce mot était utilisé en Mésopotamie pour évoquer le sommet d’une montagne ou le templetour. Aujourd’hui, le milieu de la recherche archéologique s’est entendu sur le mot ziggurat pour nommer une telle structure. L’emploi le plus reculé d’une ziggurat se trouve sur un cylindre d’argile du xxiie s. av. J.-C., lequel définit *  Henry Jones Junior, Indiana Jones et la dernière croisade


 Localisation des ziggurats (Ziggurats et tour de Babel, André Parrot)  « Notes 2 », Charlène Desfougères, 2012



le programme architectural de son reconstructeur, Gudéa, gouverneur sumérien : xx

xxi

24 25 26 27 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

Gudéa qui se mit à construire le temple posa le couffin, tiare pure, sur la tête ; il posa les fondations, planta les murs dans le sol. Il dressa un étage (nommé) : « Les rangs de briques frémissent » ; Il dressa un deuxième étage : « C’est cette rangée (étage) qui porte le BA sur la tête » ; Il dressa le troisième étage : « Im-Dugug, c’est l’aigle sur le petit animal » ; Il dressa un quatrième étage : « C’est la panthère qui s’enlace avec le fauve terrible. » ; Il dressa un cinquième étage : « C’est le beau ciel chargé de splendeur. » ; Il dressa le sixième étage : « C’est le jour d’offrandes qui apporte la joie »; Il dressa un septième étage : « C’est l’Eninnu dont la clarté emplit le pays ». Pour parfaire le seuil, il installa devant le seuil un beau « ciel » (= Anu) 14-15 qui portait une couronne. 16 L’Emah qui s’enlaçait avec le ciel, 17 il en fit la salle, la fonda en bois ; 18 le bassin de Nannar était sur le réservoir d’Enki. 19 Pour élever le temple comme une montagne, 20 pour le faire surabonder dans le ciel profond comme une chose énorme, 21 pour en élever la corne comme (celle d’) un bœuf, pour lui faire dresser la tête sur l’univers comme l’arbre gan (l’arbre qui enfante) 22 du (temple-) Abîme (d’Eridu), 23 le temple, il l’exalta vers le ciel, entre ciel et terre, comme une montagne.  extrait du Cylindre A de Gudéa vers 2120 avant J.-C. - Terre cuite moulée, Fouilles Édouard de Sarzec, 1877 traduit par Maurice Lambert et Raymond Tournay, 1948 Musée du Louvre



Les orientalistes ce sont préoccupés d’expliciter le rapport symbolique entre la ziggurat et la figure de la montagne. La traduction du Cylindre A de Gudéa, par Maurice Lambert et Raymond Tournay, met en avant ce rapprochement à la ligne 19. Archibal Sayce* souligne que dans l’Épopée de Gilgamesh, lors de l’évocation du lieu où s’échoue l’arche après le Déluge, le sommet du mont Nisir est qualifié de ziggurat : « Ut-napishtim déclare qu’après le cataclysme, il plaça une offrande sur la ziggurat de la montagne ». Édouard Dhorme, assyriologue comme Sayce, conclut son livre Les religions de Babylone et d’Assyrie†, en affirmant que la montagne est assimilée à un sanctuaire vers lequel les dieux affluent. La figure triangulaire associant la montagne à la ziggurat invite à y voir, non pas un socle soutenant le ciel, mais un sommet comme étant l’infime point de contact avec le royaume divin, le point d’entrée permettant la descente de la divinité. Une image analogue à la mythologie grecque, où la montagne est assimilée à la résidence des dieux. Entre autres monuments mésopotamiens, à Assur, deux structures appuient se rapprochement, l’un se nomme E-hursaggula = la maison de la grande montagne, et l’autre E-kur-ru-ki-sha-ra = la maison de la montagne de l’univers. La représentation de l’univers est une préoccupation capitale dans la pensée mésopotamienne, comme une volonté de maîtriser, d’organiser ce que les Grecs appellent le Cosmos. Cette tâche a été le Grand Œuvre de nabuchodonosor ii‡. Ce roi néo-babylonien est le dernier *  Lectures on the Origin and Growth of Religion, A. H. Sayce, Longmans Green & co, 1901 †  Les religions de Babylone et d’Assyrie, Édouard Dhormes, P.U.F., 1946 ‡  Nabuchodonosor ii : -634 à -562, règne -604 à -562


reconstructeur de l’Etemenanki parmi les autres ziggurats dont il s’occupa, notamment à Birs-Nimrud anciennement Borsippa ; l’E-ur-imin-an-ki = la maison des sept conducteurs du ciel et de la terre, une ziggurat dédiée à Nabu. Les sept conducteurs sont une allusion explicite aux sept sphères dans lesquelles se meuvent les sept « planètes » : Saturne, Jupiter, Mars, Venus, Mercure, Soleil, Lune*. On raconte qu’a Borsippa, chaque étage était dédié à l’un des sept astres et où chacun possédait sa propre teinte, ainsi ils étaient un détail efficient d’un ensemble architectural symbolisant la totalité de l’univers, une interprétation s’inscrivant dans une tradition hermétique inspirée de la cosmologie afin d’expliquer par le symbole, les phénomènes magiques. La ziggurat n’est pas seulement associée à la figure de la montagne avec tout ce qu’elle connote, elle symbolise aussi la Terre, le monde des hommes, sensible, qui se distingue du monde divin, sacré ; pour le Père Vincent, la ziggurat est « tout bonnement une réduction symbolique de la Terre »†. La forme circulaire des astres, leurs personnifications, sont symbole de la connaissance, des cercles de connaissances. Le cercle comme symbole d’absolu, où chaque étage de la ziggurat est un détail qui contient en lui même cet absolu, l’ensemble est l’univers, la totalité. — [ Le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, ancré dans une tradition hermétique de l’art de la mémoire et dans le fantasme de l’accès au savoir universel est organisé selon un système constitué de sept degrés (gradins), séparés en sept allées *  The five great monarchies, II, G. Rawlinson †  Études sur les Religions sémitiques, P. Vincent, 1946




chacune associée à un astre. Ce théâtre est une synthèse d’un savoir universel ]. Le cercle s’apparente à l’œil divin, distant et omnivoyant*, celui qui a connaissance de tout. Dans le contexte mésopotamien, les dieux sont une allégorie des connaissances caractérisées par leurs pouvoirs. Dans L’art de la mémoire†, Frances Yates évoque les sept gouverneurs qui enveloppent de leurs cercles le monde sensible, la Terre : Une fois que les Sept Gouverneurs ont été créés et animés, le Pimandre raconte la création de l’homme, d’une manière qui diffère radicalement du récit qu’en donne la Genèse. Car, si l’homme hermétique est créé à l’image de Dieu, c’est dans la mesure où il reçoit le pouvoir créateur de la divinité. Quand il vit les Sept Gouverneurs qui venaient d’être créés, l’Homme désira produire aussi un ouvrage et « la permission de le faire lui fut donné par le Père ». L’homme était ainsi entré dans la sphère démiurgique dans laquelle il avait tout pouvoir … les Gouverneurs éprouvèrent de l’amour pour lui et chacun lui donna une part de ses propres pouvoirs.

Dans sa traduction du Pimandre‡, Frances Yates écrit que l’homme, en étant créé à l’image de Dieu, reçoit en même temps le pouvoir créateur de la divinité. Dans la mesure où les dieux sont détenteurs du savoir, cette phrase suggère l’allégorie de l’image de Dieu par laquelle est créé un objet mnémonique personnifié, une « image magique » . Le Grand Œuvre de nabuchodonosor ii n’est pas limité à la simple restauration et reconstruction des ziggurats de Babylone et Borsippa, il a opéré une synthèse symbolique, une traduction cosmologique au travers *  Le Paradis terrestre : l’exégèse visuelle de Genèse 1-3 selon Herri met de Bles, Michel Weemans, 2013 †  L’art de la mémoire, Francès Yates, traduit par Daniel Arasse, éd. Gallimard, NRF, 1975 ‡  L’idée d’un système mnémonique de connaissance aux origines du collectionnisme, Alexandre Michaan, INP




de ce matériau architectural. Poursuivant le chantier de son père, il profita de l’extrême destruction de l’Etemenanki pour modifier l’orientation vers laquelle elle était tournée originellement afin de faire sens avec l’E-ur-imin-an-ki d’ors et déjà orienté, au solstice d’hiver, vers le soleil couchant, (ziggurat en faveur de Nabu = dieu du soleil couchant). Les recherches archéologiques ont déterré des briques sur le site de la ziggurat, comportant des inscriptions. Sur certaines sont mentionnées le nom de Nabuchodonosor ii, celui qui la restaura ; sur d’autres briques, selon la traduction d’Unger il est inscrit : « Propriété de Nabu, le soleil couchant » et selon Kodolwey : « Propriété de Nabu, roi de la totalité » . Une fois réorientée, l’Etemenanki fut orientée, au solstice d’été, vers le soleil levant. Le soleil caractérisé par sa course se répétant éternellement, son cycle, s’associe à nouveau à la figure du cercle, ainsi qu’à la lumière, au feu ; le feu de la raison détenu par l’homme au travers de ses divinités grâce auxquels subsiste l’ensemble des connaissances éparses sur la surface de la terre, exposant un système général aux homme et dans une volonté de transmission à ceux qui viendront après*.

*  Diderot, article sur « encyclopédie »  Ruines de l’Etemenanki  Project for floating cloud structures, Buckminster Fuller & Shoji Sadao, 1960  Défilé  Tourisme (le culte d’Huyustus), Guillaume Ettlinger, sérigraphie, 50 x 65 cm, 2012











À la Renaissance italienne, les intellectuels et artistes se sont préoccupés de trouver leur généalogie — légitime ou par adoption — une origine favorisant leur réflexion en vue d’une constitution culturelle voire « cultuelle ». Ainsi la Grèce antique a été réanimée faisant d’elle, le socle originel de la culture occidentale depuis le Quattrocento à aujourd’hui. François Ier de Medicis — souverain Toscan, était particulièrement sensible à la tradition hermétique ainsi qu’aux questions ésotériques liées à l’alchimie et à l’art de la mémoire. Il a chargé Vincenzo Borghini de concevoir un programme iconographique complexe, afin d’ordonner symboliquement son cabinet de curiosités. En 1570, Borghini confie la réalisation du studiolo à Giorgio Vasari : alliant la volonté de classification systématique par l’image à partir d’un véritable inventaire d’objets, le programme défini par ses deux créateurs, un axe humaniste du rapport de l’homme à la nature. Dominé par la représentation, au centre du plafond, de Prométhée recevant les joyaux de la Nature*†, comme figure héroïque de l’apport de la culture à l’homme, où la Nature remet à Prométhée la pierre philosophale, quintessence nécessaire à la maîtrise de la Nature par la technique. Le cabinet est clos, ne disposant que d’une petite lucarne occultée et une porte secrète ; il est lui-même hermétique, à l’image d’une monade, contenant le monde entier comme infiniment replié à l’intérieur, retraçant l’histoire et les connaissances du monde, en un lieu qui lui est isolé, mais ouvert sur l’espace abstrait de la mémoire. Daniel Arasse propose de voir l’organisation du studiolo comme l’illustration *  Prométhée recevant les joyaux de la Nature, Giorgio Vasari, Palazzio Vecchio, Florence, 1571 †  Le studiolo d’Urbino ou le désordre du Prince, Décors italiens de la Renaissance, Daniel Arasse, Hazan, 2009 Plafond du studiolo de François Ier de Medicis, au centre Prométhée recevant les joyaux de la Nature, Palazzio Vecchio, Florence 



de l’état de la culture au Quattrocento. Ainsi ce cabinet propose de voir un récit de l’histoire du monde synthétisé, confondu dans l’image, une image créant des associations hors-temps. L’égyptologue François Daumas, a publié en 1983, L’alchimie eut elle une origine égyptienne ?* Dans ce livre il fait un intéressant rapprochement entre la notion de pierre philosophale et de pierre à bâtir, parallélipipède tangible, véhicule d’histoire. Dans la peinture de Vasari, la pierre est ronde, une abstraction de la pierre à bâtir, la brique est une allégorie du savoir technique, elle est à la fois le fruit et l’origine, elle devient symbole par le jeu de la tradition alchimique. La pierre permettant la transmutation culturelle de l’espèce humaine — l’élaboration d’un mode de vie nouveau, une transmutation de cette culture dans une architecture-fossile, par la pierre à bâtir, puis une transmutation épigraphique, d’un côté avec la pierre de Rosette, où sa fonction est explicite, rédigée dans les anciennes langues égyptienne et grecque en hyéroglyphes égyptiens, écriture démotique et alphabet grec. Rosette contient la traduction et formalisation qui ont permis la compréhension des hyéroglyphes, un « langage codé » dont la stèle révèle le savoir, du moins le langage. D’un autre côté la tablette de l’Esagil (j’y reviendrai), qui peut figurer de pierre philosophale vouée à l’édification de la Tour de Babel. *  L’alchimie a-t’elle une origine égyptienne ?, François Daumas, 1983


La question de l’appropriation, de la recherche d’une généalogie comme cela a été le cas à la Rennaissance, est l’enjeu de Simon Fujiwara dans son travail Museum of Incest. Grâce à plusieurs indices orchestrés lors d’une performance, il s’emploie, par une approche warburienne, à démontrer que l’histoire de l’humanité repose sur un inceste. Un inceste justifié par un jeu d’analogie d’images et de faits pour lesquels il construit une architecture fictive, que Simon Fujiwara localise à Olduvaï, lieu considéré comme l’origine des hominidés. Ce musée fait état de traces se rapportant à l’Histoire et à son histoire, rapprochant par exemple une photo de son père à une peinture ancienne, lesquelles observent chacune un personnage principal tenant la même attitude, un verre à la main, regardant sur le côté. Ainsi Museum of Incest s’attache à mettre en avant une résurgence incestueuse de formes qui se répètent dans les différentes civilisations voire, depuis des temps plus anciens encore, au travers d’une plus large Histoire de l’homme, dès son apparition. Une généalogie formative et indéfectible. Gravure extraite de Della Architettura par G. Ruscani, 1590  figures extraite de Museum of Incest - a guided tour, Simon Fujiwara, 2012, Archive Books 


 Invitation à la présentation du livre Museum of Incest - a guided tour, Simon Fujiwara, 2012, Archive Kabinett


 Pierre de Rosette, découvert en 1799 par un soldat français lors de la campagne d’Égypte de Bonaparte, à Rosette 112 cm x 76 cm x 28 cm, granodiorite, IIe s. av. J.-C.



Pendant près de mille ans, l’occident oublia la ziggurat de Babylone jusqu’à la Renaissance, où la Tour de Babel — le site de l’Écriture, vint émoustiller la curiosité de quelques voyageurs supputant des lieux, traits et fonctions. Pendant sept siècles le fantasme autour du thème de Babel anima des questions sans réponses, jusqu’à ce que la science de l’histoire s’y intéresse, celle-ci mis à jour des artefacts textuels avérant son existence grâce à l’épigraphie. La mention la plus reculée de l’Etemenanki date de 689 av. J.-C. moment où Sennacherib l’a détruit. Principalement deux documents permettent de se faire une idée de la tour telle qu’elle a pu être édifiée, une description par nabuchodonosor ii et la tablette dîte de l’Esagil* (temple situé au pied de la ziggurat). *  Tablette dite « de l’Esagil », 229 avant J.-C., terre cuite, Musée du Louvre  

Projet pour le cimetière d'Urbino, Superstudio The Babylonians, (couverture), Folio in society, 2005


E-ur-imin-an-ki [la ziggurat] qu’un roi ancien avait construite et pourssée à 42 coudée [18 mètres] de hauteur, mais sans achever sa pointe, se trouvait effondrée depuis des jours lointains ; le drainage des eaux n’était pas en ordre ; les averses et mauvais temps avaient démoli ses murs ; les dalles de son revêtement étaient crevassées, les briques de l’intallation cultuelle amocelées en décombres : le grand Marduk poussa mon cœur à les reconstruire. J’assemblais les briques de son sanctuaire et les dalles de son revêtement… Etemenanki [la ziggurat] pour laquelle Nabopolassar le roi de babylone, mon père, avait posé la pierre de fondation de 30 coudées [15 mètres] il l’avait bâti, mais sa tête n’avait point élevée — J’en repris la construction […] d’Etemenanki, je rehaussais la pointe avec des briques cuites d’émail bleu resplendissant. de même qu’Etemenanki est établi pour l’éternité, qu’ainsi tu [Marduk] veuilles fonder le trône de ma royauté.*

La tablette dîte de l’esagil est une copie néo-babylonienne rédigée en 229 av. J.-C., provenant d’un texte plus ancien, donnant une description exhaustive de la ziggurat de BelMarduk (Marduk étant le dieu de l’Etemenanki). Cette version décrit la tour à étages, elle possède sept gradins surmontés d’un temple. Des fouilles allemandes ont confirmé la mesure traduite de la tablette, la longueur d’un côté de la *  Texte cunéiforme de Nabuchodonosor II dans Ziggurats et tour de Babel, André Parrot, traduit par Oppert, Albin Michel, 1949


base avoisine 91 mètres, ainsi que l’existences d’escaliers qui ont permis d’atteindre le sommet à 90 mètres. Outre la description qu’en donne le texte cunéiforme, il est intéressant d’observer son caractère ésotérique. Rédigée en 229 av. J.-C., elle se trouve dans une phase d’extinction de la culture mésopotamienne, elle est l’ultime trace de quelque chose qui disparaît, d’abord par la suprêmatie de l’empire Perse, la destruction de l’Etemenanki par Xerxès en 478 av. J.-C., dont on raconte qu’il aurait emmené la statue de Bel-Marduk dans son palais de Persepolis. Puis par la domination grecque avec à sa tête Alexandre le Grand†. Au dos de la tablette est inscrit : que l’initié à l’initié le montre, le profane ne doit pas le voir‡. Un hermétisme qui provoqua incontestablement sa perte jusqu’à ce que la science en déchiffre le fond. †  Alexandre le Grand : règne -336 à -323 ‡  http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/tablette-dite-de-lesagil  Tablette dite « de l’Esagil », 229 avant J.-C., terre cuite, Musée du Louvre


16 17 18 19 20 21 22 23 24

37 38 39 40 41 42

Mesures du Kigal d’Etemenanki : afin que tu en voies la longueur et la largeur. 60.60.60 (est) la largeur (comptée) en ammatum (coudée) suklum. Afin d’en produire le compte 3 (x3). = 9 ; 9 x 2 = 18. Comme tu ne connais pas (la valeur de) 18 (la voici) : 3 pi (éphas) de semence (superficie mesurée) avec la coudée sihirtum Kigal d’Etemenanki : hauteur égale à la longueur (et à la largeur). Autrement dit : mesures de la base d’Etemenanki afin que [ tu ] en voies la gueur et la hauteur [10 gar (est) la lon]gueur, 10 gar la largeur (comptée) en ammt arê. Afin d’en produire le compte, (10 x 10 =) 1.40 ; 1.40 x 18 - 30. Attendu que tu ne connais pas (la valeur de) 30, (la voici:) 30 = 1 iku ou 3 sât (de semence) [(superficie mesurée) avec] la grande coudée. Kigal d’Etemenanki : la longueur et la hauteur sont égales : elles sont chacune de 10 gar [(comptés) en amma]t arê […] 15 gar de longueur, 15 gar de largeur, 5 gar 1/2 de hauteur. Briques (IMRU-A). Étage inférieur. 13 gar de longueur, 13 gar de largeur, 3 gar de hauteur. Étage (ou rampe). Deuxième. 10 gar de longueur, 10 gar de largeur, 1 gar de hauteur. Étage (ou rampe). (HU-SI = rikbi) Troisième. 8 gar 1/2 de longeur, 8 gar 1/2 de largeur, 1 gar de hauteur. HU-SI. Quatrième. 7 gar de longueur, 7 gar de largeur, 1 gar de hauteur. HU-SI. Cinquième 4 gar de longueur, 3 gar 1/2 + 1 Nig-gaz de largeur, 2 gar 1/2 de hauteur. Kissu (kan). Supérieur, Septième. Shahuru.

 extrait de la tablette dîte de « l’Esagil », vers 2120 avant J.-C. - terre cuite, Musée du Louvre



Les voyageurs pré-dixneuvièmistes pouvaient compter sur quatre sources documentaires pour étayer leurs recherches, le Livre XI de la Genèse, inspiré d’un texte Yahviste du VIIe s. av. J.-C. et les récits d’Hérodote*, Strabon† et Diodore de Sicile‡, tous postérieurs à la chute de la tour provoqué par Xerxès. « Au milieu du sanctuaire (de Zus-Belos), une tour solide était construite, d’un stade de longueur et de largeur. Sur cette tour s’en tenait une autre, sur celle-ci de nouveau une autre et ainsi huit tours, toujours l’une sur l’autre. À l’extérieur et circulairement, il y avait une place de repos, où ceux qui montaient s’asseyaient et se reposaient. Dans la dernière tour est un grand temple et dans le temple se trouve un grand lit, richement garni et à côté une table d’or. Aucune image n’y est dressée. Personne n’y passe la nuit, sinon une femme du pays, désignée par le dieu lui-même. C’est ce que racontent les Chaldéens qui sont là prêtres de cette divinité. » §

« Là se trouvait aussi le tombeau de Bel, aujourd’hui détruit que l’on dit avoir été démoli par Xerxès. Il avait la forme d’une pyramide carrée, construite en briques cuites. Elle mesurait un stade de hauteur et un stade de côté. Alexandre la relevée mais l’entreprise était considérable et exigeait beaucoup de temps : la seule évacuation des décombres représentait le travail de dix-mille hommes pendant deux mois. Il ne put achever le travail commencé, car aussitôt la maladie, puis la mort surpris le roi. De ceux qui vinrent après, personne ne s’en inquiéta plus. » ¶

*  Hérodote : -484 à -425 †  Strabon : -64 à -24 ‡  Diodore de Sicile : -90 à -30 § Hérodote, Histoire, I, 181-183 ¶  Strabon, XIV, I, 5


« Après ce (bassin), Sémiramis construisit dans le centre de la ville un sanctuaire, dédié à Zeus, que les Babyloniens nomment Bélus, ainsi que nous l’avons déjà dit. Comme les historiens ne sont pas d’accord sur ce monument, avec le temps tombé en ruines, il est impossible d’en donner une description précise. On admet cependant qu’il avait été élevé à une hauteur extraordinaire et que les Chaldéens, à cause de sa hauteur s’y livraient à leurs travaux astronomiques. Toute la construction avait été dressée avec beaucoup d’habilité, en bitume et en briques. À son sommet, se trouvaient les statues revêtues d’or, de Zeus, Héra et Rhéa. La statue de Zeus représentait le dieu, dressé et en marche, elle pesait mille talents babyloniens. Celle de Rhéa, représentée assise sur un char en or, avait le même poids. À ses genoux étaient couchés deux lions ; à ses côtés, de puissants serpents en argent, chacun de trente talents. La statue d’Héra, debout, pesait huit cents talents ; elle tenait de la droite un serpent multicéphale, de la gauche, un sceptre orné de pierres précieuses. Devant les trois statues, une table d’or était dressée, longue de quarante pieds, large de quinze, d’un poids de cinq cents talents. Sur la table étaient placées deux urnes du poids de trente talents, deux autels à encens, chacun d’un poids de trois cents talents. L’un dédié à Zeus, pesait douze cents talents babyloniens et les autres, chacun six cents. Tous ces trésors furent plus tard pillés par les rois perses. » **

Hérodote semble être le plus fidèle dans son récit, bien qu’il soit postérieur de vingt ans à la chute, il n’est pas incohérent de penser qu’il ai pu réellement l’éprouver ou avoir entendu les récits de ses contemporains vivant à Babylone. Diodore de Sicile est plus prolixe et fantaisiste. Certains archéologues réfutent la possibilité qu’Hérodote l’ai observé dans la mesure où la ziggurat n’était déjà plus là, hors Pline l’Ancien††, au chapitre XXX du IVe livre d’Histoire Naturelle relate la subsistance du temple de Jupiter-Belus. **  Diodore de Sicile, II, 9 ††  Pline l’Ancien : 23 à 79 L’intolérance, (photogramme) David W. Griffith, 1916 Des Tours de Babek, 2013

 






Benjamin de Tudèle* est le premier, depuis le Moyen-Âge à faire référence dans son récit de voyage, à la tour de Bélus détruite pas le feu du ciel, mais il ne donne aucune information permettant l’identification du site de la construction bilbique†. Dans le Manuel d’Assyriologie, Fossey cite Leonhard Rauwolf‡. La forme narrative de cet extrait pourrait s’approcher du langage mythique si le ton semblait moins naïf : Derrière et assez près, était la tour de Babylone que les enfants de Noé entreprirent de faire monter jusqu’au ciel. Nous l’avons encore vue ; elle a une demi-lieue de diamètre, mais elle est si complètement ruinée et si pleine de vermine qui l’a percée de trous, qu’on ne peut pas en approcher à moins d’une demi-mille, sauf pendant deux mois d’hivers, pendant lesquels elle ne sort pas de ses trous. Parmi les insectes, il y a particulièrement ceux qu’on appelle persan egla et sont très venimeux, ils sont, m’a-t’on dit, plus gros que nos lézards et ont trois têtes et sur le dos des tâches de différentes couleurs.

Fossey cite aussi Pietro Della Valle qui décrit longuement les ruines de Babylone qu’il visite en 1616 : Au milieu d’une plaine fort vaste et tout unie, environ à un bon quart de lieue de l’Euphrate qui la traverse en cet endroit vers le couchant, se voit, encore aujourd’hui assez élevée, une masse confuse de bâtiments ruinés, qui font un tas prodigieux du mélange des divers matériaux, soit que cela ait été fait de la dorte dès le commencement, comme c’est mon opinion, soit que le débris ait confondu toutes ces ruines et les ait pêle-mêle réduites à la forme d’une grosse montagne, de quoi il ne paraît aucune marque où l’on puisse arrêter son jugement. Elle est de figure carrée, en forme de tour ou de pyramide, avec quatre faces qui répondent aux quatre parties du monde, mais je ne me trompe et si ce n’est pas le désordre des ruines, comme il peut arriver, il semble qu’elle paraît avoir plus de longueur du Septentrion au Midi que du Levant au Couchant. Elle peut avoir de *  Benjamin de Tudèle : 1130 à 1173 †  Ziggurats et tour de Babel, André Parrot, Albin Michel, 1949 ‡  Leonhard Rauwolf : 1535 à 1596


circuit, ainsi que je l’ai mesurée tellement quellement, environ 1134 pas des miens, qui font bien, à mon avis, un bon quart de lieue. Sa mesure, son assiette et sa forme, ont du rapport avec cette pyramide que Strabon appelle le tombeau de Bélus ; et ce doit être apparemment celle dont la Sainte-Écriture fait mention, la nommant la tour de Nemrod en Babylone, ou Babel, comme ce lieu s’appelle encore aujourd’hui. Il est à remarquer que depuis le pied de cette montagne en avant, on ne voit rien, outre ces ruines, qui puisse servir de marque assurée pour convaincre l’esprit qu’il y ait eu là autrefois une aussi grande ville que cette fameuse Babylone : puisque tout ce qui s’y peut découvrir, à cinquante ou soixante pas plus loin de cette masse, c’est seulement le reste de quelques fondements çà et là, lesquels sans doute, ont eu au temps passé une juste élévation d’architecture. Pour ce qui est du terrain d’alentour, c’est un pays très plat, où il semble impossible qu’il y ait eu jamais des bâtiments notables.

 Ruines de la ziggurat d’Uruk




Simultanément aux récits descriptifs de la tour par les voyageurs, les représentations picturales foisonnent, non dans une volonté de reconstitution historique, mais par l’emploi du thème biblique. La Bible a généré de nouvelles histoires, en images, nourrie par sa courte évocation dans la Genèse et peut être par les expériences relatées précédemment. Des récits, supports de la confusion faisant émerger une forme fictionnelle en rupture avec le monument de l’Histoire. Le manque d’information, la perte devient alors ajout, c’est la transposition. Jusqu’au Moyen-Âge, les tours s’élevaient à partir d’une base carrée, à partir de la Renaissance, les tours s’élèvent à partir d’une base ronde, c’est une explication de la transposition culturelle qui s’est opérée dans les représentations picturales à partir du xiie s. . En général, l’atmosphère des représentations sont fidèles à l’Écriture, malgré la transposition, l’artiste figure une multitude affairée à une tâche gigantesque, fiévreuse, courbée dans un effort mené avec achernement. Puis intervient le divin qui arrête la construction de la tour, disloquant l’unité originelle en confondant les langues. En observant un atlas réunissant toutes les peintures et les gravures de la Tour de Babel il est évident qu’une généalogie picturale a influencé ses représentations postérieures. Le récit d’Hérodote a été une source documentaire à l’imagination de la tour, seulement, en prenant trois exemples de traductions françaises, additionnées à la transposition, se révèle la confusion qu’a pu engendrer l’interprétation du texte original, peut être lui-même nourri d’images préexistantes. L’élément qui défini la forme de la tour est contenu dans la description des gradins ou escaliers : 

Cliché dans Vhutemas, Édition du Regard, 1991


Extrait de l’introduction de Ziggurats et Tour de Babel* : Au milieu du sanctuaire (de Zus-Belos), une tour solide était construite, d’un stade de longueur et de largeur. Sur cette tour s’en tenait une autre, sur celle-ci de nouveau une autre et ainsi huit tours, toujours l’une sur l’autre. À l’extérieur et circulairement, il y avait une place de repos…

Dans une traduction de Maurice Larcher datant de 1786 : On voit au milieu une tour massive, qui a un stade tant en longueur qu’en largeur. Sur cette tour s’en élève une autre, & sur cette seconde encore une autre, & ainsi de suite ; de sorte que l’on en compte jusqu’à huit. On a pratiqué en dehors des degrés qui vont en tournant, & par lesquels on monte à chaque tour. Au milieu de cet escalier on trouve une loge et des sièges.

Dans une traduction de Pierre Giguet de 1860 : Au centre s’élève une tour massive, longue et large d’un stade ; elle en supporte une autre, et celle-ci une autre encore ; ainsi de suite jusqu’à huit. Un escalier en spirale conduit extérieurement de tour en tour. Vers le milieu de la montée, sont une station et des sièges où se reposent les visiteurs.

*  Ziggurats et tour de Babel, André Parrot, 1949


La tautologie babélienne se manifeste cette fois-ci par l’image, portant la confusion dans la représentation. Athanasius Kircher, grand érudit du xviie s. est un exemple de l’esprit trompé, son travail sur Babel* peut être perçu comme la manifestation de la perte de l’origine quant à sa démonstration à propos de la Tour de Babel. Parmi la grande documentation que Kircher a laissé à ce sujet, une de ses gravures s’attache à prouver que le programme architectural de Babel était par avance un échec. Une gravure par laquelle il représente la Terre, surmontée d’une tour atteignant la Lune et possédant un dispositif d’équilibrage en son centre. Il exprima ainsi que la tour de Babel ne pouvait atteindre la Lune sans ce dispositif, sinon celle-ci aurait compromis l’axe terrestre, faisant basucler la Terre sur elle-même. Kircher s’est apparemment posé une question qui relève de l’obsolescence, mais peut être pouvons nous le considérer comme un des instigateurs d’un système ouvertement fictionel ou autrement, du récit de fiction à propos du thème Babélien.

*  Turris Babel, Athanasius Kircher, 1679 Démonstration d’Athanasius Kircher dans Turris Babel, 1679  03 Apparition / disparition, Alicia Tréminio, fac-similé, 42 x 29,7 cm, 2012  03 Apparition / disparition, Alicia Tréminio, tirage numérique, 59,4 x 42 cm, 2012 







 Couverture de la revue Planète n°10, 1964, « statue sumérienne », numéro dans lequel est paru la nouvelle de Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel


Jorge Luis Borgès publia en 1941 une nouvelle intitulée La bibliothèque de Babel*, un récit uchronique qui présente cette bibliothèque, l’univers (que d’autres appellent la bibliothèque), contenant toute la mémoire du monde† passée, présente et future. Une mémoire, refuge d’une connaissance universelle classifiée dans un nombre illimité d’ouvrages normés, dont la seule variable est sa plus infime unité : le signe, le caractère typographique au nombre de vingt-cinq, formant une suite d’occurences se succédant sans logique apparente, n’appartenant à aucun langage. Ainsi procède une évocation des trois récits utilisés pour cette recherche, au travers des langages épique, synthétique, symbolique, sacré etc. il y a une quête de vérité, cachée derrière un « idiome ». Si les obscurités du texte donnent à mesurer combien l’homme est incapable de concevoir la vérité divine, elles ont aussi pour effet, et pour fonction pédagogique on l’a dit, de pousser l’homme à désirer atteindre cette vérité. En rendant le monde illisible, la chute a aussi ouvert l’espace de l’interprétation‡. Borgès décrit la bibliothèque comme une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. Une allusion explicite à ce que dirent De Cues et Pascal : Une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Bien que commune, cette phrase prononcée en un temps différent, se transmet par une interprétation diamètralement opposée. Chez Pascal, cette pensée révèle son angoisse d’appréhender l’espace infini, ce monde qu’il trouve disproportionné à l’homme. L’homme *  La bilbiothèque de Babel, Jorge Luis Borges, Planète (revue) n°10, 1964 †  Toute la mémoire du monde, Alain Resnais, 1956 ‡  Le paradis terrestre : l’exégèse visuelle de Genèse 1-3 selon Herri met de Bles


est devenu impuissant à concevoir l’univers comme une image de Dieu, et même tout simplement, à concevoir une image de l’univers […] Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie*. Par contre pour De Cues, qui a pensé ce monde avant les révélations coperniciennes, il décrit l’univers non dans une image sensible, mais dans une vision intellectuelle, comme un lieu ou tout s’ordonne et s’unifie, il est infini. Le Cusain pense découvrir dans la structure de l’univers une participation à l’intérieure de la déité†. Les trous de mémoire qui correspondent à un manque ou une déperdition, à une absence de passé, sont directement liés à l’autre extrême de la mémoire, le trop-plein archivistique, que l’être humain est parfaitement incapable d’appréhender dans sa totalité‡.

Lorsque Julien Sirjacq invoque cette citation de Simon Reynolds en clôture de l’édition qui accompagne son exposition, L’oreille interne§, sans doute se préoccupe-t’il d’émettre son intérêt pour les résurgences ectoplasmiques, ces manifestations qui parsèment une dimension parallèle du savoir humain - en dehors du monde sensible - vaste voire infini, un espace matériellement vide, un cosmos mnémonique formé de lueurs, de pépites étincelantes pour lesquelles il est indubitablement un chercheur, un interprète poussé par une volonté de transmission de leurs survivances au travers d’une constellation documentaire réactivée et réappropriée ; une survivance mnémonique *  Pensée, 206B, Blaise Pascal, Flammarion, 1993 †  Pascal et le silence du monde, Marurice de Gandillac, Éditions de minuit, 1956 ‡  Simon Reynolds dans L’oreille interne, Julien Sirjacq, The Bells Angels, 2012 §  L’oreille interne (a spectral recollection), ISELP Bruxelles, 2012


qui tient lieu et place au travers un récit construit grâce à une émergence d’images, de sons et d’histoires. Il est de fait, dans le film de François Truffaut Fahrenheit 451¶, que l’incarnation du livre s’établit par l’individu qui le porte dans sa mémoire, ainsi il est question de l’individu comme lui-même, personnification d’un savoir, le portant et le partageant que ce soit par la tradition orale ou par les formes qu’il décide d’adapter à sa traduction. Il en est du rôle de l’homme que de transporter/transposer son savoir transmis et acquis, par son appropriation, sa traduction envers celui qui lui succède. Un savoir réfugié dans un palais de mémoire, dans une architecture mnémonique …

¶  Fahrenheit 451, François Truffaut, 1966 Toute la mémoire du monde, Alain Resnais, 1966  Fahrenheit 451, François Truffaut, 1966  No show, Melvin Moti, No show, 2004, film 16mm 








Bibliographie (lectures)

Walter Benjamin

L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit par Maurice de Gandillac, Allia, 2007 Conteur, Œuvres III, traduit par Maurice de Gandillac, Gallimard, 2000 L’auteur comme producteur, Essais sur Brecht, La fabrique, 2003

Seth Price Dispersion, traduit par François Aubart et Camille Pageart, Louie Louie, 2011 Teen Image, May revue n°2, 2009

Jacques Derrida Des tours de Babel, Psyché, inventions de l’autre, Galilée, 1987

Gilles Deleuze Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962

Jorge Luis Borges La bibliothèque de Babel, Planète revue n°10, 1964

Friedrich Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par G-A Goldschmidt, Le livre de poche, 1972

La vision dionysique du monde, traduit par Lionel Duvoy, Allia, 2010

Platon Timée, Critias, Œuvres complètes, vol. II, Gallimard, 1977

Frances A. Yates Science et tradition hermétique, traduit par Borris Donné, Allia, 2009

Michel Weemans Le paradis terrestre : l’exégèse visuelle de Genèse 1-3 selon Herri met de Bles, 2013 Reproductibilité et irreproductibilité de l’art, sous la direction de Michel Weemans et Véronique Goudinoux, La Lettre volée, 2001

Karl Marx Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, Le capital, livre I, Gallimard, 2005

Alexandre Michaan L’idée d’un système mnémonique de connaissance aux origines du collectionnisme : de Giulio Camillo à Aby Warburg, INP

André Parrot Ziggurats et tour de Babel, Albin Michel, 1949


(filmures)

Georges Didi-Huberman Survivance des lucioles, Les éditions de minuit, 2009

Robert Snyder Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, traduit par Didier Semin, Images modernes, 2004

Julien Sirjacq L’oreille interne, The Bells Angels, 2012

Marshall McLuhan & Quentin Fiore The medium is the massage : an inventory of effects, Bantam books, 1967

Hal Foster Design & crime, traduit par C. Jacquet, L. Manceau, G. Herrmann et N. Vieillescazes, Les prairies ordinaires, 2008

Jared Diamond Le troisième chimpanzé, traduit par Marcel Blanc, Gallimard, 2000

Edward T. Hall La dimension cachée, traduit par Amélie Petita, Seuil, 1994

Alain Gras Le choix du feu : aux origines de la crise climatique, Fayard, 2007

Alain Resnais

Toute la mémoire du monde, 1956

François Truffaut Fahrenheit 451, 1966

Steven Spielberg Indiana Jones et la dernière croisade, 1989

Ridley Scott Prometheus, 2012

(sonures)

Groundislava

Groundislava, Wedidit, 2009 Feel it, Wedidit, 2012

J.P-K Bache Venge l’hélice (Adultère Vangelis Bonus), extra-conjugale records, 2010



Complément

Sélection de Tours de Babel :  Pieter Bruegel, 1525 - 1569  Johann Wilhelm Bauer, 1600 - 1640  Lucas van Valckenborch, 1535 - 1597  John Martin, 1832 - 1854  Maarten van Heemskerck, 1498 - 1544  Philip Galle, 1537 - 1612  Athanasius Kircher, 1601 - 1680  Maurits Cornelis Escher, 1898 - 1972  Johann Andreas Pfeffel, 1674 - 1748  Étienne Louis Boullée, 1728 - 1799  Walter Andrae, 1935  Walter Andrae, 1935






























Accessoires



Remerciements à Michel Weemans, Hervé Trioreau, Antonio Guzman, Cécile Liger et Ingrid Luche pour leur aide et leur suivi, Julien Sirjacq et Guillaume Ettlinger pour leur éminence grise, ainsi que Michaël Sellam, Ferenc Gróf, Walter Benjamin, et l’Amour. Ce mémoire a été sérigraphié en une édition limitée de cinq exemplaires en cahier plus deux exemplaires en formes, en deux couleurs sur Arctic Volume White 130g/m2. Et en exmplaires non-limités, photocopies une couleur sur Novatech 90g/m2. Il a été composé en ITC Officina Serif Std, Kabel LT Std, Dominican, Diogènes, en janvier deux mille treize, à l’école nationale supérieure d’art de Bourges  Prometheus, Ridley Scott, 2012


Pôle de la planète Saturne, L’image a été prise avec la caméra grand-angle de Cassini le 27 novembre 2012 à l’aide d’unfiltre sensible aux infrarouges proches centré à 750 nanomètres, à une distance d’environ 649 000 km de Saturne.



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.