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La famille dans tous ses états : évolution et conséquences aujourd’hui

Le sujet est vaste. Je l’aborderai à partir de mon expérience de psychiatre-psychanalyste libérale, en maison d’enfant, et à partir de mon expérience dans les actions de l’Ecole des Parents et des Educateurs. La famille a beaucoup changé depuis ma jeunesse, dans les années 50 à 60 : la plupart des jeunes qui m’entouraient vivaient avec leurs deux parents. J’étais en lycée de filles, nous avions des blouses beiges… Il n’y avait pas la télé à la maison, même pas le téléphone. Je me rendais en vélo au lycée, plus tard j’ai eu un solex. Mes parents me laissaient une grande autonomie. Près d’un tiers de ma classe était engagée dans le scoutisme, et nous étions regardées avec envie par celles qui n’avaient pas cette chance, car il y avait peu d’activités extérieures. Ma classe était composée d’une majorité de catholiques, quelques protestantes, et deux juives. Aucune fille de couleur. Je n’ai pas souvenir de suicide dans ma génération, ni d’accident grave. Ne croyons pas pour autant que tout était idyllique. Il y avait parfois de très grandes détresses, mais elles étaient gardées secrètes. Je peux vous dire que j’ai connu des jeunes massivement inhibées, en grande difficulté dans leurs relations, et que j’ai reçu plus tard, dans le cadre de ma profession , les confidences de femmes de mon âge qui ont été abusées et ont été soumises pendant des décennies à la loi du silence. J’ai entendu bien des récits dramatiques d’alcoolisme, de violence, mais tout cela était caché… En l’espace de 2 générations, le paysage a complètement changé. Je propose d’essayer d’y voir un peu plus clair, d’analyser les facteurs intervenants à mes yeux dans ces changements, et leurs impacts, positifs et négatifs, avant d’en tirer des enseignements et de bien repérer les vigilances que nous devons avoir. Les changements : Le paysage de la population française s’est modifié. Des harkis, venus après la guerre d’Algérie, des migrants espagnols sous Franco, mais aussi des portugais, des italiens, des algériens, marocains… sont venus vivre en France. Au début certains étaient regroupés dans des camps, puis leur intégration s’est faite. La France terre d’asile est chère à mon cœur, car l’Evangile nous demande cette ouverture à l’étranger, au maltraité, au plus pauvre. Cependant la façon dont cet accueil se passait et continue à se faire contribue aux difficultés que nous rencontrons aujourd’hui. Les espagnols, portugais, et marocains travailleurs agricoles ou maçons se sont bien intégrés dans les villages, mais les autres ont été regroupés dans des conditions de vie d’emblée problématiques : pour certains des camps, puis ces immenses barres d’immeubles qu’ont connues toutes les périphéries de grande ville. M.de Hadjetlache

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Le paysage politique a changé. Comme enfant, j’ai grandi avec l’image paternelle très forte du général de Gaulle, dont j’ai toujours pensé qu’il était vraiment au service de sa nation. Aujourd’hui, les hommes politiques de tous bords semblent penser davantage à leur promotion personnelle qu’à l’intérêt de leur nation. Et les divers scandales qui émaillent tous les mandats ne donnent pas une bonne image de ceux qui détiennent l’autorité. Je suis convaincue que cela joue un rôle, y compris pour les familles. Je crois à l’importance de l’exemple à tous les niveaux. La période prolongée de paix et de prospérité, dont beaucoup d’entre nous ont joui jusqu’à la période récente a pu faire croire que tout devenait possible. L’évolution des mœurs, et l’évolution des lois sociales ont eu un impact majeur. Si l’on peut regretter certains abus et certaines dérives, personnellement, je pense que cette évolution était nécessaire. Elle a touché plusieurs points qui ont des conséquences très importantes : Le statut de la femme. N’oublions pas que le droit de vote des femmes date de 1944 en France. Dans ce domaine, nous n’avons pas été précurseurs ! Bien d’autres pays l’ont accordé avant même la guerre de 14, et surtout juste après. C’est que, pendant la guerre de 14-18, les femmes avaient fait la preuve de leurs capacités, en l’absence des hommes, presque tous partis au front. En France l’évolution a été plus longue. Jusqu’en 1965, une femme ne pouvait travailler qu’avec l’autorisation de son mari, et ne percevait pas son salaire elle-même. J’ai moi-même connu cela les deux premiers mois de mon travail à l’hôpital ! Puis la loi a changé et j’ai eu un compte personnel sur lequel a été versé mon salaire. Cela signifiait qu’une femme qui vivait des choses difficiles dans son couple ne pouvait pas partir : elle n’avait aucun moyen de le faire, sauf à prendre le risque d’une galère complète pour elle et ses enfants. Ces changements de statut ont amené une généralisation du travail de la femme. Mais sur ce point également ne nous y trompons pas : seules les femmes de la classe moyenne et des classes aisées avaient la possibilité effective de ne pas travailler à l’extérieur. Les femmes du peuple ont toujours travaillé dur, en plus de leur travail à la maison. A Thiers, j’ai visité une coutellerie témoin : les femmes y travaillaient à plat ventre, les mains dans l’eau glacée. Les enfants tout petits derrière à leurs pieds. Il n’y avait pas de crèche ! Lorsqu’elles étaient enceintes, on leur fournissait une planche trouée pour que leur ventre proéminent ne soit pas trop compressé ! Les femmes qui prenaient des enfants en nourrice, en général devaient elles-mêmes confier leur propre bébé à la campagne pour se consacrer aux enfants des familles aisées. Dans le meilleur des cas, elles pouvaient rendre visite à leur enfant une fois par mois. Alors ne soyons pas naïfs. Le passé n’est pas l’âge d’or, sauf pour les privilégiés ! M.de Hadjetlache

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Cependant la généralisation du travail des femmes, même si beaucoup peuvent bénéficier de temps partiels (et cela, c’est un gain de ces dernières décennies), a fait que les enfants sont davantage livrés à eux-mêmes ou ont des journées d’enfer : déposés à la crèche ou à la garderie dès 7h du matin, certains mangent encore à la cantine, et restent encore le soir à la garderie… Même si beaucoup de lieux de garde sont de très bons outils de développement et de socialisation, trop, c’est trop. Mais certains parents se débattent dans des conditions de vie difficiles. Ne jugeons pas hâtivement. La famille élargie a fait place à la famille nucléaire (parents et enfants seulement). Cette absence des générations précédentes à proximité est dommageable : non seulement pour l’aide que les grands parents peuvent apporter, mais pour l’ouverture et la transmission, lorsqu’il n’y a plus de rencontres régulières. (même si on peut penser préférable de n’être pas sous le même toit) Le droit a évolué en matière familiale : La « puissance paternelle » issue du droit romain donnait au père seul tout pouvoir sur l’enfant. La loi du 4 juin 1970 a donné autorité aux deux parents, s’ils sont mariés. La loi du 4 mars 2002, survenue après la déclaration des droits de l’enfant (1989) a introduit la notion d’un droit de parole de l’enfant en ce qui concerne son devenir, et pose une égalité des droits des parents, même en cas de séparation ou hors mariage. La contraception a aussi considérablement changé la donne : on peut, avec quelques ratées, avoir le nombre d’enfants que l’on désire, et au moment qui semble le plus opportun. Mais quand on sait à quel point le désir humain est mouvant… cela ne résout pas tout ! Il arrive qu’une grossesse désirée débouche sur une IGV. Et qu’une grossesse non désirée devienne une attente joyeuse. D’autre part, contrairement aux attentes de ceux qui en ont été les pionniers, le nombre des IVG et des avortements, malgré les progrès de la contraception, n’a pas diminué. Mais, heureusement, les femmes n’en meurent plus. Eric Lemaitre a beaucoup travaillé sur les questions de consommation, de société marchande qui ont une intensité particulière aujourd’hui. Je ne l’évoque pas davantage dans cette introduction. Il le développera.

Quelques données sociologiques: La famille traditionnelle: couples mariés avec enfants tous nés d’eux, voit ses effectifs diminuer, d’année en année. En 2009, plus de la moitié des enfants qui naissent ont des parents non mariés. Ils étaient 6% il y a 30 ans. Ce qui était autrefois contraire aux normes sociales est devenu banal, et ce phénomène touche tous les milieux. Mais, contrairement aux enfants de « filles-mères » du M.de Hadjetlache

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passé, montrés du doigt dès leur enfance, la plupart de ces enfants sont reconnus par leurs deux parents, et ne sont pas du tout stigmatisés.. Contrairement à ce que l’on pourrait parfois penser, vu toutes les critiques que l’on en fait, la famille reste un objet d’investissement majeur : pour 82% des français, elle a une place très importante. Réussir sa vie familiale est très souvent exprimé par les jeunes comme une priorité, au même titre que réussir la vie professionnelle. Cependant la réalité est autre : 1 mariage sur 2 finit par un divorce. Séparations, ruptures, familles dites monoparentales, familles recomposées sont de plus en plus nombreuses. D’après les statistiques de l’INSEE après le recensement de 2006 (c’est le dernier), et les chiffres ont encore évolué, 75,4 % des enfants vivent avec leurs père et mère, 16,4% avec un seul de leurs parents, 5,8% en famille recomposée (aujourd’hui c’est près de 9%), 2,4% chez quelqu’un d’autre. Les enfants élevés par deux parents de même sexe ne sont pas comptabilisés dans les statistiques de l’INSEE. L’INED donne un chiffre approximatif de 25 à 40.000 enfants, ce qui représente environ 0,25% des enfants. On se marie pour la 1ère fois et on a le premier enfant de plus en plus tard, autour de 30 ans, en général après une longue période de vie commune. Comme la durée de vie s’est allongée de plus de 20 ans, en un siècle, on a l’impression d’avoir tout son temps. Depuis leur création en 1999, les PACS ont atteint le chiffre de 1000.000 de personnes pacsées. Pour 94% ce sont des couples hétérosexuels, surtout des catégories socio-professionnelles moyennes et supérieures. Que dire de tous ces chiffres? Oui, le mode de vie des familles s’est beaucoup modifié. Mais je voudrais attirer l’attention sur un point : Ces études statistiques reflètent la situation à un moment T, mais ne rendent qu’imparfaitement compte de la situation vécue. En effet, la vie d’une famille ne se déroule pas comme un long fleuve tranquille, dans une situation qui dure toute la vie, mais elle est, la plupart du temps, constituée de moments successifs où la vie subit des changements radicaux : on vit en couple, on se sépare, on vit seul avec les enfants, ou seul sans les enfants, on se remet en couple… Et les enfants ont à vivre tout cela ! Et les parents aussi. Les familles et les individus sont en nécessité de s’adapter, ce qui est possible à certains et très difficile à d’autres, d’où des difficultés importantes pour nombre d’entre eux : parents et enfants. Dans les dernières années de ma vie professionnelle, j’ai vu de plus en plus de personnes venir demander aide, non pour des pathologies mentales, mais pour des problèmes de vie qui envahissaient tout. Le modèle père, mère, enfants reste cependant le modèle de référence dans la tête de la plupart des gens, même si construire cela semble à beaucoup de jeunes inaccessible : en effet, on voit tellement de couples se rompre ! Comment y croire ? Je me souviens d’une M.de Hadjetlache

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adolescente en pleurs, qui me disait, après une deuxième séparation du couple de sa mère : « Y a-t-il quelque part des couples qui ne se séparent pas ? » On voit aujourd’hui se développer une peur de s’attacher : peur de souffrir, car de toutes façons ça cassera… Faut-il simplement faire un constat ? Faut-il condamner ? Il me paraît clair que Dieu veut pour les humains une vie harmonieuse, dans des relations où on s’engage, des relations respectueuses, trouvant appui en lui. La vie familiale est, je le crois, un des rouages essentiels de cette harmonie voulue par Dieu, une bénédiction. Ce peut être également le lieu où les enfants apprennent respect, amour, engagement. En tant que chrétiens, on peut essayer vraiment de rester dans cet axe. La seule façon, à mes yeux de témoigner de ce que peut être la famille animée par l’amour de Dieu est que nos familles puissent s’efforcer de le vivre, même s’il y a des ratées. Ce qui serait bien, c’est que nos familles puissent faire envie. Mais cela c’est difficile. Nous sommes tellement humains ! Mais Dieu nous demande d’accueillir chaque humain et chaque famille comme il le fait luimême, avec respect et bienveillance, quel que soit son chemin. « Que celui qui n’a jamais pêché lui jette la première pierre ». Dès que l’on est dans un travail social, on est amenés à accompagner des personnes, des familles. Que pouvons-nous dire ou aider à mettre en place pour que dans tous ces changements, chacun puisse se développer, s’épanouir à peu près correctement ?. Qu’est-ce qui est nécessaire pour se construire ? Le petit humain arrive dans un monde dont il ne connaît rien, si ce n’est des odeurs et des voix entendues in utéro. Ce sont les adultes qui vont contribuer à mettre du sens, à poser des repères Repérer, c’est déterminer la place de quelque chose dans un espace. Cela se fait à partir de points de repère. Un point de repère a 3 caractéristiques : il doit être fixe, unique, connu. Il doit être bien identifié, et différencié des autres. En géométrie plane, il faut au moins deux points de repère pour pouvoir en positionner un 3ème. Cela est très intéressant pour notre réflexion. Un enfant, pour se construire, a besoin de positionner un certain nombre de repères structuraux, qui lui permettront de se situer dans son petit monde, puis dans un monde plus large, de trouver qui il est lui-même, de se différencier. Je viens de le dire, il faut au moins deux points de repère extérieurs. Cela rejoint ce que nous les psy, nous nommons la triangulation. Pour exister, il faut être sorti de la fusion, il faut avoir intégré au moins deux autres adultes repères. Dans les familles traditionnelles, le repérage spontané se fait le plus souvent à partir des parents qui ont donné naissance. Mais, même dans ce cas, cela peut ne pas se faire bien : il faut que le repère soit solide, et reconnu. Si l’un des deux parents est constamment désavoué, dénigré par l’autre, ou très peu fiable dans sa présence, ses engagements, il ne pourra pas bien fonctionner comme M.de Hadjetlache

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repère et être intériorisé. Il est important que les deux lignées aient leur place, identifiée et reconnue. Dans les familles monoparentales, les familles recomposées, il est nécessaire que la parole vienne donner consistance au parent qui n’est pas là. Un parent peut être absent, mais constituer tout de même un repère s’il est parlé, s’il a une existence psychique pour l’enfant. Seulement, dans les cas de rupture difficile, les adultes sont en souffrance, et parfois incapables d’avoir une parole tranquille. Dans ce cas, il est nécessaire que d’autres viennent aider à poser des mots, à différencier la place et les affects des parents et ceux des enfants. « votre conjoint vous a fait souffrir, mais votre enfant n’est pas à la même place » . C’est-à-dire à l’enfant aussi. Si ce n’est pas fait, les enfants seront dans une impossibilité de se repérer, et peuvent être pris dans des conflits de loyauté terribles pour eux. Je disais que beaucoup d’enfants sont confrontés à des tranches de vie différentes : avec leurs deux parents, avec un parent seul, en famille recomposée… et parfois le circuit recommence plusieurs fois. Alors vous voyez à quel point il est important que des mots viennent mettre de l’ordre dans tout cela pour que l’enfant puisse clairement savoir qui est qui, et quelle est la place de chacun. J’ai précisé qu’un repère doit être unique. Et oui, personne n’est substituable à quelqu’un d’autre. Mais chacun peut avoir une place différente, repérée. Les enfants sont habiles à trouver des petits noms pour qualifier ceux qui sont dans leur vie. Ainsi, une femme qui se désolait de ne pas arriver à se faire accepter par son petit beau-fils orphelin, a vu un changement radical un jour où, à la fête des mères, elle a proposé à son beau-fils d’aller avec lui sur la tombe de sa mère. Au retour il lui a dit : « Ca y est, je t’ai trouvé un nom. Tu seras ma Mamette ». Une maman, il ne pouvait y en avoir qu’une, mais Mamette avait trouvé sa place. C’est dans la famille que l’on apprend à compter, à se compter, et à penser que chacun compte pour quelque chose. C’est un enseignement de vie primordial. Dans les familles recomposées souvent le beau-parent a du mal à trouver sa place. D’autant plus quand l’autre adulte dit ou permet aux enfants de dire : « Toi, tu n’as rien à dire, tu n’es pas leur père, ou leur mère ». J’ai souvent fait toucher du doigt cet aspect des choses à des couples recomposés : le beau-parent est l’autre adulte de la maison, et pour ce qui concerne ce lieu, c’est important qu’il soit clairement positionné à cette place. Il est lui aussi le garant des relations dans ce lieu. Un petit complément à mon propos : un jour où je disais qu’il fallait deux points pour en situer un 3ème, un participant matheux m’a fait remarquer que cela est vrai en géométrie plane, mais qu’en géométrie dans l’espace, il en faut 3 pour en positionner un 4ème. Ça m’a

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intéressée. M’est venue la pensée que ce 4ème, ce pouvait être Dieu ! Et alors, on accède à une autre dimension ! Deux autres repères sont tout aussi importants : la différence des sexes et la différence des générations. L’enfant se construit par identification et différenciation (Je suis comme, je suis différent) Ces repères-là peuvent également être mis à mal aujourd’hui. Les gens veulent rester éternellement jeunes, les mères peuvent s’habiller comme leurs filles (le contraire est normal), un père ou une mère peut « sortir » avec le copain ou la copine de son enfant. -Je l’ai vu, et cela est extrêmement perturbant. Je connais un grand père dont le petit fils de 9 ans a découvert tout à coup, tout content, qu’il avait un papy. Jusque-là, il n’avait repéré que le copain ! S’il n’y a pas de notion de générations, le rapport au temps se trouve perturbé pour l’enfant. Cela contribue au malaise des adolescents aujourd’hui. La notion de temps s’élabore à partir des notions de avant, après. Apprendre à attendre, apprendre à différer. Tout cela construit… Dans notre société de consommation, beaucoup de parents ne réalisent pas que le « tout, tout de suite » handicape la construction de leur enfant. En ce qui concerne la différence des sexes, le sujet est délicat aujourd’hui… Personnellement, je suis convaincue que le projet de Dieu implique la différence des sexes. Mais ne soyons pas caricaturaux. J’ai accompagné plusieurs parents homosexuels, qui étaient dans une attention particulière à ce que leurs enfants puissent côtoyer les deux sexes, rencontrent d’autres familles, des couples hétérosexuels, aient des liens avec leurs grands-parents, afin qu’ils puissent se construire au mieux. Ce qui est dangereux, c’est lorsqu’il y a un déni de la différence, ou un rejet, un mépris de l’autre sexe, ou le fantasme d’un engendrement par deux personnes de même sexe. Cela aussi, je l’ai vu. Le danger, pour moi, ce n’est pas d’être élevé par deux personnes de même sexe, le danger, c’est le déni de la différence des sexes. Et cela existe. Au moment de l’adolescence, il y a recherche de l’identité sexuée. Dans cette période, certaines rencontres peuvent être très déstabilisantes. Mais le sexisme fait aussi des ravages, il est non-respect de l’autre. Nous avons situé les repères structuraux. D’autres repères sont à mettre en place, dont certains sont également souvent mis à mal de nos jours : ce sont les repères de comportement, les règles et interdits. L’interdit universel, ou presque, de l’inceste est un interdit structurel. Pour moi, en tant qu’analyste, il ne s’agit pas seulement d’une conduite sexuelle. Ce que cet interdit signifie M.de Hadjetlache

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est plus large: aucun adulte n’a le droit de prendre pour objet de sa jouissance son enfant. Son désir doit se porter ailleurs. Il en est de même pour l’enfant : il ne peut avoir la jouissance de son parent, lui aussi devra porter son désir ailleurs. Il ne faut jamais qu’un enfant soit ficelé dans le désir de l’un de ses parents. Cet interdit ouvre à la vie avec autrui. C’est le sens de l’exogamie. Je me souviens d’une petite anecdote racontée par LéviStrauss : à une de ses questions sur la raison du mariage en dehors du clan, un homme répondit : « Si j’épousais ma sœur, je n’aurais pas de beau-frère avec qui aller chasser ! » Cela est très éclairant ! Venons-en maintenant aux règles et interdits du quotidien. Ils sont dérivés de l’interdit du meurtre, par extension de ce qui peut porter tort à autrui. Ils sont eux aussi nécessaires à la construction. Et ce sont eux qui permettent la vie sociale, en famille et dans les différents lieux. On n’est pas le centre du monde, et on a à tenir compte des autres. Les enfants-rois sont des enfants angoissés, car plus rien ne limite leurs pulsions internes. Ils sont seuls pour faire face. Les parents devraient être des poteaux indicateurs et des parapets de sécurité, qui permettent à leurs enfants de vivre leur vie d’enfant en sachant que quelqu’un veille sur eux. J’ai entendu des ados affirmer : « Je peux faire n’importe quoi, mes parents, ils n’en ont rien à faire… » Ces ados-là ne se sentaient pas libres, ils se sentaient abandonnés. Cependant, n’est pas à reproduire le modèle du passé où parfois l’adulte était dans des postures de dictateur. Ce que l’enfant en retirait, c’étaient une humiliation, une révolte et un désir de vengeance, ou une impulsion à faire pareil à de plus faibles. L’interdit peut être l’occasion, non pas d’une soumission passive de l’enfant, mais l’occasion d’une intégration promotionnante de lois qui font repère et qui ouvrent à la vie. « Ça, ce n’est pas possible, et c’est ainsi pour tous les humains, par contre ça, pour le moment je ne te le permets pas, mais quand tu grandiras, cela deviendra possible ! » Ce que Dolto appelait des castrations symboligènes. Aujourd’hui dans notre société de consommation, on fait une surenchère d’objets, d’activités. On ne permet pas à nos enfants d’apprendre à différer, à rêver, à désirer. Et c’est grave. Les enfants d’aujourd’hui manient souvent beaucoup mieux que leurs parents tous les outils numériques. Cette réalité ne doit pas faire penser aux parents qu’ils n’ont plus la possibilité de garder leur place de parent. Ils ont le devoir de poser le cadre sur ce plan-là aussi. Même si l’enfant transgresse, un cadre posé clarifie les choses pour lui. Les règles, les limites devraient être énoncées dans un amour inconditionnel, soutenant, encourageant, et non sous la menace d’une perte d’amour. Les règles devraient être logiques. Un enfant est tout à fait à même de reconnaître ce qui est logique, même s’il râle contre ! Il faut expliquer, plusieurs fois, mais pas éternellement. A un moment il faut avoir le courage d’imposer ce qui nous semble juste, en sachant que M.de Hadjetlache

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l’on peut toujours se tromper. Les enfants savent que c’est dicté par l’amour qu’on leur porte. L’apôtre Paul avait des paroles de sagesse : Enfants, soyez soumis à vos parents, pères n’irritez pas vos enfants… » La vraie loi n’est pas la loi du tyran. Pour moi, le tyran est celui qui a une loi pour les autres, et une autre pour lui. A petite échelle, beaucoup de parents agissent ainsi, au moins par moments. Mis à part les interdits liés à l’âge, tout ce qui est en rapport avec le respect les uns des autres, la vie en commun devrait s’appliquer à tous. La loi ne peut plus faire repère si ceux qui édictent la loi se mettent hors la loi. On en a de vivants exemples en politique. Car alors ce que l’enfant intègre c’est « Pour l’instant je me soumets parce que je n’ai pas le choix, mais quand je serai grand je ferai ce que je voudrai, c’est moi qui ferai ma loi ! » Non, l’adulte est porteur d’une loi qui le dépasse et à laquelle il est lui-même soumis. Dans notre société où l’individualisme est roi, et où l’on ne veut aucune contrainte extérieure, il faut le réaffirmer. Bien-sûr l’adulte n’est pas parfait, il est lui aussi régulièrement en contradiction avec ce qu’il prône (par exemple lors qu’on dit à un enfant « dis que je ne suis pas là », alors qu’on lui demande de ne pas mentir!). Alors il est important que l’adulte le reconnaisse. Ainsi la loi peut garder sa valeur. Ne se transmet vraiment que ce qui est vécu. Contrairement à ce que certains pensent, reconnaître un tort n’abaisse pas celui qui le fait. Au contraire, cela le grandit. A travers tout cela se transmettent les valeurs qu’ont les adultes. Et c’est sur ce point que je voudrais terminer. On dit que notre société est en perte de valeurs. C’est sûrement vrai. Mais c’est peut-être surtout que nous n’osons pas, sous prétexte de respect des autres, ou de respect de l’enfant les affirmer. Nous abusons de notre place si nous exigeons que l’enfant adhère pleinement à notre façon de vivre, de croire et de voir le monde. Mais il a besoin que nous lui disions ce (ou plutôt Celui) qui nous fait vivre, ce qui nous fait penser que la vie vaut la peine d’être vécue. En même temps, il faut accepter qu’en grandissant il en prenne et en rejette ce qu’il choisira .

M.de Hadjetlache

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