Roudier Félix
PENSER HAUT
LA TOUR COMME FORME SYMBOLIQUE, AUX FRONTIÈRES DE LA FICTION.
Mémoire de fin d’études Félix Roudier Directeur de mémoire : Stéphane Bonzani Co-encadrant : Jean-Dominique Prieur Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand Domaine d’étude EVAN - Entre Ville Architecture et Nature 2015 - 2016
Textes & illustrations non référencés © Roudier Félix
Je remercie mon directeur de mémoire, Stéphane Bonzani, pour sa perspicacité et les références bibliographiques qui m’ont permis de mener à bien ce travail. Merci aussi à mon co-encadrant, Jean-Dominique Prieur, pour ses conseils avisés et son suivi. Je remercie tout particulièrement mon père, Jean-Michel Roudier pour le soutien apporté et la relecture. Ainsi qu’à mon colocataire, Julien Di Vito pour sa présence durant les longues nuits de rédaction et sans qui il aurait été plus compliqué d’accomplir cette tâche.
PENSER HAUT | PRÉLUDE |
PRÉLUDE 27 Avril 2014, la première pierre est posée : la construction de la Kingdom Tower imaginée par l’architecte Adrian Smith est lancée à Djeddah, en Arabie Saoudite. Ce mastodonte de l’architecture sera la première construction de l’homme à dépasser la mesure symbolique du kilomètre vertical... L’impact médiatique est tel que les illustrations et les articles concernant cette tour prolifèrent sur la toile. Quand je regarde les images de cette flèche perçant les cieux, j’ai l’impression d’être directement projeté dans un univers de science fiction digne de la saga Star Wars. Plusieurs questions viennent alors à l’esprit : comment en est-on arrivé à dépasser la hauteur du kilomètre édifié ? Pourquoi vouloir aller si haut ? Est-ce que les récits de science fiction y jouent un rôle ? Pourquoi des tours et pas autre chose ? Va-ton irrémédiablement vers ces dessins d’une ville verticale et vertigineuse, prototype de la mégalopole telle qu’imaginée par les auteurs de science-fiction ? Pourquoi en Arabie Saoudite et pas ailleurs ?... Depuis longtemps, je suis captivé par les scénarios de science fiction et leur influence sur le monde réel. Même si au premier abord je pensais que les architectes avaient pour impératif de répondre à un ordre de pensée qui ne relève pas de la fiction, certaines de mes expériences en tant que futur architecte m’ont permis de constater qu’au final fiction et architecture tissent des liens très étroits, et ce depuis des siècles, depuis les premiers utopistes. Mais ce constat n’est pas suffisant : alors qu’il semble assez évident d’observer l’architecture glisser vers le monde de la fiction, l’inverse est plus difficile à déceler. La tour serait peut-être alors un archétype emblématique servant de point de passage entre réalité et fiction. Objet de convoitise, elle réunit architectes, illustrateurs, cinéastes... qui se nourrissent les uns des autres pour en sublimer sa symbolique et son imaginaire. Le but de ce travail est de réussir à donner une autre lecture de la tour, autre que celle que l’on retrouve dans ces nombreux débats qui s’interrogent sur la notion de vivre dans des tours, sur son insertion urbaine, sa consommation d’énergie... L’idée est donc de faire “table-rase” de toutes ces analyses récurrentes qui cristallisent le sujet et d’opter pour le parti de prendre la tour, et notamment le gratte-ciel, comme un unique objet de design, dans son plus simple appareil, de presque le dénuer de son contexte afin de comprendre comment et pourquoi cette figure architecturale est un symbole à part entière et peut susciter autant de fascination dans notre imaginaire. PENSER HAUT illustre l’idéologie liée au gratte-ciel, au symbole de la tour, au fantasme de la verticalité, à l’ivresse de la hauteur en architecture et essaie d’en faire un parallèle avec une fiction qui n’est jamais très loin...
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PENSER HAUT | TABLE |
TABLE 11-13
Autopsie
15-17
Exorde
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Prodrome Exposé ACTE I - RACINES ANCESTRALES La naissance d’un fantasme.
57-115
ACTE II - ENTRE FASCINATION ET RÉPULSION. Paradoxes autour de la tour.
117-173
1.1 - Rétrospective 1.2 - Babel 1.3 - Emergence 1.4 - Apparence 1.5 - Figures 1.6 - Confrontation
2.1 - Landmark 2.2 - Europe 2.3 - Paris 2.4 - Grand-Paris 2.5 - Automonumentalité 2.6 - Personnification 2.7 - Avatar 2-8 - Dystopie 2.9 - Négation
ACTE III - GLOBAL DELIRIUM. La consécration de la verticalité.
3.1 - Phénomène 3.2 - Super-tour 3.3 - Dubaï 3.4 - Sublimité 3.5 - Rupture 3.6 - Prérogative 3.7 - Prospective
177-179
Épilogue
183-185
Métrologie
187-191
Post-scriptum
193-195
Kiosque
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SCIENCES-FICTION IMAGE GRATTE-CIEL
LANDMARK
FIGURE BANDE-DESSINÉE
UTOPIE ORGUEIL MANHATTAN AUTONOME SUBLIME SURHUMAIN
FICTION
fascination CHICAGO VERTICALITÉ MÉGALOMANIE
TOUR
FANTASMAGORIE
AVATAR
CONTEMPLATION
SUPRÉMATIE DYSTOPIE
CINÉMA
DUBAÏ MONUMENTAL
TECHNOPHOBIE
SYMBOLE
SUPERTOUR
HÉGÉMONIE ARCHÉTYPE ICÔNE IMAGINAIRE BABEL PARIS RÉPULSION FANTASME PARADOXE
PENSER HAUT | AUTOPSIE |
AUTOPSIE PENSER HAUT, La tour comme forme symbolique, aux frontières de la fiction. Pour mieux comprendre cet intitulé, reportons-nous à quelques définitions :
- Gratte-ciel : n.m. invar. (en anglais : sky-scraper). Nom donné par dérision aux maisons à multiples étages (quelques fois plus de vingt) construites par les Américains. (Le Larousse pour tous, en 2 volumes - 1906)
- Tour : n.f. (grec turris) Construction nettement plus haute que large, dominant un édifice ou un ensemble architectural et ayant généralement un rôle défensif. (http://www.cnrtl.fr/lexicographie/tour)
- Symbole : n.m. (latin symbolum, du grec sumbolon, signe). Signe figuratif, être animé ou chose, qui représente un concept, qui en est l’image, l’attribut, l’emblème. (Dictionnaire français Larousse)
- Fiction : n.f. (latin. fictio, de fictus, de fingere « feindre »). 1- Créé par l’imagination. (allégorique, fabuleux, imaginaire, inventé, irréel). 2- Qui n’existe qu’en apparence. (factice, faux, feint, illusoire, trompeur). (Dictionnaire de la langue française, Le Robert)
Mais au-delà de sa morphologie, qu’est ce qui définit véritablement une tour en architecture ? Est-elle une typologie en soi ? La question semble assez simple et pourtant il est quasiment impossible d’y répondre précisément. On croit savoir ce qu’est une tour et, on l’a vu, il existe bien sûr une définition de ce terme. Mais en réalité, il est très difficile de la caractériser avec exactitude. Il est même délicat de dire définitivement ce qui est une tour ou pas. En l’absence d’une définition claire et unanime qui par principe se définit comme l’opposé des constructions basses, l’emploi des termes “type” et “typologie” peut prêter à confusion. Comme le soulève Rem Koolhaas et comme étant le premier point des cinq fondements de la Bigness : “au-delà d’une certaine masse critique, un bâtiment devient un Grandbâtiment1.” Le problème ici est de réussir à juger cette masse critique pour dire d’un édifice que c’est une tour... Une tour est, par sa définition la plus courante, un bâtiment qui dépasse ses voisins. Mais là où il est compliqué de savoir si un bâtiment peut être considéré comme une tour, c’est que cette prise en considération varie selon les pays, selon les époques et selon le contexte local donné dans lequel l’édifice se situe. Par exemple, en Allemagne un bâtiment doit avoir nettement plus de 10 étages pour prendre le statut de tour. Certains pensent, de manière générale, que 100 mètres de haut est une bonne hauteur pour qu’une tour ait l’air “normale”. C’est en tout cas jusqu’à cette hauteur que les investisseurs pensaient, il y a encore peu de temps, qu’une tour était rentable, même si au final ces données ne sont pas révélatrices de ce qui fait d’une architecture une tour.
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1 - KOOLHAAS Rem, Bigness (ou le problème de la grande taille), 1994, article paru dans le premier numéro de la revue Criticat, 2008 2 - HEGEL Georg Wilhem Friedrich, Esthétique, 1818, Ed. Le livre de poche (1997)
PENSER HAUT | AUTOSPIE |
Convaincu néanmoins que l’appellation “grande hauteur” serait un paramètre suffisant pour catégoriser une typologie à part entière, c’est bien sûr cette complexité à définir le sujet qui fait de la tour un objet d’étude intéressant. C’est en sens que je m’attache surtout à une définition de la tour, vue comme un objet de grande hauteur et dans son rapprochement avec la définition du symbolisme, ce qui me permet déjà de cadrer plus facilement le sujet. Qu’est ce qu’une tour en tant que symbole architectural ? D’après ces définitions il ne semble pas évident de rattacher directement le terme de tour à celui de symbole. Pour pouvoir avancer dans la compréhension de l’intitulé il est essentiel, dans un premier temps, de s’interroger sur la réception de la figure de la tour en tant que symbole. La définition du mot “symbole” selon l’encyclopaedia Universalis nous explique que le symbole est originairement un signe de reconnaissance, puisque le sens étymologique du mot grec signifiant “symbole” est un dérivé du verbe signifiant “je joins”. Il définit un objet partagé en deux parties, la possession de chacune des deux parties par deux individus différents leur permettant de se rejoindre et de se reconnaître. Il faut ensuite se tourner vers Hegel pour réussir à faire le rapprochement entre le symbole et l’architecture. Dans son livre L’Esthétique, Hegel décrit comment “le commencement de l’art, qui est nécessairement le fait de l’architecture en tant qu’art symbolique, se limite à des formes abstraites”.2 La pyramide est l’exemple parfait d’une œuvre symbolique. Elle possède bien une figure, mais c’est une figure abstraite et non “spirituellement concrète”. Si la pyramide de Khéops n’était que le tombeau du pharaon, cela ne servirait à rien qu’elle soit très haute. La pyramide est un symbole et, à ce titre, existe de manière autonome par rapport au tombeau. Mais qu’en est-il de la question de la tour ? On l’a vu, en architecture, le symbole se situe dans les formes qu’elle invente. Peut-être alors que la symbolique de la tour existe essentiellement grâce à sa forme : celle d’un objet vertical surplombant le reste. C’est en ce sens que l’on pourrait penser le gratteciel comme la “nouvelle cathédrale”, symbole de la ville contemporaine. En effet comme les gratte-ciel, les cathédrales sont visibles à une grande distance. Les cathédrales, édifiées au XIIe et XIIIe siècles, de part leur taille et l’impact qu’elles avaient sur le paysage, étaient là pour symboliser la puissance de l’Eglise et du pouvoir religieux comme le fait maintenant le gratte-ciel, symbolisant la puissance de l’homme à travers l’acte architectural.
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PENSER HAUT | EXORDE |
EXORDE Thèmes abordés & Méthodologie. L’idée de la métropole contemporaine ne serait-elle pas symbolisée par le gratte-ciel ? C’est en tout cas ce que l’on peut facilement prétendre. Aujourd’hui si l’on demande à un enfant de dessiner une grande ville, il est fort probable qu’il la représente en dessinant une série de grandes tours. En ce sens, on peut dire que la représentation schématique de ces tours (généralement deux ou trois colonnes de fenêtres dans un rectangle surmonté d’une antenne) est figure symbolique du gratteciel, qui lui-même constitue le symbole de la grande ville dans l’imaginaire de l’enfant. Pour lui, le gratte-ciel est le signe de reconnaissance de la métropole contemporaine. C’est pourquoi on pourrait penser le gratte-ciel comme symbole. En effet, tels des divas, les gratte-ciel dominent la scène urbaine d’aujourd’hui. Ils nous tiennent en haleine, et nous laissent anticiper, en la craignant presque, leur prochaine apparition. Mais les rôles qu’ils jouent sont multiples : ils peuvent aussi bien être le symbole d’une ville, une star de cinéma ou simplement illustrer la puissance d’une grande entreprise... C’est à partir de cette représentation de la grande ville d’aujourd’hui qu’il semble légitime d’interroger la validité de cette imagerie populaire, mais emblématique, d’un paysage hyper-urbanisé et orné de gratte-ciel. Comment en sommes-nous arrivés à se représenter la grande ville à travers l’image de la tour ? À l’évidence, ces conglomérats de tours sont le reflet d’une ère culturelle qui tend à la reconnaissance et à la gloire. Comme le sexe, ou se battre, cela semble être une volonté naturelle chez l’homme : aller toujours plus haut, voir toujours plus grand. Pensons à la Tour de Babel. C’est le problème du pouvoir et de la domination... Je pense donc que la question centrale pour révéler la symbolique et le côté fantasmatique de la tour est de savoir pourquoi l’homme veut construire jusqu’au ciel. Qu’est-ce que ce désir de domination, cette tentative d’atteindre Dieu, cette bouffée d’orgueil ? Les pyramides en sont un exemple, mais l’immeuble de grand hauteur en est certainement un autre... Plus simplement, pour apporter une lecture originale au sujet, il faut se demander dans quelles mesures nous pouvons considérer la tour comme une figure architecturale à part ?
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HISTOIRE
SYMBOLE FANTASME
FICTION
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Bien-sûr, l’histoire de celle-ci répond en partie à cette question, mais nous verrons également que ses représentations dans la fiction (cinéma, séries télé, bande dessinée, littérature...) sont également primordiales. En effet, la fiction a toujours apprécié s’approprier les symboles. Interpréter un symbole, c’est évidemment se demander d’abord de quoi il est le symbole, et c’est là que la fiction intervient comme une outil pour créer un imaginaire caricatural autour de ce symbole. Et bien sûr décortiquer le regard que porte la fiction sur les tours est primordial puisqu’il diffère et est représentatif d’une époque et d’un contexte : il peut en faire l’éloge, la critique ou encore servir de source d’inspiration pour les bâtisseurs de tour. Le postulat de prendre la fiction comme principal support d’analyse permet de révéler certains dispositifs qui font de la tour un archétype architectural transdimensionnel (de la dimension réelle à la dimension fictionnelle) pour dans la finalité souligner au mieux l’autosuffisance de la tour, ce qui en fait sa particularité. Ainsi il n’est presque plus nécessaire d’étudier les différents comportements de cette figure, mais simplement l’illustrer à travers la fiction est presque suffisant pour comprendre cette figure en elle-même. Dans le cas présent il ne s’agit donc pas uniquement de représenter la tour mais plutôt de lui donner vie et de raconter son histoire en l’inscrivant dans des récits fictionnels. Pour faire court et pour avancer le propos autour des spécificités de la tour, il faut avant tout croiser l’histoire et la fiction et voir comment les deux interagissent pour faire de la tour une forme symbolique et fantasmatique. C’est la méthode adoptée pour apporter une nouvelle définition à la tour : la prendre comme un objet et le fixer dans différentes strates temporelles bien définies afin de constater son évolution, tout en croisant ce regard avec les rapports qu’il entretient dans un contexte donné et ses représentations dans la fiction. Cette formule permet d’avancer l’expression de la tour vue comme un objet autonome rempli de symbolisme.
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PRODROME Construction du récit. Comme la construction d’une tour, le plan du récit s’érige en trois temps : - les fondations de la tour liées aux fondements de la symbolique de celle-ci - le corps de la tour, le lieu qui réveil les fantasmes et les polémiques autour de cet objet - et enfin le sommet, l’aboutissement final, la flèche transperçant les cieux, essayant de viser toujours plus haut révélant le côté surhumain de cet archétype. Trois temps constituant trois actes : Acte I. RACINES ANCESTRALES, la naissance d’un fantasme : Flash-back. Nous parcourons l’histoire de la tour, ou plutôt l’histoire de la verticalité en remontant le temps pour aller chercher les premiers édifices de grande hauteur. On voyagera jusqu’à l’émergence des premiers gratte-ciel aux États-Unis et l’apparition de ses premiers fantasmes. Comment se comportent ces nouvelles figures et comment la tour devient-elle le symbole de la ville ? Acte II. ENTRE FASCINATION ET RÉPULSION, paradoxes autour de la tour : La tour, un symbole, une figure architecturale à part. Un objet qui suscite fascination, ce qui engendre certains paradoxes et certaines critiques à son égard, que ce soit à travers sa prolifération dans les grandes villes américaines ou dès sa réception en Europe. Pourquoi les fantasmes liés à cette figure inspirent autant les artistes modernes et contemporains ? Ou à l’inverse, comment les scénarios dystopiques s’appuient sur cette donnée pour révéler certains maux de la société ? Acte III. GLOBAL DELIRIUM, la consécration de la verticalité : Vers l’ambition du sublime. Comme passe-t-on d’un objet fantasmatique à un objet fantasmagorique ? S’appuyer sur une réinterprétation de New-York Delire, “le manifeste rétroactif” de Rem Koolhaas écrit en 1978 en le réactualisant selon les phénomènes actuels et notamment la folie des grandeurs qui est devenue un phénomène planétaire dans les grandes métropoles mondiales. Cette partie se clôture sur une vision imaginaire des villes du futur que l’on pourrait anticiper grâce à la naissance des nouvelles supertours et en regardant les projets de futurs gratte-ciel, toujours plus mégalomanes.
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ACTE I
RACINES ANCESTRALES La naissance d’un fantasme
“Citius, Altius, Fortius...” Pierre de Coubertin, 1894
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RÉTROSPECTIVE Une tour, Jadis, et comme l’entend aujourd’hui sa définition littérale, ce mot ne présentait que des connotations militaires défensives. Type architectural initialement conçu pour l’observation de l’ennemi et la protection de ses attaques, la tour fut rapidement interprétée comme un signe de pouvoir. Mais il faut remonter beaucoup plus loin pour se rendre compte que la tour, dans le sens d’un édifice de grande hauteur, était déjà dotée de significations très fortes. En somme, les tours, au sens d’un édifice de grande hauteur, sont un symbole transhistorique. Depuis toujours, la construction en hauteur hante les hommes, constituant un témoignage sur les cultures qui les ont édifiés, et symbolisent la tentation fondamentale de l’homme d’échapper à la terre et à la gravité. En effet, l’altitude a toujours été associée à la spiritualité par la plupart des religions qui ont généralement adopté des tours dans leur architecture. Le goût du pouvoir a également poussé l’être humain à édifier des forteresses garnies de tours pour observer et intimider l’ennemi. Ormis les tours édifiées à des fins religieuses ou celles qui se regroupent, liées par des remparts ou autres sytèmes de fortification, d’autres édifices élevés peuvent se détacher et s’exprimer de manière isolée, comme les obélisques ou les stèles, des monuments généralement dédiés à la mémoire de grands personnages. Ainsi l’histoire abonde en records dans cette course à la hauteur, Déjà, autrefois, les architectes qui ne disposaient que de matériaux rudimentaires, contournaient les difficultés techniques pour construire en hauteur. À preuve certains édifices qui revêtent une dimension symbolique, cherchant à exprimer une puissance politique ou religieuse, comme en attestent les pyramides égyptiennes dont celle de Khéops (2570 av. J.C.) qui mesurait 150 mètres de haut, ou encore les « gratte-ciel » mayas de Tikal en forme de pyramide à gradins (plus de 100 mètres, vers 900 av. J.C.).
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Puis il y a eu la Phare d’Alexandrie, construit entre 299 et 289 avant notre ère, d’une hauteur de 135 mètres, considéré comme la septième des Sept Merveilles du monde antique, et qui devait être le symbole de la ville d’Alexandrie construite entièrement de façon démesurée. Aujourd’hui, le phare, même après sa destruction en 1303, reste l’emblème de la ville et du gouvernorat d’Alexandrie, comme en atteste sa représentation stylisée sur le drapeau de cette dernière. Quelques siècles plus tard, ce sont les donjons et clochers qui rivalisent de hauteur. Le pouvoir civil s’incarne dans les beffrois des hôtels de ville comme par exemple la tour del Mangia de Sienne, construite à partir de 1338, qui culmine à 102 mètres, et dont la construction a été confiée aux frères Francesco et Muccio. Les flèches, tours et clochers des cathédrales et églises, expriment quant à eux le pouvoir religieux et se lancent à l’assaut du ciel pour célébrer la gloire de Dieu avec des hauteurs de plus de 150 mètres.
Illustration de deux des sept merveilles du monde antique dans la bande-dessinée p.22 : Le mystère de la grande pyramide – Le payprus de Manethon, Edgar P. Jacobs, ed. Blake et Mortimer, 1986 p.24 : Les 7 Merveilles, Le Phare d’Alexandrie, Luca Blengino & Tommaso Bennato, ed. Delcourt, 2014
On peut clore ce balayage historique avec le Washington Monument, édifié à l’effigie de Georges Washington. Cet obélisque creux de 164 mètres de haut fut achevé en 1884 par Thomas Casey. Il a été, jusqu’à la construction de la tour Eiffel cinq ans plus tard, le plus grand monument du monde. La fiction s’est souvent emparée de ce symbole politique, notamment le cinéma catastrophe comme La Chute de la Maison Blanche (paru en 2013 et réalisé par Antoine Fuqua) ou encore Mars Attacks! (paru en 1996 et réalisé par Tim Burton) où les soucoupes volantes ont apprécié détruire cet emblème national.
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BABEL Aller toujours plus haut semble être une constante de l’ambition humaine, un désir permanent de s’affirmer par rapport à son époque, ses concurrents, ses adversaires et parfois la divinité. L’homme, animal qui a conquis en partie sa différence par la verticalité, n’a eu de cesse de retranscrire dans ses œuvres cette pulsion vers le ciel. Son orgueil, puni, n’est-il pas illustré par la construction de la tour de Babel ? L’histoire de la tour de Babel est un épisode biblique qui évoque la construction par les hommes d’une tour dont le sommet atteindrait les cieux. Dans la tradition, Dieu interrompt leur projet en brouillant leur langage, uni jusque-là, et les disperse à la surface de la Terre pour les punir. Le mot “babel”, selon certains, signifierait “confusion et destruction provoquées par un désir de puissance”. En effet, il semble essentiel d’entamer le propos sur la symbolique des tours par celui de la tour de Babel, car c’est en quelque sorte le mythe conducteur qui résume à lui tout seul l’image de l’orgueil humain, dans le sens où ce dernier veut aller toujours plus haut à travers de multiples constructions verticales. Un mythe qu’il est facile de retrouver dans n’importe quelle situation résumant cette mégalomanie. Ce mythe est également intéressant car c’est la première description-représentation fictive d’une tour dans l’histoire de l’Humanité. Et ces représentations perdureront jusqu’à nos jours, dans tout les domaines artistiques, toujours avec l’idée d’illustrer ce symbole pour mettre en avant la démesure humaine. Les représentations les plus connues de cette tour sont sûrement celles peintes par l’artiste Pieter Brueghel, dont la plus célèbre est La Grande Tour de Babel, réalisée en 1563. À travers ses peintures, Pieter Brueghel semble dévier de l’histoire de cet épisode biblique, puisqu’il attribue l’échec de la construction à des problèmes d’ingénierie structurelle plutôt qu’à de soudaines différences linguistiques d’origine divine. Cette forme de spirale ascendante qu’il donne à la Tour de Babel inspirera fortement les futures représentations de ce mythe.
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Dans La Tour, troisième album de la série des Cités obscures, paru en 19871, François Schuiten et Benoît Peeters s’inspirent de ce mythe pour symboliser, à travers une tour si gigantesque que des gens y passaient toute leur vie sans jamais avoir vu ni la base ni le sommet, la métaphore d’une société construite sur de grands espoirs, mais qui arrive au bord de l’effondrement. Fritz Lang, quant à lui, introduit une autre vision de ce mythe dans son film Métropolis paru en 19272. Il y pointe le désaccord entre les architectes de la Tour et les travailleurs. Ces derniers se seraient révoltés devant l’ampleur du travail à accomplir. Ainsi, Lang actualise ce mythe en y insérant la notion de l’exploitation du prolétariat.
p.26, haut : La Tour, Schuiten & Peeter, ed. Casterman, 1987 (bande-dessinée) p.26, bas : Metropolis, Fritz Lang, 1927 (film) pp.28-29 : La Grande Tour de Babel, Pietr Brueghel, 1563 (peinture) p.30 : La tour de Babel, M.C. Escher, 1928 (gravure)
Alors que Lang et Schuiten reprennent la morphologie de la tour de Babel imaginée par Pieter Brueghel, il est intéressant de voir que, quasiment à la même époque que la sortie du film Metropolis, d’autres représentations totalement différentes de ce mythe apparaissent. Pour exemple, la gravure sur bois réalisée en 1928 par M.C. Escher qui propose une autre vision de la tour. En effet, on y voit une tour de Babel qui prend plutôt la forme d’une structure géométrique. Mais l’intérêt de cette image se situe dans le point de vue qu’adopte l’auteur et le jeu de perspective qu’il réussit à créer grâce à la hauteur de l’édifice. Contrairement à beaucoup d’autres représentations, M.C. Escher place le point de vue au dessus de la tour et s’appuie sur sa hauteur démesurée pour apporter une vision en perspective inédite, qui plus tard deviendra caractéristique. Une sorte de regard divin sur les tours...
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ÉMERGENCE Avant le XIXe siècle, seuls les grands monuments dépassaient la taille standard des immeubles urbains, les cathédrales et autres églises monumentales jetaient sur leur ville une ombre emplie de symbolisme, mais c’est à la fin du XIXe siècle que les constructions de grande hauteur quittent le domaine du sacré pour celui du profane. En effet, longtemps après que l’on ait abandonné l’idée de construire des tours incapables de défendre quoi que ce soit, un concours de circonstances favorise la naissance d’un nouveau modèle d’édification à Chicago : un violent incendie détruit la ville en 1871 et tout est à reconstruire. Ainsi, le début de l’ère moderne de l’architecture voit l’émergence d’une nouvelle approche constructive, dictée par la nécessité d’occuper un minimum d’emprise au sol et d’édifier verticalement afin de réduire les coûts liés à l’augmentation du prix des terrains. Les avancées technologiques engendrées par la révolution industrielle permettent une plus grande liberté dans la conception d’édifices. Ce sont toutes ces mutations en chaîne qui ont induit à une autre espèce d’architecture : le gratte-ciel. Par exemple, William Le Baron Jenney réussit à cette époque à mettre au point un système de structure interne sur laquelle repose tout l’édifice, le mur extérieur n’ayant plus rien à porter, ce qui a permis aux architectes de penser le bâtiment en hauteur sans souci de structure. Les premiers gratteciel tireront également parti de l’invention de l’ascenseur mécanique, et notamment de l’ascenseur de sécurité par Elisha Otis. Toutes ces circonstances permettent l’émergence du premier gratte-ciel : le Home Insurance Building, édifié à Chicago par Jenney en 1885, et haut de 42 mètres. Une nouvelle forme bâtie est née marquant une rupture nette avec les formes architecturales antérieures. Pour Louis Sullivan, l’essence du gratte-ciel réside dans sa configuration physique : la caractéristique morphologique qui en fait un symbole de construction est l’absolue cohérence entre la disproportion de ses propres dimensions verticales et horizontales. Puis Chicago passe le relais à Manhattan. C’est là que les gratte-ciel prennent leur essor et acquièrent une popularité symbolique donnant naissance à une nouvelle génération d’immeubles dans ce quartier hérissé de tours en compétition permanente.
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C’est la “Cité des Gratte-ciel”. Ainsi nait une nouvelle vision de la ville, symbolisée par l’émergence de ces nouveaux modèles de construction. Cette image inédite de la ville verticale suscite beaucoup de fascination chez les artistes américains. New-York est la première ville icône pour la bande dessinée, qui y interprète le gratte-ciel de manière ironique Par exemple, le précurseur de la bande dessinée, Winsor McCay, est très sensible aux premiers gratte-ciel de Chicago et New-York. Dès 1906, Little Nemo in Slumberland3 paraît quotidiennement dans le New-York Herald : l’imaginaire induit par ce nouveau type d’urbanité est source d’inspiration pour l’auteur, et lui permet de “rêver sans limite”, comme son petit héros. Dans cette planche, McCay caricature la forme symbolique du gratte-ciel. Dans un décor de fond tapissé de cubes rectilignes et quasi anonymes représentant les buildings de Manhattan, il fait de la ville un gigantesque terrain de jeu : il s’agit pour Nemo de conquérir la hauteur des édifices, ce qui devient facile grâce aux modifications d’échelle. Anonymat, gigantisme de la métropole moderne : seuls les rêves et la fiction permettent d’en jouer et de les affronter. McCay va même plus loin dans l’interprétation du gratte-ciel, puisque sa hauteur influence la composition de la planche : plus la case est élancée dans sa verticalité, plus l’impression de vertige est grande.
p.32 : Dessin de l’Home Insurance Building, (artiste inconnu) p.34 : Little Nemo in Slumberland, Winsor Mccay pour le New York Herald, 1906
On comprend aisément l’impact qu’ont eu les médias populaires sur cette nouvelle perception de la ville, qui ont fait du gratte-ciel le véritable symbole de la modernité américaine. McCay est à cet égard le précurseur de la réception de la symbolique du gratte-ciel dans les médias fictifs, qui est à l’évidence très tôt son cœur battant, notamment dans la bande dessinée. En effet la ville moderne naissante, celle qui abandonne l’anarchie des premières constructions des pionniers, devient pour longtemps le thème privilégié par de nombreux dessinateurs. Sans doute parce qu’elle symbolise au plus près le rêve américain. Elle n’est jamais un simple élément de décor, mais la promesse d’un monde à venir. Dès lors elle devient l’objet de toutes les convoitises.
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APPARENCE “Ces masses d’acier et de verre ne sont-elles pas plutôt l’incarnation d’une force aveugle et mécanique, qui s’est imposée, comme de l’extérieur, à une humanité impuissante”... écrit Hugh Ferriss dans son ouvrage The Metropolis of Tomorrow en 19294. À la fin des années 1920, les verticales du dessinateur et architecte Hugh Ferriss ont été déterminantes pour toutes une génération d’architectes. Bien qu’il ait reçu une formation d’architecte, il n’érigea jamais un seul immeuble. Dessinateur pour des agences d’architectures, il exagérait souvent l’échelle de l’immeuble pour obtenir des effets monumentaux capables de susciter certaines émotions auprès du spectateur. Particulièrement inventif, Ferriss a développé son propre style de dessin, une technique de clair-obscur avec ses bâtiments plongés dans la nuit ou dans le brouillard. La ville, telle qu’il la représente dans son ouvrage fondamental : The Metropolis of Tomorrow, réalisée dans les années vingt, atteint alors une échelle mythique, et ses visions vont endoctriner la forme des gratte-ciel new- yorkais pendant les trente années qui suivirent. Ces dessins ont également influencé la culture populaire, notamment dans la définition visuelle de Métropolis pour Superman (pages 38-39) ou celle de Gotham City, dont Batman est le justicier. Les jeux de retraits de façade qu’inventent Hugh Ferriss révolutionnent le design des gratte-ciel à dans les années 1930. William F. Lamp pour l’Empire State Building ou encore Wiliam Van Halen pour le Chrysler Building se plaisent à reprendre ces formes pour le dessin de ces deux futures icônes, donnant l’impression qu’elles s’assoient sur un trône, dominant la ville. Symbole de suprématie. Puis le diamètre de ces tours se rétrécit au fur et à mesure que l’on approche du sommet, se diffusant progressivement dans les nuages, pour magnifier et souligner leur taille gigantesque. Leur construction nourrit l’objectif utopique d’atteindre un certain firmament, ils portent décidément bien leur nom : gratte-ciel. Mais il est aussi facile d’accuser la mégalomanie du gratteciel, transformant l’élan vertical en écrasement l’horizontal et en opposant l’idée de symbole à celle de continuité urbaine. Trouver le point d’équilibre, là est toute la question. C’est finalement le coeur du débat de l’apparence.
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Au-delà de cette inspiration “Ferrissienne”, les prouesses et les records techniques furent souvent affaiblis par une esthétique conservatrice assez paradoxale. Les somptueuses tours à structure d’acier se déguisaient selon la mode du jour : style art-déco pour le Chrysler Building (1928), plutôt gothique pour la Tribune Tower (1923), ou encore aztèco-maya pour le Barclay-Vesey Building (1926)... Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la plénitude du style international pour que les tours abandonnent cette schizophrénie et expriment dans leur aspect la puissance de leur structure, qui est leur essence même. Hollywood ne perd pas de temps pour accompagner l’imaginaire autour de cette nouvelle typologie architecturale. Le gratte-ciel est d’ores et déjà beaucoup utilisé dans les films polulaires.
p.36 : Recherches sur les redents de façades, The Metropolis of Tomorrow, dessins de Hugh Ferriss, 1927 p.38 : The Majestic Hotel, dessin de Hugh Ferriss, 1930 p.39 : Le Daily Planet dans Metropolis dessin de Guy Dyas pour Superman Returns, 2005 p.40 haut : King-kong, Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, prod. RKO Radio Pictures, 1933 (film) p.40 bas : photographie d’un travailleur pendant la construction de l’Empire State Building, Lewis Hine, 1930.
Alors que dans les années 1920, dans ses premiers films muets, Harold Lloyd associe étroitement le gratte-ciel à une identité masculine, ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, en 1933, que le film King-Kong5 utilise véritablement l’image du gratte-ciel et plante son décor sur le très symbolique Empire State Building. En effet, King Kong inclus un usage emblématique du gratte-ciel dans les scènes finales, le singe géant prend l’Empire State Building comme échelle peu avant sa mort. Cette scène peut être interprétée comme cherchant un contraste entre l’instinct naturel et la rationalité insensible du gratte-ciel et plus largement de New York. Photographie et cinéma font bon ménage autour du gratte-ciel. Ainsi, comme en atteste les comparaisons photographiques, King-Kong s’inspire des images prises par Lewis Hine lors de la construction de l’Empire State Building en 1930 pour y retranscire la même atmosphère, celle d’une ville ultraurbanisée. Même si en apparence il n’est pas identique à l’actuel Empire State Building, le film utilise cette icône pour y former en toile de fond l’allégorie de La Belle et la Bête et de la lutte entre l’oeuvre de l’homme et celle de la nature.
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FIGURE New-York est en pleine métamorphose. La prolifération des tours représente un nouvel essor pour la ville, engendrant avec elle toujours plus de fascination. NewYork devient la ville des possibles. Le New-York du début du XXe siècle bourgeonne déjà d’idéaux avec l’érection de ses gratte-ciel. Et même si à cette époque New-York ne connait pas encore un éclectisme dans le design de ses tours, tout se mêle autour de ces nouvelles figures de tours pour ne former qu’une fiction générale. À cet égard, New York est le reflet de l’idéal humain et urbain. La ville représente la mégalopole vers laquelle on pense qu’il faut aspirer, notamment grâce à son dessin inédit d’une urbanité qui prend forme à travers une certaine mythologie de la verticalité. Mythologie bien-sûr renforcée par la multiplication des gratte-ciel. La tour devient l’instrument de cet idéal. Le symbole d’une architecture et d’une urbanité prospective. L’opinion public à l’égard de cette nouvelle urbanité est positive, relfétant un optimisme à propos de la technologie, la tour étant considérée comme une expression de l’ingénierie rationnelle, un bâtiment parfait pour l’humanité à vivre. Les illustrations de l’époque imaginant le New-York du futur en attestent. Ainsi dès le début du siècle on goûte sans risque au caractère manifestement propagandiste de certaines imageries “rétro” comme l’illustration de Harry M. Petit en 1908, qui cherche à répondre à cette tendance de densification (page 44)6. On y imagine une ville du futur où la tour serait omniprésente et où elle aurait une telle importance qu’on aurait été obligé d’inventer de nouveaux modes de déplacements, sur plusieurs niveaux, oubliant presque le sol. Cette image a notamment influencée les dessins réalisés dans les années 1920 par Harvey Wiley Corbett, toujours dans la projection d’un New-York futuriste mais dont le travail s’oriente plutôt sur la question de la mobilité et de l’hyper-connectivité. La photographie n’hésitera pas à s’emparer de cette image d’une ville nouvelle. En 1932, sur le chantier du Rockefeller Center, à des centaines de mètres de hauteur, non protégés, des ouvriers plaisantent calmement...
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Les captures qu’en fait le photographe Charles Ebbets7 ou celles de Lewis Hine pendant la construction de l’Empire State Building (page 42) appartiennent désormais à la mythologie des posters de chambres d’adolescents dont la fascination provient essentiellement de cette vision aérienne de la ville, inédite et vertigineuse. Une seule photographie suffit pour évoquer le surgissement accéléré de la forêt urbaine et symbolise en quelque sorte l’optimisme et la pureté inaccessible.
p.42 : Photographie d’un ouvrier sur le chantier du Rockfeller Center, Charles C. Ebbets, parue dans le New-York Herald Tribune en 1932 p.44 : Carte postale - Cosmopolis of the Future, Harry M. Petit et publiée par Moses King, 1908 p.46 : Storm Clouds above Manhattan, Louis Lozowick, 1935 (lithographie) - Smithsonian American Art Museum Image que l’on peut facilement rapprocher du texte de Céline : la fascination pour la figure de proue new-yorkaise, contrastant avec la tempête - synonyme d’angoisse.
Et même si dans les années 1930, l’Amérique connait une crise économique entrainant la stagnation des constructions de tours, on peut tout de même aisément constater qu’en seulement quelques dizaines d’années les tours ont pris d’assaut la ville et y occupent désormais une place de premier plan. Les images de cette époque sont représentatives de la volonté d’ériger le gratte-ciel en tant que symbole de la puissance américaine. New-York étant considérée comme la porte d’entrée des États-Unis, ces tours démesurées en sont la figure de proue symbolique. Ce symbole, nous y reviendrons, inspire fascination et répulsion. Cette ambiguïté est particulièrement mise au jour par le témoignage de Louis-Ferdinand Céline, quand il décrit l’arrivée à New-York du héros du Voyage au Bout de la Nuit (1932) : “Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que cellelà l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur”.8 Céline y présente la ville de manière poétique comme une apparition une apparition brutale et imposante. La verticalité la caractérise, prenant une signification symbolique : “elle était debout leur ville, absolument droite...” La verticalité devient péjorative : “elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur”, connotation érotique évoquant une figure féminine froide et peu engageante.
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CONFRONTATION La fascination peut être exercée par cette multiplication de tours, or avec l’accélération imminente du développement urbain de New-York, la tour est nécessairement appelée à perdre son statut d’exception. En effet, la prolifération des gratte-ciel à Manhattan, engendrant le dessin d’une nouvelle figure de la ville ornée de tours, invite à se questionner sur le comportement de chacune d’entre-elles lorsqu’elles se positionnent dans un contexte qui se compose quasiment uniquement de tours. Remettre en cause le caractère solitaire de la tour ? Il semble intéressant de comprendre si cette nouvelle figure de tour : le gratte-ciel, qui tend à être l’archétype d’un modèle culturel, conserve sa valeur unitaire et iconique, ou si au contraire, tout son caractère symbolique est absorbé, ou du moins amoindri par la présence et la rivalité avec d’autres tours. Est-il possible d’y voir une certaine distorsion de cet archétype lorsque ce gratte-ciel est lui-même confronté à d’autres confrères ? Il faut pour cela se pencher sur le théorème de la grande taille, La Bigness, selon Rem Koolhaas. “Par leur seule taille, ces bâtiments entrent dans un domaine amoral, par-delà le bien et le mal. Leur impact est indépendant de leur qualité. Conjointement, toutes ces ruptures avec l’échelle, avec la composition architecturale, avec la tradition, avec la transparence, avec l’éthique impliquent la rupture finale, la plus radicale, la Bigness’ n’appartient plus à aucun tissu urbain. Elle existe; tout au plus, elle coexiste. Son message implicite est: “Fuck the context”...9 On a pu voir précédemment dans la partie nommée “autopsie”, qu’un bâtiment devient grand bâtiment selon une certaine masse critique, ce qui le catégorise comme faisant partie de la Bigness, et quoi de plus Bigness que le gratte-ciel. En effet, quand la Bigness entre en lien avec la “ville générique” elle induit le fait d’y oublier la rue à proprement parler, il ne reste plus que des voies entourées de verticalité et selon Koolhaas, “la densité verticale isolée est l’idéale”. Koolhaas déduit, à travers sa théorie “fuck the context”, que dans certains cas il n’y a tout simplement pas de relation possible entre ce qui est nouveau et ce qui existe.
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Et c’est sûrement le cas pour l’apparition des gratte-ciel et autres tours à Manhattan, chaque nouvelle construction se fait de manière isolée, sans se soucier du voisin. La compétition entre les bâtisseurs a pris le dessus sur les strictes nécessités architecturales et urbanistiques. La hauteur visée était même gardée secrète jusqu’aux derniers jours pour éviter qu’un concurrent ne monte encore plus haut. Chaque tour est devenue en quelque sorte le manifeste de son propre block (de sa parcelle) et toutes ensemble semblent se superposer et s’enchâsser, pour au final rivaliser dans le gigantisme, comme l’explique Koolhaas à propros de la City of the captive Globe : “Au sein de l’archipel métropolitain chaque gratte-ciel élabore son propre “folklore” instantané [...] et transforme cette dernière (la parcelle) en autant de parcelles autonomes”.10 (illustré pages 52 et 53) Mais certaines d’entre-elles ne viennent-elles pas à prendre le pas sur les autres, autrement dit, à devenir en quelque sorte hégémoniques ? L’hégémonie est à la base plutôt employée en relation avec la suprématie politique ou militaire d’une ville, d’un pays ou d’une population sur d’autres. C’est donc un terme fort pour qualifier une tour mais nous verrons que dans certains cas il est approprié pour qualifier cette figure architecturale. Certaines tours de par leur position, leur taille, leur signification, se permettent d’engendrer un symbolisme plus fort que d’autres et ainsi se comportent comme la tour dominante. Elles prennent une dimension empirique et mettent toutes les autres en second plan. p.48 : Couverture de Life Magazine (n°1375), 1909 p.50 : Illustration reflétant la théorie de la Bigness. Collage réalisé par Kenji Ekuan, 1964 pp.52-53 : City of the captive Globe, Rem Koolhaas & Madelon Vriesendorp, 1972
C’est la question du “landmark”, que l’on pourrait traduire littéralement de l’anglais par “monument”, et qui en architecture définit un édifice comme étant remarquable, servant de point de repère. Mais c’est aussi ce “landmark” qui constitue dans une certaine mesure le point de départ de tout un paradoxe autour de la tour, où celle-ci dérive vers le côté obscur, passant de la fascination à la répulsion.
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NOTES 1- SCHUITEN François et PEETERS Benoît, La tour, bande-dessinée aux éditions Casterman, 1987 2- LANG Fritz, Metropolis, film paru en 1927, aux productions UFA 3- MCCAY Winsor, Little Nemo in Slumberland, bande-dessinée pour le New-York Herald, 1906 4- FERRISS Hugh, The Metropolis of Tomorrow, publié par Yves Washburn, 1929 5- MERIAN Cooper & SHOEDSBACK Ernest B., King-Kong, film paru en 1933, aux productions RKO Radio Picture 6- PETIT Harry M. Cosmopolit of the Future, publiée par Moses King en 1908. Carte postale reprise par Harvey Wiley Corbett et Hugh Ferriss dans leur exposition La Ville des Titans – retrospective de New York en images de 1926 à 2026, réalisée en 1925 7- EBBETS Charles, photographies prisent en 1932, extraites de l’exposition Lunchtime atop a skyscraper, présentée en 2003 par Corbis au Javits Center à New York 8- CÉLINE Louis Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, ed.Denoël et Steele, 1932 9- KOOLHAAS Rem, Bigness (ou le problème de la grande taille), 1994, article paru dans le premier numéro de la revue Criticat, 2008 (p.62) 10- KOOLHAAS Rem, New-York Delire, Ed. Parenthèse, 1978 (p.296)
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ACTE II
ENTRE FASCINATION ET RÉPULSION Paradoxes autour de la tour
“je suis le business. je suis les profits et pertes. je suis la beauté descendue dans l’enfer du pratique, telle est la complainte du gratte-ciel derrière son camouflage pragmatique.” Benjamin de Caceres - Mirrors of New-York - 1925
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LANDMARK L’intérêt du public dans les gratte-ciel a augmenté durant les années 1920, Dans la foulée, les images de gratte-ciel ont prospéré à travers la culture américaine et ils sont devenu le symbole national des États-Unis, ce que l’historien Merrill Schleier a surnommé de “folie du gratte-ciel”1. À partir de ce moment, une course d’un nouveau genre va commencer : les gratte-ciel et les tours se sont répandus dans toutes les grandes villes d’Amérique, d’abord dans une logique d’affrontement idéologique, puis dans une simple logique de concurrence, voire de marketing urbain. En tout état de cause, illustrant une ère culturelle qui valorise la gloire et le standing, ils génèreront toujours plus de fantasmes. La tour devient emblême, icône, logo, marque... La réception du symbole du gratte-ciel est donc très vite le reflet de l’image capitaliste dans la mégalopole moderne américaine. L’échelle parfois insaisissable de la tour, comme les sentiments qu’elle inspire, lui ont valu d’être nommée différemment selon les époques et les pays : “gratte-ciel”, “tall building”, “building skyward”, “skybuilding”, “maison-tour”, “coupe-ciel”, mais aussi “portenuages” ou même “fer à repasser le ciel”... La capacité du gratte-ciel à surplomber la ville lui permet de vite devenir le signe de reconnaissance de certaines d’entreelles : ces tours deviennent le totem par excellence de la ville dont elles dominent et dynamisent la skyline par la force de leur élan ascensionnel. Si la Transamerica Pyramid bâtie en 1972, incarne l’entreprise (autrefois siège de la Transamerica Corporation), et si son rôle n’est pas négligeable dans la structuration de l’espace urbain, elle est aussi le symbole de San Francisco, un bâtiment remarquable (“landmark”) qui fait que l’on reconnaît la ville lorsque l’on en voit une image. Pourtant pendant sa construction beaucoup de polémique apparurent. En 1971, le spécialiste de l’architecture du Los Angeles Times, John Pastier, critiquait ouvertement la tour : “C’est de l’architecture antisociale à son pire niveau. Une forme d’anarchie et de perturbation comme on en voit se développer à Berkeley et Oakland, de l’autre côté de la baie.” Son architecte William Pereira répondit dans le Chronicle : “Si toutes les nouvelles constructions devaient se conformer à la taille et au style architectural de leur quartier, alors nos villes ne seraient encore qu’un agrégat de huttes d’argile.”
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L’image extraite du magazine GEO, datant de 1977 représente San-Francisco complétement détruit, seul reste debout la Transamerica Pyramid et sans laquelle il aurait été impossible d’identifier San Francisco. Le sujet étant les tremblements de terre dans la région de cette ville, c’est bien-sûr ici une volonté de l’artiste que de laisser ériger cette tour, pour éviter de laissé paraître une ville anonyme, sans signe de reconnaissance. La forme du bâtiment peut devenir vecteur d’identification et bien-sûr pour jouer avec le “landmark” il faut jouer avec la hauteur de l’édifice, en faire un signal et la grandeur permet facilement cela. Cette démarche a pour but d’aboutir à une production d’objets architecturaux que l’on peut appréhender immédiatement, des objets iconiques, dont la forme est facilement mémorisable et qui tend forcement vers une dimension sculpturale visant en premier lieu l’originalité. Tours et gratte-ciel font désormais partie des éléments architecturaux qui peuvent symboliser une ville et devenir leur emblême. Toutes ces figures constituent en quelque sorte l’apothéose du “canard” dont Venturi disait qu’il est un type de “bâtimentdevenant-sculpture”.2 Nous y reviendrons...
p.58 : Construction en timelaps de la Pyramide Transamerica dans Zodiac, David Fincher, 2007 (film) pp.60-61 : Image réalisée par Ludek Pesek, extraite du magazine GEO (n°9), Septembre 1977, (pp. 36 - 37) p.62 : Empire, Andy Warhol, 1964
À ce sujet, Andy Warhol va par exemple interroger les dimensions narratives et emblématiques du gratte-ciel. Il choisit l’Empire State Building pour la réalisation d’Empire en 1964, un film d’une durée d’environ 8 heures avec un plan fixe sur l’antenne du bâtiment. Le but de renverser le symbole en épuisant, par la très longue durée du plan, le caractère iconique de l’édifice. La critique qu’en fait Andy Warhol à travers cette représentation cinématographique permet une méditation sur le rapport entre la puissance symbolique et l’omniprésence physique du gratte-ciel au sein de la ville. Mais ces tours ornant les grandes villes américaines restent souvent objets de fierté de la part de la population, pouvant être utilisées comme l’outil de construction d’une identité. Leurs architectes peuvent les concevoir sans vraiment se soucier du contexte local voire même global, mais dans le but d’affirmer un bâtiment dont l’image doit avoir une portée mondiale, créant un nouveau repère qui dépasse les frontières de la ville pour rayonner bien au-delà...
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EUROPE Traversons l’Atlantique et revenons à la fin du XIXe siècle. Si les avancées technologiques, comme l’avènement du béton armé, offrent une nouvelle liberté dans la construction d’immeubles de grande hauteur, cette possibilité reste théorique, puisque dans la plupart des grandes villes européennes, des règlements interdisent la construction de tours. En Europe, l’audace technologique s’est plutôt exprimée dans les expositions universelles et internationales. Les métamorphoses de Paris sont inséparables des cinq expositions universelles qui y sont présentées entre 1855 et 1900. Essentiellement focalisées sur le progrès de l’industrie, elles accélèrent la modernisation en même temps qu’elles la mettent en scène.
p.64 : Calligramme souvenir de guerre, dans 2e canonnier conducteur du recueil Calligrammes, Guillaume Apollinaire, 1918 pp.66 à 69 : Du Flatiron en bord de Seine, à place de la Bastille construite verticalement, en pssant par la place de la République occupée par l’Empire State Building... À travers les images qui suivent, le photographe et architecte Luis Fernandes s’amuse à hybrider Haussmann et Manhattan dans le but de questionner les notions d’échelle. 2013
En 1851, à Londres, c’est pour la première exposition universelle que Joseph Paxton conçoit le Crystal Palace, véritable cathédrale de verre et de fer qui émerveille les visiteurs : le bâtiment est long de 1851 pieds, soit 564 mètres. On assiste ensuite au même type de combat que celui qui opposait New-York et Chicago sur les gratte-ciel : la France ne veut pas être en reste, et la réaction d’orgueil est telle que sera érigée la Tour Eiffel, à l’occasion de l’exposition universelle de 1889. Vitrine du savoir-technique, la tour, haute de 300 mètres, a pour but de sauver l’honneur de Paris et de la France. Apothéose de l’architecture de fer, elle restera la plus haute du monde pendant plus d’une quarantaine d’années. Mais il est vrai que la Tour Eiffel n’est pas considérée comme un gratte-ciel, car il s’agit d’une tour d’observation et non pas d’un immeuble habitable. Elle demeure le symbole de Paris, de la France, voire même de l’Europe (pour les Américains), de par sa hauteur record et sa forme particulière. Gustave Eiffel s’inspire du Centennial Tower, projet d’une tour d’environ 300 mètres, imaginé en 1874 pour l’exposition universelle de 1876 à Philadelphie. Mais il propose un design plus élégant dont la forme finale inspirera nombre de poètes, écrivains et peintres. Le regard qu’y porte Guillaume Apollinaire est représentatif de la réception du symbole de la Tour Eiffel dans la poésie. Il en fait un calligramme, Souvenir de guerre, dans 2e canonnier conducteur du recueil Calligrammes paru en 1918. La forme de la Tour Eiffel y est clairement identifiable.
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PARIS Les grandes villes américaines connaissent un “big-bang” architectural et la réception de cet objet incontournable que sont les grandes tours venues d’outre-mer ne laisse pas indifférent en France: il suscite admiration mais connait également une certaine appréhension. Les opinions divergent concernant l’acceptation ou non de la forme du gratte-ciel dans la ville, notamment lors de la mise en place loi Loucheur 1928, qui impose la construction de deux cents mille logements bon marché. Face aux problèmes du logement en région parisienne, les architectes français des années 1920 multiplient les positions radicales. Fascinés par les villes américaines, ils sont plusieurs à vouloir en finir avec le tabou de la verticalité, comme Perret ou Le Corbusier par exemple. Certains architectes sont clairement favorables à l’idée d’accueillir les gratte-ciel. Auguste Perret souhaite adapter ici ce modèle américain. Il en profite pour proposer le projet de prolonger les Champs- Elysées de vingt kilomètres, jusqu’à la Croix de Noailles, dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye. Il imagine une avenue de 250 mètres de large, bordée d’une perspective de gratte-ciel de 250 mètres de haut.Toutes les tours répondent à la même composition verticale : un socle de bureaux, puis quarante étages d’habitations. La circulation entre les tours est assurée par des ponts qui les relient.. Cette image a notamment inspiré les dessinateurs Schuiten et Peeters pour créer l’imaginaire du Pâhry dans le dernier album des Cités obscures intitulé Revoir Paris, où l’on découvre une ville-tours métamorphosée3. (page 72) C’est dans un but évidemment polémique que Louis Bonnier, figure majeure de l’urbanisme parisien, oppose ce photomontage aux projets de Perret. En juxtaposant deux symboles forts de l’architecture qui sont Notre-Dame de Paris et Woolsworth Building de New-York, il veut rendre compte de l’incompatibilité des échelles. On se rend compte facilement de la suprématie symbolique du capitalisme sur la religion (dépassement de la monumentalité des églises par l’hypermonumentalité des gratte-ciel).
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p.70 : Montage photographique entre Notre-Dame de Paris et Woolsworth Building de New-York, réalisé par Louis Bonnier en 1928. Extrait de Revoir Paris, l’exposition, Schuiten & Peeters, 2014. (p.48) p.72 : Image dessinée par François Schuiten, extraite de la bandedessinée Revoir Paris, Schuiten & Peeters, 2014. (p.17) pp.74-75 : Paris Match n°951 - Paris dans 20 ans, 1er juillet 1967. (couverture + pp.20,21,22,23)
L’acceptation d’un nouveau symbole ? Pour résoudre une crise du logement devenue alarmante, les immeubles de grande hauteur apparaissent désormais comme une solution. Mais la résistance à cette idée d’édifier verticalement persistant dans le Paris intra-muros, l’intérêt des architectes se déplace donc vers la périphérie. Ce qui plus tard donnera naissance au quartier de la Défense. Les premiers projets d’aménagement de ce quartier d’affaire datent du début des années 1950 et laissent présager une architecture futuriste comme le Centre des nouvelles industries et technologies (CNIT) inauguré en 1958 avec sa surprenante voûte de 230 mètres de portée4. Même si ils restent assez timide, c’est dans ce quartier que se concentrent les bâtiments de grande hauteur : il tire ainsi sa ressemblance avec les forêts de buildings qui constituent les quartier d’affaire américains, à ceci près que la Défense est “exilée” au- delà du périphérique. La question d’un visage de la Ville-lumière dressée verticalement est sur toutes les lèvres et les médias s’en mêlent. L’icône médiatique Paris Match publie en 1967 un numéro spécial intitulé Paris dans 20 ans, consacré à l’avenir architectural et urbain de Paris, une ville “à la démesure de son avenir et à la mesure de son passé”.5 À travers des illustrations extrêmement réalistes, le lecteur découvre une multitude de tours qui seront les nouveaux symboles du Paris de demain, esquissant une ville facilement assimilable au modèle type de la mégalopole américaine. (pages 74-75) Plus concrètement, on prévoit aussi de nombreuses tours à l’intérieur de Paris, la première était celle du quartier Montparnasse. Le front de Seine doit également introduire plus largement la verticalité à l’intérieur de Paris. Selon ses promoteurs, la grande nouveauté de cet ensemble tient au fait qu’il ne s’agit pas de bâtiments séparés mais “d’un fait architectural totale”. Quatre autres tours de forme trapézoïdale sont annoncées à Pleyel, tandis que le ministère de l’Éducation sera installé dans un immeuble de 180 mètres de haut. L’opinion publique semble progresser sur l’acceptation de la construction de tours dans Paris. Le journaliste de Paris Match cite ces projets comme “ces géants seront les monuments de la ville nouvelle”.6
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GRAND-PARIS Dédramatiser le sujet polémique des tours. La tour est devenue un sujet incontournable dans le développement des grandes villes et malgré le fait que Paris a l’ambition de devenir le “Grand Paris”, la ville reste toujours en froid avec la hauteur, les projets énoncés dans Paris Match n’ayant jamais vu le jour mise à part la tour Montparnasse. Édifiée en 1973 et d’une hauteur de 210 mètres, elle a été pendant presque 20 ans la tour de bureaux la plus haute d’Europe mais a renvoyé une image assez néfaste de cette figure dans l’imaginaire des parisiens, bloquant les ouvertures sur une possible verticalité à Paris. Révélateur d’une certaine dérision à l’égard des tours, on parle en France d’I.G.H (Immeubles de Grande Hauteur) et non de gratte-ciel comme le font les américains. En 2009, Jean Nouvel pose la question de savoir comment établir des règles sensibles pour passer dans les vingt prochaines années, de Paris au “Grand Paris” ? L’ambition se réduit très vite et les grandes transformations ciblent surtout les nouveaux réseaux de transports. Pour Jean Nouvel, ce n’est pas suffisant et le Paris du XXIe siècle reste à inventer. Le “Paris ville-monde” doit se comporter comme les autres mégalopoles mondiales, autrement dit sortir de cette timidité, et ne pas avoir peur de prendre de la hauteur.7 La hauteur des gratte-ciel marque la puissance de la ville contemporaine et Paris doit accepter ce symbole. L’équipe de Jean Nouvel illustre cette idée à travers le montage photo nommé Naissances et renaissances de mille et un bonheurs parisiens où l’on voit un Paris dominé par les gratte-ciel. Image symbolique d’un Paris à l’échelle du monde. S’en suit plusieurs propositions de nouvelles tours pour Paris, engendrant toujours plus de nouvelles polémiques autour de ce symbole. Par exemple La tour Triangle conçue par les architectes suisses Herzog & de Meuron. On peut y voir à travers sa forme une sorte de métaphore pharaonique, l’idée des architectes étant ici de dédramatiser la vision néfaste de la tour pour Paris, toujours après le traumatisme qu’a causé la tour Montparnasse.
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De ce côté ses architectes jouent d’un exemple de communication urbanistique en proposant des images qui mettent habilement la tour Eiffel en second plan de la tour Triangle. Le bâtiment culminant à 180 mètres de hauteur, ce qui en fait, selon la liste des constructions en 2008 dans le Grand Paris, le troisième plus haut édifice de la capitale après la tour Eiffel (324 m) et la tour Montparnasse (210 m). Mais au final, en proie à une forte opposition des riverains et des parisiens, le projet fait actuellement toujours polémique.
p.76 haut : Naissances et renaissances de mille et un bonheurs parisiens, montage photographique réalisé par l’équipe Jean Nouvel (AJN), JeanMarie Duthilleul (AREP) et Michel CantalDupart (ACD) pour le Grand Paris. Image extraite de Revoir Paris l’exposition, 2014 (p.78) p.76 bas : Projet de la tour Triangle, Herzog & De Meuron, image extraite d’un article paru dans Le Parisien, 1er Juillet 2015 p.78 haut : Les HLM en forme d’arbres d’Aulnay sous bois par François Schuiten dans Revoir Paris (B.D), 2014 p.78 bas : Les ponts habités de la Défense par François Schuiten dans Revoir Paris (B.D), 2014 pp.80-81 : Le viaduc d’Austerlitz, selon François Schuiten dans Revoir Paris (B.D), 2014
Même si il est difficilement accepté concrètement, on peut tout de même constater à travers certains exemples que le gratte-ciel parisien trouve facilement sa place dans la fiction. L’exemple le plus frappant de la représentation fictive d’un Paris orné de tours est sans doute la bande-dessinée Revoir Paris réalisée en 2014 à l’occasion de l’exposition du même nom se déroulant à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine. À travers ces images, Schuiten et Peeters imaginent ainsi un Paris rétro-futuriste, inspiré en partie par des visionnaires comme Auguste Perret. Paris ou plutôt Pârhy, est la ville de tout les possibles, on la parcourt en vaisseau. Ça y est, les gratte-ciel immenses se sont enfin imposés. : Un Paris aérien, où ces nouveaux géants surplombent la “vieille ville”. Et si au final le fait d’approuver le symbole du gratte-ciel pour le Paris de demain engendrait la perte de ce qui fait l’originalité d’une ville comme Paris ? C’est en tout cas ce que pensent certains, comme l’architecte Toyô Itô qui affirme, lors de l’exposition Revoir Paris : “Les villes du monde entier connaissent actuellement des transformations importantes sous la poussée de l’économie mondialisée. De ce fait, elles deviennent toutes identiques. En regardant certaines photos, il est presque impossible de savoir s’il s’agit de New-York,Tokyo, Pékin ou Singapour. Or, s’il s’agit d’une photo du centre de Paris, on identifie immédiatement de quelle ville il s’agit”.8 Tandis que d’autres insistent sur le fait qu’il est impératif pour Paris de sortir de cette imagerie touristique alimentée par des films comme Amélie Poulain, car elle paralyse la ville et l’empêche de se projeter dans le futur. À croire que définitivement les tours resteront polémiques, et de ce fait, un sujet sensible à aborder pour la ville de Paris...
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AUTOMONUMENT Qu’est ce qui peut rendre le gratte-ciel si méprisable aux yeux de certains ? C’est à partir du moment où l’on peut qualifier ces tours d’architecture monumentale que l’on comprend en quoi elles peuvent susciter autant de refus. “Passé un certain volume critique, toute structure devient un monument, ou, du moins, suscite cette attente de par sa seule taille, même si la somme ou la nature des activités particulières qu’elle abrite ne mérite pas une expression monumentale” Rem Koolhaas dans New York Délire (1978).9 Cette citation de Rem Koolhaas résume très bien l’idée selon laquelle on peut qualifier le gratte-ciel de monument, celuici étant, au-delà d’un objet dédié à la mémoire ou à valeur religieuse, une édifice imposant de par sa taille et souvent remarquable par son interêt historique ou esthétique, à valeur symbolique. En ce sens le gratte-ciel est monumental et c’est ce qui le rend fascinant, en plus d’être le symbole de la mégalopole contemporaine. Mais cette monumentalité cache la réalité car on est seulement absorbé par son gigantisme et on en oublie les problèmes qu’il peut générer : écrasement, rupture d’échelle, insertion urbaine, césure sociale, inhabitabilité... Ce type de tour masque facilement la vie de ses habitants et ne montre au final qu’une façade trompeuse. C’est le paradoxe de la fascination qu’il procure... À contrario, si l’on prend en compte toutes les données pragmatiques que peuvent constituer le gratte-ciel alors il n’est pas définissable comme monumental mais comme “colossal”. À ce sujet certains personnes viennent contredire les propos tenus par Rem Koolhaas comme par exemple l’écrivain Marcel Henaff dans son ouvrage La ville qui vient : “Le gratte-ciel n’appartient pas à la catégorie du monument, non seulement parce qu’il a une fonction d’abord utilitaire (comparée à la raison d’un temple, d’un musée ou d’un arc de triomphe), mais parce qu’il n’est plus en proportion avec l’espace humain. Il n’est pas l’oeuvre qui émerge de la ville comme l’expression de sa gloire, il semble venu d’ailleurs, il est hors d’échelle (ce qui le rend colossal). Il est comme un objet géant posé sur le sol”.10
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Pourtant si l’on se reporte à la définition même du terme “monumental” dans le dictionnaire Larousse pour tous de 1906, le gratte-ciel est clairement illustré comme appartenant à la classe des monuments. Un monument se définit surtout par sa hauteur, élément fondateur qu’utilise Larousse pour comparer tout ces édifices, preuve intangible que le gratteciel entre dans cette catégorie. Ainsi fonctionnalité et monumentalité peuvent composer un même édifice même si les opinions à ce sujet divergent.
p.82 : À gauche, image extraite de I am a Monument, On Learning from Las Vegas, Aron Vinegar, Ed. Mit, Cambridge, 2008. En comparaison à droite : interprétation de I am a Monument avec le gratte-ciel automonumental. (réalisation personnelle) pp.84-85 : Définition de “Monuments”, Larousse pour tous, 1906
Par son expression monumentale, le gratte-ciel représente une constante ascension, le désir d’une architecture pharamineuse à l’effigie titanesque... Dans leur milieu, les gratte-ciel se présentent comme des géants se tenant débout, comme des êtres monumentaux, ou plutôt “automonumentaux”. Selon Rem Koolhaas, les conditions de l’automonumentalité n’apparaissent qu’une fois le volume critique atteint. En cet état le bâtiment ne peut pas éviter d’être un symbole, créant un schisme entre l’extérieur et l’intérieur, entre son contenant (l’expression) et son contenu (la fonction). Ce que désigne Rem Koolhaas comme une “lobotomie”.11 La façade de la tour dite “honnête” révèle l’intérieur mais lorsque la taille de celle-ci dépasse une certaine limite (le volume critique), la surface extérieure de cette même tour se dissocie de l’intérieur. Trompeuse, menteuse, créant l’illusion, la façade de l’automonumentalité devient indépendante de la fonction de l’édifice et comme le dit Rem Koolhaas elle “épargne au monde extérieur les agonies des perpétuels changements qui l’agitent au-dedans”.12 Son architecture devient alors un contenant plus qu’un contenu, alors il n’est plus une machine à communiquer mais devient l’objet même de la communication. C’est en quelque sorte le prolongement de l’idée perçue autour du “canard” de Venturi : “un bâtiment-devenant-sculpture” (Landmark, page 59). Ici le “canard”13 prend une autre dimension, plus qu’une sculpture, il devient monument ou plutôt “automonument”. C’est à ce moment là que le gratte-ciel prend une tout autre valeur, sa complète autonomie lui permet symboliquement de s’anthropomorphiser, oubliant de ce fait toutes les notions qui le rattachent à l’Homme.
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PERSONNIFICATION Quel est l’essence de cette automonumentalité, cette progression sans limites ? Dans son ouvrage La poétique de l’espace, Gaston Bachelard la décèle au creux de l’esprit humain. “L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’extension d’être que la vie réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude”.14 En ce sens la verticalité, la hauteur sans limite peuvent s’inscrire logiquement dans une sorte de prolongement de l’être. L’immensité étant la matière du fantasme humain. Ainsi, Manhattan qui se présentait comme étant contre-nature, est au final le reflet d’un rêve instinctif. C’est le paradoxe naturel qui se révèle au sein des tours.
Trois déclinaisons de L’Angelus de Millet. L’évolution de ses différentes représentations évoquant le gratte-ciel qui tend vers la personnification. p.86 : (Rem Koolhaas à propos de sa lecture sur Dali & Le Corbusier) image réalisée par Madelon Vriesendorp, extraite de The World of Madelon Vriesendorp, Ed. Basar & Truby, 2008 p.88 haut : L’Angelus de Millet, 1859 - Musée d’Orsay p.88 bas : Dessin de Salvador Dali à propos de son texte New-York me salue ! 1941 pp.90-91 : Réminiscence archéologique de l’Angelus de Millet de Salvador Dali, 1935 - Musée Dali (peinture à l’huile)
Ce paradoxe a nourri tout un imaginaire qui a souvent été mis en avant dans les arts, donnant lieu à des multiples images représentant des tours humanoïdes. Par exemple, Dali, qui en 1939 voyagera à New-York, interprétant la ville en suivant sa méthode de “critique paranoïaque” (qu’il cite comme “l’exploitation consciente de l’inconscient”, “la méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur les objectivations critique et systématique des associations et interprétations délirantes”). Il y visualisera les gratteciel comme de véritables êtres vivants. Toujours obsédé par l’Angelus, l’artiste les dessinera, reprenant les mêmes postures que les personnages peints par Millet. Alors qu’il avait déjà réinterprété ce tableau à travers la Réminiscence archéologique (pages 90-91), Dali va cette fois-ci aller encore plus loin dans la transformation puisqu’en plus d’élargir les dimensions des personnages, devenant des “sculptures” géantes, il va croiser ces figures anthropomorphiques avec le gratte-ciel. Ainsi il obtient une hybridation entre l’humain et la tour. Dali dira à ce propos : “Chaque soir les gratte-ciel de New-York prennent des allures anthropomorphiques d’innombrables Angélus de Millet, géants immobiles, prêt à accomplir l’acte sexuel et à s’entredévorer [...] C’est le désir sanguinaire qui les illumine et qui fait circuler le chauffage central et la poésie centrale dans leur squelette ferrugineux”.15
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Un autre exemple issu de la littérature démontrant le potentiel humanisable des tours : “À New-York” extrait de Ethiopique, écrit par le poète et écrivain Léopold Sédar Senghor en 1956.
L’homme se déguisant en gratte-ciel ou le gratte-ciel prenant l’aspect de l’homme ? Photographie prise au bal annuel des BeauxArts, le 23 Janvier, 1931 Ici, les architectes habillés comme leurs bâtiments les plus célèbres: Ely Jacques Kahn (Bâtiment Squibb), William Van Alen (Chrysler Building), Ralph Walker (1 Wall Street).
“New York ! D’abord j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues. Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre Si timide. Et l’angoisse au fond des rues à gratte-ciel Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil. Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres. Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan C’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses. Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail. Nuits d’insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants”.16 Ce poème met clairement en avant le paradoxe entre la fascination et la répulsion que génèrent les tours. En utlisant un champ lexical issu de l’anthropomorphie pour qualifier les tours new-yorkaises, le poète s’attache à une définition de la ville personnifiée où les humains seraient déshumanisés et paraissent artificiels. Alors que les six premiers vers sont dédiés à l’étonnement et la fascination pour la ville et ses tours, le reste du poème cède la place à un sentiment négatif.
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AVATAR La tour laisse transparaître la nature humaine. En plus d’être le miroir de l’homme, aux capacités anthropomorphiques, elle peut aussi se comporter comme un véritable avatar sociétal. Associés dès leurs débuts aux États-Unis, les tours et gratteciel incarnent une image d’une modernité occidentale positive, et sont un des plus puissants symboles du capitalisme. L’émergence de ce symbole naît de la rencontre d’une forme et d’une fonction. Les gratte-ciel sont ainsi “une sorte de lien entre le réel (ce qu’ils sont, des bâtiments de haute taille) et un système de valeurs, basé sur la culture et l’idéologie d’une certaine partie de la population mondiale au XXe siècle” (Godard, 2001)17. À cet égard ils sont les objets d’une représentation sociale, se comportant comme le système économique et politique : on peut voir une étrange corrélation entre ces grandes tours et les crises économiques. Ce qui en fait l’avatar architectural de l’homme par excellence. Selon L’indice gratte-ciel établie en 1999 par l’analyste financier Andrew Lawrence, les tours les plus hautes auraient émergées à la fin de cycles économiques et seraient annonciateurs d’une régréssion économique importante. Par exemple le Chrysler Building a été terminé en 1930, marquant, le début de la Grande Dépression, le World Trade Center de New York et la tour Sears de Chicago fûrent inaugurés lors du premier choc pétrolier en 1973. À ce sujet Gilles Antier dira dans Comment vivrons-nous demain en ville ? : “L’apparition de tours de plus en plus hautes ou l’idée d’en construire des géantes seraient toutes deux le signe d’une bulle immobilière arrivée à son volume maximal et donc annonciatrice d’un retournement de conjoncture.”18 Les gratte-ciel et la croissance économique tissent des liens très étroits et ainsi verticalité et P.I.B évoluent de la même manière. À la fois sièges de sociétés transnationales et images du capitalisme et du libéralisme, ces tours sont, comme l’Empire State Building, à la fois symboles et acteurs techniques de la mondialisation de l’économie, une icône marketing.
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La bande dessinée joue également un rôle à travers le regard posé sur cette icône, notamment chez les artistes européens. Le créateur de bande dessinée n’a pas la même fonction sociale que l’architecte. Mais il est pertinent d’observer comment cette prise de possession de la ville et de son imaginaire perdure dans toute l’histoire de la bande dessinée. Après Winsor McCay et après la période “divertissement” des années 1930-50, la bande dessinée, issue en grande partie de la contre-culture des années 1960, se politise et devient observatoire des mutations idéologiques et politiques de la société : les tours n’y échapperont pas... En 1960, pour le Journal deTintin,Raymond Macherot propose une vision pertinente des mentalités américaines de l’époque. Les décors sont suggérés dans un style semi-réaliste typique de l’époque, avec une scène où le héros est perché sur la corniche d’un immeuble de grande hauteur, écho de la célèbre scène similaire de Tintin en Amérique, 25 ans plus tôt. À cette vision encore paisible de la ville va se substituer un regard plus radical, presque apocalyptique. La cité des eaux mouvantes de Mézières et Christin, en 1968, imagine un NewYork englouti suite à un cataclysme qui surviendra en 1986, et où le Chrysler Building a les pieds dans l’eau. À l’inverse de leurs connotations positives, les tours comme décor dans la fiction peuvent également symboliser des lieux infernaux où le désespoir est permanent. Ainsi dans l’imaginaire fictionnel, on se retrouve avec des pôles antagonistes révélant le paradoxe entre la fascination et la répulsion dont la tour est l’objet.
p.94 : Bernard Prince à Manhattan, Raymond Macherot, Le journal de Tintin n°1054, 1969. p.96 : La cité des eaux mouvantes, Mézières et Chrinstin, Ed. Dargaud, 1986
Certaines dystopies s’appuient justement sur ce paradoxe, mettant en scène la monumentalité des gratte-ciel pour révéler des problèmes sociétaux. De ce fait les récits dystopiques inversent la tendance puisqu’ils se focalisent sur une vie déshumanisée dans un contexte cauchemardesque. Ils placent généralement le gratte-ciel en toile de fond dans le but d’avoir un décor orné de ces supertours, condamnées à être l’objet du chaos, génèrant bruit, pollution, étouffement, manque de repères. Le gratte-ciel est ici le symbole de l’hyperurbanité des villes futures, suscitant les craintes liéés à son expansion incontrôlée, se traduisant dans les dystopies par la surpopulation et le désastre.
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DYSTOPIE À ce sujet, le cinéma utilise le caractère oppressif du gratteciel dans le but de se projeter dans des réalités parallèles ou futuristes, où l’imaginaire dystopique se construit à travers la verticalité. Trois réalisations cinématographiques où le gratte-ciel tient une place de premier ordre révélant différents présages peuvent être mises en avant : - Métropolis de Fritz Lang en 1927, ou les tours comme ségrégatrices sociales. - Blade Runner de Ridley Scott en 1982, ou les tours comme représentation d’un système oligarchique. - Le Cinquième Élément de Luc Besson en 1997, ou les tours comme symbole de l’infini. Tourné en 1927, Métropolis est le précurseur de ce genre. Image de la mégalopole fascinante et monumentale où Fritz Lang témoigne d’une vision effrayante de la ville de 2026, ce film joue sur le paradoxe entre crainte et fascination, peur et intérêt, rêve et cauchemar. C’est dans le contexte des années 20-30 que se développe à une vitesse prodigieuse, un mouvement architectural et urbanistique, amorcé dès 1850 avec la révolution industrielle. Fritz Lang inscrit la hiérarchie sociale dans l’organisation pyramidale et verticale de l’espace urbain : un groupe de puissants exploite et opprime le peuple. Un mécanisme de domination que l’on retrouve dans la structure étagée de la ville, dont chaque strate spatiale est ainsi dévoilée. Alors que Métropolis nous présente une ville complétement fictive reprenant les codes sociétaux de nos villes contemporaines, en 1982, Blade Runner nous montre une ville très différente mais au nom identique : l’action se déroule en 2019 dans un Los Angeles formé d’immenses buildings en structures pyramidales colossales. Blade Runner est l’adaptation cinématographique du roman de Philip K. Dick Est-ce que les androïdes rêvent de moutons électriques ? (1968). C’est “une cité toute en verticalité, d’acier, de béton et de verre où les gratte-ciel obscurcissent l’horizon”.19 La ville réconciliée de Métropolis serait devenue un cauchemard urbain dans Blade Runner. Ainsi on peut le voir comme une radicalisation du film de Fritz Lang.
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Dans Le Cinquième Élément, Luc Besson réinterprète et accentue l’image futuriste de la mégalopole contemporaine. Pour lui l’urbanité de la ville n’a plus de limites, il en fait une caricature en proposant un monde composé uniquement de tours sans fin, dont les décors et les taxis volants ont été dessinés par Mézières & Christin, directement inspirés de leur bande-dessinée Les Cercles du pouvoir parue en 1994. Chez Luc Besson, la verticalité est poussée à son paroxysme : on aurait édifié tellement haut que l’on en serait venu à oublier le rapport au sol. En effet alors que dans Metropolis et Blade Runner existe encore ce fondement, dans Le Cinquième Élément le sol est remplacé par un brouillard, ce qui nous empêche de déterminer à quelle hauteur se situent les scènes. À cet égard Le Cinquième Élément se décrit comme “une forêt de tours s’enfonçant dans les profondeurs, une architecture verticale extrême et particulièrement compacte”.20 Ainsi avec ces trois exemples, apparaît clairement la conception d’une nouvelle échelle de la verticalité, imposée par le cinéma de science-fiction. La verticalité comme potentiel futuriste, qui était initialement le symbole d’une modernité positive vire au final vers un univers dystopique. Cette volonté de fuir vers le ciel devient alors paradoxalement le reflet d’un monde compact et irrespirable pour l’homme, imagé par des villes sans limite, totalement envahissantes. p.98 : Les Cercles du pouvoir, Mézières et Chrinstin, Ed. Dargaud, 1994 p.100 : Dans les coulisses du Métropolis de Fritz Lang. Une quantité de travail énorme sur la réalisation des décors. pp.102-103 : Metropolis, Fritz Lang, 1927 pp.104-105 : Blade Runner, Ridley Scott, 1982 pp.106-107 : Le Cinquième Élément, Luc Besson, 1997
Ce n’est pas sans rappeler le mythe de la tour de Babel, délire mégalomaniaque des hommes à l’orgueil autodestructeur. Les mythes antiques ressurgissent ainsi directement dans l’univers de la science-fiction comme une violente mise en garde : toute construction verticale est une allégorie de la volonté de pouvoir et de domination. Dans Métropolis, Babel est le symbole des riches qui dominent la ville. Dans Blade Runner elle représente l’oligarchie à travers l’immeuble de la Tyrell corporation, reprenant l’archétype d’une ziggourat, majestueuse et imposante, alors que dans Le Cinquième Élément c’est le lieu du mal, Zorg qui observe et gouverne la ville.
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NÉGATION Si le gratte-ciel est devenu sujet de controverse dans le cinéma, la fiction a également critiqué cet emblème, et a réussi à fragiliser ce symbole de la puissance urbaine au travers d’un scénario fictif. En 1974 La Tour Infernale est le premier film du genre “catastrophe” où l’on assiste à la destruction d’un gratte-ciel. Le scénario du film est la synthèse de deux romans, The Tower de Richard Martin Stern et The Glass Inferno, de Thomas N. Scotia et Frank M. Robinson, inspirés par la construction du World Trade Center au début des années 1970, et par ce qui pourrait arriver si un incendie important éclatait dans un gratteciel de ce genre. La Tour Infernale traite de la destruction du gratte-ciel (fictif) le plus haut du monde : la Tour de verre, haute de 550 mètres, à San-Francisco. Le film traduit symboliquement un malaise sociologique propre aux années 1970, et la technophobie à l’encontre de ces mastodontes architecturaux qui visent toujours plus haut. Le fait que le film soit d’origine américaine est important, car il montre qu’à cette époque, même aux États-Unis, les mentalités connaissent un certain basculement négatif. S’en suivra une longue série de films où ces tours tombent comme des châteaux de cartes, que ce soit les films liés aux déréglements climatiques comme Le Jour d’après, aux attaques extra-terrestres comme Independance Day, ou encore aux super-héros des Marvels ou Comics... Tous ces films expriment clairement la fragilité de l’édifice : tout progrès technique peut générer un éventuel accident. Comme si La Tour Infernale en étant le précurseur, ce phénomène d’adoration du gratte-ciel a également connu son revers dans la réalité, ainsi que l’a montré le choix des Twins Towers, symboles de l’Amérique capitaliste et financière, comme cible des attentats du 11 septembre 2001. On sait à quel point les tours jumelles, monuments d’abstraction et icônes du capitalisme, étaient devenues la signature visuelle du skyline New-Yorkais. On ne pouvait y échapper dans aucun film tourné à Manhattan.
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En effet si les gratte-ciel sont des avatars de la civilisation, ils sont considérés également par certains auteurs, et aussi par une partie de l’opinion publique, comme sa négation même. Ce point de vue trouve son expression la plus marquante dans les romans et les films de science-fiction, où les mondes urbains tels que Coruscant, planètes-capitales d’empires galactiques, sont hyper-concentrés, hérissés de gratte-ciel, mais génèrent également de graves pathologies urbaines. Depuis 1977 et la sortie du film intitulé Un nouvel espoir, la saga Star Wars participe à la mondialisation des images et des modèles d’une société à la fois très américaine et très métissée. Par son rôle et ses fonctions, ses formes architecturales et ses paysages entièrement urbanisés et également par son organisation socio-spatiale, Coruscant, planète-cité recouverte d’une gigantesque ville avec des milliers de gratteciel et capitale inter-galactique, illustre ainsi la relation étroite qu’entretiennent dans notre imaginaire un archétype de la cité globale : New-York.
p.108 : La Tour Infernale, Film de John Guillermin et Irwin Allen. Etats-Unis, 1974, prod. Twentieth Century Fox et Warner Bros. Pictures p.110 : “Même les Twins Towers elles-mêmes et leurs cinquantes étages sont arrachés comme si ils avaient été aussi solides que du papier maché”. Image extraite de Meteor Marvel Comics Super Special, n°14, 1979 pp.112-113 : La destruction de Coruscant, extrait de la bandedessinée Star Wars Invasion : Rescues 6, Tom Taylor & Colin Wilson, ed. Dark Horse Comics, 2010
À cet égard Alain Musset souligne, dans son livre De New York à Coruscant. Essai de géofiction, paru en 2005, que “les paysages urbains de Coruscant, sont à la fois extraordinaires et inquiétants car ils reflètent toutes les ambiguïtés d’une civilisation raffinée et décadente, d’une société tournée vers la science et la technologie mais qui a perdu une partie de son âme en jouant avec des forces qui la dépassent”.21 Alain Musset fait aussi le rapprochement entre la destruction de Coruscant et l’attaque du 11 Septembre : derrière l’anéantissement de la ville-planète par des envahisseurs extra-terrestres se profile le fantôme des Twins Tower. Les deux cas se résolvent dans l’attaque d’un symbole : celui du capitalisme américain ou de la puissance du pouvoir politique intergalactique marqué par une architecture mégalomane, que ce soit dans l’urbanité totale de Coruscant ou dans la hauteur extravagante des tours jumelles du World Trade Center. Alors que les gratte-ciel naissants ont engendré un phénomène de fascination, ils sont maintenant l’image d’une architecture dont le pouvoir de répulsion semble croître parallèlement à leur démesure.
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NOTES 1- SCHLEIER Merill, The Skyscraper in American Art, 1890-1931, New York, Da Capo Press, 1986 2- VENTURI Robert, Learning from Las Vegas, Revised Edition : The Forgotten Symbolism of Architectural Form, Ed. MIT Press, 1977 3- SCHUITEN François et PEETERS Benoît, Revoir Paris, bandedessinée, Ed. Casterman, 2014 4- EPAD (L’Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense), Album de présentation de la Défense, 1960 5- Paris Match n°951,1er Juillet 1967 6- Ibidem note 5 7- NOUVEL Jean, La Tour Triangle est un immeuble de lumière, émission radio sur France Inter, 18 Novembre 2014 8- SCHUITEN François et PEETERS Benoît, Revoir Paris, catalogue de l’exposition Revoir Paris, Ed. Casterman, 2014 (p.108) 9- KOOLHAAS Rem, New-York Delire, Ed. Parenthèse, 1978 (p.100) 10- HENAFF Marcel, La ville qui vient, Ed. L’Herne, Paris, 2008 (p.170) 11- Ibidem note 9 (citations p.100) 12- Ibidem note 9 (citations p.100) 13- Ibidem note 2 14- BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, 1957, PUF, 2012 15- Ibidem note 9 (citation p.263) 16- SÉDAR SENGHOR Léopold, “New-York” extrait de Éthiopiques, 1956 in Œuvre poétique, Ed. du Seuil, 1990 17- GODARD Francis, La Ville en mouvement, Ed. Gallimard, Col. Découvertes, 2001 18- ANTIER Gilles, Comment vivrons-nous demain en ville ?, Ed. Le Pommier, 2015 19- BEARZATTO Aldo & BOUGON Hervé, Cinéma de SF et imaginaire de nos mobilités, article publié dans la revue Azimut, février 2010. 20- Ibidem note 19 21- MUSSET Alain, De New York à Coruscant Essai de géofiction, Ed. PUF, 2005
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ACTE III
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La consécration de la verticalité
“Nous construisons à une hauteur qui rivalisera avec la tour de Babel” William Le Baron Jenney, 1883, Gratte-ciel du monde - Judith Dupré - 2005.
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PHÉNOMÈNE “Notre civilisation progresse à merveille. À New-York, et par là j’entend Manhattan Island, nous devons continuer à construire et construire à la verticale. Petit à petit nous sommes passés de la cabane de bois au gratte-ciel de trente étages [...] Maintenant il nous faut élaborer quelque chose de différent, d’une autre envergure.”1 Ces mots prononcés par William Aiken Starrett en 1928 ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd... Alors que New-York et Chicago ont été à bien des égards des précurseurs, la conjonction des deux va permettre d’imaginer l’inimaginable : des tours de plus en plus hautes. Ce phénomène s’est répandu très vite sur la surface du globe. Ainsi les gratte-ciel représentent aujourd’hui de véritables laboratoires de la vie moderne et sont le symbole de la soif des étoiles qui anime l’homme depuis toujours. Cette symbolique du gratte-ciel a donné lieu à un affrontement architectural, à un délire de constructions qui a été gelé après l’effondrement des Twins Towers, mais qui maintenant reprend de plus belle. Aujourd’hui le gratte-ciel est devenu une mode planétaire et peu importe où ces tours se situent, elles visent à se défaire des significations propres à la culture locale. La course à la hauteur est devenue un système mondial unifié d’où surgissent ces forêts de buildings, notamment dans les mégalopoles asiatiques comme Hong-Kong, ville comptabilisant le plus grand nombre de gratte-ciel : 1268 contre 594 à New-York, qui se place en deuxième position (recensement datant du 19 juin 2014) (pages 122-123). Les gratte-ciel deviennent représentatifs des transformations géopolitiques, ils se multiplient, affichant des formes décomplexées, étranges et originales. Des États-Unis, le record passe en Malaisie en 1998. Un changement emblématique s’opère alors : des vieilles tours jumelles aux nouvelles Petronas Twin Tower hautes de 452 mètres, l’évolution des métropoles témoignent de la prédominance du Pacifique sur l’Atlantique et, plus généralement, de l’importance grandissante de l’Asie.
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Même le cinéma accompagne le gratte-ciel et traverse l’océan... Alors qu’en 1933, King Kong plantait son décor sur le très symbolique Empire State Building pour y former une toile de fond d’une allégorie de La Belle et la Bête et de la lutte entre l’oeuvre de l’homme et celle de la nature, c’est ensuite au tour du film Haute Voltige en 1999 de mettre en scène les Petronas Towers conçues par l’architecte César Pelli, achevées en 1998 à Kuala Lumpur. Batman, dans The Dark Night en 2008, quitte le Gotham City inspiré par les dessins de Hugh Ferriss pour se retrouver au milieux de la forêt de gratte-ciel à Hong-Kong et sauter depuis le Two International Finance Centre d’une hauteur de 415 mètres, également conçu par César Pelli en 2003. Les apparitions du gratte-ciel dans le cinéma, qui se font de plus en plus récurrentes, montrent que le 7ème art reste attaché à ce qu’il y a de plus grand pour en faire un décor le plus spectaculaire possible....
p.118 : Affiche de Haut-Voltige, Jon Amiel, Prod. Twentieth Century Fox, 1999 p.120 : Affiche de The Dark Night, Christopher Nolan, Prod. Warner Bros, DC Comics, 2008 p.122-123 : Recensement des 100 plus haut gratte-ciel du monde en 2014
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LES 100 PLUS HAUT GRATTE-CIEL DANS LE MONDE
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SUPER-TOUR
p.124 : Tour CCTV Avec récolte abondante présenté dans l’exposition The Beautiful Future, Nick Bonner, Dominic Johnson-Hill, 2013. Cette peinture de propagande montre la vision des nord-coréens sur la Chine. Ici deux agriculteurs et un groupe de soldats regardent le siège de la télévision d’état CCTV, haute de 234m, construit à Beijing en 2008 par Rem Koolhaas. Elle semble, aux yeux des peintres nord-coréens, se situer au milieu de terres agricoles. Dans la réalité, le bâtiment se dresse dans un contexte urbanisé sur des kilomètres à la ronde. Symbole de l’hypermédiatisation de ces édifices monumentaux, devenant à eux-seuls l’image de tout un pays. p.126-127 : Collage de monuments modernes existants sur fond de désert, OMA & Rem Koolhaas, 2015
Le monde compte aujourd’hui environ 15 000 tours de plus de 200 mètres et pourtant c’est un nouveau type d’architecture qui a émergé ces 15 dernières années : la “super-tour”. Poussée par l’exigence d’une célébrité instantanée, elle est à la fois un étonnant objet surréaliste et le reflet des forces sociales et économiques de ses commanditaires. S’inscrivant dans le sillage de ce qu’a été la Transamerica Pyramid pour San Francisco, ses architectes tels que Norman Foster, Rem Koolhaas, Jean Nouvel, Adrian Smith, Zaha Hadid... jouent d’une audace technique, avec des matériaux toujours plus hightech pour symboliser le “landmark” d’une ville ou d’un pays. Mais au-delà de ce “landmark”, ces super-tours représentent surtout l’image d’une architecture prospective, marquée par un geste architectural fort. À cet égard les avancées technologiques permettent à ces créations d’être conçues avec des formes nouvelles : les super-tours ondulent, se plient, se dédoublent, s’entortillent et dansent au milieu de la rigidité exprimées par ses édifices voisins ce qui créé généralement un décalage avec son contexte. Alors la verticalité n’est pas le facteur, ces tours ne sont plus de “simples objets debouts”, elles deviennent une série d’icônes qui courtisent la publicité et la controverse à parts égales. Certaines sont des créations réussies qui répondent à leurs exigences, d’autres sont des métaphores ratées qui font grimacer le public. Ces super-tours rivalisent dans leur caractère iconique. En ce sens, les “starchitectes” qui les conçoivent priment l’originalité pour proposer des formes facilement mémorisables dans le but de marquer au mieux les esprits. Placées dans un contexte de médiatisation extrême, ces productions architecturales existent tout autant, si ce n’est plus, dans les supports médiatiques que dans la réalité. À ce sujet, Valery Didelon explique dans un article de la revue Criticat : “Ce ne sont plus des supports d’image, comme dans les années quatre-vingt dix, mais des icônes en soi, imaginées dès l’origine de manière à circuler dans les revues et magazines, à la télévision et sur Internet.”2 Ainsi l’accumulation et la diversité d’icônes architecturaux hyper-médiatisés poussent à un questionnement sur ce “triomphe de l’hétérogénéité”, qui au final, selon Koolhaas, devient le fruit d’une approche qu’il nomme le “générique”.3
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DUBAÏ “Alors que l’avion vire lentement en direction du désert, un spectacle encore plus invraisemblable vous coupe le souffle : d’une forêt de gratte-ciels chromés surgit une nouvelle tour de Babel d’une hauteur invraisemblable - 800 mètres de haut, plus haut que deux Empire State Building empilés l’un sur l’autre. Vous n’avez pas fini de vous pincer l’avant bras que l’avion atterrit [...] Bienvenue dans cet étrange paradis. Mais où êtes-vous donc ? Dans le nouveau roman de Margareth Atwood, dans la suite posthume de Blade Runner de Philip K. Dick ou dans la tête de Donald Trump sous acide ? Erreur. Vous êtes à Dubaï, ville-État du Golf Persique.”4 - Mike Davis dans Le stade Dubaï du capitalisme. (2007) Dubaï, capitale des Émirats arabes unis, est une ville instantanée qui a brûlé les étapes, visant directement le produit fini. Ainsi en peu de temps les dunes de sable se sont transformées en une gigantesque forêt de gratte-ciel où l’on retrouve 20 des 100 plus hautes tours du monde, phénomène lancé par la tour Burj-Al-Arab en 1994. Cette tour dont le sommet atteint les 321 mètres a été conçue par l’architecte Tom Wright et a été jusqu’en 2007 l’hôtel le plus haut du monde. Grâce à l’érection de tous ses gratte-ciel, la ville prend très vite une place de premier ordre dans la hiérarchie géopolitique et géoéconomique mondiale et en devient même l’avatar direct, icône mondiale du nouveau post-capitalisme. “Dubaï est le prototype de la ville post-globale, dont la fonction est plutôt d’éveiller des désirs que de résoudre des problèmes.” - G.Katodrytis (2005)5 Ainsi cette cité verticale cherche à émerveiller son public, c’est pourquoi la renommée de la ville est due notamment à la médiatisation de ses projets pharamineux comme l’hôtel BurjAl-Arab, le plus luxueux de Dubaï et un des plus onéreux du monde (auto-proclamé sept étoiles). Et en attendant la fin des travaux de la Kingdom Tower à Djeddah (prévue pour 2020), c’est la Tour Burj Khalifa qui détient actuellement le record de hauteur, culminant à 828 mètres. Conçue par l’architecte américain Adrian Smith (comme la Kingdom Tower) elle a été inaugurée en 2010. Ce gratte-ciel a mis six ans à sortir de terre et a coûté 1,5 milliard de dollars.
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En plus d’être à elle seule l’icône publicitaire mettant en avant l’image hyper-moderne et futuriste de la ville, cette tour est aussi le symbole témoignant de la vitalité et de la forte croissance des puissances pétrolières et de la volonté de défier ce qui se fait de plus haut dans le monde. Dans le cinéma, la Tour Burj Khalifa a également servi de support d’escalade pour Tom Cruise dans le film Mission Impossible, Protocole Fantome sorti en 2011. Cette quête effrénée de l’hyperbole visant à provoquer le vertige a engendré une surproduction d’icônes. Alors basée sur un système gouverné par les “starchitectes”, se disant inscrit dans un mouvement de conceptions architecturales originales, cette diversité iconique prend l’effet inverse et glisse doucement vers ce que Koolhaas appelle “le générique”. Dubaï en est l’exemple parfait. Les gratte-ciel, qui à la base se voulaient iconiques, se cotoient tellement qu’ils deviennent communs, même si la Burj Khalifa garde un statut hégémonique de part sa taille et constitut par conséquent le “landmark” de la ville. Les styles architecturaux se mélangent et se perdent dans cette “utopie vivante”. Le “générique” se place ici dans une démarche d’architecture décontextualisée, déculturée, qui augmente la distance entre l’histoire et les réalisations qui font l’image de marque de la ville : tout le paradoxe de cet émirat sans pétrole. Des édifices tout droit venus de l’imagination de ces architectes, européens pour la plupart, qui s’essaient à des expériences architecturales au sein de ce gigantesque laboratoire qu’est Dubaï. p.128 : Couverture du magazine Telerama n°3180, Décembre 2010 p.130 : Tom Cruise escaladant 11 étages de la Burj Khalifa dans Mission impossible : Protocole Fantôme, Brad Bird, Prod. Paramount Pictures, 2011 pp.132 à 135 : Les plus hautes tours de Dubaï.
Si les fantasmes liés à la verticalité ont été jusqu’ici polymorphes, ils sont aujourd’hui réunis pour former la réalité, cette autre fiction : Dubaï. Ainsi la capitale de tous les possibles quitte le domaine du fantasmatique pour passer à un degré supérieur : le fantasmagorique. En effet, si le fantasme est tout effet de l’imaginaire qui tend à échapper à l’emprise de la réalité, alors Dubaï va même au-delà de ça. À travers sa démesure abondante, la ville n’existe qu’au futur, tenant de l’hyper-réel voire de l’irréel, de la fanstamagorie, le tout porté à la dimension du mythe, se présentant tel un mirage dans le désert avec sa skyline digne de la science fiction.
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SUBLIMITÉ - Sublime (latin : sublimis, qui va en s’élevant ou qui se tient en l’air) - Sublimité (latin sublīmĭtās, hauteur, élévation, grandeur) - Le concept du sublime selon Joseph Addison réunit trois plaisirs de l’imagination, identifiés par la grandeur, la singularité et la beauté, provienant d’objets visibles.6 D’après ces définitions et le concept de Joseph Addison, on comprend que la grande hauteur est un facteur primordial pour qu’apparaisse la notion de sublime. Gratte-ciel et supertours, de par leur volonté d’être construits dans une dimension superlative, sont facilement assimilables à ce qui pourrait être un objet sublime. De plus, le sublime en architecture va au-delà de l’évidence des choses - proprement au-delà de l’entendement.7 Associé à l’émotion la plus forte que l’on peut ressentir, il est produit par ce qui dépasse nos connaissances ordinaires. Le sublime en architecture serait alors présent dans un bâtiment qui pourrait se donner comme un tout, immédiatement appréhendable, mais qui resterait incompréhensible avec des critères classiques. De ce fait, gratte-ciel et super-tours, témoins d’un désir de dépassement, s’expriment dans leur globalité : leur grandeur nous empêche de déceler leur logique constructive. Avec une expression tectonique masquée, c’est la forme qui prime sur le reste, dans le but d’acquérir le statut d’image spectaculaire et de devenir une icône. Ainsi ces super-tours visent avant tout une sensation immédiate, cherchant l’ambition du sublime8 de par une frénésie iconique. “Le sublime a affaire avec l’infinité; il dépasse la mesure de ce qui est habituellement compréhensible; il est produit par la grandeur (greatness). Pour ce qui est des édifices, il paraît que la grandeur dans les dimensions est nécessaire au sublime [...], car il n’est pas possible qu’un petit nombre de parties, petites par elles-mêmes, donne à l’imagination aucune idée d’infinité”. 9 - Jacques Lucan dans Précision sur un état présent de l’architecture (l’archaïque et le sublime), à propos de la “greatness” d’après Edmund Burke. Selon Burke, le sublime entretient des rapports proches avec la notion d’infini. Pour le gratte-ciel on parlera “d’infini artificiel”.
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p.136 : (toujours sur le modèle du “i’m a monument” selon Venturi) À gauche, la tour automonumentale (extrait de automonument (p.83)). À droite, la tour sublime, expression de l’infini. pp.138-139 : La Jin Mao Tower (420m), le Shanghai World Financial Center (493m) et la Shanghai Tower (632m) traversant les nuages. Photographie prise par Grigor Atanasov, Shanghai, Chine, 2014 p.140: Atrium of Time; illustration d’ Alexander Preuss, 2007 pp.142-143 : Éruption du Vésuve, peinture de William Turner, 1817, Yale Center for British Art, New Haven, USA p.144: Pochette de l’album de musique York de BLU, label New World Color, 2013 (confrontation entre deux entités sublimes : comme si les gratte-ciel pouvaient surmonter toutes les catastrophes naturelles)
Cet “infini artificiel” est présent dans les édifices qui ont une taille suffisamment grande pour que l’oeil humain ne puisse pas les considérer directement dans leur entièreté. Avec le gratteciel, l’oeil n’est pas en mesure d’en percevoir les limites de sa hauteur. L’édifice prend alors une valeur fantasmagorique, avec une dynamique de mouvement comme s’il était une animation se tenant debout. La tour va au-delà de son aspect figé et entre en contradiction avec sa défintion “d’immeuble”, signifiant du latin immobilis “qui ne bouge pas”. Ainsi, en plus d’être un automonument (si grand qu’il subsiste tel quel, independement de ses fonctions - automonument p.83), le gratte-ciel peut aussi, au-delà d’une certaine hauteur et d’un certain pouvoir d’intimidation, devenir une sublimité. La super-tour serait-elle, en ce sens, l’archétype architectural du sublime ? Le caractère sublime de sa verticalité prenant dans la ville le statut que la montagne assume dans la nature. “L’ouragan suscite un sentiment de sublime; il provoque fascination et terreur.”10 Jacques Lucan à propos de Kant. Ainsi le sublime renvoit à deux types de structures : une structure formelle qui induit la peur (en particulier la crainte de la mort, pour l’exemple de l’ouragan) et une structure matérielle relative à la grandeur, l’infinité et la magnificence, que l’on peut plus facilement rapprocher du gratte-ciel. Ces deux types de structures ont toujours eu pour effet de subjuguer le spectateur, déclenchant un étonnement, inspiré par la crainte ou le respect et lui rappelant sa fragilité humaine. Cette subjugation, liée au sentiment d’inaccessibilité, provient d’une fixation de l’esprit sur les moyens immenses qui ont été mis en oeuvre pour la réalisation de l’ouvrage. Schématiquement, le beau est, d’après Burke, ce qui découle d’une esthétique plaisante. Quant à lui, le sublime n’est plus de l’ordre de la beauté et a un pouvoir destructeur sur l’homme. Le sublime n’ayant aucun rapport au goût, le gratte-ciel en tant que sublimité n’est plus en lien avec l’esthétique. Même si on juge laides certaines tours, elles nous subjugueront constamment par leur immensité et susciteront toujours l’idée de danger. En ce sens le gratte-ciel peut se référer aux cataclysmes peints par William Turner (dit “le peintre des incendies”) au début du XIXème siècle : incontrôlable et surhumain.
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RUPTURE Le gratte-ciel est une architecture surhumaine. Fruit d’une création humaine, sa démesure nous dépasse, lui donnant un aspect surhumain, comme si l’on en était venu à créer le “Frankenstein de l’architecture”. Irrépréssible, il en devient sublime et c’est justement cette sublimité qui engendre tous ses paradoxes, un mélange entre adoration et pessimisme, respect et technophobie, idolâtrie et hostilité... De ce fait, plus une tour est grande plus elle fascine, mais le paradoxe est que plus son échelle est démesurée, plus elle va nier la dimension humaine, plaçant l’homme en second plan, derrière son éblouissement face à cet objet. Le but ici n’est pas de révéler des dispositifs qui pourraient être mis en oeuvre pour humaniser les tours mais plutôt de s’appuyer sur ce paradoxe pour nourrir la symbolique de ces dernières. L’objectif étant de démontrer à travers cette partie que l’archétype de la tour est peut-être, grâce à son échelle inhumaine, une des seules figures architecturales qui arrive à exister de manière autonome par rapport à l’homme. La fiction ne faisant que promouvoir l’inhumanité des super-tours, accentuant cette rupture d’échelle. L’Homme face à la tour - lorsqu’une tour s’installe dans un quartier, elle jette son ombre remplie d’orgueil sur son contexte et impose sa présence à tous. On a beau s’éloigner ou changer de quartier, il n’y a rien à faire, on l’aperçoit encore et cela jusqu’à l’autre bout de la ville. C’est pourquoi, de par son omniprésence visuelle, le gratte-ciel fascine le monde. Alors oui, les gratte-ciel ont beau être luxueux, flatter la vue, être munis des nouveautés techniques et écologiques, sans occupants, ils ne sont qu’une enveloppe vidée mais qui reste tout aussi présente. Pourtant, paradoxalement, ils peuvent être totalement habités, et rester inhumains s’ils ne considèrent pas “l’homme”, autrement que comme cible commerciale. Historiquement, depuis ses théorisations à Manhattan, la tour est uniquement considérée, au delà de sa symbolique, comme un objet technique. On la voit comme une machine à habiter, or comme toute machine elle expulse le facteur humain de son fonctionnement, le considérant seulement comme un garant de sa réalisation.
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Même si certains efforts sont constatés dans quelques cas particuliers, il est toujours rare que les architectes des tours prennent réellement en compte les scénarios de vie de ses futurs habitants. Par exemple, de quelle manière les occupants pourraient évoluer depuis l’extérieur jusqu’à l’intérieur et quels seraient leurs rythmes de travail, de déplacements, d’appropriation... Les seuls arguments de vente qui pourraient intéresser l’humain sont le confort et le luxe de la modernité mais surtout l’art de vivre “au-dessus” avec les vues qu’il offre. Et que penser du dernier né des Emirats, le Burj Khalifa ? Cette véritable bête de concours dont la fierté n’a d’égale que la hauteur record, n’affiche pourtant que 100 appartements occupés sur les 900 disponibles, avec en plus un prix du loyer soldé de moitié. En l’état, cette tour ne vit que comme un objet suffisant, un totem, et non pas comme un lieu de vie intégrée. Ce sont ces multiples parutions médiatiques vantant sa hauteur record qui lui permettent de persister en tant que symbole de suprématie architecturale, au dépens d’un des fondements même de l’architecture : ses relations avec l’homme. À travers cet exemple, on pourrait donc considérer la tour comme le seul objet architectural, qui même dénué d’usage, de pratique, de vie garde toute son âme et sa prestance. Au final les tours existent avant tout par leurs noms (Tour Triangle, Kingdom Tower, Petronas Towers, Torre Agbar...) plus que par les usages intérieurs qu’elles génèrent. Chaque tour est étiquetée et se détache des autres édifices de par son statut d’icône.
p.146 : Un homme de joie : La ville monstre, David François & Régis Hautière, Ed. Casterman, 2015 pp.148-149 : Le vide “Ferrissien”, extrait de Metropolis of Tomorrow, Hugh Ferriss, 1927. (interprétation de l’homme face aux tours)
Ainsi les gratte-ciel et autres super-tours sont en rupture avec leurs créateurs, ils sont tout aussi inhumains que surhumains. Étant une sublime manifestation d’échelle et bien que conçus pour être habités par des hommes, leur construction dépasse notre capacité à nous mesurer à eux et leur ampleur les rend disproportionnés. Par essence, ils n’ont pas d’échelle. En effet la verticalité démesurée accentue l’effet d’effacement des repères susceptibles de donner une indication de hauteur totale. L’effacement de ces répères induit l’effacement de l’architecture en tant qu’objet, dans son rapport avec l’homme. Ils deviennent des sculptures, des formes sans référence.
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PRÉROGATIVE Les nombreuses représentations d’une mégalopole verticale qui couvre l’ensemble de la planète conduisent à s’interroger sur la définition même de la ville envisagée comme processus. Ainsi dans ces villes verticales, la hauteur se traduit par le besoin viscéral de s’exiler. S’exiler pour construire quelque chose qui n’est pas pollué par la civilisation existante. Prendre de l’altitude comme fuite ou pour atteindre un but final, loin des préceptes de la culture. L’horizontalité de la ville est vouée à disparaitre avec ce processus d’hyperverticalisation devenant le miroir le plus fidèle de nos sociétés actuelles et engendrant un urbanisme à la dimension surhumaine. Pourtant quand tout est ville, plus rien n’est ville11, à l’image de Coruscant et bien d’autres cités tirées de la fiction et dont la densité urbaine est poussé à l’extrême. La ville devient alors la métaphore de la menace pesant sur les sociétés postmodernes : l’urbanisation grandissante et incontrôlée dont on peut mesurer dès à présent les effets sur certaines mégalopoles mondiales telles que New-York, Dubaï, HongKong, Shanghaï... Comme le reflet fictionnel de ses villes, Coruscant serait à cet égard une ville postmoderne qui a achevé son développement urbain mais qui a suivi le pire des scénarios possibles, Babel du monde contemporain. “Il est de la loi de toutes les choses organiques et inorganiques, de toutes les choses physique et métaphysiques, de toutes les choses humaines et surhumaines, de toutes les manifestations de la tête, du cœur et de l’âme, que la vie soit reconnaissable dans son expression, que la forme suive toujours la fonction.” - Louis Sullivan, 1908, extrait de Pour un art du Gratte-ciel.12 Le gratte-ciel étant un défi à la terre et à ses modestes habitants, il arrive que le discours poétique ne passe pas pour une simple et bonne raison : l’approbation de la tour ne résulte pas seulement de sa forme propre mais aussi dans sa fonction et dans son insertion urbaine. En ce sens, et comme le soulignait Sullivan, de par sa monumentalité le gratte-ciel dépasse souvent sa fonction. Alors on peut ne pas aimer les tours. Ou on peut les préférer à la Défense plutôt qu’à Paris intra-muros. On peut aussi les apprécier de loin mais pas de près, et d’en haut plus que d’en bas.
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De ce fait, il existe des façons plus esthétiques que d’autres pour présenter une tour et les architectes, les médias ou la fiction l’ont bien compris. Ainsi ce n’est pas un hasard si les tours sont généralement représentées de loin et vues du ciel, ce qui ne correspond pourtant pas à la perception la plus courante qui est celle du piéton. Souvent la tour est figurée de nuit ou selon une luminosité qui la plonge dans une ambiance irréelle. Dans tous les cas, son impact sur l’environnement urbain est limité et relativisé. Or, une construction dépassant la centaine de mètres peut aussi bien bloquer que valoriser une perspective et aussi bien occulter que refléter la lumière.
p.150 : La Tour de Babel, Du Zhenjun, photomontage extrait de la galerie RX, Paris, 2011 p.152 : Vue aérienne panoramique de la Marina à Dubaï, photographie prise par le collectif Airpano, extrait de Paris Match n°3434, mars 2015 pp.154-155 : Vanité, Philippe De Champaigne,1644, musée de Tessé, Le Mans. (de par sa filiation avec la Tour de Babel, le gratte-ciel est peut-être l’ultime symbole de la Vanité, icône allégorique de l’illusoire, annonciatrice d’une chute irrémédiable, à l’instar de la vie humaine dont elle annonce la brièveté.)
A ce sujet et dans le reportage NewYork : le gratte-ciel de la discorde13, une facteur est intéressant à mettre en avant : “le droit de construction aérien”. Manhattan ne possédant pas de limite de construction en hauteur, la multiplication des gratte-ciel a engendré une nouvelle valeur foncière : celle de l’air. Le foncier quitte le domaine du sol pour celui de l’aérien puisque maintenant l’île est en manque d’air. Ainsi l’espace aérien prend une valeur marchande. Dans le reportage, il est expliqué comment le projet de la nouvelle tour de logements, le 432 (plus haute tour d’habitations au monde avec ses 425 mètres) va voir le jour au pied de Central Park et comment les promoteurs ont dû acheter l’espace aérien qui se trouvaient au dessus des toitures voisines. Bien-sûr le voisin qui vend de l’air pour la somme de 25 millions d’euros n’a pas à cacher sa joie. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde puisque le reportage met aussi en avant le mécontentement des riverains face à la grande portée de l’ombre que cette tour va jeter sur les habitations voisines. Ces témoignages montrent clairement l’aspect négatif des gratte-ciel, à contrario d’autres médias qui continuent à faire l’éloge de ces monuments contemporains. Ainsi concrétement et avec cet exemple, on peut s’imaginer dès à présent les problèmes causés par la surabondance des gratte-ciel, comme si depuis leur création ils étaient érigés tels des cierges sur l’autel des vanités que serait l’île de Manhattan. Et comme le dit l’auteur Georges Romey dans Le Dictionnaire de la Symbolique des rêves : “À désirer la profondeur du ciel, le rêveur s’expose à la profondeur des puits.”14
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PROSPECTIVE Alors que dans la Bible, les constructeurs de la Tour de Babel rêvaient d’atteindre le ciel, les concepteurs de la Kingdom Tower, eux, fournissent des images virtuelles de leur super-tour transperçant les nuages, prouvant l’ouverture des possibilités concernant les édifications de gratte-ciel En effet cette tour imaginée également par Adrian Smith est en train d’émerger petit à petit du sol puisque ses travaux ont débutés en avril 2014. Cette dernière dépassera la hauteur de 1 000 mètres, autrement dit le kilomètre symbolique. En 1956, Frank Lloyd Wright n’avait pu mener à bien son projet de One Mile High Tower ou The Illinois Tower, haute d’un mile soit 1 600 mètres posée au centre d’une ville utopique à faible densité du nom de Broadacre City. Mais la construction de la Kingdom Tower lancée à Djeddah a eu l’audace de relever le défi. Alors que la forme de la Burj Khalifa se rapprochait déjà de l’Illinois Tower de Wright, la Kingdom Tower renoue exactement avec la même expression morphologique. Ainsi les progrès techniques et l’ivresse de la hauteur ont permis au gratte-ciel de s’extirper du calepin des utopistes du XXème siècle, ou de sortir de l’écran des films de science-fiction pour se voir ériger dans le monde réel. Aujourd’hui, le terme de gratte-ciel n’est plus une métaphore. Hier, la tour s’imaginait au cœur d’une cité idéale, porteuse d’une vertu civilisatrice, mais aujourd’hui on peut aisément voir la fiction rattraper la réalité et montrer à quel point l’impensable est désormais devenu concret. Pire, en prenant la Kingdom Tower comme l’ultime modèle symbolique de la mégalomanie et de l’égocentrisme humain, on en viendrait à penser que le futur de la tour n’est plus dans les récits utopiques ou dystopiques, mais déjà bien présent dans la réalité. La construction de la Kingdom Tower s’inscrit dans la contuinité de la course au “toujours plus haut”. Le compteur de ces projets pharaoniques vers les hauteurs dépassant le kilomètre s’affole. Ces tours proches de la science fiction vont continuer de grimper, justement parce que c’est insensé, avec pour seules limites celles de l’imagination et de l’ambition, n’étant plus que l’expression architecturale de l’orgueil humain.
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Est-ce que la Bionic Tower prévue à 1 228 mètres en Chine, la Mother Japan avec ses 1 321 mètres ou même l’Ultima Tower haute de 3 218 mètres projetée aux États-Unis auront l’audace de s’échapper de la fiction et de sortir de terre pour concurrencer la Kingdom Tower ?
p.156 : Comparaisons morphologiques entre L’Illinois Tower (1730m), Frank Lloyd Wright, 1956 - La Burj Khalifa (828m), Adrian Smith, 2010 - La Kingdom Tower (1000m), Adrian Smith, estimé pour 2020. pp.158-159 : La cité utopique Broadacre City avec l’Illinois Tower, Frank Lloyd Wright, à partir de 1930 p.160 : The Dubai City Tower (2400m), Jumeira Gardens masterplan, 2008 pp. 162 à 171 : Vues panoramiques de villes futuristes. image 1 : Londres en 2208, par Sketchbook image 2 : Paris en l’an 3000, par Ken Lebras image 3 : Kuala Lumpur en 2210, par ¥ 3 image 4 : La Méga-city dans le film Dredd, Pete Travis, 2012 image 5 : Ville futuriste de nuit, par J. Jasso
Une chose est sûre, les projets de tours de plus en plus hautes ne manquent pas même si on s’apperçoit que plus elles sont hautes plus elles sont vides (la taille de l’antenne y est pour beaucoup). Pour leurs concepteurs, ces super-tours sont avant tout la marque de fabrique de l’avenir, à l’image de la City Tower de Dubaï, connue sous le nom de Dubaï Vertical City. Ce bâtiment est censé atteinde la hauteur vertigineuse de 2 400 mètres, soit 7 fois plus que l’Empire State Building. Imaginé en 2008, l’édifice a pour but d’afficher les technologies futures. À cet égard, l’architecte suppose des ascenseurs pouvant aller jusqu’à 200km/h, traversant les 400 étages qui composent cet immense complexe multi-programmatique, l’objectif étant de créer une véritable ville verticale regroupée dans un même bâtiment. Si on a pu penser que les nouvelles préoccupations pour la nature, l’écologie, l’environnement tempéreraient notre goût pour l’altitude, il se trouve que jamais autant de tours n’ont été construites dans le monde que pendant ces dix dernières années. Tous ces exemples attestent que ce grand concours est loin d’être terminé. Ainsi, on peut facilement imaginer que dans les années qui viennent la plupart de ces projets verront le jour dans les plus grandes villes mondiales, obligeant les autres mégalopoles à viser encore plus haut pour rester dans cette course absurde à la hauteur, comme si la verticalité était toujours le témoin d’une richesse économique pourtant fragile et le symbole de la puissance supposée de ces villes.
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NOTES 1- STARRETT William Aiken, Skyscrapers and the Men Who Build Them, 1928, Ed. Hardpress, 2012 2- DIDELON Valery, L’architecture crève l’écran in Criticat n°5, 2010 3- KOOLHAAS Rem, La ville générique in S, M, L, XL, Ed. The Monacelli Press, 1997 4- DAVIS Mike, Le stade Dubaï du Capitalisme, Ed. Les prairies ordinaires, 2007. (citation p.08) 5- KATODRYTIS George, Metropolitan Dubai and the Rise of Architectural Fantasy, Bidoun, n° 4, 2005 6- ADDISON Joseph, The Spectator, Ed. Donald E. Bond, Oxford, 1965 7- LUCAN Jacques, Précisions sur un état présent de l’architecture, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015. (p.198) 8- Ibidem (citation p.196) 9- Ibidem (citation p.196) 10- Ibidem (citation p.198) 11- MUSSET Alain, De New York à Coruscant Essai de géofiction, Ed. PUF, 2005 12- SULLIVAN Louis-Henri, Pour un art du gratte-ciel, Ed.Allia, 2015 13- New York : le gratte-ciel de la discorde, Reportage paru sur France2, le 4 décembre 2014 14- ROMEY Georges, Le dictionnaire de la symbolique des rêves, Ed. Espaces Libres, 2005
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Les villes dévastés attendent vos miracles, vos nouvelles déductions. Mais pour l’amour du ciel n’apportez pas vos reliures des vieilles Bibles des anciens Testaments. Kasimir Malevitch, Une architecture qui gifle le béton armé, 1918
SCULPTURE
AUTOMONUMENT
SUBLIMITÉ
PENSER HAUT | ÉPILOGUE |
ÉPILOGUE Les trois actes du développement prouvent que la tour ne peut pas être considérée comme un type architectural “normal”. Trois actes qui évoquent trois états essentiels de la tour : 1- sculpture, l’éveil du fantasme ; 2- automonument, l’objet prend de la hauteur au point que le contenant dépasse le contenu et devient indépendant ; 3- sublimité, verticalité poussée à l’extrême, liée à la fantasmagorie, dépassant son créateur. Depuis son émergence, on ne compte plus les artistes, cinéastes ou écrivains qui se sont emparés du motif de la verticalité que compose cette figure pour œuvrer à l’élaboration d’un imaginaire collectif. En dehors des monuments historiques majeurs, peu de constructions génèrent autant d’intérêt, positif comme négatif. Sans doute parce que révélatrice d’une architecture sublime, la tour suscite à la fois des sentiments de respect pour sa performance technique, d’admiration face à son apparence, mais aussi un étonnement presque craintif allant jusqu’à la négation devant le défi qu’elle semble lancer aux lois de la nature. Utopies et dystopies l’auront bien compris, sa sublimité nous subjugue. Avec son audace, la tour nous parle de la capacité de l’homme à aller toujours plus loin, jusqu’à en devenir surhumaine et entrer en rupture avec lui. Et pourtant à travers sa personnification, l’homme se contemple en elle et de ce fait elle reste son avatar architectural par excellence, reflet nos sociétés actuelles et passées. Aujourd’hui, devenue un phénomène global et étant le landmark des plus grandes mégalopoles ou même d’un pays, elle symbolise la prospérité économique, celle du XXème siècle en Occident et celle du XXIème siècle en Asie. Quel est notre rapport à ces tours ? Elles ont permis l’émergence d’un monde imaginaire très identifié. Peut-on aller plus loin et émettre l’hypothèse qu’elles nous ont ouverts à un monde qui serait devenu le fruit réel, et donc paradoxal, de notre imagination ? Sommes-nous en mesure, à l’image de Dubaï, de savoir quelles limites nous pouvons fixer au pouvoir fantasmagorique de ces super-tours, pourtant ancrées dans le réel ? Et même si l’hégémonie symbolique de la tour s’est souvent heurtée au cours de son histoire à une forte hostilité, à l’exemple de Paris, cette figure a toujours su dépasser ses propres vices. Mais jusqu’à quand ? Sommes-nous à un nouveau moment charnière de l’architecture ? Est-ce que dans cent ans les générations futures verront nos tours des débuts du XXIème siècle comme nous-même percevons actuellement les gratte-ciel pionniers de la fin du XIXème siècle ? Leur regard sur ce que nous réalisons aujourd’hui sera probablement soumis à des facteurs critiques qu’il nous est impossible d’anticiper, déréglements économiques ou climatiques, sources de conflits à l’échelle planétaire... Dans ce cadre prospectif, l’irruption de ces super-tours entrant en confrontation les unes avec les autres ne suffirait-elle pas à prouver qu’une nouvelle ère a déjà commencé ? En y voyant à chaque fois un retour au mythe de Babel, archétype de la vanité humaine, rêve ultime de bâtir jusqu’au ciel : but mortifère, car inévitablement voué à l’échec. Et comme le résume Jean Mas : “un kilomètre, c’est réaliste, deux kilomètres c’est optimiste, mais pourquoi aller si haut ?”
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“À chacun de ses centimètres, il doit être cette chose fière et tendue, qui s’élève par la seule force de son exaltation, et affirme de la base au sommet qu’elle est une seule et même entité, sans une seule ligne discordante.” Le gratte-ciel selon Louis Sullivan, Gratte-ciel du monde - Judith Dupré - 2005.
ACTE I : La recherche sculpturale
ACTE II : Vers l’automonumentalité
ACTE III : L’ambition du sublime
PENSER HAUT | MÉTROLOGIE |
MÉTROLOGIE Métrologie à partir de l’archétype de la tour. L’archétype est, selon sa définition, est un modèle général représentatif d’un sujet. Pour la tour, l’archétype fondateur serait Babel, induisant toute l’idéologie liée à la recherche mégalomaniaque d’une verticalité extrême. À cet égard les diverses tours présentées sont en quelque sorte le portrait de Babel et dont l’histoire prouve la volonté de l’homme à se rapprocher au plus près de cet archétype. Considèrant la tour comme une forme symbolique, et c’est précisément l’une des définitions de l’archétype, cela permet de voir cette figure autant comme une forme mentale que concrète, ce qui veut dire que l’archétype de la tour est une matrice capable de générer plusieurs formes issues de la même espèce (celle d’un objet vertical). Alors si on juge Babel comme l’archétype de l’orgeuil humain on peut considérer toutes les productions de tours vues au cours de cette étude comme les déclinaisons de cet archétype. Leurs formes symboliques incitent à des images se fondant sur une représentation forte et reconnaissable. Ainsi même placées dans l’anonymat, les tours restent identifiables. Les recherches métrologiques sur la hauteur des tours permettent d’attacher à la taille de cet archétype des significations différentes, conditionnant ses expressions. Ainsi conformément à leur grandeur les tours peuvent se catégoriser selon les trois états évoqués à travers les trois actes du développement : monument - automonument sublimité. L’exemple de cette mesure est illustré ici avec le choix des différentes tours et autres édifices verticaux cités tout au long de l’exposé. Bien-sûr, d’autres bâtiments auraient eût la possibilité d’entrer dans ce classement mais cette sélection s’oriente surtout sur la portée symbolique qu’ils ont eût dans l’histoire de la verticalité en architecture.
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2020 1 001 m
2010 828 m
2009 234 m
2008 492 m
BABEL
-2560 146 m
ACTE I
-299 135 m
250 100 m
PENSER HAUT | MÉTROLOGIE |
2003 416 m
1999 321 m
1998 452 m
1973 526 m
1973 210 m
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1972 324 m
CRISE ÉCONOMIQUE CONTREVERSE DE LA TOUR
ACTE III
1325 102 m
1884 164 m
1885 42 m
1889 324 m
ACTE II
1930 319 m
1931 442 m
1940 259 m
PENSER HAUT | POST-SCRIPTUM |
POST-SCRIPTUM On l’aura compris au vu de ce qui précède, les tours ne sont pas qu’une simple figure architecturale : quelque chose en elles nous dépasse. Nous qui en sommes les créateurs, les avons rendues inaccessibles à notre propre entendement. Ce paradoxe démiurgique a été le pivot de ma réfléxion. Mes expériences de futur architecte m’ont permis de comprendre que la conception d’un édifice ne se résout pas uniquement dans la recherche de sa forme, de son usage, de son lien avec un contexte, mais que l’objet construit est autre chose qu’un bâtiment en lui-même, quelque chose qui résulterait de l’ordre du symbole, suscitant un imaginaire autour de lui. Si la volonté d’accéder au symbolique est parfois le souhait du concepteur, souvent ce n’est pas la finalité voulue pour l’édifice. Alors d’autres facteurs entrent en jeu : histoire, contexte... qui font qu’une architecture peut dépasser sa forme et accéder au statut de symbole, d’icône. L’histoire a fait qu’aujourd’hui nous nous retrouvons dans un contexte où les grandes mégalopoles mondiales sont régies par une architecture de la démesure qui se veut iconique, symbolique. Cette convergence invite à interroger l’image future de ces villes : restera-t-elle singulière, ou la prolifération d’icônes fera-t-elle que toutes ces mégalopoles deviendront communes, banales, sans identité remarquable ? C’est à travers le choix de cet objet d’étude qu’est la tour que l’on constate la capacité qu’a l’architecture à fabriquer des objets qui vont au-delà de leur propre destination. À l’évidence, les tours dépassent le stricte utilitarisme, et c’est à ce titre qu’elles fascinent, depuis Babel. Qu’il s’agisse des racines antiques ou bibliques de la verticalité, de l’émergence des premières tours de grande hauteur, des gratte-ciel éparpillés à la surface du globe, l’histoire démontre le caractère continuellement transcendant de la recherche en architecture. Pour autant, cette constatation ne réduirait pas la présente étude à une analyse de la “simple” forme verticale de la tour, mais prendrait également en considération d’autres formes architecturales : monolithiques, destructurées, ou en quête de pureté, qui elles aussi peuvent induire une transcendance. Mais ce choix de la tour est légitime, parce que je pense qu’une verticalité sans limite permet plus aisément la résolution d’une architecture absolue, “sublime”, comme le dit Jacques Lucan. Peut-être simplement parce que cette sublimation se nourrit de l’extraordinaire pouvoir médiatique de la tour, rendant cette figure architecturale populaire et facilement absorbable par la fiction. Cette conjonction réel/fictionnel/transcendance alimente l’idée même de la tour pour l’ériger en une forme symbolique. Et si l’imaginaire perdure et prolifère autour de cette forme, c’est parce que son invention et les progrès qu’ils lui sont liés induisent “quelque chose” qui va bien au-delà de la simple production d’un bâtiment, si haut soit-il. Il n’est que de voir, à travers l’histoire et jusqu’aux réalisations actuelles, comment beaucoup de ces tours incarnent un programme plus idéologique qu’architectural, plus fantasmatique que physique, qui dépasse largement la volonté supposée de leurs architectes.
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PENSER HAUT | POST-SCRIPTUM |
Multi-city - photomontage de Jaime Jasso - 2012 Configuration d’une “méga-city” réunissant tout les symboles architecturaux présents dans le monde : une ville évacuant la notion d’identité au profit de l’impersonnalité. À travers cette homogénéisation possible des villes futures, que reste-t-il du pouvoir symbolique et iconique de l’architecture ?
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BIBLIOTHÈQUE - ADDISON Joseph, The Spectator, Ed. Donald E. Bond, Oxford, 1965 - ANTIER Gilles, Comment vivrons-nous demain en ville ?, Ed. Le Pommier, 2015 - BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, 1957, Ed. PUF, 2012 - BEARZATTO Aldo & BOUGON Hervé, Cinéma de SF et imaginaire de nos mobilités, article publié dans la revue Azimut, février 2010 - BREITHAUPT Fabrice, L’érection de la plus haute tour du monde a débuté article in 24heures rubrique 24immobiliers, 13 Mai 2014. - BURKE Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757, Ed. Vrin (2009) - CAMERON’S Robert, Above New-York,1988 - CÉLINE Louis Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, ed.Denoël et Steele, 1932 - DAVIS Mike, Le stade Dubaï du Capitalisme, Ed. Les prairies ordinaires, 2007 - DIDELON Valery, L’architecture crève l’écran in Criticat n°5, 2010 - DUPRÉ Judith, Gratte-ciel du monde, Ed. Konemann, 2005 - EPAD (L’Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense), Album de présentation de la Défense, 1960 - FERRISS Hugh, The Metropolis of Tomorrow, publié par Yves Washburn, 1929 - GODARD Francis, La Ville en mouvement, Ed. Gallimard, Col. Découvertes, 2001 - HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Esthétique, 1818, Ed. Le livre de poche (1997) - HENAFF Marcel, La ville qui vient, Ed. L’Herne, Paris, 2008 - KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger,1790, Ed.Flammarion (2015) - KATODRYTIS George, Metropolitan Dubai and the Rise of Architectural Fantasy, Ed. Bidoun, n°4, 2005 - KOOLHAAS Rem, La ville générique in S, M, L, XL, Ed. The Monacelli Press, 1997 - KOOLHAAS Rem, New-York Delire, Ed. Parenthèse, 1978 - KOOLHAAS Rem, Bigness (ou le problème de la grande taille), 1994, article paru dans le premier numéro de la revue Criticat, 2008 (p.62) - LUCAN Jacques, Précisions sur un état présent de l’architecture, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015
PENSER HAUT | KIOSQUE |
- MCCAY Winsor, Little Nemo in Slumberland, bande-dessinée pour le New-York Herald, 1906 - MEZIÈRE Jean-Claude & CHRISTIN Pierre, La Cité des eaux englouties, bande-dessinée aux édition Dargaud, col.Valerian, 2001 - MEZIÈRE Jean-Claude & CHRISTIN Pierre, Les Cercles du Pouvoir, bande-dessinée aux éditions Dargaud, col. Valerian, 1994 - MUSSET Alain, De New York à Coruscant Essai de géofiction, Ed. PUF, 2005 - Paris Match n°951,1er Juillet 1967 - Prince Bernard, Aventures à Manhattan, extrait du Journal de Tintin n°1054, Ed. Le Lombart, 1969 - ROMEY Georges, Le dictionnaire de la symbolique des rêves, Ed. Espaces Libres, 2005 - SCHLEIER Merill, The Skyscraper in American Art, 1890-1931, New York, Da Capo Press, 1986 - SCHUITEN François et PEETERS Benoît, Revoir Paris, bande-dessinée, Ed. Casterman, 2014 - SCHUITEN François et PEETERS Benoît, Revoir Paris, catalogue de l’exposition Revoir Paris, Ed. Casterman, 2014 - SCHUITEN François et PEETERS Benoît, La Tour, bande-dessinée, Ed. Casterman, 1987 - SÉDAR SENGHOR Léopold, “New-York” extrait de Éthiopiques, 1956 in Œuvre poétique, Ed. du Seuil, 1990 - STARRETT William Aiken, Skyscrapers and the Men Who Build Them, 1928, Ed. Hardpress, 2012 - SULLIVAN Louis-Henri, Pour un art du gratte-ciel, Ed.Allia, 2015 - TERRANOVA Antonio, Les Gratte-ciel, Ed.Gründ, 2006 - THÉVENET Jean-Marc et RAMBERT Francis (dir.), Archi & BD La ville dessinée, Paris, 2010 - VENTURI Robert, Learning from Las Vegas, Revised Edition : The Forgotten Symbolism of Architectural Form, Ed. MIT Press, 1977
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VIDÉOTHÈQUE - AMIEL Jon, Haute-Voltige, film paru en 1999 aux productions Twentieth Century Fox - BESSON Luc, Le Cinquième Élément, film paru en 1997, aux productions Gaumont - BIRD Brad, Mission Impossible, le protocole fantome, film paru en 2011, aux productions Paramount Pictures - Conférence autour des 30 ans des cités obscures, BNF Paris, 2013 - DE GRAAF Reinier, Is Iconicity Good for Architecture ?, conférence à Bratislava, le 18 Juin 2015 - GUILLERMIN John & ALLEN Irwin, La Tour Infernale, film paru en 1974 aux Etats-Unis, aux productions Twentieth Century Fox & Warner Bros. Pictures - LANG Fritz, Metropolis, film paru en 1927, aux productions UFA - Leçon d’honneur, L’archaïque et le sublime, Jacques Lucan, École polytechnique fédérale de Lausanne, 2015 - LUCAS George, Star Wars, épisode IV, un nouvel espoir, film paru en 1977 aux productions Lucasfilm - MERIAN Cooper & SHOEDSBACK Ernest B., King-Kong, film paru en 1933, aux productions RKO Radio Picture - New York : le gratte-ciel de la discorde, Reportage paru sur France2, le 4 décembre 2014 - NOLAN Christopher, The Dark Night, film paru en 2008 aux productions Warner Bros, DC Comics - NOUVEL Jean, La Tour Triangle est un immeuble de lumière, émission radio sur France Inter, 18 Novembre 2014 - RIDLEY Scott, Blade Runner, film paru en 1982 aux productions The Ladd Company - WARHOL Andy, Empire, film paru en 1964
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