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Titre original : Trouble is a friend of mine. © 2015 Stephanie Tromly This edition published by arrangement with Taybee Corp Ltd, in conjunction with their duly appointed agents Harvey Klinger, Inc., and L’Autre agence, Paris, France. All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any means, electronic or mechanical, including photocopying, recording or by any information storage and retrieval system, without permission in writing from the Publishers.

Photos de couverture : Creative Market @ Lonely Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Raphaële Glaux, Claire Renaud Direction artistique : Élisabeth Hebert Fabrication : Audrey Bord © Fleurus, Paris, 2017 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 9782215134312 Code MDS : 652693 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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Évidemment, la première fois que j’ai rencontré Digby, je ne l’ai pas du tout aimé. Mais il produit le même effet chez tout le monde. Il est désagréable, n’en fait qu’à sa tête y compris quand vous lui dites non, et se comporte avec vous comme si vous étiez un livre qu’il avait déjà lu et dont il connaissait la fin, même si vous-même n’avez aucune idée du dénouement final. Alors si comme moi vous êtes une banale ado de seize ans, que vous passez la moitié de votre temps à vous demander ce que vous allez bien pouvoir faire de votre vie et l’autre moitié à lire des articles sur le maquillage, les régimes et tous les moyens de devenir une personne différente de celle que vous êtes déjà, il ne faut pas vous étonner si vous avez du mal à encaisser ce qu’il vous balance. Comme Digby le disait luimême : la vérité est presque toujours décevante. Et puis ce n’est pas comme si j’avais eu ma dose en matière de vérité. Ou de déception. En l’espace de six mois, j’étais passée d’une vie dans un appart situé dans un des coins presque sympas de Brooklyn au divorce de mes parents et à notre déménagement, à ma mère et moi, à River Heights, une petite ville perdue au fin fond de l’État de New York. Croyez-moi : 5

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en termes de baisse de niveau de vie, c’est encore pire que ce que vous pourriez imaginer. Je vais vous faire un premier aveu. Je traînais avec des gens cool, c’est sûr, mais à y regarder de plus près, je pense que si on était amis c’est juste parce qu’on était dans la même classe et que nos parents avaient tous plus ou moins divorcé en même temps. Digby, lui, il appelle ça des amis de circonstance. Ils étaient au bon endroit, au bon moment, c’était pas compliqué de devenir amis, alors c’est ce qu’on avait fait. En revanche, mon amitié avec Digby, bien qu’étant circonstanciellement favorable (il débarque toujours à l’improviste), est tout sauf facile. Mais rien n’est facile, avec ce type, de toute façon. Au début, je pensais que si je traînais avec lui, c’était parce que je m’ennuyais et que je voulais énerver maman qui m’avait forcée à déménager ici. Vous savez, ce truc qui consiste à faire ami-ami avec le bad boy du coin. Et puis ensuite, j’ai cru que c’était parce qu’il avait l’air complètement paumé et seul. Mais alors que je suis face à une maison qui contient assez d’explosifs pour réduire en cendres l’intégralité de notre quartier, et que je suis en train d’essayer de trouver le meilleur moyen d’y rerentrer, je me rends compte que c’était peut-être moi, en fait, qui étais un peu paumée. Mais je vais trop vite. Tout a commencé le jour de la rentrée, et c’est donc à ce jour qu’il faut remonter pour que vous compreniez.

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1 Depuis qu’on avait emménagé, j’avais déjà demandé des dizaines de fois à maman de changer les piles de notre sonnette, manifestement en fin de vie. La mélodie sonnait faux et au ralenti. À chaque fois, on avait l’impression d’entendre un robot agoniser à petit feu. Et là, un débile était en train de s’acharner dessus. Après avoir passé cinq minutes à faire comme s’il n’y avait personne à la maison, et au bord du craquage, j’ai fini par aller ouvrir. – Sympa, la sonnerie, a-t-il dit. Il avait mon âge et portait un costume noir qui le rendait encore plus jeune et plus petit qu’il ne l’était déjà. Il faisait chaud, ce matin-là, et je le voyais transpirer dans sa chemise qu’il avait boutonnée jusqu’au col. Il tenait à la main un livre noir et, alors que j’aurais facilement pu le prendre pour un 7

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témoin de Jéhovah armé de sa bible, je me suis dit que les témoins de Jéhovah ne mettaient sûrement pas de baskets pour faire du porte-à-porte. Ses cheveux bruns en bataille avaient certainement dû un jour ressembler à ceux d’une quelconque pop star, mais là, ils avaient juste besoin d’une bonne coupe. Ses yeux marron retombaient tristement sur les côtés, et sur son visage se peignait une profonde impression d’ennui dont je me rendis compte plus tard qu’elle était une de ses principales armes dans la vie. – Désolée, je ne suis pas intéressée. Et juste pour être tranquille, je criai : – C’est rien, maman, juste un type qui veut vendre un truc ! – Pourquoi tu essayes de me faire croire que ta mère est là ? Tu es toute seule. Vous êtes parties ensemble tout à l’heure, mais tu es rentrée et sa voiture n’est pas là. Je pense qu’elle t’a déposée au lycée et que tu es rentrée à pied. La prochaine fois, fais plutôt semblant d’être malade, ça lui fera économiser de l’essence. Je fis une nouvelle tentative. Je criai : – Papa ! – Il n’y a qu’une seule voiture dans votre garage (les pneus sont fatigués, d’ailleurs). Là où la pelouse de votre jardin n’est pas grillée, l’herbe fait trente centimètres de haut et puis, bien sûr, il y a la sonnerie à réparer, dit-il. Pas de papa à la maison. J’étais trop abasourdie pour nier quoi que ce soit.

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– Quoi, tu es en plein repérage, là ? Parce que je ferais mieux de te prévenir qu’on n’a rien à voler, ici. Mon esprit se mit à lister tous les objets suivants : le coupe-papier dans la commode de l’entrée, les couteaux sur le plan de travail de la cuisine, le tisonnier de la cheminée hors d’usage dans le salon… En plus de toute une série de conseils tirés de la Journée de prévention contre les agressions sexuelles, tels que : « Ne vous laissez jamais entraîner dans un autre endroit. » – Un repérage ? Non. Enfin… Techniquement, je crois que je faisais un repérage autour de ta maison, mais pas vraiment de ta maison, répondit-il. Bref, j’ai vu que tu te prenais en photo tous les matins… – Quoi ? Tu m’espionnes par ma fenêtre ? – Il faut que je voie ces photos, m’interrompit-il. Quoique, si tu ne te prends en photo qu’à la même heure tous les jours, ça ne m’avancera pas à grand-chose, ils ne font jamais rien d’intéressant le matin. Mais bon, on ne sait jamais… – Je vais appeler la police. Je claquai si fort la porte que la sonnette se déclencha toute seule. – Écoute, je m’appelle Digby. Voilà mon adresse mail. Sur le bout de papier qu’il glissa sous la porte était écrit : Digby@LeVraiDigby.com. – Tu peux m’envoyer tes photos par mail, si ça te fait moins peur. À travers la vitre de la porte d’entrée je le vis s’apprêter à toquer, j’attrapai le coupe-papier et fis un geste du genre si-tu9

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continues-je-vais-te-poignarder. Je dus certainement lui paraître assez convaincante, puisqu’il fit « Oh la ! » et recula. Lorsqu’il arriva sur le trottoir, il leva les yeux vers la fenêtre de ma chambre, puis regarda longuement le gros manoir qui se trouvait juste en face de chez nous. Et le pire, c’est que cette scène ne fut même pas la plus bizarre de la journée. Je venais de faire ma rentrée en première au lycée de River Heights et je ne savais pas qu’ils appelaient les parents quand un lycéen était absent après la première sonnerie de la matinée. Ils appelaient ça la règle de Ferris Bueller. Apparemment, ce pensionnat avait mis au point ce système après la disparition d’une fille pendant les vacances d’été. La fille en question, Marina Jane Miller (aux infos, à la télé, ils donnaient toujours ses deux prénoms), avait été kidnappée en pleine nuit alors qu’elle avait invité des copines à dormir dans sa chambre (lesquelles n’avaient rien entendu). Tout River Heights s’en était ému, et surtout les gens riches, parce que Marina Miller était riche. Le lycée passa donc un coup de téléphone à maman, qui m’appela à son tour, mais comme je ne répondais pas, elle se précipita à la maison et me trouva en pleine sieste. Bien sûr, elle me fit une petite crise, mais le pire, c’était que, comme j’avais séché l’école, j’écopai d’une réunion de recadrage tôt le lendemain avec treize autres lycéens qui avaient été virés ce même jour. Réunion où je revis Digby.

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2 Le surveillant général était un dur à cuire du nom de Musgrave. C’était le genre de type dont maman disait : « Le pauvre, il a sûrement manqué de câlins quand il était petit. » Il nous fit asseoir en cercle et se mit à marcher lentement autour de nous. En recevant ma convocation à cette réunion, je pensais que ce ne serait pas grand-chose, mais l’uniforme noir et le badge brillant de Musgrave étaient quand même un peu intimidants. Pendant ce temps, notre conseiller d’orientation, qui s’était présenté sous le nom de « Vous-pouvez-m’appeler-Steve », se tenait au milieu du cercle et nous proposait des cookies aux pépites de chocolat qu’il avait faits. Il avait aussi préparé des autocollants BONJOUR, JE M’APPELLE. Sur le mien, mon nom, ZOÉ WEBSTER, était écrit à l’encre rouge avec des 11

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pleins et des déliés, comme celui de toutes les autres filles. Ceux des garçons étaient écrits en bleu. Musgrave fusilla du regard Vous-pouvez-m’appeler-Steve lorsque celui-ci lui proposa un cookie. Ce qui était amusant, c’est que tous les deux avaient un petit air de ressemblance, comme si l’un était le jumeau maléfique de l’autre. Ils étaient tous les deux tassés et courtauds, mal coiffés et le visage marbré de rouge, mais là où celui de Steve avait rougi à cause des coups de soleil qu’il prenait en venant travailler à vélo, celui de Musgrave était rouge d’alcoolisme et de rage, si vous voulez mon avis. Musgrave était au beau milieu d’une grande tirade sur les absences injustifiées et les cours de rattrapage lorsque Digby fit son apparition. Il avait fallu vingt minutes à Musgrave pour en arriver au point culminant de son petit laïus, alors lorsqu’il vit Digby arriver d’un pas nonchalant, il fut complètement désarçonné. – Tu te crois drôle, à arriver en retard à une réunion disciplinaire sur l’absentéisme ? dit Musgrave. Prends ton autocollant et pose tes fesses ici. Digby dut écrire lui-même son nom sur son autocollant, ce qu’il fit à l’encre rouge et avec des pleins et des déliés. Puis il soupira et tira une chaise vers le cercle, en laissant traîner les pieds métalliques par terre, ce qui produisit un grincement horrible. Les autres élèves applaudirent et rirent. À ma consternation, Digby s’installa juste à côté de moi et me salua comme 12

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si nous avions prévu de nous asseoir l’un à côté de l’autre. J’essayai de prendre un air angélique et refusai d’écouter ce qu’il grommelait. Il soufflait des trucs comme : « Il est neuf heures du matin, et Musgrave sent déjà le fauve. Commentez. » Et : « Tu crois que c’est amusant d’être hébergé dans un YMCA1 avec cette tenue ? » Je restai assise, sans faire un seul geste, mais Musgrave me lança le même regard noir que celui dont il gratifiait Digby. Apparemment, il nous mettait dans le même panier. Enfin, après être revenu encore deux fois sur la politique du lycée concernant l’absentéisme et les cours de rattrapage, Musgrave mit fin à la réunion et nous prit à part, Digby et moi. – Comment allez-vous, Harlan ? lui dit Digby. – Ravi de vous revoir à River Heights, M. Digby, répondit Musgrave. Je n’ai pas encore reçu votre dossier du Texas. Vous ont-ils enseigné les bonnes manières, là-bas, ou vous et moi allons-nous encore avoir des problèmes ? – Entre Harlan et moi, c’est une histoire qui remonte… à avant sa rétrogradation, quand il était encore un vrai officier de police, dit Digby. – Eh bien, je crois que ça répond à ma question sur les bonnes manières, rétorqua Musgrave. – Ne soyez pas triste, Harlan. Vous devriez apprendre à voir le positif dans ce nouveau travail… Après tout, les enfants ne sont-ils pas notre avenir ? dit Digby. 1. Young Men’s Christian Association : Union chrétienne de jeunes gens. 13

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– Il n’y a pas de Harlan qui tienne, moi c’est monsieur Musgrave, dit-il. Quant à toi, Zoé Webster, ton psychiatre huppé de Manhattan a appelé. Dans la salle, tout le monde nous écoutait. Musgrave jeta un coup d’œil à son porte-bloc. – Alors comme ça, on a une phobie scolaire ? Tu m’en diras tant. Ça existe, ça ? Juste une façon de dire que tu n’aimes pas l’école. Depuis quand c’est devenu une bonne excuse ? – Il s’agit d’une information confidentielle concernant un lycéen, dit Digby. – Pardon ? répondit Musgrave. – Je suis à peu près certain que si elle disait à ses parents que vous avez lu ce papier à tous ses camarades de classe, ils appelleraient leur avocat « huppé de Manhattan » et vous poursuivraient en justice, vous et l’école, pour atteinte à la vie privée, dit Digby. –  Toujours fourré dans les mauvais coups, répondit Musgrave. Vous êtes aussi indiscipliné et perturbateur que pendant notre enquête. Rien n’a changé, à ce que je vois. – Et ça, ce ne serait pas encore des informations confidentielles concernant un lycéen, que vous venez de révéler ? L’œil gauche de Musgrave fut pris d’un mouvement convulsif, mais par chance, Vous-pouvez-m’appeler-Steve l’appela à l’autre bout de la pièce. – Mais à quoi tu joues ? dis-je en donnant une tape sur le bras de Digby. 14

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– Tu tenais vraiment à ce qu’il balance ta vie privée à toute la salle ? répondit Digby. – Arrête de m’aider et laisse-moi tranquille, s’il te plaît, je n’ai aucune envie qu’il croie que nous sommes amis. – Ne t’emballe pas. Attends d’avoir passé un peu plus de temps à River Heights et tu verras que ce n’est pas facile de se faire des amis, dans le coin. – Je suis sérieuse. Il est hors de question que j’aie des ennuis. Je dois absolument avoir un bon dossier, ou je ne réussirai jamais à partir d’ici. – Ce qui explique tout de suite mieux ta décision de sécher le lycée, répondit Digby. Tu veux obtenir un changement d’affectation et quitter cette grande institution ? – J’espère. – Pour aller où ? – Dans une école à New York. La Prentiss Academy. – Ça a l’air coincé comme école. – C’est une école préparatoire pour Princeton. – Princeton ? C’est là que tu veux aller ? Il se mit à rire. – C’est pas comme si j’avais à me justifier, mais j’ai le niveau. – Donc pour lutter contre ta phobie scolaire, tu postules à une école très difficile pour essayer d’intégrer une fac encore plus difficile ? – Je ne suis plus phobique. – Mais l’as-tu vraiment été ? 15

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Digby mordit dans un cookie. – Dis donc, ils ne sont pas mauvais, ces cookies. – Oui, c’est le conseiller d’orientation qui les a faits. – Attends. Il a dit qu’il les avait physiquement faits ? – Ouais… Digby passa la main sur les cookies présentés sur le plateau. De l’autre côté de la pièce, Steve et Musgrave se disputaient, et le ton montait. – Tu as touché tous les cookies. C’est dégoûtant, dis-je. – Ça te dirait de ne pas avoir cours le matin, ce semestre ? me demanda Digby. – Comment ça ? – Décide-toi vite, Steve est en train de se faire démonter par Musgrave. Tu es partante ou pas ? C’est maintenant ou jamais, Princeton. Je voulais dire non, mais comme je le découvris plus tard, il y a quelque chose chez Digby qui me fait systématiquement faire l’opposé de ce que je devrais faire. Et ça ne rate jamais. – Eh bien… Je crois que je suis partante… Digby se précipita vers eux et s’invita dans leur dispute. – Steve, il faut que je te parle de notre projet indépendant, dit Digby. Steve n’avait pas l’air de savoir de quoi Digby parlait mais il saisit la perche. – Ah oui ? – Quel projet indépendant ? demanda Musgrave. 16

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– Notre formulaire d’autorisation est juste là, dit Digby. – C’est nouveau, dit Steve. Les étudiants peuvent travailler sur des projets en dehors du campus pour développer des centres d’intérêts qui ne figurent pas dans le programme. – Et ils sont dispensés de venir à l’école ? demanda Musgrave. – Ils ont des rendez-vous avec un conseiller, mais ils ­tra­vaillent sur leur projet ailleurs qu’au lycée. Ils y viennent quand même pour les autres matières. – C’est ridicule ! C’est les élèves qui se font eux-mêmes cours, maintenant. Encore une ineptie libérale de gauche… Et alors, c’est quoi, votre projet ? Digby revêtit son expression de super-ennui. – On l’a appelé « Condamné par contumace ». On cherche à savoir si c’est le fait de sécher les cours qui conduit à adopter un comportement criminel, ou si ce comportement criminel est engendré par le fait d’être puni comme un criminel pour avoir séché des cours. Spontanément, je pencherais plutôt pour la seconde solution. Il avait sorti ça d’une traite et sans sourciller, comme s’il avait passé des heures à répéter son baratin. – On parle de sécurisation… Des écoles en tant qu’extension de la police de l’État. « Condamné par contumace », ça sonne pas mal, non ? – C’est typiquement le genre de bêtises qui fait couler le pays, répondit Musgrave.

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C’est ainsi que s’acheva la discussion. Digby était vraiment prêt à tout, pourvu que ça exaspère Musgrave. Steve signa le formulaire. Ö Je rattrapai Digby dans le couloir. – Qu’est-ce qui vient de se passer, là ? Comment tu as fait ça ? lui demandai-je. – Tu as un psychiatre à Manhattan, et tu as atterri dans une maison qui menace de s’écrouler, dans une banlieue de seconde zone ? Tes parents ont divorcé. Allez, ça ne t’arrive jamais de diviser pour régner ? C’est un grand classique des enfants de divorcés. Digby m’étudia attentivement. – Quoique… Pas de maquillage, pas de piercing, un pantalon large. Son regard s’arrêta un peu trop longtemps à mon goût sur mes fesses. – Manifestement pas de string… Alors tu serais une gentille fille qui ne joue pas à ce jeu-là ? Ouais… C’est peut-être bien ça. La fille dans le clip vidéo avant le relooking. – La moitié des élèves du lycée ont des parents divorcés. Tu avais une chance sur deux, répondis-je. C’était quoi, le truc, avec les cookies ?

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– Quand maman, ou Steve, dans le cas présent, prétend faire passer des cookies achetés en magasin pour des cookies faits maison, ça veut dire que dans la bataille pour savoir quel parent est le plus aimé des enfants, elle est à la traîne. J’ai donné à Steve une occasion de remporter cette bataille, dit-il. – Comment tu sais que ce n’étaient pas des cookies faits maison ? – À moins d’avoir des TOC, personne n’utilise de moule pour faire des cookies aux pépites de chocolat. Ceux-là sont parfaitement ronds. Il brandit les cookies qu’il avait raflés. Tous trop ronds pour être faits maison. – En plus, ils sont chauds, ce qui veut dire que ce type les a passés au micro-ondes. Il ne rigole vraiment pas avec ça. – Super, professeur Cadbury. Mais maintenant, on va devoir l’écrire, ce truc de projet indépendant. – Ouvre les yeux. Quoi qu’on lui rende, Steve nous donnera une bonne note, juste pour faire enrager Musgrave, répondit-il. Et puis, c’est quoi, ton problème, à toi ? – Moi ? – Oui, puisque tu as un psychiatre. Tu es bipolaire ? Tu nous fait juste une petite dépression à la vanille ? Ou est-ce que c’est une explosion de paillettes multicolores de phobies et d’anxiétés ? Qu’est-ce que tu nous couves ? – C’est personnel.

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– Plutôt le genre où tu n’arrives pas à te lever le matin parce que tu as l’impression que quelqu’un est assis sur toi, mais c’est pas grave parce qu’on s’en fout ? dit-il. Ou plutôt du genre à ne pas supporter de voir des gens parce que tu as l’impression que tout le monde sait ? – D’accord. J’ai pas mal séché au moment du divorce de mes parents, mais papa trouve que ça fait mauvais genre sur mon dossier scolaire, alors il a appelé un de ses amis psychiatres et… C’est du bidon. Ça te va ? – C’est pas parce que le dossier du psychiatre est bidon que tu n’as pas vraiment fait de dépression. Alors ça, je n’y avais pas pensé. – Mais bon, continua Digby, ton père connaît un professionnel de santé qui est prêt à falsifier des dossiers médicaux pour toi ? C’est plutôt pratique. Il montra du doigt mes boucles d’oreilles, une paire de gros diamants montés sur clous. Je m’étais demandé si c’était une bonne idée de les porter au lycée, mais quand il me les avait données, papa avait insisté pour que je ne les enlève jamais. – Ça fait partie de l’uniforme de la petite fille à son papa ? Lorsque je me crispai, il ajouta : – Je rigole. Elles sont très jolies, tes boucles d’oreilles, Princeton. Digby me tourna le dos et s’éloigna. – Hé, attends ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? dis-je.

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– Je vais faire un tour à la cafétéria, répondit-il. Zoé Webster, c’est ça ? Le lycée t’a créé une adresse mail ? Je t’enverrai un mail. Et puis, pendant des semaines, je n’ai plus eu aucun signe de vie de lui.

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3 Lorsque nous sommes arrivées à River Heights, les gens étaient encore sous le choc de l’enlèvement de Marina Jane Miller. Ils n’osaient plus sortir une fois la nuit tombée. Ils se retrouvaient en groupe pour aller promener leurs chiens. Mais à partir de mi-septembre, les infos locales ont arrêté de parler d’elle, et les affiches « Où est Marina ? » ont commencé à se racornir et à tomber des troncs d’arbres quand il pleuvait. Bientôt, cette histoire devint plus une légende urbaine que quelque chose qui pouvait m’arriver. En quelques semaines, tout était redevenu normal à River Heights, et quand je dis normal, ça veut dire ennuyeux et sans vie sociale. Après avoir entamé quelques conversations bizarres qui n’avaient mené nulle part, je me rendis compte que Digby avait raison de dire que c’était difficile de se faire des amis, ici. 22

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La plupart des gens me faisaient la gueule parce qu’ils pensaient que je faisais la gueule d’avoir atterri à River Heights… Ce qui n’était pas complètement faux, mais cela n’avait rien à voir avec eux. Quand j’avais demandé à mon binôme de laboratoire comment on faisait pour allumer les becs Bunsen, la fille m’avait répondu : « Je parie que dans ton ancienne école ils étaient automatiques, non ? » J’avais répondu oui et essayé de la faire rire en racontant qu’une fois j’avais failli me faire brûler les sourcils à cause de ça, mais quand c’était sorti, on aurait plutôt dit de la condescendance. Même moi, je l’avais entendu. La fin de l’expérience s’est déroulée dans le silence le plus complet entre nous. Je m’étais dit que, comme j’allais changer de lycée, ce n’était pas grave si je ne me faisais pas d’amis. Prentiss serait ma planche de salut. Bien sûr, maman était loin d’approuver ce projet. Mais comment aurait-elle pu l’approuver ? Elle s’était battue pour avoir ma garde, et si j’intégrais Prentiss, cela voulait dire que je retournais en ville et que je m’installais chez papa et sa nouvelle femme. Maman avait accusé mon père d’organiser ça exprès pour influencer le juge aux affaires familiales, mais à peine avait-elle prononcé ces mots que sa thérapie s’en était mêlée. Elle s’était renfermée et avait répété en boucle : « Ce n’est pas moi dont il est question. » Plus tard, alors que je cherchais des pansements, j’avais trouvé une pile de Post-it

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dans son tiroir avec des mantras comme « Ce n’est pas toi dont il est question » et « Transcende pour transformer ». Je devais bien avouer que mon emploi du temps était tranquille. Comme Digby et moi étions supposés travailler à notre projet pendant les deux premières heures de cours de la matinée, j’en profitais pour faire la grasse matinée tous les jours. Bon, je savais qu’il faudrait bien le faire, ce devoir, mais en ce mois de septembre, le mois de décembre semblait être dans une éternité. Je ne voyais jamais Digby à l’école, mais j’étais déjà suffisamment stressée par le fait de ne pas me perdre dans le lycée et de me faire de nouveaux amis pour ne pas vraiment le chercher non plus. Ö Un jour, en rentrant de l’école, je découvris que papa m’avait envoyé le dossier d’inscription de Prentiss. Maman s’affairait à préparer le dîner, du côté de l’évier, l’air faussement détendu. – J’ai fait des spaghettis, ça te va ? Elle avait mis le plus de je-transcende-pour-transformer possible dans sa voix, comme si elle n’avait pas remarqué l’enveloppe de Prentiss qui trônait sur la table de la cuisine. D’accord. Donc ça allait se jouer à la guerre des nerfs : c’est celle qui craquerait la première qui perdrait. Je fis glisser le dossier Prentiss vers le bord de la table et ouvris mon sac à dos. 24

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– Tu n’as pas l’impression qu’on pourrait manger un peu plus de légumes ? – Je pourrais couper un peu de persil dessus… Ses yeux étaient à présent rivés sur l’épaisse enveloppe. – Bon. – Bon quoi ? Avantage pour moi. Et puis là, je suis devenue un peu trop confiante. Je me suis mise à parler du roman qu’on devait lire pour l’école. Grosse erreur. Ne jamais agiter un bouquin sans grandes prétentions intellectuelles sous le nez d’un professeur d’anglais. C’est la meilleure façon de le rendre furieux et de lui faire oublier tout le reste. – O. Henry ? Ce n’est quand même pas ce qu’on vous fait lire à l’école ! Elle se saisit de mon livre et se mit à le feuilleter. – C’est un cauchemar. Pendant qu’ils y sont, ils n’ont qu’à vous faire lire des Reader’s Digest ! Lorsqu’elle se rendit compte que je ne savais pas de quoi il s’agissait, elle surenchérit : – Tu ne connais pas le Reader’s Digest ? Le cauchemar empire. Pour notre petit jeu, c’était fichu. – Pendant des dizaines d’années, ça a été le seul contact qu’ont eu tout un tas de personnes, de près ou de loin, avec la littérature.

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J’ouvris l’enveloppe que mon père m’avait envoyée. Maman s’arrêta net de parler et, l’air soudain complètement absorbé par la préparation du dîner, jeta les pâtes dans un plat. En parcourant les différents formulaires, je m’aperçus qu’il avait rempli la plupart d’entre eux à ma place, même les paragraphes sur mes matières préférées et mes éventuelles matières principales à la fac. Économie ou prépa de droit, avait-il écrit. Le sujet de dissertation se trouvait sur une feuille rose, à part : « Virginia Woolf a dit : “Presque tous les biographes, s’ils respectent les faits, peuvent nous donner plus qu’un énième fait supplémentaire qui viendrait enrichir notre collection. Ils peuvent nous donner le fait créatif, le fait fertile, le fait qui suggère et qui engendre.” Soyez votre propre biographe, allez au-delà des faits, et parlez-nous de vous. » Il y avait répondu. Et même plutôt bien. Je me reconnaissais presque dans ce qu’il avait rédigé. Mais le fait de lire cette dissertation sur cette fille un peu rêvée, fonceuse, qui faisait du bénévolat et lisait The Economist, c’était quelque peu… perturbant. Même moi, je préférais cette version de Zoé à la vraie. Papa avait peut-être anticipé le sentiment de haut-le-cœur que j’aurais en voyant qu’il avait tout rempli à ma place, car il avait joint un Post-it sur lequel il avait écrit : « Il est grand temps de cesser de suivre les moutons, Zoé. Prépare-toi à courir avec les loups. » Dans le monde tel que le voyait mon père, il n’y avait que deux sortes de gens : les loups, et les moutons (les gens tellement dociles qu’ils en devenaient des 26

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moutons) qui méritaient toutes les méchancetés que les loups leur faisaient subir. – Ce sont des exemples d’anciens dossiers de candidature ? Je n’avais pas remarqué que maman s’était postée derrière moi. Je détachai le Post-it et le froissai avant qu’elle n’ait le temps de le voir. Maman lut à voix haute une phrase de la dissertation : – « En classe, je prends mon rôle de citoyenne très au sérieux » ? Ça sent à plein nez le baratin Wall-Street hyper agressif de ton père. À quoi ça rime, Zoé ? Tu en es vraiment réduite à ça ? – Il a juste réécrit deux ou trois trucs, maman. C’est rien. – Tu as une telle envie d’intégrer cette école que tu es prête à tricher pour y arriver ? demanda maman. – Oh, parce que tu crois que les autres gosses ne se font pas aider ? Qu’ils n’ont pas de prof particulier ? Qu’ils ne prennent pas de cours pour préparer leurs entretiens ? Je sors d’une école publique, moi ! Ce que je tus, mais qu’elle entendit quand même sûrement, ce fut la petite pique sur le fait que si j’étais dans une école publique c’était à cause d’elle. On se retrouvait dans un coin paumé de l’État de New York, tout ça juste pour qu’elle puisse réaliser son rêve en devenant professeur d’anglais. – Pouvoir compter sur un parent coopératif, je pense que c’est le minimum auquel ils peuvent s’attendre !

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J’insistai bien sur les mots « parent coopératif » et profitai du chaos émotionnel qu’ils créaient pour sortir. – Où vas-tu ? me demanda maman. – Marcher. – Et quand est-ce que tu rentres ? – Pourquoi tu t’inquiètes ? C’est une ville tranquille, non ? C’est pas ce que tu as dit au juge ? Et sur ces mots, je sortis. Ö L’Olympio’s était un restaurant aux banquettes en vinyle et au comptoir interminable, et qui proposait un nombre hallucinant de tartes disposées sur d’antiques présentoirs. Alors que je passais devant, j’entendis un toc-toc-toc. C’était Digby qui, assis sur une banquette, frappait à la vitre en me faisant signe de le rejoindre. J’entrai. – Hé, Princeton, j’allais justement t’envoyer un texto, me dit-il. Il faut qu’on parle. – Ouais, plutôt, il serait peut-être temps de travailler sur notre projet, répondis-je. – Notre projet ? demanda-t-il. – « Condamné par contumace ». C’est même toi qui as trouvé le nom. Tu te souviens ? – Ah oui, ça. Plus tard. Il y a quelque chose dont je voudrais te parler. 28

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Il retira sa veste et remonta ses manches. Devant lui s’élevait une pile de dossiers. – On dirait des rapports de police, dis-je. – Ce sont des rapports de police, répondit-il. – Comment ça se fait que tu aies des rapports de police ? – Il y a quatre semaines, Marina Miller a disparu pendant une soirée pyjama qu’elle avait organisée chez elle. – Ce sont les dossiers de l’affaire Marina Miller ? – Non, ça, ce sont les dossiers concernant une autre fille de River Heights qui a disparu il y a huit ans. – Et tu crois qu’il y a un lien entre ces deux affaires ? – Ouaip. Peut-être. Enfin, j’en suis sûr, répondit Digby. Hé, tu as faim ? Il faut que je mange. – Pas vraiment. Je jetai un coup d’œil au menu. – Je vais peut-être grignoter un petit truc. Digby leva deux doigts vers la serveuse, qui prit la direction de la cuisine en notant quelque chose sur son bloc-notes. – Euh… Tu viens de commander pour moi, là ? – Ouais. – Tu abuses ! Comment tu sais ce que je veux ? – J’ai goûté tout ce qu’ils ont ici. Fais-moi confiance, ce que tu veux, c’est le cheeseburger. – Et qu’est-ce qui te dit que je ne suis pas végétarienne ? – Bottes en cuir, sac en cuir, ceinture en cuir… Si jamais tu étais végétarienne, alors tu serais du genre hypocrite et sans 29

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scrupule, et dans ce cas-là, crois-moi, leur cheeseburger vaut vraiment la peine de l’être. Mes yeux se dirigèrent vers la table voisine. Le cheeseburger qui était posé devant le monsieur avait effectivement l’air appétissant. – Bref, les flics ont arrêté un suspect, mais ça ne collait pas. – Attends, pour la fille qui a disparu il y a huit ans, ou pour Marina Jane Miller ? – Pour Marina. Mais on s’en fiche, en fait, parce que ce type est un raté, impossible que ce soit lui qui ait fait ça, répondit-il. David Siddle. – Ah, selon toi, c’est un raté ? Et la police a-t-elle été mise au courant de tes brillantes conclusions ? – Pas encore. Je les appellerai quand j’en saurai un peu plus. – Je pensais avoir été assez sarcastique. – Oh, ne t’inquiète pas, ça ne m’avait pas échappé. – Ça m’étonnerait sérieusement que ce que tu aies à leur dire puisse les intéresser. – Nous verrons ça plus tard. – « Nous » ? Comment ça, « nous » ? Digby me passa deux photos sur lesquelles on voyait des hommes d’une cinquantaine d’années. Ce devait être des types normaux, mais n’importe qui, pris en photo au téléobjectif, finit par avoir une tête d’assassin. – Je ne connais pas ces types. C’est tout ce que tu voulais me demander ? 30

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– Moi, je les connais. Celui-là, c’est le docteur Léo Schell. Un gynécologue, répondit Digby. Le gynécologue de ta mère, plus précisément. – Comment tu sais ça ? – Je l’ai vue entrer dans son cabinet. – Tu sais que tu es flippant, comme mec ? – Schell fait partie de mes deux suspects préférés pour l’enlèvement de Marina. Les cheeseburgers arrivèrent et Digby recouvrit de ketchup le burger, les frites et le coleslaw. « Noya » le burger, les frites et le coleslaw sous une « tonne de ketchup » seraient d’ailleurs des termes plus exacts. – Et tu arrives encore à sentir le goût du cheeseburger, sous tout ce ketchup ? – Je n’ai plus de goût. Enfin, plus beaucoup, quoi. – Tu n’as plus de goût ? Qu’est-ce que c’est, un truc génétique ? – Les médecins disent que c’est à cause du Celexa, mais personnellement, je pense que c’est dû au Paxil. Ça a commencé quand ils m’ont mis sous Prozac, continua-t-il. En général, je prends de l’Adderall pour rééquilibrer, mais je n’en prends pas trop, tu sais, parce que c’est… – Addictif ? – Non, cher, répondit-il. Il faut que je fasse durer mon stock. – Ah.

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C’était pas comme si, dans mon ancienne école, les élèves ne prenaient pas eux aussi des médocs, mais j’avais l’impression que Digby s’enfilait tous les médocs dont je n’avais jamais entendu parler. Il mordit dans son hamburger. – Mon autre suspect préféré est un proviseur à la retraite, Kenneth Dale. Mais ce type, là, le docteur Schell ? Je suis prêt à parier que c’est lui. Digby sortit un plan de River Heights qu’il avait annoté. – Cette croix rouge, c’est la maison de Marina, les croix vertes, ce sont les maisons du docteur Schell et de Dale, et les lignes rouges, les itinéraires qu’ils auraient pu emprunter. Voilà, nous pourrions demander aux gens qui vivent dans ces coins-là s’ils n’ont pas vu quelque chose cette nuit-là… – Tu peux arrêter, avec tes « nous », s’il te plaît ? Hors de question que je fasse du porte-à-porte chez des inconnus. Rien que d’en parler, ça me fatigue déjà, ajoutai-je. En plus, la police a déjà dû le faire, non ? – Ouaip. La police a quadrillé le quartier. En plus, la rue de Marina est en arc de cercle, avec une banque, une épicerie, une station essence et une bibliothèque au bout, et toutes sont équipées de caméras de surveillance. Mais comme aucune photo ni aucun portrait-robot n’a été publié, nous pouvons en déduire que ni les caméras ni les gens n’ont vu quoi que ce soit… Ce qui joue en notre faveur. – Comment ça ? 32

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– Parce que maintenant, les flics vont devoir faire preuve de créativité. Et la plupart des flics sont juste de vulgaires gratte­ papiers sans une once de créativité, dit Digby. Ils sont sûrement en train de faire du sur-place, en espérant que les détectives engagés par les parents de Marina trouveront quelque chose. – Laisse-moi deviner : tu penses que tu vas pouvoir te pointer et résoudre l’affaire avant eux, dis-je. Complexe de Superman ? – Ce serait quand même un sujet carrément plus intéressant pour notre projet ! – Je pense que personne n’acceptera de mettre une note sur un rapport détaillé concernant la façon dont on aura traqué et harcelé de parfaits inconnus… Et encore moins une bonne note. – On n’est pas obligés de faire ça sur l’enlèvement en tant que tel. Ça pourrait être un rapport sur les procédures de police, par exemple. – Ça m’a l’air encore plus compliqué que le faux projet que tu as inventé. – Mais puisque je te dis qu’on n’a pas besoin de faire quelque chose d’aussi bon que ce que tu imagines. Steve le lira à peine. Sérieusement. Je nettoyai les taches de ketchup et regardai la carte. – Qu’est-ce qui te fait dire que c’est un de ces types qui a enlevé Marina ? demandai-je.

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– Kenneth Dale, c’est parce que l’arrière de sa maison donne sur celle de Marina Miller. Et parce qu’il s’est disputé avec le père de Marina à propos d’arbres à couper, et que son alibi pour cette nuit-là ne peut pas être confirmé, dit Digby. Et puis on l’a mis à la retraite anticipée pour harcèlement sexuel sur une élève. – Et même avec ça, tu parierais plutôt sur Schell ? Ce typelà, Dale, ça a l’air d’être une belle ordure, quand même. – Schell habite trois pâtés de maisons plus loin, mais des voisins ont dit que sa voiture était garée devant chez les Miller cette nuit-là et que le lendemain matin, elle n’y était plus. Il a affirmé que sa voiture avait une fuite d’huile, qu’il ne voulait pas salir son allée, et que la seule place libre qu’il avait trouvée dans les environs, c’était devant chez les Miller, répondit Digby. Lui non plus n’est pas en mesure de confirmer son alibi pour cette nuit-là. – C’est peut-être juste une coïncidence… – Une autre coïncidence, c’est que les parents de Marina ignoraient qu’elle allait consulter Schell. – Comment tu sais ça ? – Disons simplement que la façon dont je l’ai découvert est toujours moins tordue que le fait qu’il ait caché à la police qu’elle était sa patiente, répondit-il. Mais ce qui m’intéresse, c’est qu’aucune empreinte digitale d’inconnu n’a été retrouvée dans sa chambre, hormis de nombreuses empreintes à moitié floues. 34

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– Et tu considères ça comme un indice ? – Il y a huit ans, tout comme Marina, une petite fille a été enlevée au beau milieu de la nuit, pendant son sommeil, alors que tout le reste de la maison dormait. Personne n’a rien vu ni entendu. Sa famille ne s’est rendu compte de sa disparition que le lendemain matin. Il me tendit un autre rapport contenant des analyses d’empreintes digitales et me désigna les notes. – Tout ce qu’ils ont trouvé, c’étaient les empreintes digitales des membres de la famille, et des empreintes floues sur le rebord de la fenêtre. – Mais des empreintes floues ne constituent pas un indice… Plutôt une absence d’indice ! – Oui mais ces empreintes n’ont pas été effacées. Regarde, on voit encore très bien le contour des doigts. Ce qui est flou, c’est la zone au niveau de la pulpe des doigts. – Comme ce tueur en série qui avait brûlé ses empreintes digitales à l’acide. Voilà que je me prenais au jeu ! Je n’arrivais pas à croire que ce type ait réussi à m’embarquer dans son histoire. – Okay… Alors tout ça, ça me paraît très intéressant, chère Alice Roy, mais je ne vois toujours pas… – Certaines maladies peuvent s’attaquer aux empreintes digitales, mais elles affectent rarement tous les doigts, m’interrompit-il. Chez certaines personnes, c’est une conséquence de leur métier. Comme les guitaristes qui jouent sans médiator 35

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par exemple, les gens qui travaillent dans des blanchisseries qui utilisent des phosphates, les peintres qui ne mettent pas de gants, ou… Les professionnels de santé qui se lavent les mains tellement souvent que le relief de leurs empreintes digitales finit par s’effacer. – Schell… répondis-je. Donc le gynécologue de ma mère est peut-être un assassin ? – Eh bien techniquement, rien ne nous affirme que Marina soit morte. Enfin, pas encore, du moins. Tout ça commençait à prendre une sacrée tournure. – Je ne suis pas sûre qu’on devrait… Mais Digby ne m’écoutait plus du tout. Il était en train de regarder une table autour de laquelle étaient assis cinq garçons. Ils formaient une étrange bande. Les pieds du plus jeune ne touchaient pas le sol, et le plus âgé portait une petite barbe de trois jours. Aucun n’avait de ressemblance assez marquée avec un autre pour pouvoir dire qu’ils étaient de la même famille. En les regardant, on ne comprenait pas ce qui les réunissait. Dans leurs chemises à carreaux de paysans et leurs pantalons en flanelle à taille haute, on aurait dit une chorale agricole. Digby les désigna du menton. – Ils vivent dans le manoir en face de chez toi. – Ah bon ? Le plus âgé portait une chemise à carreaux rouges tandis celles des autres étaient bleues. Chemise rouge paraissait avoir la vingtaine, et c’était un type plutôt grand, sombre et mignon, 36

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si on faisait abstraction des cheveux qu’il portait coupés court sur le dessus et presque rasés sur les côtés, comme les autres. Sa chemise était une taille trop petite et ses bras, serrés dans leurs manches, ressemblaient à de grasses saucisses prêtes à être grillées. À ce moment-là, les grands se mirent à houspiller le plus jeune afin qu’il se dépêche de finir ses pancakes. Le visage de celui-ci était barbouillé de sirop. – Tu es en train de me dire que tu ne les avais jamais vus dans le coin, dans leur jolie petite tenue ? dit-il. Apparemment, ils feraient partie d’une espèce de secte religieuse, mais ils ne recrutent personne ni en ville ni sur internet… Ce qui est bizarre. Tu ne les avais jamais remarqués ? – On vient d’arriver. – Mais quand on s’installe en face d’une secte apocalyptique, on s’arrange pour essayer de savoir ce qu’elle fait, répondit-il. Je veux dire, c’est un principe de base dans la vie. – Maintenant que tu en parles, je vois effectivement des filles en robe de paysanne qui passent leur vie à tout nettoyer et à tout laver. Et ça pue les produits chimiques, chez eux. – D’accord, donc tu les as quand même bien remarqués. Est-ce que tu as vu que les filles qui font le ménage ne sont jamais les mêmes ? Elles partent, elles reviennent… Les garçons aussi. Les gosses n’arrêtent pas d’aller et de revenir, dans cette maison.

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– Tu crois qu’ils sont retenus prisonniers, ou un truc comme ça ? – Et qu’ils ne profiteraient pas d’être seuls et sans surveillance pour s’enfuir ? Nan, je pense que c’est autre chose. Les grands mangèrent les pancakes du petit pour l’aider à finir plus vite son assiette, ce qui eut pour effet de le faire pleurer. Le plus âgé, celui à la chemise à carreaux rouges, qui avait l’air d’être leur chef, se glissa hors de la banquette en entraînant le petit à sa suite. – Oh… Je m’en charge, dit Digby. Il prit mon soda et s’empara d’un balai-serpillière qui était planté dans un seau près d’un vaisselier. Le balai laissa une traînée de mousse derrière lui tandis que Digby se dirigeait vers la sortie du restaurant. Une fois qu’il eut passé la porte, Digby glissa le manche dans les poignées de sorte que, lorsque les garçons en chemise à carreaux essayèrent de sortir, la porte resta bloquée. Ils se cognèrent les uns aux autres derrière la vitre et tirèrent la porte pour essayer de faire tomber le manche. Mais en vain. Celui-ci était bel et bien coincé, et eux aussi. Digby but une gorgée de mon soda en regardant la colère gagner les garçons pris au piège. Son visage avait repris cette expression d’ennui, ce qui rendait les garçons encore plus fous. Le responsable du restaurant arriva pour voir d’où venait tout ce raffut. Il attrapa deux des garçons par le col et les ramena à leur table. Chemise rouge montra Digby du doigt, 38

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articula le mot « toi » et donna un coup de poing dans la porte vitrée avant de suivre le responsable. Digby retira le manche à balai des poignées et rentra dans le restaurant juste derrière les garçons. – C’est du joli, lançai-je. S’ils étaient partis sans régler l’addition, ça aurait été retenu sur la paye de la serveuse. Mais Digby ne regardait même pas la serveuse qui, furieuse, ne quittait pas les garçons des yeux. – Mais quelque chose me dit que cette pauvre serveuse est le cadet de tes soucis, dis-je. Alors pourquoi as-tu fait ça ? – Qui sait ? Pour m’amuser ? Digby salua Chemise rouge d’un geste de la main. Le responsable parla d’appeler la police et repartit dans son bureau. Chemise rouge s’avança vers nous. Discrètement, je fis tomber mon couteau à beurre sur mes genoux. – Tu te crois malin, hein ? dit Chemise rouge. – Plus malin que toi, en tout cas, dit Digby. Chemise rouge donna un coup de pied dans une chaise qui se trouvait derrière lui. – Je vais t’apprendre à te mêler de ce qui te regarde. Il empoigna Digby par la chemise, le souleva, et l’aurait frappé en plein visage si une autre main, encore plus grande que la sienne, n’avait enveloppé son poing. Le sauveur de Digby, avec sa haute stature et ses muscles saillants, me fit tout de suite penser au prince Éric de Disney, 39

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que j’avais toujours trouvé nunuche. Mais chez celui-ci, ça rendait vraiment pas mal. Il était beau comme un héros. – Hé, Henry. Tu tombes à pic, comme d’habitude, dit Digby. – Digby. J’ai appris que tu étais rentré du Texas. Henry poussa Chemise rouge de la main. – Paie l’addition, et ne t’avise jamais de revenir. Pigé, mec ? – La prochaine fois… Ça se réglera entre toi et moi, dit Chemise rouge à Digby. Et en repartant, il balaya d’un coup de main un verre qui se trouvait sur notre table. Le verre se brisa en mille morceaux. – Il n’a pas tort. Tu n’as pas peur qu’il te retrouve et te saute dessus par surprise quand tu rentreras chez toi ? dis-je. – Pas aujourd’hui, je vais attendre que les flics arrivent avant de filer, répondit Digby. – Et demain, et après-demain ? demanda Henry. – On verra le moment venu, répondit Digby. Apparemment, Digby ne semblait pas décidé à nous présenter. – Je m’appelle Henry Petropoulos. Petropoulos. Un vrai nom de dieu grec. – Mes parents sont les propriétaires de ce resto. Cela expliquait son tablier et ses avant-bras pleins de mousse. – Et moi c’est Zoé Webster. Digby et moi travaillons sur un projet pour l’école. – Ça, c’est pour bien te faire comprendre qu’on n’est pas en plein rencard, ajouta Digby. 40

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– Je n’ai absolument aucune envie que quelqu’un croie qu’on est en plein rencard. La rapidité avec laquelle cette réponse avait fusé de mes lèvres me surprit. Point positif : cela fit rire Henry. Henry vit les dossiers étalés sur la table. – Bon sang. Tu recommences, Digby ? – Je ne vois pas comment j’aurais pu « recommencer » puisque je n’ai jamais arrêté, répondit celui-ci. – Et maintenant, tu l’entraînes là-dedans ? demanda Henry. – Personne ne m’entraîne nulle part. Mais j’aurais parlé dans le vide que ça aurait fait le même effet. – Toi, je ne t’ai jamais entraîné dans rien du tout, Henry, dit Digby. – Non, tu as juste fait en sorte qu’il soit impossible de passer du temps avec toi si je ne faisais pas exactement ce que tu voulais, répondit Henry. – Tu diras à ta maman que ses cheeseburgers sont encore meilleurs qu’avant. Je n’y connais pas grand-chose en matière de frites pas chères, mais j’ai bien aimé leur coupe ondulée, ça les rend encore plus croustillantes, dit Digby. Mais bon, j’ai des goûts plutôt classiques, en fait. Henry savait que par ces mots Digby lui signifiait la fin de leur conversation. – Comme tu voudras, mec. Puis il s’adressa à moi : 41

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– Digby n’est pas un méchant garçon, mais il se met toujours dans des coups tordus. Il ne fait jamais exprès, remarque. Mais si tu envisages de passer un peu de temps avec lui, fais bien attention à toi, parce que ce n’est pas lui qui le fera. Ravi de t’avoir rencontrée, Zoé. Digby ne leva pas la tête lorsque Henry lui fit au revoir et partit. – Donc. Un professionnel de santé, garé juste devant sa maison, la nuit même de sa disparition… Je parie que c’est Schell, dit Digby. D’ailleurs, en parlant d’argent… Tu en as sur toi ? – Pas assez pour payer pour nous deux. – Tu sais quoi ? C’est bon, en fait, garde-le. Puisque j’ai rattrapé des resto-baskets, j’espère bien qu’on nous offrira le dîner. – Attends… Tu t’es assis ici en sachant que tu ne pourrais pas payer ? C’est dingue. – Je savais qu’il se passerait quelque chose. Et paf, tu es arrivée. – Mais je n’ai pas de quoi payer pour tous les deux. – Et tu n’auras pas à le faire, parce que tu as vu ce qui est arrivé ensuite. Plus tard, après avoir appris à le connaître, je me suis rendu compte qu’il ne servait à rien d’avoir ce genre de conversation avec Digby. Nous vivions dans deux univers différents. Les scénarios à base d’hypothèses qui inquiétaient la plupart des 42

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gens normaux ne le touchaient pas le moins du monde, parce que pour Digby il y avait tellement de branches auxquelles se raccrocher qu’il ne servait à rien de s’inquiéter. – Qu’est-ce qui s’est passé avec Henry ? demandai-je. – Tu n’es pas son genre. Lui, c’est le joueur de foot de fac typique… Il les aime blondes et il tape dans le haut de gamme, répondit Digby. Et il a sûrement une copine en ce moment. Il n’est jamais célibataire. Même en maternelle, il ne l’était pas. Henry les fait toutes craquer, si tu vois ce que je veux dire. – Quoi ? Je ne parlais pas de ça. Je te demandais ce qui s’était passé entre Henry et toi. – Oh, ça. Digby eut l’air triste. – On était amis, avant. Il y a très longtemps. – Et maintenant ? – Maintenant, je ne m’encombre plus avec des amis. Je préfère voyager léger. Je dus bien admettre que je n’étais pas tout à fait indifférente au fait de savoir s’il me mettait dans la catégorie des amis encombrants ou pas.

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Numéro d’édition : J170109 Achevé d’imprimer en mars 2017 en Italie par Lego Dépôt légal : avril 2017

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