

l’Aréthuse
QUATRIÈME PÉRIODE
lA ProPhétie de tAurus
ROMAN HISTORIQUE
ÉR d
Arnaud Brochard
L’Aréthuse
Tome iv
La prophétie de Taurus
Roman
Éditions du Triomphe

Un soir d’hiver, dans la campagne, une colonne de militaires escortait sept prisonniers pour les emmener jusqu’à leur dernière demeure. En cette nuit froide, traversée par des bourrasques impétueuses, les tambours battaient à n’en plus finir. La soldatesque traînait des pieds et accompagnait ces roulements en murmurant des airs monotones. Tant bien que mal, la colonne arriva en haut d’un tertre. Les soldats déposèrent leurs bissacs en gardant l’arme au pied.
Sans pâleur, sans faiblesse, les condamnés refusèrent d’avoir les yeux bandés. Tête nue, les cheveux trempés par le crachin, ils se tenaient les mains, serrés les uns contre les autres, épaule contre épaule. Les forts encourageaient les faibles et tous chuchotaient des invocations en dirigeant leur regard vers le ciel.
Le peloton d’exécution était constitué d’une dizaine de soldats d’infanterie aux uniformes bigarrés. Les gestes étaient malhabiles en vérifiant le chargement des fusils. Ces hommes tremblaient sans savoir si cela était dû à la froidure ou au mauvais sort qui les avait élus pour accomplir ce triste office.
Un officier se plaça sur le côté. Avec son sabre et d’une voix chevrotante, il commanda le tir. La salve de mousqueterie fit s’écrouler les sept condamnés comme la muraille d’un cordon dunaire impuissante face à une vague scélérate.
Tous ne furent pas tués immédiatement. Des râles d’agonie se firent entendre de l’amas de corps gisant à terre. Il fallait poursuivre jusqu’à l’achèvement. La détonation des coups de grâce roula encore pendant de longues minutes jusqu’à ce qu’un morne silence s’établît.Au cœur de la nuit, les corps furent transportés et balancés sans égard par-dessus le mur d’enceinte d’un cimetière, à l’endroit d’une fosse commune. La terre, jetée à la volée, couvrit ensuite les fusillés abandonnés pêle-mêle dans cette pauvre sépulture.
C’était au soir du 18 février 1800, dans les faubourgs embrumés de Verneuil-au-Perche, dans l’ouest de la France. Ainsi s’achevèrent les vies de Louis de Frotté, chef des chouans de Normandie, et de ses compagnons : Commarque, d’Hauricourt, d’Hum, d’Hugon, Lamberville et Sechiuroli.
Bisson, chef de la 43e demi-brigade, l’homme qui avait commandé le tir, donna ordre à la troupe de regagner son cantonnement. Elle était épuisée. Depuis trois jours elle veillait sur les prisonniers capturés à Alençon. Il avait fallu faire, en plus, cette longue marche de vingt-quatre lieues pour venir jusqu’à Verneuil. Les grenadiers s’étalèrent à même la paille dans des gourbis de fortune. Après quelques jurons pour se faire sa place, les objurgations cessèrent pour laisser place à des ronflements.
Un soldat ne trouvait pas le sommeil. Plutôt que de supporter la promiscuité, il se leva pour aller dehors. Il avait besoin de solitude. Il avait besoin d’air pur.
Les sentinelles le laissèrent aller dans les champs.
Il était de taille modeste avec une allure râblée et une tête ronde sur une ossature pleine de force et de souplesse. Ses yeux s’effilaient tout en longueur, comme des amandes. Ils se distinguaient à peine, de telle sorte qu’ils n’exprimaient pas d’émotion visible. Pour autant, sa lèvre supérieure était exagérément surélevée, ses dents ne desserraient pas, le menton carré partait en avant, comme voulant chercher noise à un ennemi invisible.
Il s’allongea en arrière contre la roue en granit d’un vieux pressoir. En observant la voûte céleste étoilée, il se détendit.
Dans l’obscurité, loin des curiosités inopportunes, il put alors pleurer à sa guise.
Chapitre 2
Avant cette funeste nuit de Verneuil, un début de pacification s’était instauré dans l’Ouest, entre le consulat et la rébellion. Cadoudal, en Bretagne, et d’Autichamp, en Vendée, avaient signé un arrêt des hostilités. Pour Louis de Frotté, l’heure avait été venue de convenir, à son tour, d’une suspension d’armes, car la paix en Vendée avait pour conséquence d’attirer davantage de troupes républicaines en Normandie. Une semaine avant sa mort, le chef des chouans normands avait donc souhaité parlementer. Il avait proposé une rencontre aux généraux républicains qui acquiescèrent, sur ordre de Paris. Des sauf-conduits furent accordés à Frotté et à son état-major.
Sortant des landes et des forêts profondes, ils arrivèrent à Alençon le 15 février, vers dix heures du soir. Les pourparlers commencèrent à onze heures au 10, rue du Cygne, dans un bâtiment au fond d’une cour.
La négociation traînait en longueur.
Soudain, les parlementaires républicains se retirèrent et une horde de grenadiers surgit pour se saisir des officiers chouans, au motif fallacieux que les sauf-conduits avaient expiré à minuit.
Quelques heures plus tard, Frotté et ses amis, enfermés dans une cave, ne cessaient de protester bruyamment contre la traîtrise de leurs hôtes. Ils demandaient à parler aux deux généraux qui s’étaient engagés à leur garantir la sécurité, Guidal et Chambarlhac. Ces deux hommes avaient signé de leur main les passeports.
Guidal s’était reclus dans son salon, d’où il ne cessait de rédiger dépêche sur dépêche avec son aide de camp.
Des estafettes patientaient dans le corridor, attendant de se charger des courriers et d’enfourcher de rapides montures pour galoper jusqu’à la capitale.
Des coups furent frappés à la porte, laquelle s’ouvrit doucement. L’homme qui se tenait sur le seuil était celui à qui avait été confiée la surveillance rapprochée des précieux captifs. Aux dires de ses supérieurs, il avait la réputation d’être un maréchal des logis intelligent, peu disert et discipliné.
— Que me veux-tu ? demanda Guidal d’un ton outré et en levant à peine la tête, marquant son irritation d’être dérangé.
— Le ci-devant Frotté vous réclame, Mon Général. Il orchestre un tapage. Il soutient qu’il dispose d’un sauf-conduit signé de votre main.
Guidal se leva. Tournant le dos au visiteur, il alla ouvrir un secrétaire et en tira une feuille qu’il déplia sentencieusement.
— Sais-tu lire ?
— Oui, Mon Général.
— Alors que lis-tu ?
— « Tâchez d’avoir dans vos mains Frotté ainsi que le baron de Commarque et les autres commandants de division. Mettez des colonnes à la poursuite de tous ces brigands. Vous pouvez promettre mille louis à ceux qui tueront ou prendront Frotté, et cent pour chacun des autres individus ci-dessus nommés. »
— Tu as bien lu, Maréchal des logis. Et de qui est-ce signé ?
Il se pencha pour scruter le nom qui se détachait, clairement calligraphié.
— Bonaparte, Mon Général.
— Sais-tu qui c’est ?
— C’est le Premier consul, Mon Général.
— Et de quand date cet ordre ?
— Du 11 février, Mon Général.
— Alors, je n’ai aucune raison de me rendre à la convocation de M. de Frotté.
Guidal retourna à son bureau, signifiant ainsi au sousofficier qu’il devait prendre congé. Alors que ce dernier allait quitter la pièce, le général l’interpella :
— Maréchal des logis, quel est ton nom ?
— Maréchal des logis Martin, 2e section, 1re compagnie, 43e demi-brigade, Mon Général.
— Tu as pourtant un accent étranger…
— Je suis français mais ma mère était russe. Je me prénomme Wladimir, Mon Général.
— Allez, va, et garde bien ces brigands !
Au petit matin, une escorte de mille huit cents soldats conduisait les sept prisonniers jusqu’à Verneuil. Le voyage était prévu pour durer deux jours, avec une halte pour la nuit à Mortagne-au-Perche.
Frotté était monté à bord d’une voiture. Aussi, Wladimir n’avait plus que les six lieutenants du général chouan à garder de près.
Il était âpre avec eux. Il ne tolérait aucune tentative de familiarité. Il refusait de répondre aux questions et il n’ouvrait la bouche qu’à l’adresse de ses hommes en ne s’abaissant jamais à parler aux prisonniers. Il marchait derrière eux, la main titillant la dragonne de son sabre, avec tous les sens aux aguets malgré l’affichage d’une feinte bonhomie.
Il avait le temps d’observer méticuleusement les chouans. L’un d’entre eux l’intriguait. Ses amis l’interpellaient en l’appelant « Verdun ». Il était de grande stature, le visage éprouvé par le grand air et les guerres. Il affichait le poids d’un grand désarroi.
Wladimir, en écoutant les captifs échanger entre eux, comprenait que l’effarement de cet homme ne provenait pas du fait d’avoir été fait prisonnier, mais d’avoir été trompé
en voulant trop faire confiance… et d’avoir induit en erreur Frotté.
Verdun ressassait qu’il était déjà venu rencontrer les deux généraux à Alençon, en préliminaire des pourparlers. Il disait qu’il en était revenu rassuré et qu’il avait encouragé Louis de Frotté à se rendre sans crainte au rendez-vous. Il s’était lui-même porté garant pour convaincre Louis de Frotté, car ce dernier pressentait qu’il allait au-devant d’un piège mortel…
Wladimir était peu suspect de se laisser aller à des compassions à l’égard d’un ennemi. Il se mit toutefois à considérer Verdun d’un air bienveillant compte tenu du remords qui devait torturer sa conscience.
Les prisonniers étaient entre eux, indifférents à l’escorte. Lors des pauses, assis sur la terre, ils se mettaient en cercle, ne permettant pas à quiconque de s’introduire dans cette fraternité d’armes.
Le maréchal des logis restait non loin. Tout à coup, il réalisa l’attention que lui portait soudain Verdun. Ce dernier dévisageait son garde-chiourme, non pas comme un importun dont la présence irritait, mais comme un sujet d’importance qui l’intéressait. Wladimir fut indisposé par ce regard inattendu.
La marche reprit. À la nuit tombée, la colonne arriva à Mortagne.
Wladimir inspecta l’hôtel qui était dévolu au logement des captifs. Il assigna les chambres, plaça ses hommes de faction devant chaque porte et sous chaque fenêtre. Après avoir rendu compte à ses chefs, il alla prendre du repos.
Il fut de courte durée. Un soldat vint le réveiller, car un prisonnier avait demandé à prendre l’air dans le jardin. Wladimir se leva, bien déterminé à ne pas autoriser cette entorse aux consignes.
Le chouan était déjà sorti, penché autour d’un puits. Il tirait de l’eau et buvait à rasade.
C’était Verdun.
— Monsieur, vous n’avez rien à faire ici. Je vous prie de regagner votre cellule.
Wladimir s’était pourtant promis de ne jamais adresser la parole aux captifs. Il ragea intérieurement de dépit pour cette faiblesse.
Verdun ne répondit pas. Il portait son regard vers la tunique du sous-officier. Wladimir baissa les yeux et réalisa qu’il n’avait pas entièrement reboutonné son uniforme.
De dessous la chemise béante, une chaîne ressortait, au bout de laquelle brillait une croix. C’était une croix à huit branches avec trois barres horizontales. Elle était faite d’un métal ordinaire sans brillance, mais elle était pourtant bien visible à la lueur des brasiers allumés dans le jardin. Wladimir cacha prestement cette croix. Il ne le fit pas par pudibonderie, mais par crainte d’être pris comme un croyant alors qu’il ne l’était pas. Il se considérait sans religion. Cette croix orthodoxe lui venait de sa mère. Il y tenait uniquement pour cette raison filiale.
— Если ты боишься Бога, помоги мне1 !
La voix venait comme d’outre-tombe. C’était Verdun qui avait parlé en idiome russe dépourvu du moindre accent. Wladimir fut stupéfait et pétrifié d’entendre subitement sa langue maternelle. Il n’y avait aucune raison. Il répondit, presque machinalement :
— Что ты хочешь, чтобы я сделал для тебя2 ?
Verdun poursuivit en français, en chuchotant :
— Je ne réclame rien pour moi. Je sais où mène ce chemin pour mes camarades et moi.
— Alors, que voulez-vous ?
— Ami, j’étais convaincu dès ce matin du fait que tu es
1. « Si tu crains Dieu, aide-moi ! »
2. « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
Russe. Je l’ai vu à ton visage, à tes expressions, à ton allure. La croix que tu portes autour du cou me l’a confirmé ce soir.
— Vous ne répondez pas à ma question.
— Ami, il me tardait de faire une commission à Paris entre l’hôtel des Monnaies et le pont des Arts. Quai de Conti, précisément. J’y avais mis en dépôt un objet à faire réparer. Il appartient à la Russie. Je te prie humblement d’aller le chercher à ma place et de le restituer à ta mère patrie.
— Qui détient cet objet ?
— Charles Piquet, ingénieur-géographe du roi.
— De roi il n’y a plus. De quoi s’agit-il ?
— Peu importe ! Il te suffira de venir de ma part et de montrer le bon de dépôt ainsi que ma chevalière. Tout est déjà payé. Le sieur Piquet te remettra un précieux colis et il te faudra aller le porter à Saint-Pétersbourg, à l’Amirauté. Tu demanderas à voir le ministre de la Marine.
— Vous avez été dépouillé de votre portefeuille et de tout ce qu’il contenait. C’est le général Guidal qui détient désormais tous vos papiers !
— Pas le billet de dépôt ! Il ne me l’a pas pris… Je l’avais dans ma bouche pendant la fouille. Il est soigneusement emballé dans une triple épaisseur de cuir. Quant à ma chevalière, il n’a pas osé me l’ôter.
— Je suis un soldat français ! Un soldat loyal ! Je ne veux pas discuter avec vous ! Et puis, je ne crains pas Dieu, car je ne crois pas en Dieu ! Pourquoi ferais-je ce que vous me demandez ?
— Effectivement, tu n’es pas obligé… Ami, le bon de dépôt se trouve dans le godet avec lequel je me suis servi à boire. Ce godet est posé sur la margelle du puits. Libre à toi de le récupérer ou non.
Verdun baissa la tête en direction de ses mains. Avec la main droite, il retira un anneau de l’index de sa main gauche. Il le posa à côté du godet.
— Encore une fois, pourquoi le ferais-je ? protesta Wladimir avec véhémence.
— Je ne suis pas ta conscience, mon ami.
— Certes… —
… 1
Le lendemain, la colonne avait repris sa progression en direction de Verneuil-au-Perche, vers le soleil levant.
Au cours de cette marche, Verdun parlait fort à ses camarades.
Wladimir se tenait toujours en retrait. Il ne perdait pas un mot des paroles du chouan, car il savait que c’était à lui qu’elles étaient destinées.
Verdun racontait son parcours et ses souvenirs du temps passé. Avant la Révolution, il était sous-lieutenant au régiment d’infanterie des chasseurs de Beauvoisis. À la chute du roi, il alla servir dans l’armée de Condé. Le prince de Condé lui avait demandé d’aller le représenter à la cour du tsar, en Russie. Il racontait avec fascination et à mots couverts cette terre immense et ses habitants qui l’avaient tant ému. Et puis, en partie pour satisfaire à des fidélités familiales, en 1798, il avait rejoint les chouans de Normandie à l’instigation de Louis de Frotté, qui le réclamait avec insistance. Il se trouvait que Verdun, malgré son jeune âge, était un oncle de Frotté.
La colonne arriva à Verneuil-au-Perche en fin de matinée.
Sur instruction de Bonaparte, une commission militaire fut hâtivement constituée. Les prisonniers invoquèrent en vain les sauf-conduits qui leur avaient été délivrés.
Ils furent ensuite évacués de la salle d’audience pour se retrouver dans une pièce fermée à double tour. Ils attendirent l’énoncé du jugement en se préparant à la mort.
1. « À toi de trouver les raisons de le faire… »
Ils demandèrent une bouteille de vin et ils levèrent des toasts. Ensemble, après cette libation suprême, ils fracassèrent les verres en cristal afin que nul n’y portât à l’avenir les lèvres.
Après le verdict de la commission, le maréchal des logis Wladimir Martin fut désigné pour faire partie du peloton d’exécution.
L’heure venue, pendant un instant, Wladimir avait songé à tirer au-dessus des têtes.
Mais lorsqu’il fallut appuyer sur la queue de détente, il avait visé en plein cœur.
Verdun le lui avait commandé d’un regard qui valait injonction.
Quelques instants plus tard, Wladimir alla fermer les yeux de ce mystérieux personnage. Le défunt maintenait dans la rigidité cadavérique un sourire singulier, comme si sa conscience était à jamais réconfortée. Ce fut la dernière image de Verdun qu’emporta avec lui Wladimir qui se répétait intérieurement, en rengaine, le vrai nom du condamné.
Verdun était en effet un surnom. Il désignait en réalité
Isaac-Gabriel-Auguste Dumont de Bostaquet, marquis de Lamberville, huguenot au service de la cause royale, exécuté à l’âge de trente-cinq ans.
Chapitre 3
La bise blanche parcourait chacune des artères de la ville impériale. Chargée de neige, elle empruntait les grandes avenues, elle traversait les canaux et elle balayait les parcs et les jardins. Elle s’engouffrait enfin au cœur des demeures lorsqu’une porte, à peine entrebâillée pour laisser passer des visiteurs, ne se refermait pas aussi vite qu’il l’aurait fallu.
Dans les rues, quelques rares piétons se faufilaient le long des façades, évitant les congères et se pressant pour se retrouver à l’abri. En passant devant des palais flamboyants, ils pouvaient entendre un fond de douces mélodies jouées par des instruments à cordes. Ces musiques couvraient à peine le brouhaha de réunions mondaines, les éclats de voix de ceux qui avaient de l’esprit et qui s’employaient à le faire savoir, ainsi que le tintement de verres s’entrechoquant pour des toasts sempiternels.
Dans l’un de ces palais, une réception se tenait avec moins de tapage. Le maître de maison, en uniforme d’amiral de la marine impériale, habit blanc et veste verte galonnée d’or, accueillait ses visiteurs avec une affabilité qui semblait lui être coutumière. Il affichait un visage bien dessiné. Sous un front dégagé, il avait des yeux mi-clos et un sourire à la fois doux et compassé. Avec les croix de Saint-Georges et de Saint-André qui arboraient sa vareuse, sa prestance lui donnait l’allure d’un homme de haute naissance, auréolé de lauriers à profusion après avoir mené de nombreuses batailles.
Malgré les apparences, le prince Othon de Nassau était français. Comme à d’autres, ici présents, il y a longtemps de cela, le défunt roi Louis XVI l’avait autorisé à mettre son épée au service de la Russie. Ce soir, il recevait ses compatriotes à Saint-Pétersbourg.
Des pilastres en marbre de Carélie ornaient les murs de l’élégant salon au milieu duquel trônait un samovar argenté. Les invités allaient s’y servir en veillant à ne pas renverser leur tasse de thé. Ils n’étaient guère plus d’une dizaine à parler, assis autour d’un monumental poêle en céramique qui sifflait et diffusait une chaleur réconfortante. La pièce était embaumée par les senteurs des bûches de conifères consumées.
— Je me souviens des humeurs du tsar. Paul Ier ne décolérait pas contre les Anglais ! s’exclamait un jeune homme élégant au visage franc et énergique.
Il s’appelait Barthélemy de Lesseps et il officiait comme consul de France à Saint-Pétersbourg. Le diplomate s’adressait plus particulièrement à un militaire qui lui faisait face. Son vis-à-vis portait aussi un uniforme d’amiral russe. Ce dernier lui répondit en parlant posément :
— Il faut le comprendre, cher ami… Le tsar comptait bien faire flotter l’aigle impérial au vent de Malte. Il y tenait en qualité de nouveau grand maître de l’ordre. Il le voulait aussi pour que la flotte russe pût trouver un bon port en Méditerranée…
— Cependant, Malte était occupée par Bonaparte, et…
— Les Anglais ont réussi à déloger Bonaparte. Le roi d’Angleterre avait promis ensuite de donner Malte à la Russie, et Paul Ier attendait d’en prendre possession.
— Que nenni ! La Russie va devoir attendre longtemps, car messieurs les Anglais y ont pris leurs aises…
— Et ce n’est pas faute d’avoir tenté de leur être agréables. Nous leur avons même rendu un beau navire de cinquante canons, l’HMS Leander !
— Oui, c’est ce bateau qui avait été brillamment conquis par un vaisseau français de soixante-quatorze canons, le Généreux, après la bataille d’Aboukir.
— Et quelques mois plus tard, lorsque la flotte russe avait pris Corfou aux dépens de Bonaparte, nous avions trouvé l’HMS Leander au mouillage. Nous aurions dû le garder au lieu de le remettre par courtoisie aux Anglais. Il nous manque beaucoup de bons bateaux…
L’amiral qui s’exprimait ainsi avec un air de dépit se nommait Jean-Baptiste de Traversay. Il avait un front haut, un sourire cajoleur, des cheveux clairs bien fournis et des sourcils arqués au-dessus d’yeux étirés.
Son attention fut attirée alors par une expression d’intérêt qu’avaient suscité ses propos chez une jeune femme. Cette dernière était de dos et échangeait avec Lovisa-Ulrica Bruün, jeune épouse d’origine finlandaise de l’amiral de Traversay. Elle tourna la tête, intriguée à l’énoncé de l’île de Corfou, laissant voir en elle une stupéfiante beauté alliée à une physionomie souriante, empreinte de bienveillance naturelle et d’une humilité de bon aloi. Ses yeux tout en amande s’arrondissaient pourtant dans une posture de surprise.
— Monsieur, vous parliez de Corfou ?
— Assurément, Madame… et je ne sais que trop que votre cher époux s’y rendra prochainement ! J’ai appris que le tsar lui a donné ordre d’aller bientôt croiser en mer Ionienne.
— Lorsque le dégel voudra bien le laisser passer…
— Il est vrai que sa frégate est engoncée dans une forme de radoub1 bien à l’abri des glaces, mais elle ne peut pas prendre encore le large.
— Alors, plaise à Dieu que l’hiver s’éternise… Je garderai ainsi mon mari plus longtemps à Saint-Pétersbourg !
— Je l’espère pour vous, mais où est-il ? Je pensais le retrouver ici.
1. Une forme de radoub est un bassin qui permet l’accueil de bateaux et leur mise à sec pour l’entretien, le carénage , les réparations…
— Oui, il va nous rejoindre, mais il voulait vérifier l’amarrage de son bateau. Avec ce grand vent, Malo est inquiet…
Sur les bords de la Neva, un capitaine de 2e rang1 parcourait de long en large le pont d’une frégate mise en sommeil.
Cette dernière était en cale sèche aux chantiers navals de l’Amirauté. Elle tenait par de solides madriers qui l’enserraient. Pourtant, son commandant ne cessait de surveiller sa stabilité. Les parties supérieures de la mâture avaient été démontées pour limiter la prise au vent durant les mois de froidure et de tempêtes venues du Grand Nord. Il fallait protéger le gréement du gel à pierre fendre qui couvrait sans cesse le bateau. L’équipage évacuait en permanence ces dangereux atours. La neige et le givre mortel s’accumulaient dangereusement ce soir-là. Quand bien même l’embarcation n’était pas en mer, il fallait rester maître à bord.
Tout le long de la coque, des échelles étaient dressées. Elles permettaient d’abord de calfater, encore et toujours, afin que l’eau ne vînt pas plus tard s’immiscer dans les bas-fonds, une fois au large. Les marins pouvaient aussi vérifier que nul champignon ne pût affaiblir le bois soumis à de rudes épreuves.
L’officier de marine venait enfin constater l’avancée des travaux d’Hercule qu’il avait initiés. Il s’agissait de protéger cette coque si fragile en la doublant d’une épaisseur de cuivre, sous la ligne de flottaison et un peu au-dessus. Il était fier de cette initiative qui allait permettre de donner une seconde vie à son cher bateau, désormais paré d’un blindage aux reflets dorés.
1. Grade de la marine impériale russe, équivalent à capitaine de corvette.
Pour l’heure, il passa dans son appartement, sous la dunette arrière. Un sous-officier originaire de Kalouga l’occupait pendant l’hiver. Ce dernier veillait à alimenter un poêle à bois diffusant une douce chaleur. Un autre foyer luisait dans le réduit. Il s’agissait d’une fragile lampe à huile au pied d’une icône de Notre-Dame de Kazan. 18
Ivan Bondarenko, car tel était le nom du gardien de ces lieux, salua cérémonieusement son officier. Après un garde-àvous qui le fit ressembler l’espace d’un instant à une statue de marbre, sa paume claqua sèchement contre la couture de son pantalon.
— Mes respects, Votre Honneur ! Et soyez béni ! cria-t-il avec une voix de stentor.
Malo répondit par un sourire bienveillant et, d’un geste, le pria de se mettre au repos. Bondarenko était au service de son commandant tout à la fois à bord et dans la vie civile.
Il avait le grade de premier bosco. Il était ainsi le maître d’équipage et le responsable des manœuvres à bord. Il avait une belle prestance. La démarche ferme, il était bâti en force avec un visage doux et souriant qui s’affichait sur une tête ronde et à peine garnie de quelques mèches blondes. Il se précipita pour débarrasser Malo de sa lourde pelisse et alla lui présenter une tenue impeccable pour la soirée.
Tandis qu’il revêtait un uniforme immaculé, Malo de Saint-Roch songeait au chemin parcouru.
Il avait commandé cette frégate le long des rivages de France, à Jersey et aux Antilles, pour enfin la mener jusqu’au golfe de Finlande.
Il avait hissé à bord le drapeau blanc de la Royale, la marine française. Le bateau se nommait alors l’Aréthuse. Elle avait ensuite porté l’oriflamme de la Royal Navy sous le nom de l’HMS Arethusa.
Enfin, l’Angleterre avait prêté ce fier navire à la Russie. La frégate avait maintenant à sa poupe le pavillon de Saint-André, un grand rectangle blanc orné d’une croix en X bleue plaquée au milieu.
L’HMS Arethusa s’appelait désormais la Vénus.
Au commencement, un siècle plus tôt, Pierre le Grand avait rêvé d’une immense armada.
Il l’avait voulue forte pour montrer la puissance de la Russie aux autres nations. Il l’avait voulu affûtée pour dissuader ses ennemis de venir troubler la quiétude de ses sujets. Il l’avait voulu belle pour que chacun fût fier de ces nefs guerrières venant s’amarrer auprès des palais colorés et des coupoles revêtues d’or.
De nombreux étrangers avaient alors été sollicités. Ils avaient formé les premiers équipages russes.
Des bateaux avaient été achetés en Europe de l’Ouest ou construits là-bas avec des chênes ancestraux plutôt qu’avec le fragile bois de pin des forêts de l’Est.
Sous le règne de Paul I er, un grand nombre de commandements étaient encore attribués à des Anglais, mais il y avait aussi des Français, des Géorgiens, des Prussiens, des Écossais, des Grecs et d’autres encore, tous venus mettre des talents de marin, de topographe, d’hydrographe et d’architecte naval au service de la Russie.
Malo était de ceux-là. Ancien chouan, proscrit dans son pays, il avait longtemps servi l’Angleterre. C’était en qualité d’attaché naval à l’ambassade britannique qu’il était venu avec sa famille à Saint-Pétersbourg. Après la remise de l’HMS Arethusa à la Russie, il reprenait le service en mer, toujours à bord de cette même frégate. L’Angleterre l’avait mis à disposition de ce pays allié.
Son inspection terminée, il s’empressa de regagner le quai. Il avait hâte de retrouver son épouse Aurore chez le prince de Nassau.
Il était impatient aussi de parler avec l’hôte du soir ainsi qu’avec Lesseps. Dans sa jeunesse, Nassau avait participé à l’expédition autour du monde conduite par Bougainville avec la Boudeuse et l’Étoile. Lesseps, quant à lui, avait accompagné La Pérouse à bord de l’ Astrolabe. Il en avait été débarqué à Vladivostok avant que l’Astrolabe ne repartît pour son dernier voyage, hélas sans retour.
Malo était avide de découvrir sans cesse les récits de ces aventures au grand large, par-delà les océans, sur toutes les mers du monde.
Ivan accompagna son chef sur quelques mètres avec une lanterne pour éclairer la sortie des chantiers navals. La neige s’accumulait sur les pavés et recouvrait des formes de ce qui ressemblait à des entassements d’amarres en chanvre grossièrement lovées. Le vent glacial continuait de souffler en rafales.
Le chemin devenant plus dégagé, le matelot prit congé. Malo se recroquevillait dans son manteau, un shako bien enfoncé jusque sous les oreilles. Il avançait en se hâtant, la tête baissée.
Une détonation sèche retentit et le fit se redresser. Malo scruta autour de lui, mais les bourrasques de neige lui masquaient la vue. L’atmosphère ouatée faisait qu’il n’avait aucune idée de la distance d’où avait pu être tiré ce qui semblait être un coup de feu. Le son avait été d’une sonorité sourde, s’amortissant dans les intempéries.
Quelques instants plus tard, il entendit un deuxième tir et des cris confus. Il vit alors un homme venant à lui, sortant des nimbes, apeuré et portant la main à sa tête, laquelle était ensanglantée.
Tandis que Malo sortait son sabre du fourreau, le fuyard s’écroula à ses pieds.
Malo s’en dégagea brusquement pour faire face au poursuivant qui se présentait. Ce dernier n’avait pas rechargé le pistolet qui pendait à sa main gauche. Il brandissait en revanche un poignard dans la main droite. L’homme était emporté dans son élan, il ne semblait pas décontenancé. Un rapide coup d’œil au blessé à terre le renforça visiblement dans
sa détermination à en finir, mais il fallait éliminer l’importun qui lui barrait le chemin.
Sans coup de semonce, il avança son bras vers le cou de Malo et balaya l’air d’un grand mouvement avec l’arme blanche.
Malo s’était instinctivement mis en retrait, juste ce qu’il fallait pour éviter la lame qui le manqua à seulement quelques millimètres. Poignard contre sabre, la partie devenait inégale. L’officier de marine porta une estocade à l’agresseur, qui lâcha son arme en hurlant de douleur. Il prit alors la poudre d’escampette pour s’éloigner au loin et ne plus reparaître.
Quelques heures plus tard, le blessé qu’avait recueilli Malo reposait calmement dans la bannette du commandant. Le chirurgien rangeait avec soin ses instruments en marmonnant.
— Vous lui avez sauvé la vie, Monsieur l’Officier. Si vous ne l’aviez pas porté ici à l’abri et si vous ne m’aviez pas envoyé quérir, il serait mort.
— Et maintenant ?
— Il est plongé dans une profonde inconscience. Je ne saurais vous dire le temps qu’il faudra pour qu’il se réveille, si un jour il se réveille…
— Se pourrait-il qu’il ne reprenne jamais ses esprits ?
— Peut-être, mais j’en doute, car vous m’avez dit qu’il était encore clairvoyant lorsqu’il s’est écroulé près de vous.
— Oui, il me semblait l’être !
— Alors, j’ai bon espoir qu’il recouvre ses moyens, mais à condition que de bons samaritains veillent encore sur lui. Sur ce, permettez-moi de prendre congé, je vous enverrai un infirmier chaque jour. Il viendra panser ses blessures.
— De quelle nature sont-elles ?
1. Fouet à lanières de cuir terminées par des crochets ou des boules de métal, instrument de supplice de l'ancienne Russie.
—
Deux balles qui lui sont rentrées dans le corps, et puis des traces de coups donnés, semble-t-il, par un knout1…
Tandis que le premier bosco raccompagnait le chirurgien, Malo observait l’homme qu’il avait pris sur ses épaules pour le mettre à l’abri, le protéger et le faire soigner. Le moribond était d’une solide corpulence, de taille moyenne, le visage rond avec une barbe ancienne et des cheveux blonds épars jusqu’au bas du visage.
Malo avait traversé tant d’épreuves ces dernières années, vu tant de malheurs, de massacres et de haine qu’il aurait pu en ressortir indifférent au sort d’autrui. Certainement grâce à Aurore, il restait compatissant à la souffrance des autres. Aussi, il espérait sincèrement que cet inconnu pût guérir des estocades que lui avait portées le malandrin mis en fuite.
Le fugitif soufflait calmement ; quelques perles de sueur teintées de rouge gouttaient de son front recouvert en partie par un bandage. Malo laissa alors son regard se porter vers les vêtements du blessé. Ils étaient posés sur une chaise, au fond du poste. Ivan avait déjà fouillé les poches. Nul papier n’avait révélé l’identité de l’homme.
Pourtant, Malo était fort intrigué à la vue de ces oripeaux passablement élimés. Ils ne ressemblaient pas aux effets que portaient les Russes. Il se leva et alla les examiner de plus près.
Il y avait là un frac bleu dont la doublure et les passepoils étaient écarlates. Sur le dessus subsistaient des restes d’épaulettes en laine verte sans pattes, ces dernières avaient disparu. L’habit était garni au niveau de la poitrine d’une rangée de boutons sur lesquels quelques signes étaient gravés.
Malo approcha une chandelle et, à sa lumière, put découvrir les motifs. Il s’agissait de faisceaux. Il put surtout lire les inscriptions entourant ces faisceaux.
Elles étaient en français.
Il y était écrit « Garde consulaire ».
La famille Saint Roch doit retrouver l’astrolabe de Pierre le Grand, disparu à Paris à la veille de la Révolution française.En effet, cet étrange objet permettrait de faire échec à une prophétie dangereuse pour l’empire ottoman : la prophétie de Taurus. Nos émigrés français suivent donc les traces d’un attachant pèlerin franco-russe. Ce dernier chemine d’ermitages en monastères, par les steppes et les forêts de l’immense Russie. Il est en quête de rédemption après une faute commise jadis en France.
C’est donc bien loin de la Bretagne que nous retrouvons les passagers de l’Aréthuse. Dans ce quatrième tome, leur échappée les conduit au fond de la Russie, en passant par les îles ioniennes, sur fond du déclin de l’empire ottoman.

Arnaud Brochard, marié et père de quatre enfants, a été volontaire humanitaire en Haïti, dans les pays de l’Est et surtout au Liban pendant les années de guerre 1987-1988. Cadre financier, Arnaud Brochard a été aussi officier de réserve des Troupes de Marine. Très attaché à ses racines bretonnes et normandes, il signe ici le quatrième volet de l’épopée de l’Aréthuse.

















Ivan Aïvazovski, Constantinople, la Mosquée de Top-Kahné, (1884, Musée des beaux-arts de Brest)
