9782383860785 Retour au Poilu-Palace

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BRISSET Blandine Retour au Poilus-Palace

Blandine BRISSET

Retour au Poilus-Palace

Roman historique

Éditions du Triomphe

À Émile Moreau et Maxime Leroux, mes arrière-grands-pères poilus.

À Jean Suberville, trouvère du 32e .

Et, prenant l’uniforme, ils ont pris la beauté dont immortellement s’empanache la France : et pour se battre mieux, ils n’ont que mieux chanté !

Jean SUBERVILLE, « Doulce France »,

Juin 2014

Un peu plus de deux heures de route étaient nécessaires pour rejoindre le pittoresque village de Coulon, berceau de leur famille.Charente-Maritime.

Cela faisait bien des années que Bénigne Chantrezac n’avait pas quitté Bordeaux. Il menait une vie aussi paisible que régulière.

quotidien n’avait guère changé depuis deux bonnes décennies. Mais, parce que depuis fort longtemps Bénigne avait atteint un âge vénérable, cet ordinaire quasi monacal lui convenait parfaitement. Si par le passé il avait eu la passion des voyages, à présent il n’affectionnait plus vraiment de quitter son appartement situé au cœur de la ville. Et la simple pensée de ne pas dormir dans son lit l’importunait au plus haut point !

de l’accompagner en Marais poitevin pour y passer le week-end, il n’avait pas songé, même un court instant, à décliner son offre. Lui qui avait vécu sa vie entière dans l’ignorance de tout un pan de son histoire familiale, convaincu d’être le seul et unique représentant de sa lignée, ne pouvait attendre davantage pour rencontrer ses proches, qui avaient été si douloureusement lointains et absents tout au long de son existence.

Au fur et à mesure que les deux hommes se rapprochaient de leur destination, Bénigne devenait de plus en plus impatient. Mais sa fébrilité n’avait d’égal que son angoisse. En quelques jours, ce dernier scénarios. Certains plus heureux que d’autres… Pourtant, Ferréol

ses appels avec André, l’un de ses cousins, avaient été très cordiaux. À Coulon, la surprise passée, la famille Chantrezac se réjouissait de faire leur connaissance. Aussi, Bénigne pouvait-il se rassurer.

De son côté, Ferréol était enchanté d’avoir trouvé une bonne raison de s’échapper un peu de la capitale girondine. Chef dans un restaurant renommé du centre historique de Bordeaux, il n’était pas parti en week-end et encore moins en vacances depuis des lustres. Certes, il aurait préféré se rendre plus au sud, en direction du bassin d’Arcachon ou de la côte basque, mais la perspective de rencontrer une famille dont il n’avait jamais soupçonné l’existence le galvanisait.

La veille, juste avant de se coucher, il avait fait une rapide recherche sur le Marais poitevin, qui s’avérait être une région particulièrement

que très touristique, Coulon avait néanmoins tout d’une bourgade

vantaient la nature luxuriante et les villages enchanteurs de ses environs, sans oublier les innombrables canaux sur lesquels on pouvait se promener en barque. On était à l’évidence plus dans le vert qu’à Venise, mais Ferréol s’était endormi en se faisant une raison. Peu lui importait de savoir que la première plage de sable blond se trouvait à une bonne heure de route, il se rendait à Coulon pour faire la connaissance de sa famille !

En dépit des prévisions météorologiques peu réjouissantes, il faisait tout occupés qu’ils étaient à discuter, les deux hommes n’y prêtaient guère attention. Après une courte halte à Saint-Jean-d’Angély pour faire le plein d’essence et partager un café, Ferréol entra l’adresse dans son GPS et redémarra.

— Quelle est la plus grande ville du coin ? demanda-t-il à son arrière-grand-père tandis qu’ils dépassaient une pancarte signalant qu’ils entraient dans le fameux Marais poitevin.

— Niort, indiqua ce dernier.

— Niort ! répéta le trentenaire en ricanant. Ce n’est pas une ville importante, c’est un trou perdu !

— Ignare que tu es… Niort est le chef-lieu des Deux-Sèvres, révéla Bénigne d’un ton grandiloquent. C’est là qu’est née Mme de Maintenon, la favorite de Louis XIV, qui deviendra son épouse morganatique, et puis…

— Ton érudition m’étonnera toujours, grand-père !

— En tous les cas, Niort n’est pas un trou. Ce n’est pas Bordeaux, je te l’accorde, mais, de nos jours, cette ville est connue pour être le siège d’une multitude de mutuelles d’assurance françaises, par exemple.versant rapidement la commune, suivant la direction indiquée. À quelques mètres de l’écriteau mentionnant la sortie du bourg, ils tournèrent sur la droite. Fiché en terre, un panonceau indiquait, en lettres majuscules : « Le Petit Chagne1 ». Ils se retrouvèrent sur un étroit chemin de terre, entouré de champs et de vergers. Au bout se

Elle devait avoir vu la voiture arriver, car Pétronille Perdrigeac était déjà sur le pas de sa porte, le cœur battant à tout rompre, ses

émouvant, autant que par curiosité – il fallait bien le dire ! –, ils avaient tenu à être présents. La vieille dame avait revêtu sa robe favobroche en forme de rose était accrochée sur son chandail. Pétronille, qui venait de fêter ses quatre-vingt-quatorze printemps le mois précédent, en faisait facilement dix de moins. Elle se tenait encore bien droite et marchait toujours sans canne. Bon pied bon œil, elle était cependant – aux dires de ses enfants – un peu dure d’oreille, mais avait bien du mal à l’admettre !

1. Chagne

Le conducteur, un jeune trentenaire au visage éclairé d’un sourire franc, descendit de voiture. Tout en la contournant en vitesse, il adressa un signe de la main au trio, avant d’aller ouvrir la portière de son passager. Un vieil homme vêtu d’un complet impeccable s’extirpa non sans peine de l’habitacle, avant de s’emparer d’une canne. Il regarda autour de lui d’un air tout à la fois ému, inquiet et déconcerté, tandis que Roxy, l’épagneul breton de la maison, tournait autour de lui d’un air joueur. Qu’était-il censé ressentir en

qu’il avait toujours crue inexistante et qui, de fait, lui avait tant manqué… La gorge sèche, les yeux humides et les mains moites, il

— Bonjour ! s’exclama Pétronille d’une voix chargée d’émotion, mais le sourire aux lèvres. Soyez les bienvenus au Petit Chagne !

— Bonjour ! lui répondit Bénigne en avançant vaillamment, à l’aide de sa canne.

ses lunettes et marqua un temps d’arrêt pour contempler sa cousine. La vieille dame aux joues poudrées, aux cheveux blancs, aux yeux noisette et rieurs se tenait devant lui, l’air intimidé. De son côté, Bénigne était si troublé qu’il était incapable de prononcer un mot ou de faire un pas supplémentaire. Pétronille sortit de sa manche un mouchoir à carreaux et se tamponna les yeux et le nez.

— Mon Dieu, Bénigne… Vous… Tu es bien un Chantrezac !

Et toi aussi, mon garçon ! ajouta-t-elle en se tournant vers Ferréol, qui se tenait en retrait.

D’un pas vacillant, Bénigne s’avança encore, puis, se débarrassant de sa canne qui s’échoua dans les graviers, il prit la main de sa cousine avant de l’enlacer de ses bras malhabiles. Bouleversés, ils demeurèrent ainsi un long moment, sous le regard attendri des trois hommes.

Après cet instant d’intense émotion et des présentations en bonne et due forme, Jules invita la compagnie à s’installer sur la terrasse,

à l’abri d’un immense peuplier. Il s’empressa d’ouvrir la bouteille de mareuil blanc qu’il venait tout juste de sortir du réfrigérateur et s’appliqua à remplir les verres pendant que, timidement, Pétronille et Bénigne s’apprivoisaient. Tandis qu’ils savouraient le vin qu’accompagnaient quelques amuse-bouches, les langues commencèrent à se délier.

réapparut bientôt, portant un vieil album de photos sous le bras.

— Il date du début XXe, annonça Pétronille en posant les yeux sur son cousin qui buvait ses paroles. Nous y voyons ton père, Théobald, en compagnie de ses parents et de ses frères.

— Mon père avait donc des frères ? releva Bénigne, ébahi, en ajustant ses lunettes avec nervosité.

— Et pas qu’un ! s’empressa de préciser Pétronille. C’était le cadet de sa famille et il avait quatre frères.

— Juste ciel, quatre ! s’exclama-t-il, sidéré. J’en déduis donc qu’il y a beaucoup de Chantrezac !

— En effet, nous sommes l’une des plus grosses familles des environs. Mais comme tu dois t’en douter, nombreux sont ceux qui ont quitté la région…

Subjugué par tous ces visages qu’il découvrait pour la première fois et qui avaient tous un air de famille prononcé, Bénigne s’attarda longuement sur chaque cliché. De temps à autre, il recourait à la loupe que Jules avait déposée avec obligeance sur la table.

— Là, c’était le départ pour la Grande Guerre, mentionna Pétronille en pointant du doigt une photo écornée. Ton père se trouve au milieu. Le mien est tout à droite !

Coulon, samedi 1er août 1914

Chargée de fourrage, sa plate1 glissait sur la conche2 couverte d’un tapis de lentilles d’eau. Sur la rive gauche, à quelques mètres de là, Théobald Chantrezac aperçut un échassier qui prit son envol en l’apercevant. Moins farouche, une loutre le regarda passer sans broncher. Malgré l’ombre bienfaisante des frênes têtards, sagement

ressentir la touffeur de cet après-midi estival et le besoin de se désaltérer. Avec dextérité, il pigouilla3 son embarcation de manière à l’immobiliser contre une racine proéminente. Puis, avec délectation,

observant les vaches de son voisin qui, elles aussi, s’étaient toutes rassemblées sous le couvert des aulnes. Théobald revissa le bouchon de sa gourde emmaillotée d’osier et la remit à sa place. Il retira son béret pour s’éponger le front et, tandis qu’il venait de s’emparer de sa pigouille pour se remettre en route, il arrêta son geste.

Dans le silence des marais montait le chant lugubre du tocsin. Théobald entendait les cloches de la Sainte-Trinité de Coulon, mais aussi celles un peu plus lointaines de Sainte-Eulalie de Benet, de SaintVincent de Sansais et peut-être même celles de Sainte-Catherine de Magné, qui bourdonnaient sinistrement dans le ciel radieux de l’été.

Si le tocsin s’élevait parfois au-dessus des paluds, dans l’intention de mettre en garde la population contre un danger, tel qu’un incendie ou une inondation, Théobald savait que cette alerte était

c’était la mobilisation générale.

1. Barque traditionnelle du Marais poitevin, à fond plat.

2. Canal de petite dimension dans le Marais poitevin.

3. Du verbe pigouiller : action de faire avancer une plate, à l’aide d’une pigouille (longue perche).

Au village, depuis que le Dr Rousseau avait raconté au boulanger ce qu’il avait lu dans le journal au sujet de l’assassinat d’un archiduc et de son épouse, dans une ville lointaine dont il n’avait pas retenu le nom, on ne parlait plus que de ça et la guerre était sur toutes les lèvres. Théobald embrassa du regard les alentours et son cœur se serra. D’ici quelques jours, il allait donc devoir quitter son petit paradis pour partir loin d’ici… Il savait que cette perspective

pour voir du pays, ainsi que ses frères Anatole et Léopold qui, eux, ne pensaient qu’à écraser les boches et se voyaient déjà, sabre au clair, monter héroïquement à l’assaut. Mais le cadet et joyeux luron de la famille n’en demandait pas tant. Ce qu’il aimait, lui, c’était la vie calme et immuable des marais, sa terre, son métier de paysan, les dans des bourrées1 endiablées.

Avec vigueur, Théobald enfonça sa pigouille et sa plate repartit si incertain.

— Théo !

Il se retourna et aperçut son cousin Pierre, qui, en plus d’être garde-

— Tu as entendu ? commença-t-il, d’un air abattu. C’était le tocsin, n’est-ce pas ?

— Oui, ça l’était…

— C’est affreux ! Comment allons-nous faire ? En plus, j’ai entendu dire qu’on allait devoir se séparer de nos bêtes les plus robustes…

— C’est vrai, elles vont être réquisitionnées pour les besoins de l’armée.

— Crois-tu que ce sera long ?

— Comment savoir ?

Plutôt que de rentrer chez lui comme il le prévoyait, Théobald décida de suivre Pierre au village. Ils débouchèrent bientôt sur la Sèvre

1. Danse traditionnelle, d’abord originaire d’Auvergne.

où un nombre inaccoutumé de plates circulaient dans les deux sens, preuve, s’il en était besoin, que quelque chose de grave se passait…

Leurs embarcations amarrées, les deux cousins se mêlèrent à la foule, qui avait peu à peu envahi Coulon, et s’évertuèrent à s’approcher de la place de l’église, au cœur du bourg. Au bureau de poste, des pieds, Théobald s’efforçait lui aussi de voir quelque chose, sans beaucoup de succès. À côté de lui, un tâcheron employé à la tuilerie de Saint-Hilaire-la-Palud héla le jeune mitron, toujours vêtu de son tablier, blanc de farine :

— Hé, Félix ! Tu peux lire tout haut ? Qu’est-ce que ça raconte ?

— « Par décret du président de la République, commença ledit Félix, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août1… »

— De… demain, tu veux dire ? s’affola un jeune éleveur, le visage cuivré par le soleil.

— Bah ouais, mon gars, c’est d’main ! M’est avis que plus vite on partira, plus vite on sera de retour !

La gorge sèche, Théobald recula et s’éloigna du groupe. Une boule s’était formée dans le fond de sa gorge, qui l’empêchait presque de respirer. Jamais, jusqu’alors, il n’avait connu un tel désarroi, au point de se sentir affreusement oppressé. Appartenant à la classe 152, il savait qu’il serait parmi les premiers à partir, dès le lendemain…

Très vite, il avait perdu Pierre de vue. Celui-ci avait dû être happé par la foule, et, comme il avançait tel un automate, il se retrouva les hommes nés en 1895 appartiennent à la classe 15. En août 1914, huit millions

comme à la poste, les gens faisaient cercle tout autour pour deviser, la mine grave. À peu de distance, de jeunes lavandières tentaient de se réconforter les unes les autres. Un peu plus loin encore, Théobald aperçut sa belle-sœur, Madeleine, en grande conversation avec la future institutrice de son petit garçon, qui devait faire sa première rentrée scolaire en octobre.

Sur la place de l’église, une poignée de polissons en culotte courte 1 jouaient aux billes, inconscients l’euphorie et l’exubérance de certains jeunes hommes les laissaient rêveurs. Un bon nombre d’entre eux avaient encore en tête les terriet la Lorraine redevenir françaises, ils ne pouvaient songer à la guerre sans frémir. Jean-Marie Herbreteau, le doyen du village, originaire de la Vendée voisine, était né le 12 février 1814, jour de la victoire de Napoléon Ier à la bataille de Montmirail ! Certes, lui n’avait participé à aucune campagne de l’Empereur, mais son père – Dieu ait son âme – avait traversé la tourmente révolutionnaire, suivant l’armée de Jacques Cathelineau. Aussi, pour tous ces vieillards, la guerre n’avait rien de plaisant.

Soudain, l’appariteur de Coulon, sa casquette enfoncée sur son crâne dégarni, surgit avec un retentissant roulement de tambour. Instinctivement, les discussions s’éteignirent les unes après les autres. Firmin arrivait tout droit de la mairie avec, dans son sillage, des paysans qui avaient quitté leur travail, des éleveurs ayant abandonné leurs bêtes, des commerçants qui avaient tiré leur rideau, et des ouvriers qui étaient partis de la laiterie avant l’heure… Tous étaient là pour écouter les dernières nouvelles et les premières instructions. Monté sur une précaire caisse en bois, Firmin se racla la gorge et déclara d’une voix rauque que l’ordre de mobilisation générale était tombé. En conséquence de quoi, tous les hommes soumis aux obligations militaires, appartenant à l’armée de terre ou à l’armée de mer, devaient dès à présent se préparer à rejoindre leur régiment.

1. Petites boules de bois qui poussent dans les chênes.

Lorsqu’il eut terminé ses annonces dans un silence de cathédrale, un homme s’écria :

— Mais qui va effectuer le travail de nos fermes ? Et qui va s’occuper de nos bêtes ?

— Nous nous en chargerons ! renchérit avec fougue un garçon, bien trop jeune pour être mobilisé.

Plusieurs se joignirent à lui, mais nul ne parvint à rassurer vrailendemain et pour une durée indéterminée, leur terre et leur ferme. Les femmes, les anciens, les jeunots… Auraient-ils vraiment la force et les compétences nécessaires pour assurer les rudes travaux agricoles qui ne manquaient pas à cette période de l’année ?

Une main se posa sur son épaule et Théobald tressaillit. En se retournant, il découvrit Louis, qui semblait tourmenté. Son frère était sourd de naissance. Depuis toujours il était considéré comme l’idiot du village par bon nombre de personnes, si bien que lorsqu’il était arrivé pour sa première rentrée à la communale, l’instituteur l’avait refusé. Furieuse, sa mère, secondée par sa grand-mère, s’était mis en tête de lui apprendre à lire, à écrire et à compter. Certes, cela n’avait pas été sans peine, mais, à présent, Louis était capable de lire le journal, d’écrire une lettre et de faire des calculs. De si bons calculs que le voisin des Chantrezac lui avait peu à peu enseigné son métier de menuisier et de charpentier de bateau. Force était de constater que Louis s’était révélé compétent et très habile. Si certains villageois étaient encore réticents à s’en remettre à lui pour le gemmage de leur bateau, d’autres vantaient haut et fort son adresse et son perfectionnisme, n’hésitant pas à le consulter.

grand frère vers les quais. Il lui proposa de le raccompagner à la ferme et Louis grimpa sur la plate et s’installa au milieu du fourrage. Lorsqu’ils se retrouvèrent plus au calme sur leur rigole1, Théobald

1. Voie d’eau, plus grande que la conche.

lui expliqua avec force gestes que c’était la mobilisation et que, sous peu, les hommes du village allaient devoir partir à la guerre. Bien sûr, Louis l’avait déjà compris et c’était la raison pour laquelle il était si soucieux. L’idée de voir ses frères s’éloigner l’effrayait. De son côté, il était partagé entre le soulagement de ne pouvoir y participer en raison de son handicap et la déception de ne pouvoir se joindre à la jeunesse exaltée pour quelques semaines de combats épiques. Du même coup, il songea qu’il serait désormais seul auprès de ses parents et que, en toute logique, il lui faudrait de nouveau mettre la main à la pâte pour les travaux de la ferme. Son travail de menuisier-charpentier devrait passer au second plan…

Ce dimanche 2 août, une foule inhabituelle se pressait à l’église de la Sainte-Trinité de Coulon. Le tout jeune abbé Thomas, qui était lui-même sur le départ pour l’armée, n’avait jamais rien vu de

n’eut aucun mal à repérer ses ouailles, il fut néanmoins plus surpris de croiser les regards d’autres Coulonnais qui, d’ordinaire, fuyaient l’église comme la peste. À croire que la perspective de partir à la guerre, et donc de perdre éventuellement la vie dans un proche avenir, ramenait certains hommes à des réalités moins terre-à-terre.

Déjà, la veille, il était resté jusqu’à la nuit tombée dans son confessionnal : une grande première ! Certains hommes, qui ne s’étaient pas confessés depuis la nuit des temps, avaient attendu leur tour avec patience, sur les bancs de bois, parfois pendant plusieurs heures.

À la vue de ces brebis égarées et angoissées par un avenir si sombre, l’abbé ne résista pas à l’opportunité qui s’offrait à lui. Il monta en chaire pour proclamer l’Évangile, puis se lança dans un sermon

— La guerre est une épreuve, mais tous, hommes ou femmes, enfants ou adultes, nous aurons à tenir un rôle. Montrons-nous dignes, courageux et braves. En ce matin d’août, prions les uns pour les autres, les uns avec les autres, pour nos familles et nos proches qui s’apprêtent à partir loin de leur foyer, pour défendre notre Patrie

chrétien, souviens-toi que tu as ton Dieu à servir, tes chefs à respecter, tes camarades à aimer, ta consigne à observer, ton honneur

venger1. »

L’abbé se signa et descendit de chaire dans un silence indicible.

Le Réseau des Charentes et Deux-Sèvres comprenait plusieurs lignes, dont celle reliant Ferrières à Épannes sur vingt-cinq kilomètres, desservant entre autres la petite gare de Coulon2. Pour l’occasion, celle-ci avait été pavoisée de drapeaux tricolores et la fanfare avait même fait le déplacement. Naturellement, M. le maire – aussi connu sous le nom de Gaston Charrier – était présent, entouré du conseil municipal au grand complet, dont une partie non négligeable s’apprêtait à prendre le train. La force vive du village se trouvait sur le départ et, de toute évidence, cela ne manquait pas d’inquiéter l’élu. Avec émotion, il posa son regard sur chacun des hommes, qu’il connaissait pour la plupart depuis leur plus tendre enfance. M. Charrier souhaitait graver leur visage dans son esprit et espérait qu’il n’aurait jamais la terrible besogne d’aller frapper aux portes des fermes de ses administrés pour annoncer le décès d’un

Pour l’heure, en ce matin d’été, si certains réservistes tels que paraissaient enthousiastes à l’idée de partir se battre. Persuadés que l’aventure serait de courte durée et qu’en quelques semaines à peine les orgueilleux Prussiens devraient baisser les armes, les villageois venus en nombre les acclamer et saluer leur départ. La

1. Prière inscrite au dos du Petit Paroissien du soldat, de P. Lethielleux (1914). Ceux-ci étaient distribués gratuitement aux soldats par les œuvres catholiques.

2. Ce qui est faux. En réalité, cette ligne passait à Saint-Hilaire-la-Palud, Arçais, Saint-Georges-de-Rex-Le-Vanneau, mais elle ne marquait aucun arrêt à Coulon.

fanfare entonna La Marseillaise et tout le monde se mit à chanter à l’unisson. Lorsque les dernières notes de musique s’envolèrent, l’abbé Thomas grimpa sur un banc. Il avait troqué sa soutane pour l’uniforme, et il croisa le regard bouleversé du maire, un anticlérical convaincu, qui faisait partie des rares à ne pas avoir assisté à la messe de ce dimanche. Comme Charrier ne réagissait pas, il en déduisit que, pour une fois, ce dernier lui laissait carte blanche. Le train était annoncé d’ici à quelques minutes, aussi l’abbé décida-t-il de faire court. De sa voix de stentor, il appela la bénédiction de Dieu sur les hommes qui, à genoux, se signèrent avec piété.

— Et que la Vierge Marie veille sur vous et sur vos familles !

Il entonna l’Ave Maria que toute la foule reprit avec ferveur, accompagnée de la fanfare. Ce fut sur la dernière note de cette prière mariale que, dans un panache de fumée, le train entra en gare. Les portes s’ouvrirent avec fracas et, dans une belle pagaille, les hommes se hissèrent à bord, les uns après les autres. Sur le quai qui bientôt ne compta que des femmes, des enfants et quelques anciens, certains faisaient leurs derniers adieux. Avec dignité, mais aussi quelques les musiciens de la fanfare qui étaient trop âgés pour partir reprirent leurs instruments pour une ultime Marseillaise.

Théobald avait posé son barda à côté de lui et, posté devant la fenêtre ouverte, il observait les quais à la recherche de visages familiers. Soudain, ses yeux se posèrent sur une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants et au visage marqué par le chagrin. Eudoxie Chantrezac croisa le regard de Théobald, elle allait devoir gérer seule la ferme, tout en veillant sur son mari grabataire. Bien sûr, il restait Louis, l’avant-dernier de la fratrie. Parce que fragile, Eudoxie l’avait toujours plus protégé que ses autres garçons. Mais ce dernier allait-il être un soutien pour sa mère ? Théobald lui offrit un valeureux sourire. Les portières claquèrent et,

d’yeux que pour Théobald qui, pour son plus grand désespoir, ne lui prêtait aucune attention. Mais en voyant ses yeux rougis, le jeune homme eut pitié d’elle et lui adressa un signe de la main.

À leur arrivée à Niort, les Coulonnais, qui désormais se confondaient avec des centaines d’hommes en provenance de tous les villages du département, prirent la direction de la caserne Du Guesclin pour rejoindre leur régiment d’affectation. Leur fascicule de mobilisation en poche, les réservistes avaient envahi les rues et les places de la cité, mais les civils n’étaient pas en reste. La célèbre place Chanzy des centaines de chevaux accompagnés de leurs propriétaires, des attelages ou encore des voitures à fourrage, qui s’apprêtaient à passer devant la commission de réquisition pour être enregistrés.

En compagnie de son frère Anatole et de quelques amis, Théobald Chantrezac pénétra dans l’enceinte de la caserne, comprenant trois grands bâtiments. Rapidement, un cadre de l’armée leur indiqua garçons avaient de quoi s’occuper. Sur le pied de guerre, la caserne était devenue une véritable ruche. À droite et à gauche, des hussards préparaient le matériel ou s’occupaient des chevaux. À une

Devant chacun d’eux se trouvait un registre. Un par un, le président de la commission appelait les propriétaires qui présentaient leurs le nom, le sexe, l’âge, la robe, l’acceptation ou le refus, l’estimation et l’affectation. Dès qu’il était admis, un maréchal-ferrant indiquait tout de suite le matricule de l’animal, le marquait au fer rouge puis

Après les préparatifs, l’heure du départ pour le front sonna pour le prestigieux 7e régiment de hussards de Niort, intégré au 9e corps d’armée, sous le commandement du général Pierre Dubois. En ce

mercredi 5 août, les cavaliers quittèrent la caserne sous les acclamations de la population, réunie en masse sur le parcours menant à la gare et qui agitait des drapeaux tricolores. En tête, l’étendard du 7e était brodé des noms glorieux d’Iéna, de Heilsberg, de La Moscova

aujourd’hui n’était pas un jour de fête et le 7e ne participait pas à un carrousel ou à une quelconque fête de charité niortaise. Aujourd’hui, les hommes partaient à la guerre. Les héros du jour, coiffés de leur shako et vêtus de leur dolman bleu ciel à brandebourgs et de leur pantalon garance, traversèrent au pas la place Chanzy. La veille, lors d’une cérémonie au cercle, le curé doyen de Saint-André avait béni

Maries. Il faisait beau et chaud, et Théobald, porté par la ferveur passage.

L’espace manquait aux abords de la gare et des policiers s’efforçaient tant bien que mal de contenir la foule. Des guirlandes et des fanions ornaient le bâtiment où la fanfare municipale jouait l’hymne national. Sur le quai, un train de marchandises déjà bien chargé de soldats était arrêté. Disciplinés, les hommes grimpèrent aussitôt dans les wagons disponibles, avec leur paquetage. Alors qu’il venait d’atteindre le marchepied, Théobald surprit un sergent de son unité en train d’écrire sur le wagon, à la craie et en grandes lettres majuscules : « On les aura ! » Des cris enthousiastes s’élevèrent dans l’ombre du wagon et aperçut des bancs de bois qui, peu à peu, étaient pris d’assaut. Il se hâta vers l’un d’eux qui se trouvait encore libre et s’y installa avec ses amis. Entre l’obscurité, la chaleur et la promiscuité, ce voyage ne serait pas de tout confort ! C’était la première fois que Théobald en effectuait un si long. Il n’avait jamais été plus loin que Niort et, dans un premier temps, la perspective de voir du pays l’avait enchanté. Hélas, dans ce wagon sans fenêtre et bondé, il comprit très vite que la traversée du pays jusqu’à Paris serait longue. Assis sur son banc, Théobald desserra ses lacets de au cours du voyage. À l’autre bout du wagon, dont la porte venait de

coulisser avec fracas, quelques hommes avaient entamé La Madelon, une chanson populaire en vogue qui, depuis mars, avait quitté Paris pour conquérir tout le pays. Les soldats ne tardèrent pas à reprendre le refrain en chœur :

Quand Madelon vient nous servir à boire, Sous la tonnelle on frôle son jupon, Et chacun lui raconte une histoire, Une histoire à sa façon1 !

annonçant le départ. Néanmoins, lorsque le train se mit en marche, Théobald se retrouva lui-même projeté en arrière et s’effondra sur ses voisins. Malgré la confusion, la chanson continuait et chacun parvint peu à peu à retrouver ses esprits et sa place.

des siècles, avait été cause de tant de combats et de débats, et qu’à présent les Français ambitionnaient de reconquérir… C’était dans sa direction qu’en ce début août la majorité des trains de troupes roulaient et ralentissaient aussi, en raison de l’encombrement du réseau ferroviaire.

De la capitale, Théobald et ses amis ne virent pas grand-chose, en dehors des grands boulevards embouteillés de véhicules et de chevaux, qu’ils avaient empruntés au pas pour rallier les deux gares parisiennes. À celle de l’Est qui débordait littéralement de monde, les hussards de la 7e prirent place dans un nouveau train, après une attente interminable. Dans des wagons destinés au transport du bétail, les hommes s’installèrent comme ils purent. Si l’ambiance avait été joyeuse sur les quais de Niort, le départ de la gare de l’Est se

1. La Madelon : chant populaire créé par Bach (Charles-Joseph Pasquier) le 19 mars 1914. Interprété au Théâtre aux Armées devant des soldats en permission, il devint un chant militaire.

une certaine fatigue, quand d’autres étaient peu à peu pris d’appréhension au sujet de ce qui les attendait.

Qu’allaient-ils donc trouver au bout du voyage ? Ils étaient partis leur victoire prochaine. Mais… Et si…

BRISSET Blandine Retour au Poilus-Palace

Quel choc lorsque Ferréol, jeune trentenaire, reçoit un courrier l’informant que le corps de son aïeul Théobald, un ancien Poilu, a été identifié. Nouvelle pour le moins énigmatique puisque cet ancêtre est revenu bien vivant de la Grande Guerre ! Par ce même courrier, Ferréol découvre lʼexistence de cousins inconnus établis dans les Marais poitevins.

Quelle est l’histoire exacte de Théobald, jeune sergent de la Grande Guerre ? Que s’est-il passé au Poilus-Palace, véritable havre de paix pour les permissionnaires en transit à la gare de Dijon ? Et surtout, pourquoi Ferréol a-t-il ignoré si longtemps l’existence d’une branche entière de sa famille ?

Entre deux époques, Blandine Brisset entraîne le lecteur dans un drame familial passionnant !

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ISBN T7

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