Conception de la couverture : Séverine Roze Direction : Guillaume Arnaud 03/08/2018 Direction éditoriale : Sophie Cluzel Édition : Marie Rémond Direction artistique : Armelle Riva Direction de la fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Axelle Hosten
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Composition : Pixellence © Mame, Paris, 2018 www.mameeditions.com ISBN : 978-2-7289-2500-1 MDS : 531 745 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
Sophie de Mullenheim
NOUSTREMBLE... QUANDMALGRÉ LA TERRE
mame
Au lieu de mourir de jalousie, J’aime mieux mourir d’amour. Pedro CalderÓn de la Barca – 1600-1681
PROLOGUE Foenheim, Alsace Septembre 1871 Debout sur les marches du perron, Madame de Laroche regarde s’éloigner la voiture à cheval qui emmène son fils. Sa raideur et ses traits impassibles contrastent étrangement avec l’agitation de la fillette dont elle tient fermement la main. Cette dernière voudrait s’échapper et courir derrière son frère pour lui sauter au cou, l’embrasser et le supplier de ne pas partir, mais la poigne de fer de sa mère l’en empêche. – Cesse de gigoter ainsi, Albertine, gronde Madame de Laroche en remuant à peine les lèvres. – Mais pourquoi laissez-vous André partir ? sanglote la fillette de dix ans. – C’est son choix. Les joues baignées de larmes, la petite fille refuse cette réponse qu’on lui serine depuis des jours. Elle ne peut pas accepter qu’André ait pu choisir de l’abandonner ainsi. André, son grand frère, sa moitié, son protecteur, son complice, son confident… 11
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– Mais… bredouille-t-elle. Il ne… – Nous en avons assez parlé ! Le ton de Madame de Laroche est tranchant. À cet instant précis, Albertine déteste sa mère. Elle voudrait la frapper pour qu’elle ait mal, aussi mal qu’elle à qui l’on arrache son unique frère. Si seulement sa mère se penchait vers elle, s’agenouillait et la serrait dans ses bras pour la consoler. Albertine pourrait alors laisser son cœur éclater et s’épancher. Mais Madame de Laroche reste de marbre et ne bronche pas. La fillette toute préoccupée de sa petite personne, ne voit rien de la souffrance de sa mère. Elle la croit insensible quand celle-ci lutte de toutes ses forces pour ne pas s’effondrer. Elle mobilise tout ce qui lui reste d’énergie pour offrir à son fils qui part une image de dignité. Il sait qu’elle désapprouve son choix de quitter l’Alsace. Ils en ont parlé durant des heures tous les deux. Mais à présent qu’André s’est décidé, elle ne veut pas qu’il emporte avec lui un sentiment de culpabilité. Après tout, il n’est responsable de rien. Si la France a perdu la guerre contre la Prusse1 et si l’Alsace est devenue allemande, ce n’est pas de sa faute. Quand la voiture disparaît complètement à l’angle de l’allée, Albertine se mord la lèvre, renifle un grand coup et ravale ses larmes. La main de sa mère qui tient la sienne devient molle tout à coup. Madame de Laroche ferme les yeux. Voilà, c’est fait… 1. La Prusse, en 1871, est la composante principale de l’Empire allemand et englobe une partie de l’Allemagne, de la Pologne, de la Russie et de la Lituanie actuelles. 12
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À aucun moment, Madame de Laroche n’aurait imaginé qu’André puisse choisir de quitter l’Alsace. En effet, le sang qui coule dans ses veines est cent pour cent alsacien et André est viscéralement attaché à sa région. Pour preuve, il parle presque tout le temps l’alsacien au grand dam de ses parents qui exigent pourtant que l’on utilise le français à la maison. C’est ainsi que cela se fait dans toutes les grandes familles alsaciennes mais André a toujours pris un malin plaisir à provoquer ses parents. Or, le jour de ses 21 ans et de sa majorité, il y a deux semaines, André a annoncé qu’il partait s’installer en France. Sa mère a cru à une plaisanterie. Une plaisanterie de mauvais goût certes, mais une plaisanterie tout de même. Mais André ne plaisantait pas. Il était on ne peut plus sérieux et rien n’a pu le faire changer d’avis. Ni les larmes, ni les cris, ni les caresses non plus. L’Alsacien qu’il est ne peut supporter de tomber sous le joug prussien. Il se sent profondément et définitivement français. En partant, il revendique sa liberté et son identité. La décision d’André a eu l’effet d’un coup de tonnerre dans la maison. Son père, à peine rentré du champ de bataille, s’est muré dans un silence douloureux. Après la perte de la guerre, il ressent le départ de son fils comme une deuxième défaite. Albertine, elle, a été crucifiée de douleur. Pourtant, André ne s’installe qu’à Nancy. À quelques kilomètres de la maison de Foenheim. Ce n’est pas loin du tout et, en même temps, c’est l’autre bout du monde. Une autre langue – le français, ce cher 13
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français auquel Madame de Laroche est si attachée –, un autre gouvernement, un autre pays. – Il reviendra souvent, murmure Madame de Laroche, si bas qu’on ne sait pas qui elle cherche à rassurer, elle-même ou sa fille.
1 Foenheim, le 23 juillet 1914, 43 ans plus tard Minuit moins deux minutes. Une main se tend vers le mur et tourne l’interrupteur. La pièce est aussitôt plongée dans le noir. – Aaaah ! s’écrie l’assistance, ravie. Alors, la porte de droite de la salle à manger s’ouvre. Une lumière vacillante apparaît dans l’encadrement. Des bougies. Une forêt de bougies sur un gâteau qui projettent la lueur orange de leurs flammes sur le visage de Finnel2. – Joyeux anniversaire, Nicolas ! entonne une voix joyeuse aussitôt suivie par tous. Joyeux anniversaire, Nicolas ! Joyeux anniversaire, Nicolas ! Joyeux an-ni-ver-sai-re ! Nicolas se lève quand Finnel dépose le gâteau devant lui. Il regarde tous ceux qui sont réunis autour de la table, sourit à la jeune fille qui le couve des yeux, respire profondément et souffle d’un seul coup les vingt et une bougies du gâteau. 2. Finnel est un diminutif de Joséphine. 15
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– Bravo ! applaudit Madame de Laroche, sa grand-mère, assise au bout de la longue table. Au même moment, la grande horloge comtoise émet un discret petit déclic puis commence à sonner les douze coups de minuit. Tout le monde se tait pour l’écouter et compter en silence. Lorsque le douzième coup retentit enfin, la porte gauche de la salle à manger s’ouvre et un deuxième gâteau illuminé avance vers la table. – Joyeux anniversaire, Christophe ! lance alors Nicolas en attrapant discrètement la main de Finnel pour la serrer dans la sienne. Joyeux anniversaire, Christophe ! Joyeux anniversaire, Christophe ! Joyeux an-ni-ver-sai-re ! Juste en face de lui, Christophe se lève à son tour et se penche sur le gâteau que l’on vient d’apporter. En deux secondes, les bougies sont éteintes. Vingt et une bougies, pour lui aussi. Madame de Laroche applaudit une nouvelle fois et regarde fièrement ses deux petits-fils tandis que quelqu’un rallume la lumière. Chaque année, c’est le même rituel immuable. Tous les étés, au moment des grandes vacances, Madame de Laroche organise les anniversaires de ses deux petits-fils en respectant scrupuleusement la mise en scène instaurée par son défunt mari qui avait un certain sens de la théâtralité. Nicolas et C hristophe ont un jour d’écart et ils n’ont jamais fêté leur anniversaire autrement que tous les deux ensemble. 16
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Dans un même élan, Nicolas et Christophe attrapent chacun un couteau qu’ils plantent au centre de leur gâteau respectif pour y couper des parts. Leurs gestes sont parfaitement synchronisés et si ce n’était ce jour qui les sépare, on pourrait les croire jumeaux tant ils se ressemblent. La même taille, la même silhouette élancée et athlétique, les mêmes cheveux blonds et raides, coiffés vers l’arrière, les mêmes yeux gris légèrement trop espacés, la même pomme d’Adam saillante, la même bouche moqueuse aux lèvres trop minces, la même fine moustache blonde qui se dresse en virgule de chaque côté de la bouche. Ils sont identiques en tout. Sauf le nez peut être. Nicolas l’a un peu plus droit et fin que Christophe. « Un nez pointu ! » comme dit sa grand-mère. Sinon la ressemblance est troublante au point qu’on les confond souvent, et les deux garçons s’en amusent. Pourtant Nicolas de Laroche et Christophe Molsheim ne sont pas frères, mais cousins. Doublement cousins, il est vrai. André, le père de Nicolas, est le frère d’Albertine, la mère de Christophe. Et la mère de Nicolas est la sœur du père de Christophe. Comme les parts de gâteaux circulent autour de la table, les conversations reprennent péniblement. Heureusement, le déballage des cadeaux donne l’occasion à quelques effusions bruyantes qui tombent fort à propos. Car on s’efforce de paraître léger pour faire plaisir à Madame de Laroche mais le cœur n’y est pas vraiment. Les plaisanteries sont sur les lèvres mais chacun rumine intérieurement les dernières actualités. 17
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Tout le monde a hâte que l’aïeule regagne sa chambre pour se coucher. Alors seulement, ils pourront parler librement. Mais à quatre-vingt-deux ans, Madame de Laroche est une force de la nature. Avec le temps, elle s’est un peu voûtée et elle ne se déplace plus sans sa canne. Néanmoins, elle garde un appétit vorace, un cœur aussi fringant que celui d’une jeune fille, un esprit vif et acéré. Assise à un bout de la table, elle trône tel un patriarche tout en promenant un œil satisfait sur sa progéniture. Elle peut se féliciter d’avoir réussi le tour de force de ne pas laisser sa famille éclater après le départ de son fils en France. Ainsi, depuis plus de quarante ans, elle profite de toutes les occasions pour réunir les siens autour d’elle et entretenir le lien du sang qu’aucune frontière ne pourra jamais détruire. À une heure du matin, Madame de Laroche montre enfin quelques signes de fatigue. Sa tête, couronnée d’un chignon d’épais cheveux blancs, s’affaisse de temps à autre sur sa large poitrine et toute la famille note ses absences avec un certain soulagement. Les sujets de conversation se sont taris peu à peu et les uns et les autres commencent à se regarder en chien de faïence par-dessus la grande table. – Vous êtes épuisée, maman, dit doucement Albertine. Si vous alliez vous coucher ? Il est tard. Madame de Laroche regarde sa fille avec un petit sourire las. Elle n’est pas dupe. Elle sait que sa présence bride les conversations. 18
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– Tu as raison, je vais regagner ma chambre, soupire-t-elle en se levant lentement. Comme la vieille dame se met debout, tout le monde en fait de même autour de la table. Elle les contemple un court instant, eux tous, sa famille, ceux qu’elle aime. Et durant ces quelques secondes, son cœur se serre. Elle a le triste pressentiment que c’est la dernière fois qu’ils peuvent être ainsi tous réunis. – Bonne nuit, mes enfants ! lance-t-elle alors d’une voix qu’elle veut enjouée. – Bonne nuit, Mère ! – À demain, Grand-Mère ! – Au revoir, Madame ! – Dormez bien, Maman. À peine la porte de la salle à manger se referme-t-elle sur elle qu’André de Laroche se lève et s’écrie : – La guerre est inévitable, mes enfants. Inévitable ! – J’espère que tu te trompes, murmure Albertine, le teint blême. N’y a-t-il plus rien à sauver ? Tout à coup, chacun autour de la table donne son avis en même temps. – C’est trop tard. – Tout a été fait. – Il fallait s’y attendre… – Inutile de nous voiler la face, Maman, répond alors Christophe. Oncle André a raison. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle guerre. 19
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Sa mère pâlit tout à fait. – C’est terrible ! bredouille-t-elle. – Des temps très durs arrivent, mes enfants, soupire André. Pour la France, l’Alsace, et notre famille…
2 Paris, le 3 août 1914, en fin de journée Le comte Wilhelm von Schoen, ambassadeur d’Allemagne à Paris, relit la lettre, s’arrête un instant, soupire puis appose sa signature au bas de la page. Les jeux sont faits. Il rebouche alors son stylo-plume. Ses gestes sont lents, solennels. L’heure est grave. C’était inéluctable. Il vient de signer la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France. « Paris, le 3 août 1914 Monsieur le Président, Les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d’actes d’hostilités caractérisée commis sur territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique survolant le territoire de ce pays. L’un a essayé de détruire des constructions près de Wesel, d’autres ont été aperçus sur la région de l’Eiffel, un autre
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The Gipsy Book a jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg. Je suis chargé et j’ai l’honneur de faire connaître à votre Excellence qu’en présence de ces aggressions, l’Empire Allemand se considère en état de guerre avec la France du fait de cette dernière puissance. J’ai en même temps l’honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence que les autorités allemandes retiendront les navires marchands français dans des ports allemands mais qu’elles les relacheront si – dans les 48 (quarante-huit) heures – la réciprocité complète est assurée. Ma mission diplomatique ayant ainsi pris fin, il ne me reste plus qu’à prier Votre Excellence de vouloir bien me munir de mes passeports et de prendre les mesures qu’Elle jugerait utiles pour assurer mon retour en Allemagne avec le personnel de l’Ambassade ainsi qu’avec le personnel de la Légation de Bavière et du Consulat- Général d’Allemagne à Paris. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Signé ; SCHOEN 3. »
L’ambassadeur se lève et fait appeler l’un de ses domestiques. – Mon habit ! ordonne-t-il. Et que l’on avance la voiture. L’homme se presse de répercuter les ordres puis arrive avec la longue veste brodée de fils d’or de l’ambassadeur. Le comte 3. Lettre retranscrite ici à l’identique. 22
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von Schoen la passe en prenant son temps. Il n’est pas pressé. Les heures qui vont suivre seront sans doute les plus agitées de toute sa vie et il n’a aucune hâte de les voir arriver. Quand il est prêt, il lisse sa moustache blanche, pose son bicorne emplumé sur sa tête et sort de son bureau. – Préparez mes affaires, annonce-t-il le plus calmement du monde à son domestique. Nous partirons dès ce soir. L’homme, à son service depuis de très nombreuses années, a pris l’habitude de ne s’étonner de rien et, surtout, de ne poser aucune question délicate. Il se contente de rester professionnel. – Un départ définitif, Monsieur l’ambassadeur ? s’enquiert-il seulement. – Définitif, oui. Que tous les gens de la maison se tiennent prêts eux aussi. Sur ces mots d’une déconcertante simplicité, le comte von Schoen descend le grand escalier de l’ambassade d’Allemagne et rejoint la voiture qui l’attend dans la cour pavée. Lorsqu’il pénètre dans l’habitacle, il lance au chauffeur : – Nous allons voir Monsieur Viviani4 ! À peine la voiture a-t-elle quitté la cour de l’ambassade que le domestique, resté si stoïque en présence de son maître, tonne dans le hall du bâtiment : – C’est la guerre ! Tout le monde déménage ! 4. Le chef du gouvernement français en 1914. 23
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En quelques minutes, tous les membres de l’ambassade sont mobilisés. Dans les appartements privés du comte, on vide les placards, on remplit les malles à la hâte, on décroche quelques tableaux chers à l’ambassadeur, on emballe ses livres et ses bibelots, statuettes et cartels5. Dans les bureaux, des hommes et des femmes s’activent pour rassembler tous les documents et, éventuellement, en faire disparaître certains qu’il ne serait pas de bon ton de trouver en leur possession. Il faut faire vite et ne rien oublier mais l’ambiance n’est pas à la panique. Ni à la peur non plus. Ici, on a confiance en la diplomatie. Jamais un ambassadeur ni ses gens n’ont été chassés par la force d’un pays, même en temps de guerre. Mieux encore, les membres de l’ambassade savent qu’ils pourront compter sur l’entière coopération du gouvernement français. D’ailleurs, les faits leur donnent rapidement raison. Moins d’une heure après que le comte von Schoen a remis sa déclaration de guerre au président du Conseil français, des voitures du service des chemins de fer et des gardiens de la paix sont dépêchés à l’ambassade d’Allemagne pour se mettre au service du personnel. Un train spécial est immédiatement mis à la disposition de l’ambassadeur et de sa suite de quatrevingts personnes pour retourner dans son pays. Il partira tard dans la soirée.
5. Un cartel est une petite horloge décorative souvent posée sur une commode ou une cheminée.
3 Foenheim, quelques jours plus tard Les deux cousins sont venus dire au revoir à leur grand-mère. Demain, ils rejoignent chacun leur régiment. Ils ont l’âge de servir sous les drapeaux et ils sont prêts à faire leur devoir, aussi difficile que soit la situation. Il ne sera pas dit qu’un homme de la famille Laroche s’est soustrait à son devoir. – Je préférerais être morte plutôt que de vivre ce moment, avoue Madame de Laroche en regardant Christophe et Nicolas assis à ses côtés. J’ai tant prié pour que cela n’arrive jamais. Hélas, l’Histoire nous a rattrapés. Madame de Laroche saisit une main de chacun de ses petitsfils. Quand ils découvrent leurs grandes mains d’hommes dans celles toutes ridées et tachées de leur grand-mère, les deux garçons réalisent tout à coup qu’elle est une vieille dame, une très vieille dame. C’est étrange mais ils ne l’avaient pas vu vieillir jusqu’à présent. Pour eux, elle était seulement leur grand-mère. Toujours habillée de sombre, parfaitement élégante avec son chignon impeccablement relevé sur sa 25
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nuque. Ils n’avaient pas vu sa silhouette se voûter légèrement avec le temps, ses cheveux blanchir, sa peau se friper. Ils la croyaient presque éternelle et ils prennent soudain conscience que c’est peut-être la dernière fois qu’ils la voient. – Mes enfants, leur dit Madame de Laroche d’une voix ferme, promettez-moi de faire bien attention à vous. Christophe sourit. – La guerre ne sera pas longue, Grand-Mère. Tout le monde le dit. C’est l’affaire de quelques semaines seulement, ne vous inquiétez pas. – Nous l’emporterons vite, ajoute Nicolas avec fougue. Christophe lance un étrange regard à son cousin qui n’échappe pas à Madame de Laroche. Elle frémit. La guerre n’a pas encore démarré que déjà elle instille son poison. – Seigneur, soupire-t-elle en pressant un peu plus fort les mains de ses petits-fils. Si seulement vous aviez pu continuer vos études tranquillement. Les études de ses petits-fils font la fierté de Madame de Laroche. L’un et l’autre sont des élèves brillants et ils se sont lancés dans des voies prestigieuses. Christophe se destine à devenir chirurgien. Depuis qu’il est tout petit, il rêve de soigner les corps et il n’a jamais perdu une occasion d’exercer ses talents sur les animaux blessés qu’il trouvait régulièrement dans les champs ou sur les routes. D’un tempérament résolument optimiste et très attentif aux autres, il met toute sa foi 26
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dans les progrès de la médecine qu’il suit avec attention depuis des années. Nicolas, lui, préfère les calculs et les machines. Il étudie pour devenir ingénieur et se passionne pour l’aviation. Depuis un an déjà, il tente de convaincre son père de se lancer dans l’aventure. Il veut investir, développer des moteurs, produire en série ! Nicolas est ainsi : fonceur, entier, téméraire. André, son père, est un homme de progrès mais il reste prudent et, pour le moment, il préfère parier sur l’automobile qui lui paraît plus prometteuse et, surtout, moins dangereuse. L’un et l’autre ne peuvent s’entendre sur le sujet car ils sont têtus et détestent le compromis. Il y a fort à parier que dans quelques années, Nicolas se lancera seul dans l’aventure. – Nous serons rapidement de retour sur les bancs de l’université, assure Christophe. Et puis, avec un peu de chance, on me laissera exercer à l’armée. Je suis persuadé qu’ils auront besoin de médecins. – Au moins, tu ne monteras pas au front, note Madame de Laroche. – Je ne cherche pas à échapper à mon sort, Grand-Mère, rétorque Christophe, peiné. Je veux être là où je serai le plus utile. Et s’il faut combattre, je combattrai ! Madame de Laroche pose une main apaisante sur le bras du jeune homme. – Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, Christophe. Je sais que tu ne te déroberas pas et je suis fière de toi. Elle se tourne vers 27
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Nicolas. Comme je le suis de toi également. Seulement, je vois là un moyen d’éviter que vous ne combattiez l’un contre l’autre… Les deux cousins accueillent les paroles de leur grand-mère avec un silence de mort. Ses mots terribles les percutent de plein fouet et les ramènent à une réalité qu’ils essayent d’occulter depuis qu’ils savent que la guerre est inévitable. Madame de Laroche regarde ses petits-fils qui se font face, la mine grave. Une douleur lui déchire alors la poitrine, lui arrachant une grimace. Un court instant, son cœur s’arrête de battre puis repart de plus belle, comme terrorisé. C’est la première fois qu’il donne un signe de faiblesse. Sans doute a-t-il compris lui aussi que l’heure était dramatique. Madame de Laroche ferme les yeux un moment, se concentrant sur les battements de son cœur jusqu’à ce qu’ils redeviennent réguliers. Ses petits-fils ne se sont rendu compte de rien. – Les Alsaciens seront certainement envoyés sur le front russe, déclare alors Christophe d’une voix blanche. – Certainement, oui, approuve Nicolas pour se persuader lui aussi. C’est logique… Et sans s’être consultés, les deux garçons se lèvent tout à coup. On dirait qu’ils veulent échapper à l’ambiance sinistre qui s’est abattue dans la pièce. – Grand-Mère, nous devons y aller, s’excuse Nicolas. Madame de Laroche leur sourit vaillamment.
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– Oui, mes enfants, bien sûr. Allez ! Et que Dieu vous protège. Nicolas et Christophe sortent de la pièce d’un pas rapide. Comme ils passent la porte du salon, leur grand-mère sent son cœur ralentir à nouveau. Leur ressemblance lui saute au visage et ne fait qu’accentuer la terrible différence qui les sépare à présent. Nicolas porte du bleu et du rouge, couleurs de l’armée française. Christophe est en vert-de-gris allemand. Chacun porte un uniforme de couleur différente. Deux uniformes qui font d’eux des ennemis…