Elles sont modernes, libres, innovantes, fertiles d’idées, et embrassent leur profession comme on embrasse la vie. Arrivant de tous les horizons, elles sont passées du commerce aux champs, du métro aux récoltes sauvages, de la ville à la roulote sans regarder en arrière. Elles mettent à profit leur expérience vécue au cœur du système pour en inventer un nouveau, plus résilient, cohérent et luxuriant de vie.
LINDA BEDOUET
Paysannes
Néo Paysannes
10 femmes, 10 parcours, 10 vocations d’agricultrices !
Néo
LINDA BEDOUET
Linda Bedouet, paycultrice et maraîchère, part à la rencontre de Nathanaëlle, Lauriane, Stéphanie, Hélène, Amandine, Christel, Juliet, Gaëlle et Delphine pour mettre en lumière les voix des nouvelles paysannes et nous livrer leurs témoignages croisés sur l’agriculture au féminin aujourd’hui en France.
10 femmes engagées témoignent ! 14,95 € ttc MDS : 46467
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Préfaces de Anne-Sophie Pic et Esterelle Payani
LINDA BEDOUET
Néo
Paysannes
Sommaire
Préface d’Anne-Sophie Pic............................................................................3 Préface d’Esterelle Payany............................................................................5 Introduction....................................................................................................7
Amandine Lebert,
récolteuse de plantes sauvages et transformatrice............................ 8
Christel Chipon,
éleveuse d’alpagas et productrice de laine......................................20
Hélène Reglain,
maraîchère........................................................................................... 32
Lauriane Durant,
éleveuse et transformatrice................................................................ 42
Nathanaëlle Chavot,
semencière............................................................................................ 54
Delphine Vinet,
vigneronne........................................................................................... 66
Gaëlle Péchot,
productrice de plantes médicinales et créatrice de cosmétiques.... 76
Juliet Lamy,
fromagère et affineur à Tahiti......................................................... 88
Stéphanie Maubé,
éleveuse de brebis de prés-salés..................................................... 100
Linda Bedouet,
maraîchère et paycultrice................................................................. 110 Conclusion..................................................................................................125 Pour contacter nos néo-paysannes..........................................................126
Préface
Printemps 1992. J’avais 22 ans et décidai, au terme de mes études de commerce, de rejoindre mon père en cuisine. Rien ne me prédestinait à prendre cette décision, bien que descendante de trois générations de cuisiniers. Tout a effectivement commencé en Ardèche, avec mon arrière-grand-mère Sophie, qui s’était bâtie une solide réputation, notamment grâce aux délicieux gibiers chassés par son époux qu’elle préparait avec un talent sans pareil. Fort de la transmission de sa mère, mon grand-père, André, fût en 1934 l’un des premiers chefs trois étoiles. Mon père pérennisa la maison, faisant lui aussi le choix de suivre la voie paternelle, bien que tenté un moment de prendre la suite de son oncle qui possédait un garage de véhicules d’exception, passionné qu’il était de belles voitures. Bien qu’ayant vécu tout au long de mon enfance dans le restaurant de mes parents, j’avais fait le choix des études de commerce, portée par ma mère qui ne m’a jamais contrainte dans mon orientation professionnelle, mais plutôt poussée à une certaine indépendance familiale. J’ai eu l’occasion de vivre des expériences uniques et très enrichissantes, notamment au sein des maisons Moët & Chandon et Cartier, qui ont chacune à leur façon marqué ma formation et contribué à mon évolution personnelle. Le printemps 1992 fut cependant pour moi celui de la révélation. Ma place était auprès de mon père, pour apprendre la cuisine et tous ses secrets. Je me réjouissais de vivre cela à ses côtés, ayant noué une relation tellement complice avec lui depuis toujours. Malheureusement, il décédera quelques mois après ma décision. Cet été 1992 restera gravé à jamais dans ma mémoire, et fut pour moi un tournant dans ma vie et dans les choix que j’allais alors prendre pour l’orienter. Tout quitter pour vivre sa passion - Telle est la force qui se dégage de ces dix portraits de « néo-paysannes » que j’ai eu une réelle joie à découvrir, et qui rejoignent par de nombreux points mon histoire personnelle : mes arrière-grandsparents étaient eux-mêmes paysans sur la côte du Pin en Ardèche. Chacun de ces parcours est véritablement inspirant, car animé par le même feu – celui du désir de vivre sa vie, de faire fi des diktats et des catégories préétablies par la société. Suivre une intuition, son intuition en somme. Qu’il s‘agisse d’Hélène Réglain, qui en parfaite autodidacte, et suite à la rencontre fortuite mais déterminante de Frédéric et Stéphanie, décide de monter sa propre ferme, portée par la volonté de nourrir les autres et de se nourrir elle-même des échanges qu’elle pouvait avoir avec la terre, ou bien de Christel Chipon, qui quitte son poste de professeur d’histoire-géographie pour concrétiser son rêve de 3
jeunesse – élever des lamas – ou encore Delphine Vinet, qui par amour pour son mari se convertit elle aussi au métier de vigneron… toutes ces femmes proposent des profils atypiques, et partagent avec nous leurs passions, leurs valeurs, mais aussi leurs craintes et leurs difficultés dans leur quotidien de « néo-paysannes ». Ce terme, choisi comme titre de l’ouvrage par Linda Bedouet, revêt un sens complexe et problématise d’emblée l’approche développée par l’auteur. Si le préfixe « néo » renvoie à la nouveauté, il fait également écho à la reconversion qui anime le parcours de ces femmes, et leur engagement quant à leur choix de vie. Le terme de « paysanne » est lui aussi très intéressant à penser, et pose par son usage peu commun la question du genre. Plus que la simple désignation d’un métier, il renvoie aussi à l’identification d’une catégorie sociale, qui reste celle la plus représentée en France jusque dans les années 1950. Il s’agit donc également et surtout d’un marqueur identitaire par lequel une frange importante de la population construit sa représentation intrinsèque et existe aux yeux du reste de la société. Qui plus est, la paysanne d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. Encore plus que d’autres professions, la paysannerie a connu une évolution sans précédent. Si, auparavant, le rôle de la paysanne se définissait en corrélation et en complément de son époux, aujourd’hui, elle est devenue actrice principale de son métier, et s’interroge aussi sur la préservation d’un héritage français qu’elle souhaite mettre en valeur et pérenniser. Comment font-elles, me direz-vous ? Question lancinante, voire récurrente, dans le cadre de notre société encore très patriarcale, dont le paradigme ambiant et presque systématisant est celui de la relation homme/femme – schème de pensée qui s’applique aussi régulièrement en cuisine. Force est pourtant de reconnaître qu’à la question « Arrivez-vous à vous imposer en tant que femme paysanne ? », la réponse reste quasi unanime : il est encore aujourd’hui difficile de s’affirmer comme telle, car il est compliqué physiquement de tenir ce rôle seule, sans un soutien familial fort. Voilà donc la question que nous devons aujourd’hui soulever pour faire avancer la situation féminine. Non pas militer pour une vaine supériorité, qui serait illusoire et surtout, glisserait rapidement vers une discrimination positive, mais comprendre et reconnaître le travail de ces femmes, tout comme ce qu’elles apporteront et apportent déjà à cette profession. Ainsi, le trait commun se dégageant de la diversité de ces portraits, et qui m’a personnellement frappée, c’est la force de conviction et la persévérance qui portent ces femmes, faisant écho à ma propre expérience et ténacité.
Anne-Sophie Pic www.anne-sophie-pic.com
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Préface 1961 : c’est la date d’entrée dans le dictionnaire du terme « agricultrice ». Mais avant ? L’agricultrice, c’était la femme de l’agriculteur… et non l’exploitant ou l’éleveur. Pourtant, les femmes ont toujours beaucoup travaillé la terre. Mais sans que cela soit perçu comme un vrai travail… sauf en temps de guerre, quand les hommes faisaient défaut. Ainsi, en août 1914, le Président du Conseil, René Viviani, encourageait les femmes des campagnes françaises pour « maintenir l’activité des campagnes, terminer les récoltes de l’année et préparer celles de l’année prochaine. » Preuve qu’on savait bien y faire, quand même… Avant 1945, on ne choisissait pas de devenir paysanne : de facto, en naissant dans une ferme, les femmes étaient vouées à y faire le nécessaire, considérées comme une simple aide pour leur mari. Une aide non rémunérée, bien entendu… Alors, la fermière est devenue une simple marque de yaourt, et la bergère n’exista plus que dans les chansons enfantines. Il a fallu attendre 1980 pour que le statut de « co-exploitante » soit créé, sans pour autant reconnaître l’importance du travail féminin dans le secteur. Avec l’EARL, en 1985, les conjoints ont pu s’associer, mais il s’agissait encore d’une identité professionnelle à partager avec son mari. Ce n’est qu’en 1999 que le statut de « conjoint collaborateur » ouvre une protection sociale aux agricultrices travaillant en couple, reconnaissant de facto la réalité de leur quotidien ! La longue tradition d’invisibilité des femmes dans le travail agricole a eu la peau dure. Cela n’a d’ailleurs pas incité les filles d’agriculteurs à embrasser cette carrière : l’exode rural a été aussi très féminin. Et si aujourd’hui, pour la première fois, la présidente de la FNSEA est une femme, on a du mal à oublier l’épisode houleux d’Édith Cresson, alors ministre de l’Agriculture, brocardée par les militants du syndicat qui avaient accroché à leurs fourches soutiengorge et pancartes qui en disaient long : « Édith, on t’espère mieux au lit qu’au ministère ». Quel manque d’ambition ! On peut, bien évidemment, être bonne aux deux. 5
Aujourd’hui en France, les femmes représentent 32 % des actifs agricoles permanents contre à peine 10 % au début des années 70, 25 % des chefs d’exploitation ou co-exploitants contre 8 % en 1970. 31 % d’entre elles exercent dans la viticulture, 31 % dans l’élevage de bovins et autres herbivores et 27 % dans l’élevage porcin et volailler. La grande nouveauté, et le vrai changement de paradigme pour l’agriculture, c’est que ce sont des femmes qui choisissent délibérément d’embrasser cette carrière au service du vivant et de la communauté. Les études du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation soulignent d’ailleurs une appétence plus féminine pour les filières bio et la vente directe… Quand les femmes entrent désormais en agriculture, elles le font au service de convictions et en connaissance de cause, pour faire fructifier les choses et non les brusquer. Dans les transformations liées au réchauffement climatique, dans les façons de repenser les modes culturaux ou d’aborder l’élevage, l’arrivée de femmes d’autres horizons apporte à l’agriculture un souffle nouveau pour se repenser. Dans un monde agricole en pleine transformation – à marche forcée, hélas ! – les femmes font la différence et apportent de nouvelles visions, énergies et méthodes. Toutes ces femmes inspirantes que vous allez découvrir au fil de ces pages détiennent, elles, la clé des champs.
Esterelle Payany
www.esterkitchen.com
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Introduction
J’avais à cœur de donner la voix aux néo-paysannes que je croise, en cette période de « me too » et de renouveau agricole urgent et nécessaire. Persuadée que l’approche féminine peut faire la différence pour rendre les Hommes plus raisonnables et revoir leurs fondamentaux. Car c’est aujourd’hui une question de survie, nous nous devons et nous devons à nos enfants un monde meilleur, plus juste et plus connecté à la « Pachamama ». D’origine péruvienne, j’ai été bercée par cette légende, cette déesse inca, représentant la Terre-mère, qui nourrit et qui prend soin, connectée au cosmos et à l’espace-temps. Ces femmes, ces amies inspirantes nous montrent le chemin, parsemé de poésie et d’amour, où la définition de paysanne prend tout son sens : « celle qui prend soin de son pays ». Mais le chemin est encore long. « En France, le sexisme du monde paysan est plus prégnant que dans le reste de la population du fait notamment d’une longue tradition de division des tâches entre hommes et femmes. Alors que la profession se féminise, l’égalité fait son chemin jusqu’aux portes des syndicats, qui s’entrouvrent en grinçant », nous écrivait récemment un journaliste de Reporterre dans un article paru sur l’enquête menée par la FNAB (Fédération nationale de l’agriculture biologique) auprès de 2 500 agricultrices françaises début 2018. Et les résultats ne sont pas surprenants : après n’avoir que récemment gagné les batailles juridiques pour obtenir les mêmes droits que les hommes (notamment à travers le GAEC - Groupement agricole d’exploitation en commun), les inégalités sur le terrain sont toujours présentes et plus flagrantes que dans le reste de la population, à travers la division des tâches (majoritairement, les tâches ménagères et administratives sont réalisées par les femmes) et en matière de revenu complémentaire destiné à sécuriser les finances du couple (les femmes restent la variable d’ajustement avec un salaire perçu à l’extérieur). Cachées dans l’ombre d’un monde masculin, elles agissent pourtant sur tous les territoires et sont de plus en plus nombreuses à se lancer seules : un tiers des installations sont réalisées par des femmes !
Linda Bedouet 7
Amandine Lebert RĂŠcolteuse de plantes sauvages et transformatrice
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Peux-tu nous raconter ce qui t’a amenée à devenir spécialiste de la cueillette sauvage et transformatrice culinaire ? Qu’est-ce qui t’a motivée ? J’ai grandi en ville, mes parents et mes grands-parents étaient des citadins et rien ne me destinait à une vie rurale. Cela dit, petite, je me régalais des histoires de ma mamie, Marguerite. Elle me parlait de son enfance, de sa propre grand-mère, qui vivait principalement de son jardin et des produits de quelques chèvres. Avec ma mère, il nous arrivait de cueillir des mûres ou des brimbelles sauvages (c’est le nom que l’on donne aux myrtilles dans les Vosges !). J’ai toujours eu le plus grand plaisir à cuisiner et à manger des produits de la nature. Et j’étais excitée à l’idée qu’on n’avait besoin ni d’argent, ni de supermarché, ni de jardin pour se les procurer. Je conserve également de merveilleux souvenirs des bons petits plats de ma mamie. Sa cuisine alliait subtilement tradition et ouverture culturelle, et elle aimait par-dessus tout la partager avec ses proches. Une passion qu’elle m’a transmise. Après le lycée, je suis allée à Tours pour faire mes études. Très vite, grâce à une amie, Pauline, j’ai été immergée dans le milieu altermondialiste, le bio et l’éduc pop’, dont j’ignorais tout. J’ai passé pas mal d’années (en parallèle de mes études) à m’investir dans des associations d’éducation populaire et j’y ai énormément appris. C’est ce qui m’a permis de me construire une
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conscience politique. J’ai été animatrice scientifique et formatrice au sein d’un réseau dont l’objet était de favoriser l’esprit critique et l’émancipation intellectuelle par le biais des sciences, de la démarche expérimentale et des pédagogies actives. Il fallait faire avec peu de moyens et rester accessible à tous, alors la récup avait la part belle. Récup et cueillette sauvage sont pour moi deux facettes d’une même dynamique : on explore les franges du système et on compose avec ce que l’environnement (urbain ou rural) met gratuitement à notre disposition. Aujourd’hui encore, je crois que l’expérimentation est restée pour moi un véritable leitmotiv.
Et qu’as-tu fait après tes études ? Avec une bande de copains, nous avons monté une association : les Jardiniers ambulants. À travers divers projets, nous avons pu explorer de vastes thèmes comme l’autonomie alimentaire, le développement du lien social et d’une dynamique de quartier en ville, l’éducation à l’environnement, la cuisine écologique, la glane, la récup, le jardinage, la cueillette sauvage… On se formait entre nous, on testait beaucoup de choses. C’est ainsi que j’ai réalisé mes premières cueillettes et cuisines d’herbes et de fleurs sauvages : soupes d’ortie, pesto de plantain et gelée de pissenlit ! Un nouvel univers s’ouvrait à moi, et j’ai vraiment compris que la nature représentait un fabuleux garde-manger qui offrait des ingrédients de première qualité, riches, originaux et dont la palette des saveurs était infinie. J’ai continué à explorer ce thème à l’aide de livres et de personnes-ressources. En parallèle, je travaillais pour une association de protection de l’environnement. Je faisais des animations nature, de la formation, et j’accompagnais des projets collectifs. Puis j’ai eu envie de prendre mon indépendance, de créer ma propre activité. Là encore, j’avais besoin d’explorer et j’ai avant tout choisi un statut qui me laisserait libre de mener un
AmandineLebert
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éparpillement professionnel constructif ! Je suis devenue entrepreneure salariée, au sein d’une Scop*. J’ai créé en même temps deux entreprises : Lombric & co, pour mener des projets d’éducation à l’environnement, et Lom’bric à brac, pour développer une activité créative autour du bijou, à partir de matières de récup et glanées dans la nature. Je proposais, entre autres, des ateliers sur le lombricompostage, les petites bêtes et la vie du sol, la cuisine végétale, les plantes… Et puis j’ai eu l’opportunité de me former un week-end avec François Couplan, grand spécialiste des plantes sauvages comestibles. Un an plus tard, j’ai décidé de suivre sa formation longue, le Collège pratique d’ethnobotanique, pour approfondir mes connaissances sur les plantes sauvages et recentrer mes activités sur ce thème. En parallèle, j’ai quitté la ville pour aller m’installer dans la vallée du Cher avec mon compagnon de l’époque, qui était maraîcher. En même temps que je me formais en botanique et apprenais à connaître de plus en plus de plantes, j’expérimentais énormément de recettes. Je voulais proposer des sorties et des ateliers pour permettre à chacun de se connecter avec la nature, aux plantes sauvages, et de se sentir un peu plus acteur de son alimentation. Et dire que l’homme a consommé des plantes sauvages pendant des milliers d’années et que toutes ses connaissances ont été sur le point de disparaître. On a beaucoup perdu…
Comment as-tu réussi à te faire connaître ? Pour me faire connaître, j’ai eu l’idée de venir en ville avec des produits de cueillette. Avec la plus grande naïveté et la meilleure volonté du monde, j’ai débarqué un beau matin sur le marché
* SCOP : société coopérative et participative.
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de Blois avec mes plantes fraîches : de l’ail des ours, de la berce, de la consoude. À cette époque, l’ail des ours commençait à peine à être connu et il m’a fallu beaucoup de patience et d’ingéniosité pour que des habitués du marché ou des visiteurs occasionnels osent s’approcher de mon petit stand lunaire ! Les premiers mois, je revenais évidemment avec beaucoup d’invendus. Je mangeais des plantes sauvages toute la semaine ! Puis j’ai eu l’idée de proposer de petites dégustations avec des fiches recettes. En fait, je me suis retrouvée à faire de l’éveil au goût et de la pédagogie, pour sensibiliser les gens à ces aliments oubliés. En fin de compte, je continuais simplement à faire de l’éducation populaire ! Et l’idée m’est venue de réaliser des condiments avec mes restes de marché. L’ail des ours se transformait en pistou. J’ai commencé à faire quelques condiments au vinaigre et des gelées de fleurs. Mon petit stand s’habillait de nouveaux produits. Les gens m’apprivoisaient petit à petit, et la liste des volontaires pour découvrir les plantes en balade s’agrandissait. C’est ainsi qu’est née l’Herbandine. Avec le recul, aujourd’hui, je dirais qu’exercer une activité qui a du sens, en accord avec mes valeurs et mes besoins de liberté, a été une motivation première. Le lien avec la nature et la cuisine, travailler avec des matières premières nobles me paraissent indispensables. J’aime aussi beaucoup l’idée que je contribue à transmettre des traditions et savoirfaire qui pourraient tomber dans l’oubli. Certains diront que c’est mon côté rebelle ou excentrique, mais je trouve formidable d’inventer son métier et de faire des choses que peu de gens font.
Rencontres-tu des difficultés pour exercer cette activité originale ? Pour diffuser tes produits ? La profession est très peu structurée, il existe peu de formations. Certains producteurs/cueilleurs de plantes médicinales
AmandineLebert
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sont regroupés en syndicats (comme le syndicat des Simples) ou en associations, comme l’AFC (Association française des professionnels de la cueillette). Et les cueilleurs de plantes comestibles sont encore plus rares ! Donc l’une des premières difficultés, lorsque l’on se lance dans ce genre d’activité, c’est l’isolement et le manque de transmission. Les condiments que je propose, comme des pickles de pousses d’épicéa, du gomasio à l’ortie, ou encore du sirop de basilic sacré, sont peu connus et intéressent principalement les aventuriers du goût, les personnes soucieuses de leur alimentation et de l’environnement et les originaux ! Depuis peu, je commercialise mes produits vers de petites Amap locales, quelques boutiques avant-gardistes, ainsi que vers un réseau parisien desservi par un tout nouveau système de covoiturage de produits du terroir qui s’appelle Péligourmet. J’y trouve un public curieux et passionné. L’une des limites est que je ne produis que de petites quantités, avec des recettes très diversifiées. La disponibilité de mes produits est donc fluctuante au fil des saisons. Mais c’est en même temps une force, car cela correspond en partie aux attentes d’une clientèle qui a soif de nouveautés ! Pour le moment, je n’ai pas de lieu à moi pour transformer. Je suis hébergée dans diverses cuisines, comme des restaurants. Depuis peu, je transforme mes plantes en condiments chez un restaurateur formidable dans un village proche, Vallières-les-Grandes. Il m’accueille dans sa cuisine les jours de fermeture du restaurant. Cela me permet de produire dans de bonnes conditions d’hygiène, avec du matériel professionnel. Mais je passe mon temps à naviguer avec mes pots et mes ingrédients. Je manque aussi d’équipements spécifiques, car même sur une petite conserverie artisanale, il faut produire des quantités suffisantes et optimiser son temps et l’espace pour que l’activité soit rentable. J’ai encore de gros progrès à faire dans ce sens…
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Le même problème se pose pour le stockage, puisque là encore je suis hébergée. J’ai choisi de vivre dans un tout petit habitat, assez atypique, qui offre peu de place à de telles activités ! L’espace qu’on me prête gracieusement pour le stockage de mes produits n’est pas optimal, là encore je perds beaucoup de temps et d’énergie à cause d’une mauvaise logistique.
Tu as choisi de mettre en cohérence ton mode de vie en habitant dans une roulotte, dans un bois. Cela correspond-il à tes attentes ? Est-ce difficile ? Mon projet initial était d’acquérir une roulotte. L’idée d’avoir une petite maison portative avec tout l’essentiel m’emballait énormément : peu d’engagement, un mode de vie simple pour ne pas dire rudimentaire. Limitée par le budget, j’ai passé neuf mois, avec l’aide de François, un ami menuisier, à transformer une vieille caravane en un véritable petit cocon chaleureux et douillet. Le bois y a pris une belle place. J’ai même installé un petit poêle à bois et intégré un « mur » en terre-sable. Je vis dans un magnifique parc boisé, tout près de Montrichard. Je suis entourée d’arbres, d’oiseaux et de plantes sauvages ! Pour moi, cela correspond à un mode de vie authentique, qui me fait prendre conscience chaque jour que l’eau et le chauffage sont une richesse. J’ai l’électricité, ainsi qu’une petite cuve d’eau que je remplis toutes les deux semaines environ. Elle est raccordée à la caravane et j’ai un robinet avec une petite pompe, donc c’est un peu comme si j’avais l’eau courante. Par contre, je n’ai pas d’autre chauffe-eau que le poêle ou la plaque de cuisson au gaz. Lorsque l’on va faire son bois soi-même à la scie à bûche, que l’on doit faire tourner le poêle deux heures en plein hiver avant d’avoir à peu près chaud (parce qu’une caravane se refroidit vite !), que l’on doit remplir une marmite d’eau et attendre une demi-heure qu’elle chauffe sur le poêle
AmandineLebert
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pour faire la vaisselle ou une toilette… cela peut sembler archaïque à certains, voire s’apparenter à de la survie. Mais cela met tellement en face de la réalité. Bien sûr, c’est parfois très dur. Quand je passe une mauvaise journée ou que la liste des tâches en retard s’accumule… Une entreprise demande beaucoup d’énergie, quelquefois, je n’en ai plus beaucoup pour le reste. Donc, si par-dessus il y a une tempête et que mon auvent s’envole ou qu’une fuite improbable apparaît au niveau d’un lanterneau, il m’arrive de craquer. C’est un mode de vie qu’il faut partager, en couple ou en collectif. Seule, cela demande une certaine force d’esprit et un solide réseau d’amis. Je m’appuie beaucoup sur l’entraide et le soutien de mes proches, c’est primordial.
Est-il facile de concilier ton activité avec ce mode de vie ? Aujourd’hui, je dépense une énergie folle pour me déplacer pour mon travail. Au sens propre comme au sens figuré, car mon bilan carbone est malheureusement nettement alourdi par mes déplacements en voiture. Comme mon espace de vie est tout petit, je loue un atelier dans l’agglomération de Tours (je n’ai rien trouvé à la campagne). Je peux continuer à y produire de temps à autre mes bijoux nature. Je peux y stocker une partie de mon matériel de transformation, des livres, des documents, des outils pédagogiques… Le reste du temps, je cueille à un endroit, cuisine à un autre, parfois j’expose sur un marché ou j’effectue une sortie plantes… Et même si j’essaie de regrouper mes activités urbaines sur plusieurs jours d’affilée pour limiter les trajets, j’accumule vite les kilomètres et la fatigue… Mon mode de vie, aussi enrichissant soit-il, me semble parfois peu compatible avec les exigences de rentabilité d’une petite entreprise.
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Jusqu’à présent, j’ai eu beaucoup de réticences ou de craintes à m’engager dans un projet foncier. L’avantage de mon fonctionnement actuel, c’est qu’il m’offre beaucoup de souplesse et demande peu d’investissement financier. Cela me permet d’explorer plusieurs formules… de développer mon activité à mon rythme. Une étape nécessaire pour moi sur le chemin de l’engagement…
Comment envisages-tu alors les prochaines étapes nécessaires au développement de ton activité ? Honnêtement, aujourd’hui c’est assez difficile de répondre à cette question. J’ai l’impression d’avoir le nez dans le guidon et de courir après la montre. Et dire que j’ai choisi les plantes et la vie en caravane pour aller vers plus de simplicité heureuse… En réalité, le stress est un parasite dont je n’ai pas encore réussi à me défaire ! Après des années d’éparpillement très enrichissantes, je songe sérieusement à regrouper mes activités professionnelles (et probablement mon habitat) autour d’un seul lieu. Cela va me demander encore un peu de temps pour mûrir mon projet d’installation « en dur » et pour me faire à l’idée d’un engagement sur le long terme… J’aimerais aussi me former, pour aménager un petit laboratoire (que j’imagine parfois dans mes rêves itinérants) afin de proposer de nouveaux produits autour des plantes sauvages. Pour le moment, je ressens le besoin de prendre un peu de recul sur mon activité et mon mode de vie. Je prévois de m’arrêter quelques semaines pour me reposer, voyager en France et visiter quelques lieux inspirants. Je veux vraiment prendre ce temps avant de faire des choix et de passer à une nouvelle phase de mon projet…
AmandineLebert
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Elles sont modernes, libres, innovantes, fertiles d’idées, et embrassent leur profession comme on embrasse la vie. Arrivant de tous les horizons, elles sont passées du commerce aux champs, du métro aux récoltes sauvages, de la ville à la roulote sans regarder en arrière. Elles mettent à profit leur expérience vécue au cœur du système pour en inventer un nouveau, plus résilient, cohérent et luxuriant de vie.
LINDA BEDOUET
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