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Chapitre 1 — Cent cinquante euros, c’est quand même pas la lune ! répéta Damien pour la troisième fois. Planté devant l’étagère à épices, son père restait imperturbable. — Curry, murmura-t-il finalement en s’emparant d’un flacon. Il saupoudra les oignons qui doraient doucement dans la poêle, les fit revenir quelques instants et incorpora le tout à la purée de pommes de terre maintenue au chaud dans le four. — Sers-toi, dit-il en posant le plat sur la table. Pour certaines personnes, ça représente deux jours de travail. — Deux jours pour préparer une purée de patates, c’est dingue ! s’esclaffa Damien.
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L’insolence était le dernier recours pour ne pas perdre la face. Sans sourciller, son père se servit à son tour et commença à manger en silence. — Ton lecteur CD ne te suffit plus ? demanda-t-il enfin. — Il est à moitié naze. Et Florian peut me prêter des cours d’anglais en MP3. Son père faillit s’étouffer. — Tu veux me faire avaler ça ? Et à quel moment comptes-tu les écouter, ces cours d’anglais ? Au café avec tes copains ou pendant tes séances de musculation ? J’ai une meilleure idée : utilise notre bonne vieille chaîne, ce sera tout aussi efficace. — J’aurai jamais le temps. Par contre, c’est tout à fait le genre de choses qu’on peut faire pendant le jogging. À condition d’avoir un baladeur MP3. — Eh bien retire de l’argent de ton compte bancaire ! Tu as raison, cent cinquante euros ce n’est pas la lune. Et puis, c’est à ce genre d’achats que servent les jobs d’été, non ? — Pas question que je touche à l’argent que j’ai gagné cet été ! protesta Damien. Je le garde pour mes leçons de conduite. — Tu n’auras dix-huit ans que dans deux ans. D’ici là…
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— D’ici là, rien ne m’empêche de prendre des leçons. — Rien, en effet. Mais je t’ai averti, Damien, je ne veux pas entendre parler de conduite accompagnée. On n’a pas de quoi remplacer notre voiture si tu la bousilles. — La confiance règne ! — Ce n’est pas une question de confiance, mais de bon sens. Le meilleur conducteur peut croiser la route d’un chauffard. Quand on voit que même une voiture en stationnement se fait emboutir… Tu sais combien m’a coûté la réparation, en septembre, quand on a retrouvé une aile enfoncée par un type qui n’a même pas eu le courage de laisser sa carte ? — Ça serait difficile de l’oublier. Tu l’as répété quinze mille fois. — Alors tu devrais comprendre… Damien avala sa purée sans écouter la suite pour ne pas être tenté de répliquer. Il ne voulait pas risquer d’éveiller les soupçons à propos d’un accrochage qui avait eu lieu précisément pendant le week-end où ses parents étaient allés à Paris et où il était resté seul… De toute façon, la partie était perdue, son père ne donnerait pas un centime pour le baladeur MP3. « Ne contredis jamais tes parents, lui conseillait souvent Florian, attends qu’ils changent d’avis. »
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Florian était très fort pour les conseils et en donnait souvent d’excellents. Sauf que les parents de Damien ne changeaient jamais d’avis. D’ailleurs, pour l’instant, il ne voulait pas penser à Florian. Moins d’une semaine après la rentrée, celuici était passé du statut de meilleur ami à celui de pire ennemi, quand il avait appris que Damien était sorti avec Lucille pendant l’été. — Salaud ! avait-il crié. Je t’avais dit que j’étais amoureux d’elle ! C’était beaucoup dire. À la fin du mois de juin, alors qu’après une fête bien arrosée les deux garçons slalomaient dans les rues d’une démarche trébuchante, Florian avait décrété qu’il ne passerait pas une autre année scolaire comme celle de seconde et qu’il comptait se trouver une petite amie. — Tu penses à quelqu’un en particulier ? avait demandé Damien. — P-pourquoi pas L-Lucille ? Je la trouve plutôt c-canon ! Damien n’avait pas attaché d’importance à cette déclaration pâteuse. Florian adorait les filles petites et fragiles et se méfiait de celles qui avaient un QI trop élevé. Or Lucille était championne de volley et jonglait avec les fonctions et les vecteurs comme Einstein.
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Damien, lui, n’avait pas de préjugés. Lorsqu’il avait croisé Lucille à la piscine, un dimanche du mois d’août, il ne s’était pas fait prier pour se joindre à elle et ses copines. Et lorsque, en fin d’après-midi, ils s’étaient retrouvés seuls après le départ des autres, il avait trouvé tout naturel de lui offrir un verre. Comme lui, elle avait pris un job pour un mois – la banque pour elle, l’entretien des espaces verts de la ville pour lui. Leurs pauses déjeuner coïncidaient, il lui avait donc proposé de la retrouver le lendemain. Il n’avait pas mis deux jours à comprendre qu’elle était mûre pour batifoler sans se poser de questions métaphysiques. Il avait passé avec elle des moments très agréables, qu’il n’avait pas jugé utile de raconter à Florian. À la fin du mois, Lucille lui avait fait comprendre que les vacances étaient terminées mais qu’elle ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’ils restent bons copains. Dès le jour de la rentrée, Damien avait compris pourquoi en la voyant blottie dans les bras de Thomas, un frimeur qui était bronzé trois cent soixante-cinq jours par an et ne portait que des vêtements griffés. Son amour-propre en avait pris un coup, mais il avait d’autant plus facilement oublié Lucille qu’il ne l’apercevait que de loin en loin, à la sortie du lycée ou pendant les intercours.
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Florian, en revanche, se trouvait dans la même classe qu’elle et, comme Damien l’apprit bientôt avec stupeur, rêvait vraiment de devenir son petit ami. Jusqu’au jour où un copain, sans doute animé des meilleures intentions, lui avait déconseillé de penser à une fille qui changeait d’amoureux comme de tee-shirt. La preuve ? Elle ne parlait plus à Damien alors qu’elle était sortie avec lui pendant tout le mois d’août… Florian s’était senti trahi et avait annoncé à Damien que, désormais, il ne le connaissait plus. Les fichiers d’anglais n’existaient donc que dans l’imagination de celui-ci. C’était la seule idée qu’il avait eue pour justifier son besoin urgent de baladeur. — Voilà Maman, annonça son père en entendant la clé tourner dans la serrure. Sa réunion a dû être annulée, on va pouvoir dîner ensemble. — Chouette, bougonna Damien. Il savait qu’il ne trouverait aucun appui auprès de sa mère. Une des nombreuses tactiques de Florian, « diviser pour régner », n’était malheureusement pas applicable chez lui, car ses parents faisaient toujours front commun. Lorsque la mère de Damien, licenciée du quotidien régional où elle était maquettiste, avait dû accepter un poste dans un hebdomadaire
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parisien qui l’obligeait à s’absenter du lundi matin au jeudi soir, Damien avait vaguement espéré qu’elle se sentirait coupable d’être si souvent loin d’eux et que cela la rendrait plus permissive. Il avait vite déchanté. — Tout va bien, mon chéri ? demanda-t-elle en l’embrassant. — Ça baigne ! lança-t-il en songeant qu’il avait passé une journée de chien. Il était fâché avec son meilleur ami, il allait devoir amputer ses économies de cent cinquante euros et, surtout, un nouveau était arrivé au lycée le matin même. Un garçon pâle à lunettes et cheveux bouclés, une espèce d’ours taciturne et bourru qui s’appelait Alexandre. Il était en section ES, mais cela ne l’empêcherait pas de se trouver sans cesse sur le chemin de Damien. Or Alexandre n’était pas à proprement parler un nouveau. Des années auparavant, Damien l’avait très bien connu. Ils avaient même passé des vacances ensemble. Des vacances qu’Alexandre n’avait sûrement pas oubliées.
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Chapitre 2 De la petite bande de l’Île-aux-Moines, Damien ne voyait plus que Maxime et Quentin. Mais tous deux étaient en première S, comme Florian, si bien que les trois garçons ne se croisaient que de temps à autre. Il y avait d’ailleurs bien longtemps que leurs goûts avaient divergé. Maxime, un fou d’informatique, planait en permanence dans un monde virtuel, et Quentin ne vivait que pour son rêve de devenir chirurgien. Damien avait l’impression de ne pas se trouver sur la même planète qu’eux. Les trois autres garçons de la bande n’étaient plus là. Nicolas habitait maintenant en Alsace, et les parents d’Arthur et d’Alexandre étaient partis pour un émirat arabe où M. Maugain construisait des hôtels. Au bout de quelques années, cependant, Mme Maugain avait eu de graves problèmes de santé dus
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au climat tropical. Elle avait finalement décidé de revenir en France avec Alexandre, qui désormais ne verrait son père que pendant les vacances scolaires. La décision avait été prise en catastrophe à la fin de l’été. Le temps d’organiser le retour et de trouver une maison, Alexandre n’avait pu retourner au lycée qu’à la rentrée de la Toussaint. Tout cela, Damien l’apprit dès le lendemain de l’arrivée de son ancien camarade, par Julie qui était dans la même classe que lui. — Pourquoi tu veux savoir tout ça ? lui demandat-elle. Tu le connais ? — Il était avec moi en CM1, mais on n’était pas vraiment copains. En classe, il gérait trop, mais il était un peu space. — Tu m’étonnes ! Il a plutôt l’air du genre à se prendre la tête… Damien était décidé à faire l’impossible pour éviter Alexandre, mais dès le vendredi, à la cantine, il l’aperçut tout à coup à côté de lui devant le bac à épluchures. — Salut ! — Mmmmmh ! — Ça va ? — Et toi ?
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C’était le genre de questions qui n’attendaient pas de réponse. Alexandre fixa sur Damien un regard hébété avant de s’éloigner d’une démarche raide, les oreilles écarlates. — C’est une pédale, ou bien ? plaisanta Jérémy qui arrivait derrière Damien. Jérémy était un grand échalas monté en graine et doté d’une langue de vipère. — T’inquiète, répliqua Damien, c’est juste un mec qui m’a fait une saloperie à une époque. Il peut dormir tranquille, c’est pas mon style de ressortir les vieux trucs. — Quel genre de saloperie ? — Laisse tomber. — Tu veux que je te dise ? C’est quand on a vu sa tronche qu’on a inventé la cagoule ! Pendant les cours de l’après-midi, Damien prit des notes sans lever le nez. Il n’était pas fier d’avoir chargé un ancien copain pour éluder les questions. Ce qui le liait à Alexandre était bien davantage qu’une méchante blague de gamin, et Alexandre n’était en rien responsable du drame qu’ils avaient vécu. Les événements de l’Île-aux-Moines avaient hanté Damien durant des années. Puis le temps avait fait son œuvre. Le passé, aujourd’hui, s’estompait derrière une brume flatteuse, et Damien refusait de se laisser
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déstabiliser par la réapparition brutale du frère d’Arthur. Il éprouvait une sincère compassion pour Alexandre, mais le temps lui avait appris la stérilité des remords. D’ailleurs Alexandre semblait décidé à le fuir, et c’était parfait ainsi. En sortant du lycée, Damien alla directement à la banque retirer l’argent dont il avait besoin. À cette heure, il y avait foule dans l’agence. Lorsque son tour arriva enfin, il fouilla ses poches à la recherche de sa carte d’identité. L’employée lui adressa un sourire de connivence. — Ce n’est pas régulier, mais on s’en passera pour cette fois. Vous ressemblez tellement à votre père qu’il n’y a pas d’erreur possible, à moins que vous n’ayez un sosie ! — Vous le connaissez si bien que ça ? — Je l’ai eu deux années de suite au collège. Je le détestais parce que j’étais nulle en français, mais comme prof, il était génial. Comme son père, Damien était grand et bâti en sportif. Ils avaient les mêmes sourcils broussailleux, les mêmes yeux variant de l’ambre au gris selon les couleurs du temps et de leur humeur, les mêmes cheveux châtains indomptables. Damien avait longtemps été heureux de ressembler à son père et,
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lorsque sa voix avait mué, très fier qu’on les prenne l’un pour l’autre au téléphone. Depuis qu’on lui parlait tous les quatre matins de son avenir – hypokhâgne et l’agrégation de lettres, seule voie possible pour un littéraire doté d’un tant soit peu d’ambition –, et que la moindre demande de sa part déclenchait un avis de tempête force cinq, il supportait mal d’être le clone d’un homme qui n’avait certainement jamais été adolescent. Leur ressemblance, pour une fois, lui était profitable. Il empocha les trois billets de cinquante euros et fila à son cours d’art dramatique. Il s’y rendait chaque vendredi après le lycée. Sa passion pour le théâtre était née en classe de troisième, grâce à un professeur de français qui leur avait fait jouer des scènes de Ruy Blas. Damien avait compris brutalement que c’était cela qu’il désirait : vivre mille existences, se glisser dans le cœur de vieillards et d’enfants, de héros et de criminels, de joyeux lurons et de désespérés, goûter chaque jour cet instant de silence terrifié qui précède la première réplique, ne plus savoir qui il était, oublier le temps, se sentir immortel. Il deviendrait acteur. Quand il avait annoncé à ses parents qu’il allait s’inscrire à un cours dès le mois de septembre, ils avaient rétorqué que la classe de seconde était trop
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importante, que les loisirs ne devaient pas mettre son travail en péril. — Mais c’est un travail, puisque c’est ma vocation ! avait protesté Damien. — Cesse de rêver, avait répliqué son père. En admettant que tu aies des dons de comédien, ce dont je ne doute pas, le talent ne suffit pas pour réussir dans un métier artistique ! Tes résultats de l’an dernier n’incitent pas à te laisser te disperser. Je te promets qu’on en reparlera à la fin du premier trimestre au lycée. Si tout va bien… Bien entendu, quand on en avait reparlé, ses parents avaient estimé que « tout n’allait pas bien ». Damien n’avait d’ailleurs pas été déçu puisqu’il s’y était attendu. Ses parents plaçaient la barre si haut qu’il n’avait aucune chance de les satisfaire. Autant demander à un cheval de trait de courir un steeple-chase ! Il avait patienté jusqu’à la fin de l’année scolaire et, à la rentrée de première, avait décidé de s’inscrire sans rien leur dire. Pour justifier ses absences, il avait annoncé qu’il faisait désormais partie du club d’anglais du lycée. Cette nouvelle les avait enchantés. — En ce moment, on lit une pièce d’Agatha Christie, raconta-t-il à la mi-octobre. C’était à peine un mensonge. À ceci près qu’ils ne lisaient pas la pièce mais la jouaient, et qu’il s’agissait
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d’une adaptation en français de The Mousetrap1, dans laquelle Damien tenait le rôle du sergent Trotter. D’où l’achat du baladeur MP3, qui lui permettrait d’apprendre son rôle à l’insu de ses parents. Il arriva à peine dix minutes en retard et rejoignit discrètement les autres. La répétition proprement dite n’avait pas commencé, ils en étaient encore aux exercices de respiration et de relaxation. Exactement ce dont Damien avait besoin pour éloigner le spectre d’Arthur.
1. La Souricière.
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Chapitre 3 En 1940, trois enfants évacués avaient été confiés aux fermiers de Longridge Farm. L’un d’eux mourut, par suite de négligence criminelle et de mauvais traitements… Damien appuya sur la touche Stop. Allongé sur son lit, il écoutait en boucle la scène de La Souricière dans laquelle le sergent Trotter apparaissait pour la première fois. C’était la meilleure façon d’apprendre un rôle : l’entendre et l’entendre encore, jusqu’à ce que les mots coulent aussi facilement que ceux d’une comptine. Damien filait d’abord la scène dans son intégralité, puis passait alternativement de la touche Retour rapide à la touche Écoute. Il répéta à mi-voix. — Vous avez sans doute entendu parler de l’affaire de Long Bridge… Merde ! Vous avez sûrement entendu parler de l’affaire de Longridge Farm. En
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1940, trois enfants évacués avaient été confiés aux fermiers de Longridge Farm. L’un d’eux se noya… Il s’arrêta net, avala sa salive et reprit : — L’un d’eux mourut, par suite de négligence criminelle et de mauvais traitements. Négligence criminelle. Quelle étrange expression, qui associait la désinvolture de la négligence et la barbarie du crime… — Il y avait trois enfants. Un garçon de quinze ans, une fillette qui en avait quatorze, et le petit de douze ans qui est mort. Arthur, lui, n’avait pas douze ans, mais treize. Et ce n’était pas un petit, mais un insupportable frimeur. Damien écrasa la touche Écoute. Quant au garçon qui a maintenant vingt-trois ans, il a disparu. Il passait pour avoir été toujours un peu bizarre. Impossible de ne pas penser à Alexandre, en dépit de l’âge qui ne coïncidait pas. Damien éteignit le lecteur, le jeta sur la moquette, se leva brusquement. Il ne laisserait pas ce garçon lui empoisonner l’existence ! Pour ce soir, en tout cas, il avait suffisamment entendu le sergent Trotter. Il en avait soupé de cette journée, de ses parents, du lycée et des fantômes du passé.
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Le week-end avait pourtant bien commencé. Quand Damien s’était levé, le samedi matin, son père était déjà au collège et sa mère au supermarché. Il en avait profité pour regarder un DVD, et filer au magasin de matériel hi-fi dès qu’il avait entendu sa mère pousser le portillon du jardin. — À toute ! lui avait-il lancé en la croisant à la porte. — Tu seras là pour le déjeuner ? — En principe. — Qu’est-ce que ça veut dire, en principe ? Que ça me gonfle, avait pensé Damien. Ça me gonfle de devoir rentrer à une heure pile parce qu’on ne déjeune ni à une heure moins dix ni à une heure dix. De vivre dans une ville où on hiberne d’un bout de l’année à l’autre en comptant ses points de retraite, où on ne traverse jamais au feu vert, où l’important est de choisir un métier sûr, de ne prendre aucun risque, de faire ce qu’il faut quand il faut et où il faut, avec modération et sans jamais dépasser la dose prescrite. Un moment plus tard, l’achat du baladeur lui avait fait retrouver la bonne humeur. Bonne humeur aussitôt envolée quand il s’était cru obligé d’acheter un cours d’anglais pour parer à une éventuelle curiosité paternelle. Une fois de plus, il courbait l’échine
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sous couvert de préserver l’harmonie familiale, mais en réalité par peur de s’affirmer. À 15 heures, comme chaque samedi, il était allé au complexe sportif pour sa séance de musculation. Il avait pédalé comme un forcené, s’était déchaîné sur les haltères et était ressorti du bâtiment de nouveau serein. Dans la rue, il avait failli se heurter à Alexandre. — Tu vas t’inscrire au centre ? avait-il interrogé parce qu’il fallait bien dire quelque chose. Alexandre l’avait regardé sans paraître comprendre. Une question aussi stupide ne pouvait qu’être prise pour de la provocation. Pâle, maigre, maladroit, Alexandre n’avait rien d’un sportif. Voulant se rattraper, Damien avait ajouté une gaffe à la première : — Je te conseille la nouvelle piscine, elle est top ! Suggérer la piscine à Alexandre était aussi déplacé que proposer des vacances en camping à un sans-abri. Mal à l’aise, Damien s’était éloigné sans attendre la réponse. Après une trentaine de mètres, il s’était retourné : Alexandre était toujours dans la rue, marchant en direction de la bibliothèque. Il n’était passé devant le complexe sportif que parce que c’était son chemin. Damien ne risquait donc pas de se heurter à lui dans les vestiaires. Mais il y aurait mille autres occasions de se trouver face à Alexandre.
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Un appel sur son portable chassa cette pensée déprimante. C’était Simon, un garçon de sa classe, qui improvisait une fête. — On sera huit ou neuf, pas plus. Anaïs vient avec sa guitare. Pauline aussi, et Léa. C’était un des avantages des sections littéraires : on n’était jamais en peine pour trouver des filles ! La soirée promettait d’être énorme, car Anaïs jouait du folk rock comme personne et Pauline faisait des numéros d’imitation à mourir de rire. — Et comme mecs ? demanda Damien. — Thomas et Florian. — Ils viennent tous les deux ? — Oui, pourquoi ? — Comme ça, pour rien. Il faillit dire à Simon que ce n’était pas une bonne idée d’inviter ces deux-là ensemble, mais ce n’était pas à lui de raconter à tout vent que Florian était amoureux de Lucille. — Alors c’est OK ? demanda Simon. — J’aimerais trop, mais on a de la famille… Ma marraine et son mari, je ne les ai pas vus depuis une éternité. Je te jure de faire le maximum pour me tirer pas trop tard.
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C’était faux, bien entendu, mais Damien ne se sentait pas de taille à subir la froideur et peut-être même les volées de flèches de Florian. Il appellerait Simon le lendemain, il dirait que les invités de ses parents étaient arrivés très tard, qu’il y avait eu des complications, qu’il n’avait vraiment pas pu… Il referma son portable en maudissant Florian. Comment avait-il pu briser leur amitié pour une fille qui n’en valait pas la peine ? Son portable vibra de nouveau. Un numéro inconnu s’affichait sur l’écran. — Damien ? Salut, c’est Quentin ! J’ai eu ton numéro par Mélanie. — Mélanie ? Damien la connaissait à peine, il était certain de ne jamais lui avoir donné son numéro. — Bah, tu voulais vraiment me parler ! Ça ne pouvait pas attendre lundi ? — Non, ma sœur a besoin d’un renseignement pour une copine, elle ne me lâche pas. Voilà… Tu penses qu’il est encore temps de s’inscrire pour le théâtre ? Elle voudrait aussi savoir combien ça coûte. Damien lui indiqua les tarifs. Quant à savoir s’il y avait encore des places… Son groupe du vendredi était complet, mais il y avait d’autres horaires.
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— Si la copine de ta sœur est trop coincée pour oser appeler le centre, conclut-il, je ne suis pas sûr qu’elle soit faite pour monter sur scène. Conseille-lui plutôt la calligraphie ou le macramé ! — C’est bon, admit Quentin. Merci quand même… Sinon, toi, ça va ? — Pas mal. Et toi ? Pas trop dur, les maths ? C’était décidément le jour des questions stupides. Aucun problème ne résistait à l’intelligence de Quentin. — Je gère. Au fait, tu as vu ? Alexandre est revenu. Nous y voilà, songea Damien. — Ouais, j’ai vu. Ça fait drôle. En tout cas il n’a pas changé, il est toujours aussi joyeux. — Il t’a parlé ? — Juste « salut-tu-vas-bien ». Vu qu’il est en ES, on ne risque pas de se croiser souvent. — C’est mieux comme ça… Moi aussi, il a plutôt l’air de me fuir. C’est drôle, quand même, on était très copains. — Ça fait un bail, l’eau a coulé sous les ponts. Quentin rit, mais son rire n’avait rien de joyeux. — C’est le cas de le dire… — Excuse, j’ai pas fait exprès. — J’aurais autant aimé qu’il reste où il était. — Pourquoi tu dis ça ? Tu as peur ou quoi ?
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— De quoi veux-tu que j’aie peur ? On n’y était pour rien ! Damien s’empressa d’approuver, puis ajouta : — Et puis même… Tu le connais, c’est pas le style à… À quoi, d’ailleurs ? Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? — Rien, rien… — Bon, tu m’excuses ? J’ai un double appel. — Pas de problème. Merci pour le renseignement. — N’oublie pas de dire à la copine de ta sœur que le centre a le téléphone ! Quentin rit enfin. Soulagé ?
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Chapitre 4 La première lettre anonyme arriva le mardi suivant. La première lettre, mais non pas la première enveloppe. Le lundi, Damien en avait déjà trouvé une à son nom, portant elle aussi une étiquette imprimée. Mais celle-là était vide. Damien l’avait déchirée, pensant qu’un employé distrait avait oublié d’y glisser un tract publicitaire. Il s’était trompé. Elle n’avait pas été envoyée par erreur, mais pour annoncer la suivante qui, elle, contenait une page provenant de l’Internet. Code pÉnal (partie législative) Section 2 : des atteintes involontaires à la vie article 221-6. le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121-3, par mala-
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dresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. en cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende.
Damien regarda le papier un long moment, puis le retourna pour s’assurer qu’il ne portait pas d’inscription manuscrite au verso. Il n’était pas difficile de deviner l’identité de celui qui avait jeté cette lettre dans la boîte. La démarche avait quelque chose de puéril, mais elle n’en était pas moins menaçante. Damien était sûr que cette lettre serait suivie d’autres. Il fut tenté de la détruire, mais jugea finalement plus avisé de la conserver. Il la dissimula sous une pile de livres et de classeurs et alluma son ordinateur, s’attendant presque à y découvrir un mail menaçant, et espérant, comme chaque jour depuis plusieurs semaines, voir s’afficher le login de Florian.
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Il n’y trouva ni l’un ni l’autre. Hormis les spams et les publicités, il n’y avait que trois mails. Un de Simon, qu’une gastro avait empêché de retourner au lycée après le week-end, et qui traitait Damien de « bâtard qui a raté une fête de malade » ; le deuxième avait été envoyé par Pauline et contenait un lien vers un site de devoirs corrigés qu’elle lui avait promis ; le troisième, envoyé par Vladimir, le professeur d’art dramatique, indiquait une modification de la scène à apprendre pour le prochain cours. Damien rédigea quelques lignes à l’attention de Simon, lui expliquant pourquoi il n’avait pu aller chez lui et s’excusant d’avoir oublié de lui téléphoner le lendemain. Puis il alla chercher un paquet de chips dans la cuisine, s’affala dans le canapé du séjour, et les avala l’une après l’autre jusqu’à la dernière, les portant à sa bouche d’un geste mécanique, les yeux fixés par-delà la baie vitrée sur la haie de lauriers secouée par le vent. Le ciel chargé de pluie s’assombrissait rapidement, une tempête s’annonçait pour la nuit. Un sac en plastique vide vola par-dessus la haie, projeté par une voiture qui passait dans la rue. Il resta un instant accroché à une branche d’arbre avant d’en être arraché dans un claquement sec. Comme une voile qui se gonfle, se dit Damien. Il ne pouvait entendre souffler
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le vent sans évoquer la mer et l’île. Il s’attendait presque à percevoir au loin l’appel d’une corne de brume. Elle n’avait pourtant jamais retenti cet été-là. Le temps avait été exceptionnellement chaud, avec une légère brise d’ouest qui se levait en fin de matinée et mourait après la marée du soir.
”
Ils étaient cinq garçons, cinq copains de l’école primaire. Florian et Damien n’étaient pas encore amis, il y avait juste Quentin, Maxime et Nicolas, invités comme lui dans la maison des parents d’Alexandre. Une maison toute neuve qui sentait encore le ciment, dans un immense jardin planté de pins descendant doucement vers la mer. Ils avaient construit une cabane dans les arbres, pêché à pied, sculpté des animaux en bois flotté, escaladé des rochers… Mais il y avait Arthur, le grand frère d’Alexandre. Arthur savait tout, n’avait peur de rien, prenait plaisir à écraser les autres de son autorité. Alexandre le considérait comme la huitième merveille du monde, et les autres préféraient filer doux plutôt que de l’affronter. Damien était le seul à oser contester son autorité de grand. Le plus détestable, chez ce garçon, était sa
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manie de commencer des phrases qu’il ne terminait pas, laissant planer des doutes et des sous-entendus. Si l’un d’eux évoquait un souvenir dans lequel son père s’était comporté en héros, il ricanait, l’air de dire : « Et le mien est président de la République ! » Face à celui qui avouait avoir eu peur dans telle ou telle circonstance, il avait un hochement de tête qui signifiait : « Tout le monde sait depuis longtemps que tu es un trouillard. » Un matin, Damien s’était réveillé le corps couvert de plaques rouges. Les parents d’Alexandre l’avaient conduit chez le médecin, qui avait diagnostiqué une allergie à un médicament pris quelques jours avant son arrivée sur l’île. Arthur l’avait considéré avec des mines dégoûtées, chuchotant à l’un ou à l’autre qu’il savait, lui, d’où venait cette maladie, que c’était un mal héréditaire ne touchant que certaines personnes. À l’entendre, on eût pu croire que le père de Damien avait violé des enfants, ou sa mère traîné dans des maisons de passe. Un jour, après le déjeuner, Nicolas et Quentin avaient organisé un jeu de piste sur un îlot à environ trois cents mètres de la côte, sur lequel on pouvait se rendre à pied sec à marée basse. Ils y avaient fait les fous, s’étaient cachés, avaient joué à se terroriser, puis ils s’étaient dispersés pour remplir individuellement
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le questionnaire qui permettrait de déterminer le gagnant. Quand ils s’étaient retrouvés, à l’heure fixée pour le retour, Arthur manquait à l’appel. Sans doute était-il parti le premier sans avertir personne. Il n’était pas non plus à la maison, mais on en avait conclu qu’il était allé voir des copains de son âge. Puis, le temps passant, les garçons avaient pensé qu’il était peut-être au contraire resté là-bas, avec l’idée saugrenue de les impressionner en passant la nuit à la belle étoile. — Si c’est le cas, avait remarqué Alexandre, il sera furieux qu’on aille le chercher, nous. Faut attendre de voir ce que décideront les parents. Arthur était en effet encore sur l’îlot. Avait-il projeté d’y rester jusqu’au matin, puis finalement renoncé ? Avait-il traîné pour inquiéter les autres, et oublié l’heure de la marée ? Quoi qu’il en soit, il avait tenté, en début de soirée, de regagner la terre ferme à la nage. C’était son premier séjour dans le golfe du Morbihan, il avait sous-estimé la force du courant. Bien qu’assez bon nageur, il s’était vite épuisé. Les passagers d’un dériveur venant d’Arradon l’avaient aperçu, mais eux aussi avaient peine à lutter contre le courant. Quand ils l’avaient enfin rejoint, il avait coulé depuis plusieurs minutes.
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Plus jamais les garçons n’avaient voulu reparler de cet été-là. Cela n’avait été qu’un accident, mais suffisait-il de n’être pas coupable pour être totalement innocent ?
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