La vie est belle…... Jusqu’au jour où Grace se fait voler sa tablette qui contient toutes ses idées de collections. Quelqu’un la jalouserait-il ? Grace connaît-elle bien ses amis ? Entre mensonges, secrets et trahisons, la route sera longue jusqu’à la vérité...…
À la vie, à la mode !
Grace est arrivée à Londres un après-midi d’octobre, son chat Didon sous le bras, pour étudier à la Fashion Academy, une grande école de mode. Elle vit en colocation avec Amy, Taïwanaise, et Sienna, Anglaise et top model ; elle s’est liée d’amitié avec la douce Charlotte, et son cœur bat pour le beau Thomas.
Journo - Durey Anouk Journo-Durey
À À lala vie vie,, àà lala mode mode !!
www.fleuruseditions.com
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Biographie Anouk Journo-Durey est auteure de fiction pour la jeunesse et de documentaires, de poèmes, mais aussi traductrice d’anglais, lexicographe et animatrice d’ateliers d’écriture. Elle vit en Normandie, près de Giverny. *** Un grand merci à Véronique Minder, amie de longue date au pays des mots. Merci aussi à Raphaële Glaux, mon éditrice, pour son soutien et ses conseils avisés.
Anouk Journo - Durey
à la vie, à la mode !
Illustration de couverture : Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Raphaële Glaux, assistée de Maud Couture Direction artistique : Élisabeth Hebert Fabrication : Thierry Dubus, Anne Floutier © Fleurus, Paris, 2013 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-2087-2 Code MDS : 651 767 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
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Anouk Journo-Durey est auteure de fiction pour la jeunesse et de documentaires, de poèmes, mais aussi traductrice d’anglais, lexicographe et animatrice d’ateliers d’écriture. Elle vit en Normandie, près de Giverny.
Illustration de couverture : Dorothée Jost Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Raphaële Glaux, assistée de Maud Couture Direction artistique : Élisabeth Hebert Fabrication : Thierry Dubus, Anne Floutier © Fleurus, Paris, 2013 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-2087-2 Code MDS : 651 767 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi nº 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
Un grand merci à Véronique Minder, amie de longue date au pays des mots. Merci aussi à Raphaële Glaux, mon éditrice, pour son soutien et ses conseils avisés. A. J. D.
Quatre mois plus tôt… Octobre
« Ocre, doré, carmin, pourpre, émeraude… Tant de teintes dans le ciel d’automne, Autant de coloris à tisser À rechercher À aimer. »
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14 Lambay Crescent Je suis arrivée à Londres un 29 septembre, avec deux grosses valises, mon chat, et des rêves en pagaille. Un black cab, grand taxi noir typiquement anglais, m’a conduite de la gare de St Pancras International, en passant par Kentish Town Road et Highgate Road, jusqu’au beau quartier verdoyant de Hampstead, au nord-ouest de la ville. En cette fin d’après-midi ensoleillée, malgré de légers embouteillages, nous avons filé à bonne allure, et ma montre indiquait à peine 17 heures quand j’ai sonné au nº 14 Lambay Crescent : une coquette maison victorienne avec une façade de briques rouges, un balcon à balustrade blanche, et un jardin qui donne sur une petite rue bordée d’arbres, en forme de croissant, d’où son nom. J’ai d’abord rencontré Amy, qui m’attendait comme prévu. Sienna, la troisième colocataire, se trouvait à une séance de photos pour un casting. J’avais apporté de petits cadeaux : calissons d’Aix, nougat de Montélimar, dragées… Quelques gourmandises, en somme. – Miam ! Merci ! Ton voyage s’est bien passé ? m’a demandé Amy en nous préparant un délicieux thé vert au jasmin. – Super, oui. Paris-Londres en train, c’est vraiment rapide ! J’ai juste eu un peu peur pendant la traversée du tunnel sous la Manche. 17
– C’était la première fois ? – Même pas… Mais j’imagine toujours le pire : les parois qui s’écroulent, la mer qui nous engloutit… Le vrai scénario catastrophe ! Amy m’a souri. Avec sa silhouette menue et musclée, ses courts cheveux noirs effilés et ses grands yeux bruns, elle m’a rappelé une figurine manga. En jean tye&dye framboise et débardeur blanc, pieds nus, elle était installée en tailleur sur sa chaise. Trop souple ! Par la suite, j’ai appris qu’elle pratiquait le hatha yoga depuis plus de cinq ans, une discipline du corps et de l’esprit qui lui permettait de calmer une anxiété chronique. Je ne découvrirais que bien plus tard ce qui l’inquiétait tant. – Je te comprends. Je suis limite claustrophobe… Je déteste l’avion ! a-t-elle avoué. Le vol Taipeh-Londres dure dix-neuf heures ! Dire que je suis restée presque une journée entière enfermée à huit mille mètres au-dessus du sol… J’en ai encore des sueurs froides. – C’était la première fois ? Même question que la sienne quelques minutes plus tôt. Amy et moi discutions comme si nous nous étions toujours connues, alors que nous n’avions échangé qu’un e-mail et une photo pour organiser notre colocation. Nous retrouver toutes les deux si loin de nos familles respectives, de nos amis, de nos pays, nous rapprochait spontanément. – Oui. Je n’avais encore jamais quitté Taïwan… Tu parles anglais vraiment couramment ! a-t-elle continué. Et tu n’as presque pas d’accent français… – Je prends ça pour un compliment ! En fait, je viens régulièrement en Angleterre : ma tante vit à Londres, près d’Oxford Street, et je lui rends visite chaque été depuis que j’ai douze ans. Toi aussi tu te débrouilles bien… 18
– Oh, je n’ai aucun mérite : ma mère est de Cambridge. – Tu es moitié chinoise, moitié anglaise… Je l’ai contemplée quelques secondes, étudiant ses traits : un visage rond, des yeux en amande, le teint doré. – Mais tu as l’air très chinoise. Amy a hoché la tête. – Apparence ! Je suis eurasienne… Pour les Chinois, je suis très européenne ! Et elle a éclaté de rire. J’ai adoré son naturel. Assises dans la cuisine – une pièce claire qui s’ouvrait sur un jardinet à l’arrière de la maison –, nous avons bavardé à bâtons rompus jusqu’à l’arrivée de Sienna. Curieusement, je n’étais pas pressée de visiter les lieux, j’en avais vu des photos sur le site Internet du propriétaire et je préférais faire connaissance avec Amy… Elle était arrivée de Taïwan quinze jours plus tôt, et tout l’étonnait à Londres : les bus à impériale rouges, le réflexe « casquette-chapeau » des Anglais dès que le thermomètre dépasse les 17º C, la gentillesse des commerçants, les petites maisons accolées les unes aux autres, les chauffeurs de taxi d’origine indienne, coiffés d’un turban… Elle était inscrite aux Beaux-Arts, sur le campus de Hampstead où je serais également étudiante. Elle voulait être graphiste ou illustratrice. Elle m’a d’ailleurs montré des esquisses qu’elle avait croquées dans le carnet dont elle ne se séparait jamais : des visages de face et de profil, des natures mortes, des bribes de paysages… J’ai alors sorti le mien, à petits carreaux et spirale. J’y griffonne des poèmes, des notes sur tout et rien, des idées de vêtements ou de bijoux. Dans le train entre Paris et Londres, je m’en étais donné à cœur joie, mon casque de baladeur vissé sur les oreilles. J’aime dessiner en musique, et, selon ce que j’écoute – pop rock, trip hop, classique ou baroque –, mon 19
imagination s’anime différemment. À chaque fois, c’est comme un voyage vers une nouvelle destination. – On a des points communs, dis donc ! s’est exclamée Amy. – « Dis donc » ? Tu sais que c’est le nom de mon chat ? Enfin, il s’appelle Didon : D.I.D.O.N. Sauf que Didon est le nom d’une reine dans un opéra… J’espère que sa fierté de mâle n’en est pas trop blessée ! Indifférent à ces considérations humaines, mon chat ronronnait, lové sur mes genoux. Amy l’a contemplé quelques instants, à la fois perplexe et amusée. Didon est le superbe angora noir aux yeux verts que mon père et ma mère m’ont offert pour mes dix-sept ans. Mon anniversaire tombant juste après Noël, on célèbre souvent les deux fêtes en même temps… Pratique pour mes parents, frustrant pour moi. Mais là, j’ai reçu le plus beau cadeau de ma vie : une source de création… De régénération. C’est en admirant ses prunelles que j’ai conçu toute une gamme de verts – opalins, menthe à l’eau, mordorés… – pour ma série de tee-shirts graphiques qui m’a permis d’être acceptée à la Fashion Academy. – Pourquoi tu es venue avec lui ? – Parce que je l’aime, et que j’ai besoin de lui. Il est mon maître zen, ma muse… – Carrément ? – Carrément. C’est un peu excessif, je sais, mais je lui dois beaucoup. C’est grâce à lui que j’ai pu me concentrer pour réussir mon bac ! – Oh… Et c’est quoi, le bac ? Après une brève explication sur ce sujet académique, j’ai confié à Amy que j’avais failli rater ma dernière année de lycée à cause d’un chagrin d’amour. Pas n’importe lequel… Mon premier. Le genre qui ravage et laisse des cicatrices à jamais, 20
comme une morsure profonde. Je pleurais sans arrêt, me désintéressais de tout… Mais quand j’ai câliné mon chaton pour la première fois – il n’avait alors que trois mois –, et qu’il a ronronné contre ma poitrine, j’ai soudain éprouvé un profond mélange d’émerveillement et de paix. Incroyable ! Je me suis alors sentie infiniment reconnaissante… et totalement responsable de ce petit animal à l’origine d’un tel miracle. Par la suite, je me suis mise à réviser mes cours en le gardant sur mes genoux : je ressentais une tranquillité absolue, quasi irréelle. Il était devenu « Didon » parce que c’était l’année des « D », mais aussi parce que mes parents adorent écouter Didon et Énée. Cet opéra baroque m’a également beaucoup inspirée… Pour écrire des poèmes tragiques ; des lettres incendiaires ; un début de roman noir (un thriller qui débute par le mystérieux assassinat d’un jeune homme)… Autant de pages que j’avais mentalement adressées à Peter-le-Traître. Je ne l’avais pas vraiment oublié, c’était encore trop tôt… D’ailleurs, à cet instant, le souvenir de nos baisers a jailli à mon esprit, et vite, très vite, je me suis obligée à me concentrer sur le moment présent, et sur Amy, dont le prénom la prédestinait sûrement à être mon amie ! J’ignorais encore ce qui avait incité Amy à venir à Londres, mais moi, j’avais voulu quitter le cocon familial pour voler de mes propres ailes et suivre ma route. Cette séparation – la première digne de ce nom, auparavant, je n’étais partie de chez moi qu’une quinzaine de jours tout au plus – marquait le début de ma nouvelle vie. Peut-être que lorsque je retournerais à Paris, et que je reverrais Peter, je ne ressentirais plus ni désirs ni regrets. Lui, en revanche, me considérerait sûrement d’un autre œil… J’aurais embelli, et mûri. J’aurais tant appris 21
loin de lui ! Peut-être aurait-il envie de renouer, sauf que moi, je ne… Une porte refermée en claquant a interrompu mes réflexions… et tant mieux. Sienna rentrait. 4 Ce qui m’a frappée en premier ? Ni ses jambes interminables, ni la beauté de son visage auréolé de boucles blond platine à la Marilyn, ni l’éclat singulier de ses yeux grisbleu… Mais sa silhouette longiligne. Grande, incroyablement fine, le port altier, Sienna évoquait d’emblée une icône en puissance. J’ai tout de suite pensé qu’elle devait faire sensation sur les tapis rouges car elle appartenait à la catégorie des mannequins sexy et androgynes adorés au pays des stylistes… Adorés ou détestés, préciserait ma mère, rédactrice en chef du magazine Tendances. Sienna portait un slim noir, un chemisier fluide de couleur ocre et des ballerines. Elle revenait d’un casting et ne s’était pas totalement démaquillée – ses paupières restaient un peu trop ombrées –, mais ce que j’ai immédiatement remarqué, c’est que l’un de ses ongles manucurés nude était cassé. – Salut ! s’est-elle exclamée. Son timbre grave, un peu rauque, m’a surprise. Peut-être parce que j’avais involontairement associé sa blondeur à une voix fluette et enfantine. Un contraste intéressant et original. – Bienvenue chez nous… Enfin, chez toi ! – Merci… Elle s’est assise et m’a observée d’un œil averti. À croire que ses pupilles enregistraient mes principales caractéristiques physiques : 22
– 1,66 m – poids : 55 kg – tour de poitrine : 85 A – cheveux bruns, frange, coupe mi-longue dégradée – yeux noirs – signe particulier : petit grain de beauté au-dessus de la lèvre (effet « mouche ») – pas de maquillage… Elle a aussi remarqué mon tee-shirt vert pomme orné d’une tête de chat cubique, et sa signature discrète à l’encre noire : GdS. – Alors, c’est toi, GdS ? Grace de Staël ? – Alors, c’est toi, Sienna ? Elle m’a souri, dévoilant des dents d’une blancheur parfaite. – Contente de te rencontrer. On t’attendait, Amy et moi. Eh, j’hallucine ? a-t-elle poursuivi en lorgnant mon chat d’un air stupéfait. – Attention, c’est la muse de Grace, a déclaré Amy. – Comme c’est mignon : une muse poilue ! Pardon d’être un poil moqueuse ! a ajouté Sienna en riant franchement. Une chance qu’Amy et moi ne soyons pas allergiques… – Le propriétaire vous a prévenues toutes les deux que je venais avec lui. Je vous l’ai aussi précisé, et je pense même vous avoir envoyé une photo de lui… Sienna m’a interrompue : – Exact. Excuse-moi. Bon, dis-nous, tu as fait bon voyage ? Ce n’était pas trop long ? Ton chat a supporté le trajet ? J’ai senti qu’elle essayait de se rattraper en se montrant peutêtre plus aimable que nécessaire. À mon tour, je lui ai souri : – Tout s’est très bien passé, merci. Mais je suis heureuse d’être arrivée ! 23
À ce moment-là, Didon, qui se trouvait toujours sur mes genoux, a entrouvert un œil et a bâillé. Puis il s’est redressé, a bondi par terre et s’est dirigé lentement vers sa gamelle que j’avais posée dans un coin de la cuisine. – Ah, la démarche du chat, légère, fluide et majestueuse en même temps, a murmuré Sienna, songeuse. Tous les mannequins rêvent de l’égaler ! Eh bien, Didou sera… – Didon, ai-je rectifié. – Oups ! Didon. Qui sait, peut-être qu’il me portera chance. Je pourrais m’inspirer de lui pour améliorer mon allure… Apparemment, je dois encore la travailler. – Pourquoi ? a interrogé Amy. Sienna a haussé les épaules, et un pli un peu amer s’est dessiné au coin de sa bouche. – Tout à l’heure, j’ai été recalée… C’est la deuxième fois en un mois, pour la même raison : ils prétendent que je suis – je cite – « trop saccadée ». Je ne comprends pas… Je me demande si le photographe ne m’a pas dans le collimateur. C’était le même. Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-elle enchaîné en apercevant les friandises que j’avais apportées de Paris, étalées sur la table. – Des petits riens qui font du bien ! Tu connais le nougat de Montélimar ? ai-je demandé. Sienna a secoué la tête, sourcils froncés. – Je refuse d’en goûter ne serait-ce qu’un milligramme. – Sienna est perpétuellement au régime, m’a indiqué Amy. – Vous voulez que je vous dise ? Je parie que s’ils ne m’ont pas choisie aujourd’hui, c’est à cause du beignet que j’ai mangé avant-hier, a repris Sienna d’un ton irrité. Un misérable beignet au sucre, et vlan ! Sanction ! – Un seul beignet ne peut pas te faire grossir… 24
Sienna m’a lancé un regard presque méprisant : de toute évidence, je venais de proférer la pire des absurdités. Mais comment aurais-je pu concevoir qu’une fille aussi longiligne soit à ce point obsédée par son poids ? Plus tard, examinant les placards de la cuisine que nous partagions désormais, je me suis aperçue que l’espace réservé à Sienna ne contenait pratiquement rien d’autre que des barres de régime et des boissons hyperprotéinées. J’ai failli culpabiliser quand j’ai rangé mes premières provisions achetées à la supérette du quartier : des corn-flakes, du pain de mie, du chocolat à tartiner, de la confiture de fraises, du café, du sucre… Amy semblait également apprécier les bonnes choses : son assortiment de thés et de biscuits le prouvait. Le réfrigérateur, que nous avons consciencieusement divisé en trois parties, devenait tout aussi éloquent : deux étagères regorgeaient de fromages, de saucisses, de bacon… Sur la troisième trônaient de petites bouteilles de lait écrémé, et une ribambelle de yaourts 0 %. Nous avons continué à parler menus et calories pendant un bon moment. Lorsque Amy a vanté les bienfaits du bol de riz vapeur, simplement assaisonné de quelques gouttes de soja, pour garder la ligne, Sienna a éclaté de rire : – Ma nutritionniste te dirait que tu racontes n’importe quoi ! – Tu n’as même pas de nutritionniste… – Si, moi-même. Grace, je crois que Dido veut sortir ! – Didon… Il s’appelle Didon ! Et j’ai couru rattraper mon chat qui, en effet, s’apprêtait à sauter par la fenêtre entrouverte. Il était trop tôt pour qu’il file dehors. Il risquerait de se perdre. – Bon, moi, je vais prendre un bain, a alors annoncé Sienna en se levant. J’ai besoin de me laver de cette journée archi ratée. En plus, je me suis cassé un ongle ! La poisse… 25
Sur ces mots, elle a quitté la pièce. La suivant du regard, j’ai admiré sa démarche chaloupée, sa longue silhouette si fine… Trop fine ? Sous l’étoffe soyeuse de sa tunique, on percevait la fragilité de ses épaules, droites et fières. Ce jour-là, je me souviens avoir éprouvé l’étrange impression qu’à dix-huit ans, Sienna s’efforçait déjà de ne pas ployer sous le poids des exigences esthétiques de son métier. Peutêtre était-ce ce qui rendait ses mouvements « saccadés » ? Mais bien évidemment, j’ai gardé ces réflexions pour moi. Je ne connaissais pas Sienna… Je ne voulais pas la vexer. Pour Sienna, manger était tout sauf un plaisir. Et elle s’apprêtait à cohabiter avec deux gourmandes ! 4 Le 14 Lambay Road ressemblait à une maison de poupée : au rez-de-chaussée, un salon tapissé de blanc et crème, meublé de rotin clair, et une cuisine équipée, moderne, aux murs jaune pastel. À l’étage, les trois chambres et la salle de bains dotée d’un placard en formica rose que nous devrions nous partager. Tout était petit mais bien agencé, avec de la moquette partout, et des papiers peints à fleurs qui créaient une ambiance « bonbonnière ». Ma chambre était lumineuse, meublée d’un petit lit, d’une coiffeuse kitchissime en acajou et surmontée d’un miroir ovale, d’une armoire et d’un petit bureau. Une moquette et une tapisserie fleurie, rose pâle et mauve. Effet « bonbonnière » puissance dix mille. Il faudrait vite que je décore les murs à ma manière… Mais, luxe suprême, je disposais d’un balcon ! J’ai ouvert la fenêtre et, ravie, me suis accoudée à la balustrade. Luxe suprême nº 2, j’apercevais les frondaisons du parc 26
de Hampstead Heath : des arbres centenaires aux feuilles vertroux… magnifiques. En cette fin d’après-midi, une lumière dorée régnait sur Londres, comme si un aquarelliste avait capté les derniers rayons de soleil pour les mêler à la brume qui s’élevait au-dessus de la ville. Quelle chance de pouvoir habiter ce quartier ! C’était un îlot de verdure au milieu de la mégapole. Au XIXe siècle, la colline de Hampstead et son village avaient vu défiler des intellectuels et artistes célèbres : le peintre paysagiste Constable, Freud, Marx… Le sculpteur Henry Moore… Un jour, peut-être écrirait-on que la styliste Grace de Staël y avait résidé durant ses études avant d’entamer sa brillante carrière ! Londres, c’est une « ville-monde », cosmopolite, tentaculaire, intimidante. Mais à Hampstead, je me suis tout de suite sentie… chez moi. En sécurité comme dans un village. La configuration de Lambay Crescent, petite rue en demi-cercle protégée par des arbres, m’a sûrement confortée dans cette impression. Notre maison était accolée à d’autres, curieusement identiques, si bien qu’on se serait presque crus dans un décor en carton-pâte… Un doux miaulement m’a soudain tirée de ma rêverie. À mes pieds, Didon me fixait de ses grands yeux verts. Je l’ai pris dans mes bras et je l’ai câliné, l’écoutant ronronner tout contre moi. Comble du bonheur, je l’avais, lui, mon chat adoré. J’avais dû en affronter, des obstacles, pour pouvoir l’embarquer ! Mes parents s’y étaient d’abord farouchement opposés. Ensuite, il avait fallu vérifier tous ses vaccins, puis remplir des tas de papiers pour passer la frontière – une énorme frontière entre la France et la Grande-Bretagne alors qu’on vit à l’heure de l’Europe. On paye tout en livre sterling et pas en euro, on roule à gauche, on boit du thé à 17 h 01 27
quoi qu’il arrive… (j’exagère à peine !). Mais je les adore, nos British friends. – On commence une nouvelle vie, tu sais ? ai-je murmuré à l’oreille de Didon. À nous Londres ! London calling ! Ça, c’est le titre d’un célèbre album des Clash, du rock cent pour cent britannique des années 80 que ma tante Kate, Londonienne depuis plus de trente ans, m’avait fait découvrir l’été de mes treize ans. À ce moment-là, j’ai pensé très fort à elle, emplie de reconnaissance. Tout ce qu’elle avait accompli pour moi ! C’est elle qui avait convaincu mes parents de me laisser partir à Londres ; c’est elle qui avait trouvé cette jolie maison avec deux colocataires qui semblaient super cool. Très différentes de moi, forcément, mais on avait quand même des points communs. Amy me paraissait plus accessible, plus simple en tout cas, que Sienna. Être mannequin, c’est si difficile. On est jugée en un clin d’œil, et il y a tant de filles belles ! Après, la beauté c’est aussi une question de vêtements, de maquillage, d’allure, de moral, d’énergie… Tout ça, c’est mon truc. Ma passion. Rendre les autres encore plus beaux et les inviter à faire jaillir leur lumière intérieure (oh, là, là, ma mère détesterait m’entendre dire ce genre de chose ! Pour elle, la mode est avant tout une question de look, d’apparence, d’extérieur, de façade… Bref, des abîmes nous séparent). Tante Kate m’avait aussi apporté de quoi m’installer, ai-je constaté en ouvrant mon armoire quelques instants plus tard : couette, housse de couette, oreillers, taies d’oreiller, draps, serviettes de bain… Et même de jolies savonnettes parfumées à la vanille qui provenaient certainement de sa parfumerie, une luxueuse boutique agrémentée d’un salon d’esthétique près d’Oxford Street. Oh, adorable tante Kate ! 28
En réalité, elle est ma grand-tante ! C’est la sœur cadette de ma grand-mère paternelle : mamie Alexandra, que j’aime aussi de tout mon cœur. Elle s’est souvent occupée de moi, son unique petite fille, pendant que mon père et ma mère travaillaient, l’un à la rédaction de ses livres, l’autre à l’écriture de son magazine. Mais tante Kate, c’est ma « tantie » chérie ! J’ai mis de la musique et j’ai commencé à déballer mes affaires sous le regard curieux de Didon, allongé de tout son long sur le lit. Ma principale valise, une malle turquoise et vert citron à roulettes, contenait mon « vestiaire de nomade » minutieusement choisi : durant les semaines précédant mon départ de Paris, j’avais peu à peu vidé ma penderie pour faire le tri. J’avais supprimé tout ce qui ne serait définitivement plus « moi » : jupes sages, chemisiers fleuris à petits boutons nacrés, vestes style tailleur… Mes parents, qui ont quelque peu oublié leurs idéaux de jeunesse, ont grimacé en découvrant que j’affectionnerais désormais le jean et les imprimés « graffitis ». Quand j’ai commencé à « graffer » mes tee-shirts pour les personnaliser, ma mère a écarquillé les yeux avec horreur, et mon père a haussé les épaules, genre « ne t’inquiète pas, c’est sa crise d’ado, ça lui passera ». Mais non. Tout faux. De toute façon, ils n’ont jamais rien compris. D’après eux, j’ai de la chance de ne manquer de rien, mais moi, je trouve que j’ai manqué de l’essentiel : leur présence. Ils m’ont beaucoup gâtée… matériellement parlant. Pour compenser, vous croyez ? Et puis, j’aurais bien aimé avoir un frère ou une sœur… Je me suis souvent sentie différente à cause de ça, mal à l’aise, et même presque honteuse, quelquefois. Tante Kate, un jour, m’a donné un vrai bon conseil. Elle m’a dit que dans la vie, si on sait transformer le négatif en positif, on s’en sortira toujours… 29
Bref, c’est peut-être tout ça qui m’a inspirée quand j’ai imaginé un projet de collection féminine 16-61 ans (et plus !) à partir de textiles et de matériaux de récupération, associés à de la dentelle, de la soie, du coton tissé… Et aucun matériau neuf synthétique. Un concept écolo, glamour mais décalé que j’ai baptisé « Métissage » et qui m’a valu d’être admise à la prestigieuse Fashion Academy de Londres. Bon, j’ai aussi dû écrire dix pages de motivation, joindre des lettres de recommandation, mon dossier scolaire… Mais passons. Mon « vestiaire nomade », quant à lui, se réduisait au minimum : des jeans – un slim stone washed, un large noir taille basse, un boot-cut ardoise plus classique, on ne sait jamais, ça peut être utile –, trois pulls – un taille courte rouge vif, un long noir, un mi-long vert turquoise –, plein de teeshirts avec des imprimés graphiques (mes créations), une minijupe en jean, une robe « chasuble » courte en maille kaki, une grosse ceinture, un blouson en denim, une doudoune rose, un bonnet large, deux paires de baskets – en toile rose et en cuir noir. Dans mon « vestiaire nomade », il y avait aussi un foulard en soie rouge et noir offert par Peter-le-Traître… Erreur grossière ! Pourquoi l’avais-je emporté ? En pensant à Peter, colère, déception et chagrin se sont de nouveau emparés de moi. On avait rompu plus de quatre mois auparavant, mais j’avais toujours mal. OK, quand je dis qu’on avait rompu, ce n’est pas tout à fait exact. Il m’a laissée tomber comme un mouchoir jetable. Byebye, Grace, pas de problème, je te plaque pour une autre sans véritable explication, et du jour au lendemain. Alors que je regardais ce foulard, je l’ai revu, lui, mon premier amour, mignon, drôle… et anglais. J’ai toujours adoré la langue de Shakespeare… et celle de Mr Bean, qui me fait 30
mourir de rire. C’est comme ça, j’assume. D’ailleurs, c’était sans aucun doute grâce à son humour que Peter m’avait fait encore plus craquer. Un humour un peu involontaire, je crois, parce qu’en réalité, il a une très haute opinion de lui-même. Mais il m’avait impressionnée parce qu’il était déjà en fac de lettres alors que j’entamais ma terminale, et qu’il semblait savoir déjà tellement de choses ! On s’était rencontrés au club de théâtre de mon quartier, il jouait bien, il m’avait fait rire… Et voilà. J’étais tombée dans ses bras ; et beaucoup plus bas quand, quelques mois plus tard, je l’ai croisé main dans la main avec une petite blonde super girly. Mon exact contraire physiquement parlant. J’ai beaucoup pleuré, je l’ai insulté, et encore pleuré et… La sonnerie de mon téléphone a retenti, m’extirpant brutalement de mes souvenirs. Voyant le nom de ma tante s’afficher, j’ai senti mon cœur bondir de joie. J’ai jeté le foulard dans un coin, et baissé le son de la musique avant de répondre : – Tantie ! – Ma chérie ! s’est-elle exclamée à l’autre bout du fil. Alors, ça y est, tu es là ! – Oui ! – Et ça te plaît ? – Beaucoup. Merci pour tout ce que tu m’as apporté, tantie. La couette et tout… – Surtout ce « tout », j’espère ? a renchéri tante Kate, malicieuse. – Les petits savons ? Oui, je les adore. Ils vont embaumer mes affaires. Je vais faire des jalouses… – Tes colocataires ? Elles en ont eu aussi. – Sérieusement ? Tu les as rencontrées ? 31
– Non, j’ai juste laissé des paquets à leur attention quand je suis passée déposer les affaires pour toi. – Elles ne me l’ont même pas dit ! – Peu importe. Le propriétaire m’a assuré que ce sont des filles bien. Je me suis mise à rire. – Ça veut dire quoi, « des filles bien » ? – Tu m’as comprise, honey… Mais oui : soignées, polies et bien élevées. Pour le reste, on ne le saurait qu’au fil du temps ! Ma colocation était signée pour dix mois à compter de ce 29 septembre, et le bail serait renouvelé à la rentrée suivante. Si tout se déroulait comme on l’espérait. Si je décidais de rester. Si mes parents étaient d’accord. Si… Mais avec des « si », on met Paris en bouteille ! (Londres, en l’occurrence.) J’ai promis à ma tante de passer à l’institut dès que possible, puis j’ai remis de la musique et, au lieu de finir de défaire mes valises, j’ai disposé quelques objets sur le bureau et la coiffeuse : mon eau de toilette, mon carnet de croquis et ma trousse de pointes, encres et feutres, ma boîte à couture de voyage, ma tablette et mes écouteurs, mon roman en cours (un polar d’enfer), mon anthologie de poésie préférée… J’ai fait le lit, et disposé la couette et les oreillers – connaissant mes goûts, tante Kate m’avait déniché une housse et des taies aux couleurs acidulées, que j’ai adorées. Dix minutes plus tard, je me sentais dans un nid douillet : chez moi. Onze minutes plus tard, j’ai (presque) eu envie de fuir après avoir allumé. Le plafonnier, jusque-là discrètement laid, 32
diffusait un éclairage cru, glauque, affreux. Le genre qui rend tout moche. Je l’ai vite éteint, j’ai pris mon chat sous le bras et, me promettant d’aller acheter des lampes dès le lendemain, je suis descendue au rez-de-chaussée rejoindre Amy et Sienna. Elles se trouvaient dans la cuisine, en train de boire le thé en compagnie d’un jeune homme brun très beau, vraiment très beau, qui m’a aussitôt lancé un regard direct terriblement gênant…