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Prologue
La sorcière de Tinahely
Vicky Miller vacilla dans les ténèbres, loin du cadavre qui gisait dans la maison, loin de l’homme qu’elle avait tué. Au-delà du rectangle de lumière projeté par la porte ouverte, la nuit menaçait d’avaler la vieille femme. Elle tendit les mains devant elle, à l’aveuglette. Une odeur de fumée envahissait l’atmosphère. Vicky était si désorientée qu’elle n’arrivait pas à en identifier la provenance. La tête lui tournait et sa vue avait beaucoup décliné avec l’âge. Elle ne voyait quasiment plus rien. Tout paraissait flou. Tout était sombre. Les buissons de ronces qui ceinturaient son jardin manquèrent la faire tomber. Vicky s’en libéra en poussant un râle exaspéré. Que lui arrivait-il, bon sang ? Pourquoi était-elle si faible ? Elle s’immobilisa en prenant conscience de l’herbe humide, sous ses pieds. Pourquoi avait-elle quitté la maison sans ses chaussures ? Elle ne portait qu’une simple chemise de nuit. Du sang poissait le coton blanc et dégoulinait sur son bras. La vieille femme cessa d’errer dans son jardin, examinant les rangées de
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choux qui bordaient le potager. Reprends-toi, ma fille, pensat‑elle. Qu’est-ce qui t’arrive ? Elle se rappelait avoir tué un homme. Quelque chose l’avait réveillée en pleine nuit et elle avait réagi d’instinct. L’étranger se tenait juste dans la faible lueur de la lampe de chevet. Il était désarmé, il n’avait rien fait, mais il s’était introduit chez elle et l’avait effrayée. Fruits d’une enfance parmi les truands et les tueurs, les vieux réflexes de Vicky avaient fait le reste ; ses mains avaient bougé d’elles-mêmes. La vieille femme avait ensuite aperçu la porte grande ouverte et s’était aventurée à l’extérieur. Et maintenant elle était là, dehors, en chemise de nuit… sans ses chaussures. L’odeur de brûlé empirait. Inquiète, Vicky se retourna vers sa maison. Avait-elle renversé la lampe à huile en sortant ? Tout ce qu’elle possédait tenait dans ce petit cottage. Les murs en pierre ne craignaient rien, mais si le parquet et le toit de chaume venaient à s’enflammer… La vieille femme poussa un gémissement de terreur. Il n’y avait pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Même si elle appelait à l’aide, personne ne l’entendrait. De l’eau ! Le puits se trouvait de l’autre côté de la maison. Vicky s’y rendit maladroitement en contournant le cottage ; elle dépassa l’appentis et la petite étable. Cela ne représentait qu’une courte distance, mais ses jambes se dérobèrent. Elle heurta le sol avec un bruit mat. Rien à faire, jamais elle ne parviendrait à se remettre debout toute seule. Qu’est-ce qui lui arrivait, bon sang ? Soudain, un hurlement déchira la nuit. Ça provenait de la maison, juste à côté. Vicky laissa échapper un geignement apeuré. Elle ne croyait pas aux banshees, ces spectres dont le cri précède une mort certaine. Elle n’y croyait pas, non… L’odeur gagnait en puissance. Vicky plissa les narines et retroussa le nez. Ce n’était ni de la paraffine, ni du bois, mais… Les sens de la vieille femme tourbillonnèrent et le monde bascula. 10
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L a s or c i èr e de T i n a h ely
Quel soulagement merveilleux de fermer les yeux, de poser la tête sur l’herbe fraîche. La nuit était froide. Vicky sentait l’air glacé. Mais sa peau était chaude, comme si le feu la consumait, elle, au lieu de ravager la maison. La maison. Vicky redressa la tête et appuya fermement les mains au sol pour se relever. Ses forces l’abandonnèrent presque aussitôt. Elle s’effondra en grognant et se mit à pleurer, inondant le réseau de rides étoilées inscrites par les années sur son visage. Désormais impuissante, elle gémit pour appeler à l’aide, en vain. Personne ne pouvait l’entendre. Quand, au village voisin, on remarquerait le feu, il serait déjà trop tard. Vicky entendit un second cri. Strident et fort dans le vide nocturne. Elle hurla à son tour, jetant ses dernières forces et son dernier souffle dans un ultime appel, avant de s’évanouir. Sa tête rebondit sur l’herbe et tout devint noir. Des flammèches apparurent sur son corps. Deux petites fenêtres du cottage donnaient sur l’arrière-cour. Elles étaient illuminées de l’intérieur, non par un incendie, mais par une simple lampe à huile, posée sur une table de chevet. Impassibles, les fenêtres regardèrent Vicky Miller s’enflammer. Le feu lui lécha le corps, des cuisses aux épaules. Vicky avait vu juste. Il fallut un bon moment avant que quelqu’un remarque l’incendie. Mais il ne restait déjà plus grandchose d’elle. Ainsi mourut la sorcière de Tinahely.
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I
Le grief d’un cousin
Roberto Wildenstern assumait le rôle de patriarche. C’était le plus âgé des derniers fils d’Edgar Wildenstern. Il jouissait du titre de duc de Leinster et se chargeait de la direction du vaste empire commercial familial. En tant qu’homme le plus riche d’Irlande – l’un des plus puissants de tout l’Empire britannique, et de fait, du monde entier – il disposait d’extraordinaires ressources. Directeur de la Compagnie commerciale d’Amérique du Nord, il présidait aux destinées de plusieurs milliers de gens et il influençait l’existence de millions d’autres, dans des dizaines de pays. Les intérêts des Wildenstern s’étendaient en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique et dans le Pacifique, du nord au sud, d’est en ouest. L’empire Wildenstern possédait une immense flotte marchande et entretenait plusieurs bâtiments de guerre habilités à donner des ordres aux principaux navires de la Royal Navy. Les Wildenstern avaient même le droit de recruter des soldats en Irlande. Des nations entières ne pouvaient rivaliser avec le pouvoir de l’entreprise familiale ; quant aux empires commerciaux concurrents, ils n’étaient pas de taille. Roberto Wildenstern dirigeait tout ça. 13
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Et il n’en pouvait plus. — Si je dois encore supporter l’une de ces foutues réunions, je vais faire une attaque, gémit-il en attendant l’entrée d’un énième visiteur. Je te jure que cette armoire est plus vivante que certains de ces blablateurs. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’une simple lettre ? — On en a déjà discuté cent fois, Berto, soupira sa femme. Ce n’est pas qu’une simple affaire de négociation. Ces gens doivent savoir que tu as repris les choses en main. Ton père a régi vos affaires d’une poigne de fer pendant des décennies. Et aujourd’hui, tout le monde doit comprendre que c’est toi le patron. Tu veux forcer cette famille à changer de comportement, oui ou non ? Alors il faut imposer ta marque sur tout ce que ton père a laissé – surtout les affaires –, sinon les membres de la famille se jetteront sur ce qui passera à leur portée. — Grand bien leur fasse, murmura Berto en passant la main dans son impeccable chevelure châtain. Qu’ils me dépouillent. De mes richesses et de mon mal de crâne. — Ne recommence pas. Je croyais que tu appréciais l’idée d’améliorer les choses. — Hmmm, grommela son mari en se grattant le dos de la main avec sa plume, y laissant quelques traces d’encre. Tous deux se trouvaient dans le cabinet de travail de Berto. Ce dernier avait pris place derrière l’énorme bureau en acajou massif qui, il l’admettait volontiers, lui donnait une allure on ne peut plus sérieuse. L’épaisseur du meuble dissimulait également sa chaise roulante. Berto avait espéré que sa paralysie ne serait que temporaire, mais il n’y croyait plus, désormais. Il reposi tionnait de temps en temps les fins disques d’or sur la ceinture rigide qui lui soutenait le dos. Les Wildenstern savaient depuis longtemps que l’or massif facilitait leur guérison – déjà extraordinaire – quand on l’appliquait sur une blessure. Berto, lui, doutait de plus en plus que sa situation évolue favorablement. 14
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Le grief d’un cousin
Les domestiques avaient ouvert les lourds rideaux de velours bleu devant les hautes fenêtres pour laisser passer la lumière de cette fin d’après-midi. Située dans l’angle supérieur de l’immense manoir, la pièce donnait sur les monts Wicklow, au sud. En se penchant par la fenêtre, on apercevait la côte, à l’est, et les abords de Dublin, au nord, noyés dans le smog. Le bureau était somptueusement décoré, avec un papier peint floral vert sombre, des meubles en acajou, deux grandes bibliothèques et une impressionnante collection d’estampes japonaises. La femme de Berto, Mélancolia – elle préférait Daisy – occupait une confortable chaise à haut dossier, un carnet sur les genoux et un crayon à la main. Enfant, Daisy avait décidé qu’un prénom affectait toute l’existence d’un individu, et elle refusait de passer sa vie à s’appeler Mélancolia, malgré l’inclination de sa mère pour les belles histoires d’amour tragique. Et ce que Daisy décidait faisait souvent acte de loi. Aujourd’hui, elle gérait posément les affaires de son mari. Sa chevelure sombre était attachée avec soin, sa robe de crinoline bleue et ses chaussures assorties étaient aussi confortables que la mode le permettait. Elle tenait les comptes-rendus des réunions et conseillait discrètement son mari. Parmi les hommes qui venaient rencontrer le patriarche, beaucoup s’amusaient de l’intérêt qu’elle portait aux affaires de son époux. Ils toléraient ce caprice féminin avec une politesse toute paternaliste. Ils auraient été stupéfaits de comprendre le pouvoir que Daisy exerçait réellement ; et pas seulement en harcelant son mari pour obtenir ce qu’elle désirait. Berto dépendait pour une large part des capacités analytiques de son épouse, et il commençait seulement à mesurer l’étendue de ses responsabilités. — Je m’ennuie, soupira-t-il en ajustant sa cravate et en époussetant son veston. Ils sont tellement pénibles… Jamais je n’aurais cru rencontrer un jour pareille bande de geignards. Ça fait des années que je n’ai pas ri de bon cœur. 15
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Il fit un signe à Winters, son serviteur personnel, soupira à nouveau et ajouta : — Très bien, faites entrer les suivants. Je sais ce qu’est une punition, vous savez, j’ai fréquenté l’école privée. — Pardonnez-moi, Votre Grâce, déclara Winters, maître Simon souhaiterait s’entretenir avec vous. Il est un peu… agité, monsieur, si je peux me permettre. Berto acquiesça en laissant échapper un soupir. Simon – Simon simplet, comme l’appelaient les membres les plus cruels de la famille – était un lointain cousin aujourd’hui âgé de dix-sept ans, avec l’intellect d’un gamin de huit ou neuf ans. Sensible et attentif, Berto répondait de bon cœur au constant besoin d’attention du garçon. Ce n’était pas sa faute s’il était à moitié idiot, après tout, et sa gaieté naturelle contrastait avec le reste de la famille. Mais le sourire empoté habituel de Simon n’illuminait pas son visage, ce jour-là. Son costume était froissé, comme toujours, même si on lui en fournissait un propre et repassé chaque matin. Les boucles indisciplinées de sa chevelure brune saillaient dans toutes les directions. Il s’arrêta sur le seuil en jetant des regards furtifs à droite et à gauche, réticent à l’idée de pénétrer dans le bureau. — Qu’est-ce que tu as derrière la tête, Simon ? s’enquit Berto. — J’ai quelque chose à te dire, murmura l’adolescent. Juste à toi, si je peux. La situation était inhabituelle. En général, le garçon s’exprimait assez mal à l’oral et s’essoufflait vite. Berto lui jeta un œil inquiet. Il se tourna vers Daisy, qui hocha légèrement la tête. Elle se leva en rassemblant ses lourdes robes et gagna la porte. Simon tourna les yeux vers Winters, clairement effrayé par le valet. Grand, fin et irréprochable, le domestique personnel de Berto lui servait également de garde du corps. On l’y entraînait depuis l’enfance. 16
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Berto leva le menton vers Winters et ce dernier acquiesça à son tour. Il suivit Daisy et referma doucement la porte derrière lui. — Alors, mon gars, que se passe-t-il ? demanda Berto. Les yeux rivés au sol, Simon n’osait pas regarder son aîné dans les yeux. Il tripota machinalement le col de sa veste. — Tu as renvoyé ma mère, fit-il dans un murmure presque inaudible. — Quoi ? — Tu as renvoyé ma mère, grogna Simon, les larmes aux yeux. Il jeta un regard dérobé à son cousin, juste l’espace d’une seconde. Berto eut du mal à interpréter l’expression du garçon ; aussi tarda-t-il à réagir. Simon avait déjà sorti un couteau de sa poche. Sa vivacité contrastait avec sa lenteur d’esprit. D’une rapide torsion du poignet, il expédia la lame droit vers la poitrine du patriarche. Berto avait déjà repoussé sa chaise roulante ; il esquiva le couteau, qui lui entailla sa poitrine mais manqua sa cible. L’arme rebondit contre le mur, derrière lui. — Bordel de…, s’écria-t-il avant que Simon saute sur le bureau, un second couteau en main. La porte s’ouvrit en un éclair. Des éclats de voix retentirent dans la pièce. Simon abattit son couteau, mais Berto savait se défendre. Il empoigna le fusil à canon scié dissimulé sous son bureau et balaya les jambes de Simon d’un geste ample et sec. Le garçon tomba à la renverse, mais se redressa aussitôt, vif comme une anguille. Berto ne put se résoudre à abattre son cousin. Il visa le plafond, au-dessus de sa tête. Le bruit et l’explosion de plâtre firent tituber Simon en arrière, mais le recul de l’arme renversa Berto de sa chaise.
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Avant que Simon puisse attaquer à nouveau, quatre mains puissantes l’empoignèrent et le projetèrent au sol. Un coup de pied lui arracha le couteau des mains. Il se retrouva sur le ventre, les deux bras épinglés dans le dos, la tête écrasée au sol. Le frère cadet de Berto, Nathaniel, maintint fermement le garçon pendant que Winters lui passait une paire de menottes. — Tu as renvoyé ma mère ! hurla Simon, le visage inondé de larmes. Tu as renvoyé ma mère ! Nathaniel et Winters le remirent sur pied et on le traîna hors de la pièce. Berto gagna sa chaise et voulut la redresser. Il tira violemment dessus, pestant contre ses jambes inertes, contrarié par la colère et l’embarras. Nathaniel remit la chaise roulante en place et aida son frère à s’asseoir. Daisy se précipita vers eux. — Oh mon Dieu ! s’écria-t-elle. Berto, tu es blessé ? — Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ? fit Nate en ramassant le fusil encore fumant. Berto ignora les deux questions le temps de reprendre contenance. Il épousseta ses vêtements, se passa la main dans les cheveux et respira à fond. — Non, non, ça va… dit-il d’une voix tremblante. Je ne comprends pas. Mais je compte bien tirer tout ça au clair. Si vous aviez vu la haine dans le regard de ce garçon ! Jamais je n’aurais cru qu’il avait autant de venin en lui. Qu’est-ce qu’il voulait dire, pour sa mère ? — ‘sais pas, répondit Nate en ouvrant le fusil de chasse pour éjecter les deux cartouches sur le bureau de son frère. J’irai lui poser la question dès qu’il se sera calmé. — Ne le violente pas ! plaida Daisy. Il doit y avoir une explication. Quelqu’un a dû lui raconter quelque chose. Il faut découvrir qui tire les ficelles. — Évidemment. Y a-t-il d’autres aspects de mon travail que tu souhaites m’expliquer ?
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— Tu as l’air d’avoir la situation bien en main, fit-elle avec un sourire mauvais. Sauf qu’un simple d’esprit a réussi à passer deux couteaux au nez et à la barbe de ton dispositif de sécurité. Nate rougit, mais se garda de répondre. Il ramassa les deux cartouches sur le bureau de Berto, rechargea l’arme et la referma. — Très bien, grommela-t-il en rangeant le fusil et en évaluant les dégâts au plafond. Nous avons un traître dans la maison. Un serpent bien décidé à mordre. Et à tuer. — On dirait, oui, soupira Berto avec amertume. Toute la famille est présente, en ce moment. Vous pensez que je dois mentionner l’incident au dîner ? — Si tu veux, se renfrogna Nate. Mais franchement, je doute que le coupable avoue de bon cœur. — Il est sans doute préférable de ne rien dire, fit Daisy en secouant la tête avant d’étreindre son mari. Mieux vaut ne pas donner d’idées aux autres. Berto acquiesça d’un air sinistre. — Ah, qu’on est bien chez soi.
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