H
H OCTOBRE-NOVEMBRE 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 22
L’automne du Roi-Soleil Versailles secret
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1715
M 05595 - 22 - F: 6,90 E - RD
BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 12 FS - D : 8 € - DOM : 8 € - GRE : 7,60 € - LUX : 7,60 € - MAR : 78 DH - PORT.CONT : 8 €
Le nouveau concert des puissances
LE ROI SE MEURT
LE SIÈCLE DES RÉFUGIÉS
LA LÉGION
PERDUE DE GERMANIE
VIGÉE LE BRUN
ITINÉRAIRE
D’UNE ENFANT DU SIÈCLE
É
DITORIAL
© BLANDINE TOP.
Par Michel De Jaeghere
DE L’ALLEMAGNE
A
ngela Merkel a surpris l’opinion autant que les dirigeants européens en adoptant, à quelques jours de distance, des positions contradictoires sur le drame des réfugiés qui déferlent sur notre continentdepuislafindel’été.Aprèslesavoircélébréscommeunechance pour l’Allemagne, à laquelle ils donnaient à la face du monde, soixantedix ans après la chute du IIIe Reich, et par l’affichage d’une générosité ostentatoire, l’occasion d’une spectaculaire rédemption – en même temps qu’ils viendraient payer les retraites d’une population vieillissante, compenserlestrousnoirslaissésparladénatalitéd’unpeupleconvertiau malthusianisme et désormais anxieux de l’avenir de la rente, offrir enfin à son patronat une main-d’œuvre docile, instruite et bon marché –, elle a pris la décision de fermer brutalement ses frontières en découvrant qu’elle avait, par là même, attisé un formidable appel d’air, envoyé, dans un monde surmédiatisé, un message aux déshérités de toute la terre, encouragé au grand et terrible voyage (10 à 15 % de ceux qui l’entreprennent y laisseraient leur vie, selon certaines estimations) des foules illimitées, incontrôlables. En quelques jours, pas moins de 63 000 demandeurs d’asile avaient fait irruption en Bavière, les chemins de fer avaient été saturés, les municipalités s’affolaient ; face à la perspective de recevoir d’ici à la fin de l’année un million d’immigrants, l’organisation légendaire d’un peuple réputé pour son sérieux avait paru, soudain, débordée. Le paradoxe est que, renonçant au prix Nobel de la paix que l’on sollicitaitdéjàpourelle,laChancelièren’apascrudevoirrabattredesasuperbe. Elle s’est faite au contraire menaçante pour promettre de lourdes sanctions financières aux nations européennes qui refuseraient d’accepter leur quota de réfugiés, comme si les 27 autres Etats souverains de l’Union n’étaient, à ses yeux, que des Länder : principautés d’un Saint Empire auxquelles il lui appartiendrait d’imposer sans précautions sa volonté. L’épisode est de ceux qui témoignent du poids de l’histoire dans les développements de la plus brûlante actualité. Le nationalisme allemand avait pris, avec Herder et avec Fichte, au début du XIXe siècle, le visage d’une exaltation de la race qui en était venue à faire fi de l’universalité de la nature humaine. Il avait conduit ses thuriféraires à proclamer le caractère incommensurable des valeurs, des cultures, des appartenances nationales, qu’il serait vain de songer à faire partager à ceux qui ne les avaient pas reçues, en naissant, dans leurs gènes. A dénoncer l’universalisme français comme le masque de notre prétention sournoise à une domination à laquelle nous n’aurions, depuis Louis XIV et Napoléon, jamais véritablement renoncé. A promouvoir une conception raciale de la nation qui déniait toute légitimité, toute consistance à celle qui prévalait depuis Aristote et qui tenait
la communauté politique, la Cité, pour une famille de familles réunies par l’histoire, les mœurs, la religion, la recherche du bien commun : la rencontre d’une terre, d’un peuple et d’une culture, non le produit d’un élevage de lapins. Parce qu’il avait seul échappé à la colonisation romaine, conservé la langue primitive qui exprimait le génie de ses origines, le peuple allemand, déclarait Fichte en 1807, était le seul qui eût « le droit de se proclamer purement et simplement le peuple » parmi des nations dégénérées (Discours à la nation allemande). Cette vision des choses n’a pas été, quoi qu’on dise, sans lien avec l’entreprise criminelle de Hitler. On la trouve au contraire à la racine de sa volonté folle de purification ethnique, de son désir de réécrire l’histoire pour la nier en déportant les peuples, rectifiant les frontières, exterminant les populations qui lui paraissaient allogènes. De s’affranchir de l’héritage du passé pour redessiner, dans sa barbarie originelle, une Germanie débarrassée de tout ce qui l’avait, à ses yeux, polluée au fil des siècles. Malgré Bach, malgré Beethoven, malgré Goethe, malgré Schiller, le nazisme n’est pas né en Allemagne pour rien. En se ralliant à la démocratie parlementaire dans les décombres d’un pays détruit par une guerre qu’elle avait appelée sur sa tête, l’Allemagne a solennellement renié depuis 1945 cette utopie criminelle, multiplié les repentances et communié dans une honte des pères qui n’a pas été, sans doute, étrangère au suicide démographique auquel elle s’est condamnée elle-même. Le malheur serait que ce remords, qui aurait pu être salutaire, la conduise à répudier dans la foulée toute vision équilibrée de la nation sans désarmer sa prétention à la suprématie européenne. Angela Merkel, qui n’en est pas à une contradiction près, avait elle-même constaté, en 2010, l’échec de la société multiculturelle. Or ce que révèle son projet initial d’ouverture des frontières, c’est une conception de la communauté nationale où, parce qu’on a cessé de les considérer comme génétiquement déterminés, les hommes seraient désormais tenus pour indéfiniment interchangeables en fonction des nécessités de la loi du marché, sans que soient pris en compte leur culture, leurs coutumes, leur religion, leur passé. Où l’on pourrait, où l’on devrait, à nouveau, faire fi de l’histoire, en remodelant les peuples, au besoin par de vastes déplacements de populations. Ce que dénote son brutal revirement, comme l’avait manifesté, avant lui, sa dureté intraitable à l’égard des Grecs, c’est un état d’esprit qui considère l’Europe comme un empire que les Allemands ont par leur sens du travail, leur organisation, leur efficacité, vocation à gouverner par diktat pour y imposer l’hégémonie du bien comme un impératif kantien. L’une et l’autre attitudes révèlent, au regard de l’histoire des mentalités, des continuités singulières. 2
H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
© AFP PHOTO/VLADIMIR SIMICEK. © AFP PHOTO/HO/WELAYAT HOMS.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8 L
E SIÈCLE DES RÉFUGIÉS
PAR SON AMPLEUR COMME PAR SES CONSÉQUENCES, LA CRISE MIGRATOIRE QUE TRAVERSE L’EUROPE PRÉSENTE TOUS LES CARACTÈRES D’UNE SITUATION NOUVELLE. L’HISTOIRE DES SEPT GRANDS EXODES QUI L’ONT PRÉCÉDÉE AU XXE SIÈCLE ÉCLAIRE CEPENDANT LES CIRCONSTANCES ET LES ENJEUX QUI SOUS-TENDENT LE DÉPLACEMENT DE MILLIONS DE PERSONNES.
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ALMYRE, CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE APRÈS LA DESTRUCTION DES JOYAUX DE MÉSOPOTAMIE PAR LA FOLIE ISLAMISTE DE DAECH, L’ANTIQUE CITÉ SYRIENNE DE PALMYRE ÉTAIT EN SURSIS. LE DYNAMITAGE DE DEUX TEMPLES ET DE PLUSIEURS TOURS FUNÉRAIRES VIENT D’Y METTRE FIN, SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT.
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ARIGNAN, CETTE ILLUSTRE INCONNUE
© COLLECTION JEAN VIGNE/KHARBINE-TAPABOR.
ON N’EN CONNAÎT SOUVENT QUE LE NOM, MÉCANIQUEMENT ASSOCIÉ À L’ANNÉE 1515. AMABLE SABLON DU CORAIL LÈVE LE VOILE SUR LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LA BATAILLE QUI VIT LA VICTOIRE DE FRANÇOIS IER.
FENÊTRE DE TIR
COMMÉMORATION
LA DEUXIÈME MORT DES ROIS LA GRANDE MÉNAGERIE CÔTÉ LIVRES DE PRÈS, DE LOIN EXPOSITIONS CINÉMA TÉLÉVISION À LA TABLE DE L’HISTOIRE
© FRANCK GODDIO/HILTI FOUNDATION, PHOTO : CHRISTOPH GERIGK.
ET AUSSI
À
L’A F F I C H E Par Gérard-François Dumont
8 h
siècledes Réfugiés
Le XXe siècle a été en Europe le théâtre de sept grands exodes dont l’histoire est riche d’enseignements pour tenter de comprendre les enjeux de l’actuelle crise des migrants. © AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © AFP PHOTO/ATTILA KISBENEDEK.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
Le
M
ême prévisible, la vague de centaines de milliers de personnes qui fuient la violence islamiste au Proche-Orient et la guerre civile en Syrie, et à laquelle se joignent des migrants venus des Balkans, du Proche-Orient ou d’Afrique, n’en finit pas d’étonner par son ampleur. Bien que ses ressorts et que les choix qu’elle impose à l’Europe relèvent d’une situation inédite, elle s’inscrit dans la lignée des nombreux exodes qui ont ponctué le XXe siècle, qu’ils soient liés à des guerres internationales, des conflits civils, des purifications ethniques, des déportations de minorités ou des régimes liberticides. Sans parler des quatre génocides (arménien, juif, cambodgien et rwandais), qui se sont également traduits par le départ de rescapés, ni prétendre à l’exhaustivité, la mémoire du siècle précédent a été marquée par sept grands exodes, soit des émigrations contraintes de personnes cherchant à assurer leur simple survie. Leur histoire est aussi riche d’enseignements sur les circonstances de leur départ que sur les conséquences de leur arrivée dans les pays d’accueil.
LE DOUBLE EXODE DES GRECS ET DES TURCS (1923) Peuplé de Grecs depuis le II e millénaire av. J.-C., le territoire de la Turquie actuelle fut soumis, à partir du XIe siècle, à la conquête des Turcs seldjoukides. En 1299, un Empire
VIES EN SURSIS Enfants dans un camp de réfugiés pour chrétiens grecs et Arméniens de Turquie (Athènes, 1923). Après la victoire de Mustafa Kemal sur la Grèce, le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, validait le double exode des Grecs de Turquie et des Turcs de Grèce. Page de droite : groupe aux abords de la ville hongroise de Szeged, en provenance de Serbie, le 8 septembre 2015. Près de 160 000 migrants ont pénétré en Hongrie cette année, dont 2 706 pour la seule journée du 7 septembre. ottoman se constitue et établit définitivement son pouvoir en 1453 avec la prise de la capitale byzantine, Constantinople. Il allait durer jusqu’à l’aube du XXe siècle. Sa défaite et son effondrement lors de la Première Guerre mondiale sont suivis de victoires militaires turques contre la Grèce. La Turquie, au rebours du caractère pluriethnique et plurireligieux de l’Empire ottoman, veut en effet instaurer un Etat « pur »,
en prolongeant vis-à-vis des minorités, sous des formes certes moins brutales, les effets d’homogénéisation de la population issus du processus génocidaire de 1915 vis-à-vis des Arméniens, des Assyriens et des Grecs du Pont. Or la Turquie compte, dans ses nouvelles frontières, plus de 1,5 million de Grecs sur la côte occidentale de l’A sie Mineure, dans le Pont et en Thrace. Privilégiant les relations avec le nouvel Etat turc
dirigé par Mustafa Kemal Atatürk, les Occidentaux (Empire britannique, France, Italie, Japon, Grèce, Roumanie, Etat serbecroate-slovène) signèrent le 24 juillet 1923 le traité de Lausanne. Celui-ci validait l’expulsion de 1 350 000 Grecs de Turquie en même temps que celle des 430 000 Turcs résidant dans plusieurs régions de Grèce (Epire, Macédoine, Thrace, îles de la mer Egée, Crète et Thessalie). Il prévoyait cependant le maintien de minorités turques en Grèce et grecques en Turquie avec l’assurance de leur liberté de culte, d’éducation et d’expression, notamment à Istanbul, qui comptait alors une très importante minorité grecque. La Turquie s’étant engagée sur ce point, les puissances de l’Entente évacuèrent Istanbul le 2 octobre 1923. Le 6 octobre, les kémalistes entraient dans la ville. Le double exode est encadré par une commission mixte, mise en place pour liquider les biens des populations échangées. La mesure vise à rompre tout lien avec le pays d’origine : des centaines de milliers de Grecs se retrouvent ainsi dans leur nouvelle patrie sans aucune ressource, dans l’attente de leur dédommagement.Lemanquedestructures disponibles pour accueillir une telle vague migratoire en contraint également un grand nombre à habiter sous des tentes, dans des huttes ou des baraquements, en ville ou à la campagne, jusqu’à la fin des années 1920. Surplace,ilsseheurtentenfinàl’indifférence de l’Etat et à l’hostilité des autochtones. Depuis 1923, la Grèce a respecté le traité de Lausanne. Elle compte encore une minorité musulmane ethniquement turque bénéficiant d’une large autonomie, par exemple en matière de justice, ce qui lui donne le droit d’appliquer non les lois grecques, mais des règles découlant de la charia. La Turquie, en revanche, s’est écartée dès l’origine de ses engagements concernant les minorités. Conséquence de sa volonté d’épuration, la politique liberticide qu’elle a menée depuis lors a provoqué l’exode de dizaines de milliers d’autres chrétiens grecs. Malgrélepoidsdémographiqueabsoluet relatif toujours plus faible de cette minorité, Ankara persiste dans son intention de l’écarter. Ainsi, en 1971, le pouvoir turc a fermé le seul séminaire orthodoxe subsistant
ROUMANIE Exodes grec et turc après le traité de Lausanne (1923) Grecs Turcs XXX
Varna
Nombre de personnes
BULGARIE
Mer Noire
Burgas
100 000 YOUGOSLAVIE
Pont
260 000
50 000 40 000
ALBANIE
Istanbul
260 000
Salonique
20 000
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
360 000
10 h
Corfou
Larissa
TURQUIE
GRÈCE Patras
Mer Ionienne
Bursa
Athènes
Mer Égée
650 000
Izmir
Kalamata Implantations des Grecs hors de Grèce avant 1923 Proportion de réfugiés dans les nomes de Grèce Plus de 50 % De 26 à 50 % De 10 à 25 % Moins de 10 %
– sur l’île d’Halki, proche d’Istanbul – et a interdit d’en créer de nouveaux ; les douze métropolites qui élisent le patriarche doivent tous être de nationalité turque. Les Turcs de confession orthodoxe ne sont donc plus aujourd’hui qu’une poignée, environ 2 000, parmi lesquels le patriarche œcuménique de Constantinople. L’EXODE DES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS (1937 ET 1939)
Dès qu’elle éclate en 1936, la guerre civile espagnole déclenche des mouvements migratoires vers la France. Ceux-ci restent d’abord limités pour trois raisons : le Pays basque et la Catalogne demeurent alors aux mains des républicains ; la Navarre, qui se rallie dès le début à Franco, ne subit guère le conflit civil ; les capitales de l’Aragon – Saragosse et Teruel – se trouvent rapidement sous l’emprise des franquistes. Le premier exode significatif vers la France, qui compte plusieurs dizaines de milliers de personnes, provient du Pays basque et suit la prise de Bilbao par les franquistes en juin 1937. Deux ans plus tard, le 26 janvier 1939, la conquête de
25 000
CHASSÉ-CROISÉ Les échanges de populations prévus par le traité de Lausanne s’effectuèrent dans des conditions particulièrement éprouvantes pour les Grecs. A leur arrivée dans leur patrie d’origine, le manque de structures d’accueil en contraignit beaucoup à camper sous des abris de fortune pendant toutes les années 1920.
Dodécanèse italien
Rhodes 58 000
Cilicie
Mer Méditerranée
100 km
Barcelone déclenche un exode massif, qui s’oriente essentiellement vers les PyrénéesOrientales. Il est permis par l’ouverture de la frontière franco-espagnole, décidée à la fois par la France le 28 janvier et par les vainqueurs franquistes, qui facilitent ainsi le départ de leurs adversaires. Cet exode, baptisé la Retirada, passe par Cerbère, Le Perthus, Prats-de-Mollo ou Bourg-Madame, et concerne environ 475 000 personnes, parmi lesquelles des civils fuyant les derniers combats et des soldats républicains, désarmés à leur arrivée en France. D’abord débordée face à cet afflux, la France organise ce que le gouvernement appelle des « camps de concentration », même s’il s’agit en réalité plutôt de camps d’internement : les réfugiés sont regroupés et encadrés dans une dizaine de ces camps par l’armée française. Certains – ceux d’Argelès-sur-Mer, du Barcarès et de SaintCyprien – sont construits à même le sable par les réfugiés, utilisés comme maind’œuvre par les autorités. D’autres camps installés au Vernet d’Ariège, à Septfonds, à Rieucros, à Gurs, à Bram ou à Agde complètent le dispositif d’internement.
Le sort des 475 000 réfugiés varie. Nombre de civils retournent spontanément en Espagne à la fin de la guerre civile, déclarée par Franco le 1er avril 1939. La France, qui encourage ces départs pour alléger la charge représentée par les réfugiés, semble avoir aussi organisé des rapatriements forcés. D’autres réfugiés émigrent en Amérique latine, notamment au Mexique, refusant de revenir en Espagne tant que Franco sera au pouvoir. Alors que la Seconde Guerre mondiale est sur le point d’éclater, le gouvernement français voit dans les réfugiés une main-d’œuvre potentielle pour remplacer les futurs appelés au front. Dès avril 1939, des Compagnies de travailleurs étrangers sont ainsi organisées par un décret-loi, qui embauchent des milliers d’Espagnols pour des travaux de fortification des frontières et autres travaux publics. En outre, à la fin de 1939, des républicains espagnols demandent à s’engager dans les bataillons étrangers de l’armée française. Certains rejoindront ensuite la Résistance. Soixante-dix ans après la Retirada, les anciens réfugiés espagnols ou leurs descendants,devenusfrançais,viventtoujoursprincipalement dans le Sud-Ouest. Ils œuvrent pour conserver la mémoire de cet exode. LES PEUPLES PUNIS D’UNION SOVIÉTIQUE (1941-1944) Même si les exodes punitifs des minorités de l’URSS vers l’Asie centrale se déroulent surtout à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Moscou en avait déjà développé la pratique avant la guerre. Au cours du conflit, la première minorité soumise à un exode, organisé avec violence et célérité par les autorités soviétiques, concerne, en 1941, les Allemands de la Volga : les descendants des Allemands qui s’étaient installés à partir de 1764 en Russie à l’invitation
© IDÉ. © EXCELSIOR-L’EQUIPE/ROGER-VIOLLET. © KEYSTONE/GAMMA.
de Catherine II, désireuse d’encourager l’installation de colons étrangers sur les terres devenues russes. Après la rupture du pacte germanosoviétique (22 juin 1941), les offensives de l’armée allemande font reculer l’Armée rouge. Prétextant une trahison, Moscou décide alors, le 28 août 1941, par un décret du Præsidium du Soviet suprême, la déportation des Allemands vivant en URSS, dont les plus nombreux habitent dans la région de la Volga. Au total, 1,5 million d’Allemands sont déportés dans des wagons à bestiaux vers les républiques soviétiques d’Asie centrale, en particulier le Kazakhstan, la Kirghizie et l’Ouzbékistan, ou vers la Sibérie. Des milliers succombent pendant le transfert. Ces déportés sont installés dans des baraquements ou des maisons de bois, voire sous des tentes. Le gouvernement, qui a déjà une expérience du goulag, organise rapidement un service de travail forcé de grande ampleur, réquisitionnant les déportés pour remplacer les ouvriers russes partis au front. Entre novembre 1943 et juin 1944, une deuxième vague de déportations est organisée vers les mêmes destinations pour les peuples du Caucase nord (609 000 Tchétchènes, Ingouches, Karatchaïs, Balkars…), de Crimée (183 000 Tatars) et du nordouest de la mer Caspienne (92 000 Kalmouks). Ils sont accusés d’avoir collaboré avec l’ennemi durant la période, parfois très courte, de l’occupation allemande, notamment dans les montagnes du Caucase. Enfin, de juillet à décembre 1944, une troisième vague de déportations achève la « purification ethnique » des régions frontalières de l’URSS. Elle concerne diverses populations de Crimée (45 000 Grecs, Bulgares, Arméniens, Roumains…) et du Caucase (200 000 Turcs Meskhètes, Kurdes, Khemchines, Lazes…), leur appartenance ethnique les rendant potentiellement dangereuses pour Moscou. Avec la déstalinisation, la délivrance aux « déplacés spéciaux » d’un passeport qui leur permet de migrer à l’intérieur du territoire soviétique est adoptée en 1955, à l’exclusion des Allemands de la Volga et des Tatars de Crimée. Certains déportés commencent alors à revenir dans leur région
11 h
RÉFUGIÉS ET DÉPORTÉS En haut : des réfugiés espagnols arrivant au Perthus (PyrénéesOrientales) avec quelques vêtements, le 27 janvier 1939. La conquête de Barcelone par l’armée de Franco le jour précédent avait déclenché cet exode de 475 000 républicains, baptisé la Retirada et facilité par l’ouverture de la frontière franco-espagnole. En bas : un convoi soviétique traverse un village tatar le 3 décembre 1941. Près de 183 000 Tatars de Crimée seront déportés par Staline, au premier semestre 1944, vers les républiques soviétiques d’Asie centrale et en Sibérie. d’origine, d’autant que plusieurs républiques autonomes, qui avaient été supprimées de la carte administrative de l’URSS, sont rétablies : républiques de Kalmoukie, de Tchétchénie-Ingouchie, de KabardinoBalkarie, de Karatchie-Tcherkessie. Mais d’autres restent sur place, notamment parce que le retour pose de nombreux problèmes, comme la restitution des biens immobiliers. Après la chute de l’Empire
soviétique, une nouvelle vague de retours se déploiera chez les Tatars de Crimée. Quant aux Allemands, nombre d’entre eux regagneront alors le pays de leurs ancêtres. Aujourd’hui, en Russie, des mémoriaux rappellent ici et là la date à laquelle le retour a été possible. Celui de Naltchik (capitale de la Kabardino-Balkarie, région du Caucase frontalière de la Géorgie) indique ainsi en grosses lettres : « 28 mai 1957 ».
Déplacements et déportations 1945-1953
G Déportation au Goulag
Déplacements et déportations Etats pro-occidentaux Etats neutres X Milliers de personnes Etat neutre communiste Tchèq. et Slovaques Allemands Union soviétique Polonais Serbes et Croates Etats satellites de l’URSS
Bulgares
Italiens
Grecs
Roumains
Turcs Hongrois
Baltes Soviétiques
FINLANDE
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
NORVÈGE
12 h
LES ALLEMANDS D’EUROPE DE L’EST (1945) A la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Empire allemand s’étend à l’est de l’OderNeisse, en Poméranie, en Silésie et en Prusse-Orientale : des territoires peuplés en très grande majorité de personnes de langue et de culture allemandes. S’y ajoute, en Tchécoslovaquie, une forte présence d’Allemands, minoritaires dans cet Etat mais largement majoritaires dans certaines de ses régions appelées les Sudètes. En 1945, la défaite de l’Allemagne nazie favorise l’appétit territorial de l’URSS et recompose la géographie ethnique de l’Europe centrale et orientale au détriment des populations de langue allemande. Déjà, nombre d’Allemands sont soumis à l’exode face aux avancées de l’Armée rouge, qui opère, par exemple dans la région de Königsberg, en PrusseOrientale, un nettoyage ethnique de toutes les populations (allemande, polonaise, lituanienne, mazurienne…), pour disposer d’un autre accès à la Baltique. L’exode des Allemands de l’est de l’OderNeisse et des Sudètes est d’ailleurs acté, fin juillet 1945, dans un paragraphe des accords de Potsdam qui n’emploie pas le mot exode : « Les trois gouvernements [Etats-Unis, Royaume-Uni et URSS], après avoir considéré la question sous tous les aspects, reconnaissent que le transfert vers l’Allemagne des populations allemandes
G
75 100
SUÈDE
ESTONIE G
150
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LETTONIE
Mer Baltique Mer du Nord
DANEMARK
PAYSBAS 200
BELG. 400
G LITUANIE 2 300 Königsberg BIÉLORUSSIE
Ligne Oder-Neisse
ALLEMAGNE 1 750 DE L’EST 640
100 84
400 518
2 500
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POLOGNE
Sudètes ALLEMAGNE DE L’OUEST
1 800
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FRANCE AUTRICHE
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Trieste
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Mer Adriatique
200 km
restantes en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie doit être entrepris. Ils s’accordent sur le fait que ces transferts devront se faire de manière ordonnée et humaine. » Cette dernière disposition n’a été nullement respectée. Si les vainqueurs n’explicitent guère les raisons de cet exode programmé, cinq raisons peuvent être avancées. La première tient à l’idée que des Etats ethniquement homogènes seraient un moyen d’éviter des conflits. Par ailleurs, l’URSS considère que le maintien d’Allemands dans des territoires conquis par elle compliquerait l’instauration du communisme. Une troisième raison consiste à rendre les Allemands collectivement responsables du nazisme : de là un exode punitif les éloignant des terres d’Europe centrale ou orientale, où ils habitaient pourtant depuis plusieurs siècles. En quatrième lieu, Moscou voit un avantage géopolitique aux expulsions, susceptibles d’exporter la discorde entre l’Europe de l’Ouest et la
1 800 1 500
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GRÈCE
Pologne ou la Tchécoslovaquie : pour éviter toute revendication territoriale future de l’Allemagne, ces deux Etats seraient en effet naturellement conduits à solliciter la protection de l’URSS. Enfin, Moscou voit favorablement l’appropriation des biens abandonnés par les Allemands expulsés. Environ 7 millions d’Allemands sont ainsi chassés des terres prises par la Russie (Königsberg devenu Kaliningrad) ou données à la Pologne. Deux à trois autres millions doivent quitter la Tchécoslovaquie. Beaucoup d’hommes étant encore prisonniers, leur exode est constitué essentiellement de femmes, d’enfants et de vieillards. Il a lieu dans des conditions atroces, marquées par les maladies et les privations, mais aussi par les pillages, les massacres et les viols. Des centaines de milliers de personnes meurent de faim et de froid sur les routes. A leur arrivée dans une Allemagne ravagée, personne ne les attend. A la fin de
© AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © IDÉ. © PIERRE BOULAT/COSMOS.
1945, en ajoutant les Allemands chassés d’autres territoires européens (Roumanie, Hongrie…), l’Allemagne de l’Ouest, pour l’essentiel, accueille plus de 10 millions de déplacés et l’Autriche un demi-million. En y ajoutant, les années suivantes, d’autres exodes d’Allemands, provoqués par l’action de milices et de gouvernements d’Europe de l’Est devenus communistes, le plus grand exode du XXe siècle représentera environ 14 millions de personnes. PIEDS-NOIRS ET HARKIS (1962) En 1962, la fin de la guerre d’Algérie est marquée par un double exode. Après la signature, le 18 mars, des accords d’Evian, le gouvernement français prévoit tout au plus 100 000 arrivées au cours de l’année. C’est sans compter les violences exercées après ces accords – et même après l’indépendance proclamée le 5 juillet 1962 – contre les Européens d’Algérie et les harkis. 700 000 pieds-noirs – le surnom méprisant
FUITE EN AVANT A gauche : de tous les déplacements de populations intra-européens liés à la Seconde Guerre mondiale, les 14 millions d’Allemands expulsés d’Europe centrale et orientale représentent le plus grand exode du XXe siècle. Sous la carte : des Allemands fuyant l’offensive soviétique, en janvier 1945. Ci-contre : des pieds-noirs rapatriés d’Algérie en juin 1962. Ils furent 450 000 à débarquer à Marseille, dans des conditions épouvantables. que leur donnent les métropolitains depuis le déclenchement de la guerre d’Algérie – entament un exode vers la métropole dans la seule année 1962, parmi lesquels 450 000 débarquent à Marseille. 300 000 autres ont subi l’exode les années précédentes ou suivantes, dont 110 000 Juifs d’Algérie. Leur accueil est souvent loin d’être chaleureux, comme en témoigne la déclaration du maire de Marseille, Gaston Defferre, en juillet 1962, les invitant à « se réadapter ailleurs ». Les pouvoirs publics sont dépassés. Ils ne parviennent à en prendre en charge qu’un cinquième, dans des conditions souvent peu reluisantes. Les autres doivent se débrouiller eux-mêmes ou bénéficier de la solidarité d’associations agissant heureusement à rebours des militants communistes et de la CGT, qui fait apposer par ses dockers des banderoles portant des messages de « bienvenue » comme « Pieds-noirs, rentrez chez vous » ou « Les pieds-noirs à la mer »…
Le ministère des Rapatriés prend ensuite des mesures d’urgence : logements provisoires, allocations diverses, scolarisation des enfants, incitation financière à acquérir une formation professionnelle et, surtout, à quitter le Midi. Sur ce dernier point, le résultat est limité : 20 % des rapatriés restent ainsi à Marseille. Toutefois, assez rapidement, l’intégration des rapatriés se réalise, à la fois grâce à leur dynamisme et à la bonne santé économique de la France des « Trente Glorieuses ». Un contentieux demeure pourtant entre les pouvoirs publics et les organisations de rapatriés : l’indemnisation des biens spoliés par l’Algérie. Concernant les harkis, auxiliaires des troupes françaises pendant la guerre d’Algérie, une note de l’armée française de janvier 1961 expliquait que « ceux des Algériens qui [combattent] à ses côtés et leurs familles » n’avaient rien à craindre de l’indépendance. Pourtant, de 1957 à 1962, plusieurs documents du FLN prévoyaient explicitement qu’ils ne méritaient que « l’égorgement ». Cette mesure va effectivement être mise en œuvre, en violation des clauses de non-représailles contenues dans les accords avec la France. Les musulmans profrançais – ou considérés comme tels – sont en proie pendant des mois, sur la quasi-totalité du territoire algérien, à de terribles violences. La seule issue est l’exode vers la France. Plus de 100 000 harkis et membres de leurs familles parviennent à la rejoindre. D’autres – plus nombreux – se heurtent aux autorités françaises, qui ont pris des mesures pour entraver le transfert des anciens supplétifs et de leur famille vers la métropole. Même si les entreprises sont avides de cette main-d’œuvre, les harkis sont plutôt mal reçus en France. Un demi-siècle plus tard, eux et leurs descendants sont pleinement français, mais ils attendent toujours la reconnaissance solennelle de la responsabilité de la France dans leur abandon lors de l’indépendance de l’Algérie. LES BOAT PEOPLE (1975-1979) La seconde phase de la guerre du Vietnam (1965-1973), marquée par l’intervention des Etats-Unis pour contenir le communisme, s’achève le 27 janvier 1973 avec la
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© JP LAFFONT/SYGMA/CORBIS. © AFP PHOTO/PATRICK BAZ.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 14 h
conditions d’un retour significatif de la diaspora vietnamienne. GUERRES EN YOUGOSLAVIE (1991-1995)
LONGUE MARCHE Ci-dessus : le Tung-An, navire chargé de 2 700 boat people vietnamiens, au large des côtes philippines, le 28 décembre 1978. Entamé avant la chute de Saigon (30 avril 1975), leur exode jusqu’en 1979 atteignit 2 millions de réfugiés. A droite : Bosniaques fuyant la ville de Jajce (1992). Les guerres en ex-Yougoslavie entraînèrent le déplacement de 4 millions de personnes et 700 000 départs transfrontaliers. signature des accords de Paris : la frontière entre les deux Vietnam est reconnue, un processus de réconciliation nationale est prévu au Sud-Vietnam avec la tenue d’élections. Le 31 mars 1973, les troupes américaines ont quitté le pays. Mais, très rapidement, le Nord-Vietnam fait fi des accords de paix et prépare la conquête militaire du Sud-Vietnam. Mise en œuvre début 1975, elle aboutit à la chute de Saigon le 30 avril 1975. Pour nombre de Vietnamiens du Sud, le risque de massacre est réel. La volonté et la logistique des Etats-Unis permettent très rapidement à 200 000 personnes de fuir en Amérique. Violent et liberticide, le régime communiste vietnamien déploie aussitôt une politique de colonisation du sud du pays et de vengeance, qui envoie dans des camps de rééducation les membres de l’armée sudvietnamienne vaincue, mais aussi les intellectuels et les jeunes. La délation est encouragée et les espoirs de ceux qui espéraient la construction d’un nouveau Vietnam à l’occasion de la réunification du pays sont amèrement déçus. Dans les douze années qui suivent l’unification du Vietnam sous régime communiste, l’exode va dès lors concerner près de 2 des 48 millions de Vietnamiens. Les filières d’évasion par la mer se mettent en place avec l’encouragement implicite du gouvernement, qui les rackette et apprécie un exode qui éloigne d’éventuels opposants tout en permettant au régime de s’enrichir de tous les biens meubles et immeubles
abandonnés. En 1978, le gouvernement organise une véritable purification ethnique à l’égard de la population vietnamienne d’origine chinoise, les Hoa, et la pousse également au départ par centaines de milliers, sur fond de rupture diplomatique avec la Chine. Ces exodes cumulés provoquent la tragédie des boat people, ces familles fuyant à bord d’embarcations de fortune vers une destination inconnue, qui sera souvent la mort en mer. Elles doivent en effet affronter les tempêtes, mais aussi les pirates qui les dépouillent et sélectionnent parfois les femmes jeunes pour les livrer à la prostitution. Par sa dimension inhumaine, la tragédie des boat people choque l’opinion occidentale. Quant aux camps de réfugiés installés dans des pays proches du Vietnam, ils ne désemplissent pas. A la suite d’une conférence à Genève les 20 et 21 juillet 1979, les pays occidentaux permettent enfin aux réfugiés de déposer des demandes d’asile. Sur 754 842 Vietnamiens des camps de premier refuge dont l’asile est accepté, 424 590 rejoignent alors les Etats-Unis, 103 053 le Canada et 27 071 la France. Pour mesurer l’importance de la diaspora vietnamienne dans le monde, il faut ajouter à ces chiffres les réfugiés parvenus à fuir le Vietnam sans passer par des camps HCR, soit plus de 1,2 million de personnes. Depuis 1979, la libéralisation économique partielle du régime communiste, consécutive à l’échec de la socialisation à marche forcée, n’a pas suffi à créer les
Dans la première moitié des années 1990, l’éclatement de la Yougoslavie se trouve rythmé par trois guerres (Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine) qui provoquent le plus fort exode enregistré en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Doublées d’actions militaires de purification ethnico-religieuse, elles débouchent sur le déplacement interne de 4 millions de personnes et 700 000 départs transfrontaliers. La proclamation d’indépendance de la Slovénie le 25 juin 1991, qui acte l’éclatement de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, n’engendre qu’un exode très limité, parce que les combats n’y durent que quelques jours et que le pays compte peu de Serbes. En revanche, la proclamation d’indépendance, le même jour, de la Croatie, avec ses 4,7 millions d’habitants, dont environ un demi-million de Serbes, déclenche une guerre civile : les provinces croates à forte population serbe font sécession et se regroupent au sein d’une fédération non reconnue par le gouvernement croate. Des affrontements à caractère ethnique éclatent, d’abord à l’avantage territorial des Serbes de Croatie, dans la région de la Krajina. Lorsque, en août 1995, la Croatie reprend le contrôle de la Krajina, elle pousse à l’exode environ 30 000 militaires et paramilitaires serbes et 200 000 civils, qui fuient en Bosnie-Herzégovine et en Serbie. En 1992, la guerre s’étend à la BosnieHerzégovine, une région de l’ex-Yougoslavie dépourvue de groupe ethnique majoritaire (44 % de Bosniaques musulmans, 31 % de Serbes et 17 % de Croates). Après la proclamation de son indépendance en avril 1992, des forces paramilitaires serbes investissent l’est de la Bosnie-Herzégovine, poussant à l’exode des habitants musulmans et croates. A la mi-juin 1992, les forces serbes contrôlent les deux tiers du territoire, et la capitale Sarajevo est bombardée quotidiennement. Les combats de BosnieHerzégovine sont complexes car, selon les périodes, ils opposent alternativement des forces croates de Bosnie ou serbes de
Bosnie à celles, en majorité musulmanes, du gouvernement bosniaque, ou des Croates de Bosnie à des Serbes de Bosnie. Dans ce contexte belliqueux, l’exode au-delà des frontières de l’ex-Yougoslavie prend principalement la direction de l’Allemagne (la moitié des réfugiés, soit 350 000), de l’Autriche et de la Suisse. Un autre exode se dessine à partir de la province septentrionale de la Serbie, la Voïvodine, qui compte une forte minorité de souche hongroise. Refusant d’être enrôlés dans l’armée serbe faute d’adhérer au projet de Grande Serbie caressé par le régime du président yougoslave, Slobodan Milosevic, environ 80 000 jeunes hommes choisissent de fuir vers la Hongrie. En décembre 1995, la signature des accords de Dayton met officiellement fin aux trois premières guerres d’ex-Yougoslavie (avant celle du Kosovo en 1998-1999) et entérine les effets des combats : la Yougoslavie, auparavant pays pluriethnique, se trouve divisée en républiques, provinces ou « entités » (en Bosnie-Herzégovine) presque « ethniquement pures ». Parmi les réfugiés d’ex-Yougoslavie en Europe occidentale, certains ont obtenu
la nationalité de leur pays d’accueil. Pour d’autres, le retour est difficile, la purification ethnique ayant créé une homogénéisation de peuplement qui ne favorise guère leur réintégration. Prenant acte de la fin des guerres civiles, des pays comme l’Allemagne ont cependant mis en œuvre des moyens pour encourager les réfugiés à retourner dans leur pays. A l’intérieur de l’ex-Yougoslavie, des retours ont été observés, par exemple en Serbie et en Croatie. Incapables de restaurer un véritable Etat de droit, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo demeurent en revanche d’importants pays d’émigration. A travers la diversité des situations, ce panorama (qui ne serait pas complet sans évoquer les Cubains fuyant en masse depuis 1959 la dictature castriste, principalement à destination des Etats-Unis) montre combien ces exodes sont conditionnés par deux facteurs : l’importance du flux migratoire et la capacité des pays d’accueil à organiser l’installation, temporaire ou durable, des populations contraintes au départ. Si l’histoire du XXe siècle a rompu l’Europe à cet exercice, cet examen souligne aussi que ces exodes
ont concerné, dans leur très grande majorité, des populations intra-européennes, et que la possibilité d’un retour ultérieur en a été facilitée d’autant à chaque fois que la situation politique l’a permis. A cet égard, l’actuel afflux vers l’Europe de migrants en provenance du ProcheOrient crée une situation radicalement nouvelle, dont les enjeux et les conséquences restent difficiles à apprécier, tant ils sont suspendus à l’évolution politique du monde arabe, au poids de l’islam parmi les demandeurs d’asile, aux capacités d’accueil d’une Europe toujours sous le coup de la crise économique et financière de 2008, et à la différence d’approche du phénomène selon les pays. Une approche déterminée à la fois par leur propre expérience en matière d’immigration et par les impératifs de la realpolitik, comme l’a montré, miseptembre, la volte-face de l’Allemagne sur le contrôle à ses frontières. 2 Professeur à l’université de Paris-IVSorbonne, Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe. Il préside la revue Population & Avenir (www.population-demographie.org).
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LES SEPT
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DERNIÈRES PAROLES DU ROI LE 1ER SEPTEMBRE 1715,
LOUIS XIV RENDAIT L’ÂME, APRÈS SOIXANTE-DOUZE ANS DE RÈGNE ET UNE LONGUE AGONIE. RÉCIT D’UNE MORT PRÉPARÉE DANS SES MOINDRES DÉTAILS ET DOCUMENTÉE COMME AUCUN TRÉPAS ROYAL NE LE FUT JAMAIS.
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