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FABRICE LUCHINI, MARC FUMAROLI, JEAN-CHRISTIAN PETITFILS, SIMONE BERTIÈRE, PHILIPPE TESSON…
Ml Quoi de neuf ?
LA COMÉDIE HUMAINE DE JEAN-BAPTISTE POQUELIN
o ière
!
ÉDITORIAL
© BLANDINE TOP.
par Michel De Jaeghere
Il ne nous est resté de sa main que quatre lignes : des quittances pour de l’argent reçu par sa troupe. Sa toute première biographie, composée en 1658 par Tallemant des Réaux dans son Histoire des principaux comédiens français, était expéditive.Molière n’y avait pas eu l’honneur d’une notice. Tout juste son nom était-il signalé en marge du portrait de Madeleine Béjart. « Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de Sorbonne pour la suivre ; il en fut longtemps amoureux, donna des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa, écrivait l’auteur (toujours approximatif) des Historiettes. Il a fait des pièces où il y a de l’esprit. Ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule.Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces ; elles sont comiques. » Molière avait alors déjà trente-six ans. Il n’avait pas encore écrit Les Précieuses. Il était quasiment inconnu. Lorsqu’il mourut, quinze ans plus tard, il avait, en quelque trente pièces, créé un monde. Il avait connu la gloire auprès du jeune Louis XIV, lors des divertissements des «Plaisirs de l’île enchantée»,traversé les intrigues,le désamour,les cabales,les jalousies.Il avait mêlé l’humour,la parodie,le burlesque et la bouffonnerie, l’héritage de Térence et le rythme de la commedia dell’arte, la langue du Gand Siècle et la liberté du théâtre de rue. Conjugué simplicité et naturel,satire sociale et galanterie.Pourfendu intrigants, hypocrites, courtisans, parvenus, médecins ignorants, faux dévots, bourgeois mal dégrossis, jaloux; donné à voir précieuses et féministes,amants chagrins,prudes,coquettes,laquais aux mille tours et barbons voués par le sort à être volés, trompés, battus; soubrettes aux remarques tranchantes, commerçants près de leurs sous, grands seigneurs libertins, hommes de lettres experts en pédanterie. Il avait été lui-même accusé d’être un impie,un débauché,un farceur. Qu’était-il ? Et par quel mystère avait-il tout observé, tout compris ? C’est en vain que l’on a prétendu déchiffrer son théâtre par sa vie. Roger Duchêne en a fait le premier la remarque : Molière n’a écrit qu’à la première personne, mais il n’a pourtant jamais parlé de lui ; à quoi l’on voit qu’il n’était pas un moderne. N’importe. Ce qu’il reste de lui, c’est une production qui surplombe, par une sorte de prodige, tout le répertoire du théâtre français. A quoi tient le génie de Molière? Ses adversaires n’avaient voulu voir en lui qu’un amateur de grimaces et de pitreries. Il avait créé une œuvre qui allait traverser les siècles en renouvelant profondément le genre même de la comédie pour en faire une discipline nouvelle,à michemin de la peinture de caractères et des maximes des moralistes. En allant chercher ses sujets dans l’histoire antique, dans la mythologie, l’Espagne de la Reconquête ou l’Orient des Mille et Une Nuits, la tragédie classique imposait à son public une distance qui donnait d’emblée à ses intrigues la saveur d’un prétexte : on y mettait en scène des passions éternelles, dans un décor de poésie. Le temps y paraissait suspendu : il n’aurait, sur elles, pas de prise. Rien de tel avec les comédies de Molière. Le spectacle qu’elles offraient au public était celui de leur siècle. Il s’inscrivait dans leur vie quotidienne. Leur puissance comique reposait sur la
justesse d’observation du réel. La seule convention admise était l’outrance qui dévoilait, soudain, les ridicules, les excès où pouvaient bien conduire des passions tenues, jusque-là, pour légitimes : le goût du beau langage, le désir d’ascension sociale, le souci du paraître, le sens de la propriété, l’admiration pour la piété et pour la bienfaisance, l’amour des sciences, la confiance dans la médecine, la peur d’être cocu. Il ne suffisait pas que les personnages soient grotesques. Il fallait qu’ils soient vrais. Qu’on puisse en reconnaître, autour de soi, les modèles. Cet ancrage aurait dû condamner le théâtre de Molière à périr avec le monde qui les lui avait fournis. Rien de plus daté en effet que les situations qu’il met en scène.M. Jourdain ne se conçoit que dans une société d’ordres, où la qualité de gentilhomme peut changer une vie. Toute la tyrannie d’Orgon (Le Tartuffe), d’Harpagon (L’Avare) ou d’Argan (Le Malade imaginaire) repose sur le pouvoir absolu de choisir qui devront épouser leurs filles.Rien de tout cela n’a subsisté jusqu’à nous. Les amours de l’interchangeable Léandre ne nous émeuvent guère : elles sont celles d’un benêt incapable de secouer un joug incongru. Le féminisme des Femmes savantes est bien timide : il se résume à réclamer que les filles fassent des études.Les farces de Scapin ne nous font plus rire : il nous paraît étrange qu’à lui, comme à son maître, il semble naturel qu’un valet soit battu. Il n’y a plus aujourd’hui ni pieuse confrérie ni marquis. Dom Juan paie des pensions alimentaires. Son libertinage a perdu de ses prestiges, depuis qu’il se déplace en scooter. Le génie de Molière tient à ce qu’il suffit pourtant d’ouvrir les yeux pour constater que les types qu’il a créés ont survécu à leurs modèles, apprécier à quel point ils sont éternels. Les dévots n’ont pas disparu à mesure que se vidaient les églises. Ils ont désormais la fibre humanitaire. La liberté des peuples leur tient lieu de saint sacrement, le Théâtre du Rond-Point, de basilique. Les hypocondriaques s’allongent sur le divan du psychanalyste. Ils abusent d’antidépresseurs.Les précieuses ont cessé de parcourir la carte du Tendre : elles habitent une surface atypique du côté du canal Saint-Martin.Les médecins ont remisé leurs chapeaux pointus, leurs clystères. Ils sont devenus consultants. Mascarille est vidéaste et Jodelet plasticien dans le collectif Fauve. Sganarelle est frotté d’informatique.On n’est pas toujours sûr de comprendre,après qu’il a parlé, ce qu’il a voulu dire. Scapin a fait une école de commerce. Il est devenu trader. Ses galères sont désormais virtuelles. Ça ne rend pas moins cruel le sort de ceux qu’il a embarqués dans ses aventures.Vadius a oublié son grec ; il anime un talk-show sur le câble. Bélise et Philaminte hantent les vernissages du Centre Pompidou ; elles s’émerveillent de la beauté sévère des masques du Quai Branly,s’enthousiasment pour l’audace de Lobster, le homard en aluminium de Jeff Koons.Elles achètent des légumes oubliés rue des Martyrs. Les petits marquis peuplent les palais de la République. Ils sont même parfois socialistes. Philinte est corporate : il tutoie ses équipes.C’est très bon pour les synergies. Quoi de neuf ? Molière : il est immortel. Tartuffe et Trissotin sont parmi nous.
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SOMMAIRE
LA COMÉDIE HUMAINE
Son regard perçant a saisi la nature humaine ; son esprit drolatique en a révélé les ridicules ; sa verve poétique en a composé des vers immortels. Morceaux choisis de ses meilleures tirades.
10 JOURNÉES DE LA VIE D’UN ÉCRIVAIN Par Irina de Chikoff 20 Le pavillon des Singes 22 L’Illustre Théâtre 24 Les états généraux de Pézenas 26 Le roi a ri 28 Le dépit des fâcheux 30 La cabale des dévots 32 Le noir chagrin 34 Le grand Mamamouchi 36 Vent d’automne 38 La danse macabre
QUOI DE NEUF ? MOLIÈRE !
42 Le rire souverain par Marc Fumaroli, de l’Académie française 50 Le roi et le saltimbanque par Jean-Christian Petitfils 54 Si ce n’est lui, c’est donc Corneille par Martin Peltier 60 Ces messieurs de la religion par Philippe Maxence 64 Le paradoxe du comédien Entretien avec Fabrice Luchini. Propos recueillis par Isabelle Schmitz et Michel De Jaeghere 74 La cause des femmes par Simone Bertière
PROFIL D’UNE ŒUVRE
82 Le miroir du monde Par Marie Zawisza 92 Tous en scène ! par Mathilde Brézet 104 Les Anciens et les Modernes par Philippe Tesson 108 La Comédie-Française : Molière en héritage par Isabelle Schmitz 110 Le Mois Molière : Versailles tréteaux par Louis Guéry 112 Cinéma : Si Molière m’était conté par Marie-Noëlle Tranchant 114 Livre : Molière à la page par Isabelle Schmitz, Michel De Jaeghere et Louis Guéry En couverture : montage d’une scène de Dom Juan, mis en scène par Jean-Pierre Vincent à la Comédie-Française en 2012 et d’un dessin de costume d’Octave Penguilly L’Haridon (1811-1870) pour M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme (Paris, Comédie-Française). Photos : Pascal Victor/ArtComArt. © Collections Comédie-Française. Pages de sommaire : scène des Fourberies de Scapin, mises en scène par Jean-Louis Benoit à la Comédie-Française en 1997. En tétière : © stevezmina1/Getty Images. Remerciements. Ce numéro a été réalisé avec la précieuse collaboration de Blandine Huk, secrétaire de rédaction, Valérie Fermandois, maquettiste, Maria Varnier, iconographe, et Louis Guéry.
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Société du Figaro. Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Président Serge Dassault. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet. Directeur général adjoint Jean-Luc Breysse. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Chef de service Isabelle Schmitz. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray. Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Sofia Bengana. Editeur adjoint Robert Mergui. Directrice de la communication Natalia Abella. Relations presse et communication Marie Müller. Directeur de la production Sylvain Couderc. Chefs de fabrication Philippe Jauneau et Patricia Mossé-Barbaux. LE FIGARO Hors-Série Hors-Série du Figaro. Commission paritaire : N° 0416C83022. ISSN : 1951 - 5065. Edité par la Société du Figaro. Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire Figaro Médias. Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26. Imprimé par Roto France, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes. Avril 2014.
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FESSE-MATHIEU « Harpagon : Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin. (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? » L’Avare, acte IV, scène 7. Le Changeur, par Rembrandt, 1627 (Berlin, Gemäldegalerie).
10 journées de la vie d’un écrivain
11 Leaoût 1667 noir chagrin
Le Tartuffe interdit, Dom Juan retiré de l’affiche, Le Misanthrope mal accueilli, les infidélités d’Armande… Pour Molière, les déconvenues s’amoncellent.
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l est allé se promener le long de la Seine dans l’espoir de retrouver un peu de sérénité avant que Boileau,La Fontaine et Chapelle ne viennent partager son souper à Auteuil. Molière y a loué une maison lorsqu’il s’est séparé d’Armande dont la coquetterie avec tous les blondins à particule et surtout la froideur à son égard avaient fini par rendre insupportable leur vie commune. Auteuil est devenu son refuge. Mais qu’on ne lui parle pas de thébaïde ! Ça l’échauffe ! A cause de Racine, ce serpent qu’il a réchauffé sur son cœur et qui lui faisait toutes sortes de compliments, avant de le trahir ! En 1664, la troupe du Palais-Royal avait monté sa Thébaïde bien que Molière ne se fît aucune illusion sur l’accueil que la tragédie recevrait du public. L’année suivante, malgré l’échec, Molière consentit à jouer une nouvelle pièce de Racine, Alexandre. Et cette fois les spectateurs ne faisaient plus aussi grise mine,mais peu de jours après la première représentation, Molière,stupéfait,devait découvrir que Racine avait également confié sa tragédie à l’Hôtel de Bourgogne. Le félon ! Le sort semble s’acharner sur Jean-Baptiste depuis l’interdiction de jouer Tartuffe. Non seulement il a dû se résigner à retirer Dom Juan de l’affiche, mais Le Misanthrope, sur lequel Molière comptait pour redresser les comptes du théâtre, n’a pas eu l’heur de plaire au parterre. Au désespoir,Molière s’est décidé à un coup d’éclat. Rebaptisant son Hypocrite en Imposteur, il en a donné une représentation le 5 août. Ah! il fallait voir se bousculer le public à l’entrée du Palais-Royal! Il y eut même quelques rixes.Et quels applaudissements quand le rideau est tombé ! Mais dès le lendemain matin, un huissier du parlement est venu signifier à la troupe qu’il n’y aurait pas d’autre représentation de Panulphe. En l’absence du roi,qui était en campagne dans les Flandres, le président de Lamoignon l’interdisait formellement.Boileau, qui le connaissait bien et le tenait en estime, a eu beau ménager à Molière une entrevue avec Guillaume de Lamoignon, ce dernier l’a reçu fort civilement mais il est resté sur ses positions : le théâtre n’est pas le lieu où l’on peut débattre des choses de la religion. Que répondre ? Molière, qui a pourtant la langue bien pendue, est resté coi. Et aujourd’hui, c’est l’archevêque de Paris qui lui assène le coup de grâce. Il menace d’excommunication non seulement toute personne qui assisterait à une représentation de la comédie, mais même ceux qui oseraient en entendre la lecture. Molière remonte lentement vers la maison d’Auteuil en se tenant la poitrine.Ah,cette maudite fluxion! Elle le torture depuis bientôt deux ans. Parfois il croit s’en être débarrassé, mais les accès
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de toux reviennent et une fièvre le tient. M. de Mauvillain, son médecin,lui recommande le repos et un régime lacté.Mauvillain est un homme estimable,mais que savent les médecins? Purger. Saigner.Et débiter des formules qui,pour être dites en latin,n’en restent pas moins sans effet sur le mal dont on souffre. Abandonner la scène ? Ce cher Boileau ne cesse d’en adjurer Molière pour ne plus se consacrer qu’à son œuvre. Elle a été éditée par Gabriel Quinet au printemps 1666, peu après que la troupe de Molière fut devenue celle du roi avec une pension annuelle de six mille livres. Molière n’est pas un ingrat. Il mesure tout ce qu’il doit à Louis XIV et il ne manque jamais de lui en savoir gré. Il vient d’envoyer ses deux comédiens, La Grange et La Thorillière, à Lille où se trouve Sa Majesté, avec un placet dans l’espoir que le roi arbitrera son différend avec l’archevêque de Paris. Mais il ne se fait guère d’illusion.Louis XIV ne lui a-t-il pas dit plusieurs fois que les temps pour Le Tartuffe n’étaient pas encore mûrs ? Devant la maison d’Auteuil, Molière aperçoit sa fille qui sautille à côté de La Forêt, sa fidèle servante. Esprit-Madeleine est un ange, une enfant si douce et si câline ! Sa venue au monde a apaisé la peine qu’il avait eue en perdant le petit Louis quelques mois seulement après sa naissance. Lorsqu’elle se jette dans ses bras, Molière en oubli son « noir chagrin ». Il la juche sur ses épaules comme le faisait Louis Cressé avec lui.Elle rit,bat des mains,tire les oreilles de son père et Molière, comme par enchantement, reprend foi en la vie. I. de C.
LE REFUGE
Ci-dessous : la Maison de Molière à Auteuil, par Constant Bourgeois, 1811. Page de droite : Portrait de Molière, par son ami Pierre Mignard, vers 1658 (Chantilly, musée Condé).
Le rire souverain © RMN-GÉRARD BLOT.
PAR MARC FUMAROLI, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
La « monarchie civilisée » instituée par le jeune Louis XIV trouve en Molière un génial communicateur, qui érigea le théâtre comique au rang de philosophie du plaisir et de thérapeutique des maladies de l’âme. Détail de Colbert présentant à Louis XIV les membres de l’Académie royale des sciences créée en 1666, par Henri Testelin (1616-1695) (château de Versailles). Favoriser le développement des sciences participait grandement au rayonnement de la France.
Le paradoxe du comédien ENTRETIEN AVEC FABRICE LUCHINI.
© MYRIAM TOUZÉ/UNIFRANCE FILMS.
PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SCHMITZ ET MICHEL DE JAEGHERE
Pourquoi faut-il jouer Molière ? « Parce qu’il nous délivre du narcissisme de la modernité. » Le regard de Fabrice Luchini sur le créateur d’Alceste. Fabrice Luchini dans Alceste à bicyclette, réalisé par Philippe Le Guay en 2013.
Quel a été votre premier contact avec Molière?
© STUDIO LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET. © MYRIAM TOUZÉ/UNIFRANCE FILMS.
Il n’est pas un cours de théâtre digne de ce nom qui n’exige de ses élèves de jouer Molière. Pour moi, cela a été le cas chez Jean-Laurent Cochet. Mais la question en soulève une autre : pourquoi cette épreuve est-elle évidente,nécessaire? Louis Jouvet, dans son admiration pour le XVIIe siècle, voyait Molière comme un summum de la latinité, quelque chose qui trois cents ans plus tard, continuait de nous ébranler, de retentir par sa puissance. Pourquoi fait-on apprendre Molière? Pour mille raisons,dont les principales me semblent le génie de la situation et la confrontation à ce que Jouvet appelle le «marbre» : Molière, dit Jouvet, c’est du marbre, on ne peut le faire plier, on ne peut le réduire à nous-mêmes, il nous délivre du narcissisme de la modernité en nous obligeant à nous mesurer aux constantes de l’âme humaine, parce qu’il a sécrété, produit, créé des scènes et des personnages qui ont une puissance éternelle. Molière est un dialoguiste hors pair, un philosophe extrêmement pointu, qui concrétise toutes ces vertus à travers une langue totalement organique, qui produit des images sonores d’une vérité saisissante.
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Qu’entendez-vous par «une langue organique» ?
J’entends une langue qui est totalement vivante, habitée par un homme qui a dû être un acteur immense. La langue de Molière n’est jamais affectée, littéraire. Molière est un homme immergé dans la vie. C’est d’ailleurs tout le problème qu’il pose quand on prétend l’interpréter. Stylistiquement, Céline disait que ce qu’il voulait, c’était aller au nerf. Molière va directement au nerf.Voilà son génie : son efficacité qui lui permet de faire une effraction immédiate dans le sensible.Il produit un retentissement direct. Chez Racine, c’est beaucoup plus distancé,poétique,et finalement littéraire.Molière est dans la vie. C’est familier, c’est organique.
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LE MAÎTRE Louis Jouvet dans Dom Juan, qu’il créa au Théâtre de l’Athénée, en décembre 1947. Son interprétation s’éloigne de la figure traditionnelle du séducteur pour faire sourdre l’angoisse métaphysique qui étreint Dom Juan. Selon lui, l’acteur doit se déposséder de sa vie pour laisser vivre le personnage. Cela le rend-il plus facile à interpréter?
Pour moi,tout part du texte.La question est : qu’est-ce qu’un texte ? C’est un sujet immensément difficile : le texte, c’est de l’imprimé, c’est de la mort. Tout l’art est de trouver, derrière l’imprimé, l’énergie déployée par l’auteur au moment où il a écrit cela. Molière propose à l’acteur des pièces marquées par une acuité psychologique, un génie des situations qui interdisent de les sur-interpréter.Son rôle sera de s’effacer, de ne pas entraver le rire en interposant sa petite personne entre le spectateur et la puissance comique du texte.Le plus important c’est la manière musicale dont notre grand Molière a mis en scène les situations dont il avait le génie. Celui qui en a le mieux parlé est,encore une fois,Louis Jouvet,dans ses cours,qui ont été en partie retranscrits dans Molière et la Comédie classique. Jouvet estimait que la supériorité des personnages du théâtre classique,comme Tartuffe ou Dom Juan, mais aussi, à ses yeux,d’un contemporain comme Knock, tenait à leur ascendant, qui interdisait à l’acteur de les jouer en apportant sa propre vie : il fallait au contraire s’en déposséder pour laisser vivre le personnage. «Ce
qu’il y a toujours chez toi, disait-il à l’un de ses élèves, c’est l’intention de jouer. (…) Tout de suite, tu veux mettre làdedans du sentiment, exprimer quelque chose. Tu ne peux pas. (…) Le marbre est du marbre.Molière, c’est Molière.» Un jeune comédien aura tendance à jouer Alceste en y mettant en scène sa propre colère. Cela ne tient pas : s’il ajoute sa colère aux mots de Molière, on ne les entendra plus. Cela peut prendre des années,mais il faut accepter de se contenter de dire les mots de Molière.C’est l’humeur des personnages, à laquelle il faut atteindre. Au théâtre,dit Jouvet,on ne raisonne pas : « Il faut que le théâtre soit propulsé par un sentiment et non par la raison.Ce sont les gens de l’Université qui raisonnent les textes. » Molière est précieux et rare car il met l’acteur dans l’état de son personnage,et non l’inverse. Aujourd’hui, les gens pensent qu’il faut en rajouter. Mais non : « Nous prenons un texte, nous essayons de l’animer, dit Jouvet. Or, ce qui est important, ce n’est pas d’animer le texte, c’est l’état dans lequel est le personnage à ce momentlà. » Les gens s’imaginent souvent qu’ils vont donner vie au texte, mais c’est le texte qui te donne vie,ce n’est pas toi qui lui donnes ta petite vie. Quand tu joues du Bernstein,tu peux apporter ton cassecroûte,ta psychanalyse,ton œdipe,car les personnages sont à peine esquissés.C’est l’auberge espagnole ; chacun y ajoute ce qu’il veut. Mais quand tu joues Molière, il faut que tu te dégages de tout apport personnel. D’où la folie janséniste et mystique, dirais-je, de Jouvet face à Molière. Jouvet avait découvert que l’acteur devait se mettre dans l’ombre, dans les pas du personnage d’Alceste ou de Dom Juan,qui avaient déjà été créés sans lui.
Le théâtre de Molière présente des situations concrètes, datées. Pour autant, il offre des types de personnages éternels. Ne pensez-
Quoi de neuf? Molière!
vous pas que le rôle de la mise en scène soit d’en souligner la modernité?
C’est l’interprétation qui prévalait dans les années 1970-1980 : les années vitéziennes, brechtiennes, stanislavskiennes, qui peuvent nous retomber dessus un jour ou l’autre. Il y avait cette idée terrible, à laquelle certains croient encore, que Molière parlait à notre époque. Mais il ne parle pas à notre époque,ni de notre époque.Il parle de l’éternité de la nature humaine. Ce langage est totalement étranger au bobo d’aujourd’hui.En dépit de ses convictions profondément humanitaires,le bobo a en effet une absence totale d’intérêt pour l’autre, il est d’un individualisme absolu, il n’est passionné que par sa propre vie. L’autre est un concept abstrait, le bobo n’a pas de regard sur lui, il n’y est pas du tout attentif (à part le jour de la Fête des voisins, bien entendu !). Il ne s’intéresse qu’à lui.Donc,pour lui,le vrai Molière est celui qui lui ressemble, il ne peut être celui qui parle d’une nature humaine éternelle,notion qui lui est inconnue. Molière aurait très bien su parler des bobos. Les bobos, ce seraient Vadius et Trissotin sans le savoir, le latin, les lectures. Il aurait eu du mal, en revanche, à s’en faire comprendre, car Molière n’est pas un « sociétal » : il est là pour nous renseigner sur la nature humaine.Le mot « sociétal » est un mot effroyable.La raison profonde de son invasion dans notre langage tient à ce que dénonce Philippe Muray : l’égocentrisme de ce temps, le nôtre,où le passé est réduit à la seule mission de nous avoir annoncés, nous.
Cela revient à la question de la diction. Faut-il chercher à tout prix le naturel, alors que sa langue reste celle du XVIIe siècle, et que l’alexandrin lui impose un rythme particulier?
Il y a chez Molière, comme dans tout le théâtre du XVIIe siècle,une contrainte,
TANDEM Fabrice Luchini et Lambert Wilson revisitent Le Misanthrope avec brio dans
Alceste à bicyclette, de Philippe Le Guay, une variation pleine de charme sur l’antagonisme de Philinte et d’Alceste, transposé sur une île de Ré déserte, où les deux acteurs confrontent leur vision de la comédie sociale.
c’est le problème du vers, et il n’est pas simple à résoudre. Qu’est-ce qu’un alexandrin? Comment le dit-on? Comment le respire-t-on? Comment le restitue-t-on, sans se laisser happer par sa forme,car cela en détruirait le sens? Un homme qui joue l’alexandrin doit donner l’impression que c’est parlé, et pourtant, ça ne l’est pas; cela obéit à un rythme qui doit être respecté. Mais si c’est récité, on périt d’ennui. Si l’on voit trop la forme de l’alexandrin, comme faisait Antoine Vitez
dans les années 1970,on s’embête au bout de cinq minutes. Et pour autant, il est grotesque de jouer Molière en jean. Le métier d’acteur consiste à résoudre ce dilemme.Il n’est pas question de faire chanter le vers,sans quoi,on n’en entend plus le sens,mais il est absurde de le dire comme au cours d’une conversation banale. On n’est pas non plus obligé d’en faire des tonnes,en enflant la voix,comme on le faisait en 1900. Un vers, ce n’est pas un propos de conversation de bistrot,
«Molière, dit Jouvet, c’est du marbre, on ne peut le faire plier, on ne peut le réduire à nous-mêmes.» hors-série
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LE PASSEUR
Fabrice Luchini en mars 2014. Emerveillé par La Fontaine, dont il a magnifiquement interprété Les Fables, le comédien voit en Molière «un cousin très proche» du poète. Mais si, selon lui, «La Fontaine reste marqué par la sagesse un peu froide de l’Antiquité, Molière est palpitant d’humanité.» Pour résoudre le «problème du vers» propre au théâtre du XVIIe siècle, Luchini tranche : «Obéis au texte. Quand c’est aussi écrit, il faut se soumettre, être un interprète musical. Le vers de Molière, c’est le contraire de la modernité : c’est la contrainte de cet alexandrin qui produit la vie.»
© LE FIGARO/SÉBASTIEN SORIANO.
Quoi de neuf? Molière!
comme le croient certains metteurs en scène.Il impose,par sa musicalité,une distance,au même titre que le décor,les costumes,les lumières.Il est là pour faire sentir au spectateur qu’il regarde,qu’il écoute, une réalité sublimée : un spectacle greffé sur la réalité, mais qui la surplombe et la transfigure en lui donnant une saveur d’éternité. Si tu respectes la structure, la jouissance sera encore plus grande.Obéis au texte.Quand c’est aussi bien écrit,il faut se soumettre, être un interprète musical. Le vers de Molière, c’est le contraire de la modernité : c’est la contrainte de cet alexandrin qui produit la vie, et non pas la vie qui ne s’épanouirait que quand elle est débarrassée de la contrainte.C’est antilibéral! Cela pourrait être même une bonne définition de la réaction. La rime,c’est un cadeau supplémentaire, il n’y a pas besoin de la jouer. « Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux. – Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux. » On n’a pas besoin d’appuyer sur « yeux ». Mais la rime est là, elle est donnée.Si tu pérores,tu boursoufles le texte, et il disparaît. Cela a été mon obsession, mais cela fait quarante ans que je suis sur ces phraseslà. Etre un acteur, c’est ce moment, à la seconde où tu dis le vers,où tu le ressens, et où il t’inspire un geste théâtral que tu n’avais pas prévu. Quand tu aimes la cadence, c’est magique. Pourquoi est-ce que cela me paraît de plus en plus drôle, au fur et à mesure que je joue ces scènes ? Parce que je suis de plus en plus près de la structure du vers,je ne rajoute rien. Jouvet disait qu’un acteur, cela doit être sec, nu et dépouillé. Pour moi, le nec plus ultra, ce à quoi je tends, c’est de montrer l’éternité de la situation, d’être accroché à la situation, de respecter musicalement les rythmes de la conversation, et qu’à l’intérieur il y ait, comme une petite jouissance, le plaisir de la forme. Là, on peut dire que l’acteur a réussi son coup.
Cela peut tenir à un silence. Il y a une scène prodigieuse dans Les Femmes savantes. Elle met en scène deux littérateurs, Vadius et Trissotin. Trissotin est l’homme cultivé dont les femmes sont folles, il parle bien et elles le trouvent formidable parce qu’il trousse madrigaux, épigrammes,sonnets. Trissotin introduit Vadius en leur présence : «En vous le produisant, je ne crains point le blâme / D’avoir admis chez vous un profane, madame (…) / Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose, / Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose.» En quelques mots, Molière a campé le décor et la situation :on se croit à la fin d’un
ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur. – Vous ? – Moi. » C’est du pur boulevard.Aucune pièce de théâtre n’offre un malentendu aussi cruel. Le génie de Molière est tel qu’en se soumettant à la diction, à la langue de ses personnages,on exprime la personnalité de chacun. C’est cela qui est unique. Molière a inventé un matériau stylistique pour chaque identité psychologique. Il faut donc travailler les choses musicalement, et uniquement musicalement. Trouver une manière musicale, et non psychologique de le dire. « Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur. » Cela fait trente ans que
«En se soumettant à la langue des personnages de Molière, on exprime la personnalité de chacun.» repas familial, lorsque quelqu’un donne une bourrade à son voisin en lui disant : « Allez, tu sais bien la chanter, vas-y ! » Mais le dialogue qui s’engage devant ces dames,soudain,tourne au vinaigre : «Avezvous vu certain petit sonnet / Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie? – Oui, hier il me fut lu dans une compagnie. – Vous en savez l’auteur? – Non; mais je sais fort bien / Qu’à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.– Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable. – Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable; / Et, si vous l’avez vu, vous serez de mon goût. – Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout, / Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.– Me préserve le Ciel d’en faire de semblables! – Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur; / Et
je me demande si j’ai là un grand temps ou un petit temps. Silence. On entend le public qui, dans la salle, joue sa partie : il rit. Tu dois le laisser rire. Il prend son plaisir. A toi, il appartient de ne pas perdre ton sentiment. Et tu enchaînes : « Vous ? » Ils rient encore. « Moi. » Nouveaux rires. Si l’on joue cela avec la grosse lourdeur contemporaine,où tout doit être dit,c’est fichu.Quand on est,comme moi,obsédé, émerveillé par La Fontaine, on voit certaines similitudes : pour moi, Molière appartient à cette famille-là, comme un cousin très proche. La Fontaine me semble tout en haut encore,mais on retrouve chez Molière les mêmes vertus que chez La Fontaine : au milieu de cette contrainte du vers, les vertus d’évidence.
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© MYRIAM TOUZÉ/UNIFRANCE FILMS. © JEAN MARIE LEROY/RUE DES ARCHIVE.
N’y a-t-il pas chez La Fontaine plus de bonhomie et chez Molière plus d’affrontements, de tension?
Chez La Fontaine,il est vrai que tout est plus abandonné.L’inspiration d’Esope lui a donné un spectre beaucoup plus métaphysique.Chez Molière,c’est autre chose. Le pauvre mari de l’une des Femmes savantes, Chrysale, n’en peut plus, il ne peut plus rien faire, rien manger, rien dire. Il a le malheur de prononcer le mot « sollicitude ». « Sollicitude », s’effraie Philaminte, sa femme : « Ah ! sollicitude à mon oreille est rude, / Il pue étrangement son ancienneté.» Bélise : «Il est vrai que le mot est bien collet monté. » Et on trouve des gens pour prétendre que Molière a besoin d’être actualisé ? Il faut suivre ce que Molière dit,rester soumis à sa diction : le sentiment va naître,inutile de le chercher.Ecoutez ce que réplique le mari : «Voulez-vous que je dise? Il faut qu’enfin j’éclate, / Que je lève le masque, et décharge ma rate. / De folles on vous traite, et j’ai fort sur le cœur…»
RÉPÉTITION Fabrice Luchini dans Alceste à bicyclette. «Molière est précieux et rare, explique-t-il, car il met l’acteur dans l’état de son personnage, et non l’inverse. C’est le texte qui te donne vie, ce n’est pas toi qui lui donnes ta petite vie.» 70
Il s’embarque assez loin sur l’éducation des femmes,et son point de vue est ici discutable, mais il arrive enfin au cœur de la question : «Je n’aime point céans tous vos gens à latin, / Et principalement ce monsieur Trissotin / C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées, / Tous les propos qu’il tient sont des billevesées, / On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé, / Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.» Oser dire «On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé » : quoi de plus humain,que ce cri d’un mari excédé ? Molière est plus émouvant ici que La Fontaine qui reste marqué par la sagesse un peu froide de l’Antiquité : « Je voudrais qu’à cet âge on sortît de la vie ainsi que d’un banquet. » La Fontaine va loin dans la réflexion,mais Molière est palpitant d’humanité.
Le personnage du Misanthrope est au cœur d’Alceste à bicyclette. Cela veut-il dire qu’il tient une place singulière dans votre panthéon littéraire?
C’est beaucoup plus que cela. C’est toute notre vie qui peut en réalité être passée au crible du premier échange du Misanthrope. Molière touche là à une dialectique éternelle : nous avons en chacun de nous Alceste et Philinte. Moi qui vous parle,je ne cesse de me plaindre des gens, de leur brutalité,du bruit qu’ils font,de leur indifférence aux autres : je suis Alceste.Je suis exaspéré par les gens qui ont des voitures à vitres teintées, par exemple : ils se prennent tous pour John Lennon,alors qu’ils ont des vies d’une vacuité misérable. Mais vient cette réplique de Philinte, et c’est peut-être là le génie de Molière, il y a de la tension,du dialogue,il y a du génie dans la forme, et cela en fait un cousin de La Fontaine, mais c’est presque plus incarné : « Je prends, tout doucement, les hommes comme ils sont, / J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font. » Que dire de plus ? N’est ce pas bouleversant ? C’est évidemment Philinte qui a
raison ; Alceste est un casse-pieds et un hystérique qui devrait être joué de façon comique, ce que personne ne fait plus.
Le personnage est donc, à vos yeux, mal interprété lorsqu’on souligne le caractère tragique de sa vie?
Je crois qu’il ne faut pas dissimuler la dimension comique du personnage d’Alceste : il n’est pas ridicule, mais l’excès de son propos le rend drôle malgré lui. Dans le fond,il est imbuvable. Alceste a été dénaturé à la fin du XIXe siècle : il a été mis en scène comme un personnage de Rousseau ; on en a fait un homme de gauche,épris de sincérité et de vertu;Philinte est devenu un homme de droite, un homme de compromis. Quelle erreur!
Quoi de neuf? Molière!
INSPIRATION Romain Duris
interprète le rôle-titre dans Molière, de Laurent Tirard. Réalisé en 2007, le film joue beaucoup sur la correspondance entre la vie de Molière et ses pièces. «Ce qui m’intéresse, souligne Fabrice Luchini, c’est d’entrer dans la situation des personnages que j’incarne. Savoir tout sur la vie de l’auteur ne me semble pas utile.»
film part d’une histoire vraie : il y a vingt ans, j’ai proposé à des acteurs d’alterner les rôles d’Alceste et de Philinte ;ils n’ont jamais voulu, parce qu’ils ont eu peur. C’est dommage : je pense au contraire que cette alternance aurait été sublime.
Alceste a des qualités,il dénonce des abus, mais il se trompe complètement sur la société, sur l’amour, sur la vie. Il est amusant par ses excès, mais l’intelligence est du côté de Philinte. « Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur », dit-il.C’est en effet le minimum si l’on veut rendre tolérable la vie en société. Alceste hurle contre la prétendue hypocrisie, il se soûle de sa propre exigence, mais Philinte lui répond par une phrase métaphysique, et géniale : « Mon Dieu, des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine, / Et faisons un peu grâce à la nature humaine. » Mon psychanalyste disait que Philinte, c’était quelqu’un qui avait été trop bien analysé.Ce qui donnait quelqu’un de totalement policé, qui avait tout compris.
Pourquoi alors le personnage que vous incarnez dans Alceste à bicyclette tient-il absolument à jouer Alceste et ne veut à aucun prix du rôle de Philinte?
Parce qu’un acteur,c’est un cabot : il veut le gros morceau,le rôle principal.Mais ce
Le Molière de Laurent Tirard, où vous incarnez M. Jourdain, joue beaucoup sur la correspondance entre la vie et la scène : croyezvous à cette correspondance?
Je ne crois pas qu’il y ait forcément une correspondance étroite entre la vie de l’auteur et son œuvre. Si l’on prend l’exemple de Céline,il a été huit à quinze jours chez Ford,en Amérique,en tant que
«Alceste a des qualités, il dénonce des abus, mais l’intelligence est du côté de Philinte.» hors-série
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«Ses comédies sont là pour nous renseigner sur la nature humaine.»
© THE KOBAL COLLECTION/FIDELITE PRODUCTIONS. © PHOTO : PHILIPPE QUAISSE / PASCO.
médecin, contrairement à ce qu’il dit dans le Voyage où il raconte qu’il a fait la queue pour trouver du boulot comme ouvrier à la chaîne. Pourtant, il a tout vu, tout compris. Un autre aurait pu rester quarante ans, et ne rien en tirer. Sur Molière, le fait de savoir s’il s’est inspiré de sa vie pour écrire et jouer ses pièces ne m’intéresse pas beaucoup. Ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans la situation des personnages que j’incarne. Savoir tout sur la vie de l’auteur ne me semble pas utile. Il y a une anecdote à ce sujet qui me paraît éclairante : l’acteur Daniel Emilfork jouait dans une grande mise en scène de Shakespeare, où il tenait le rôle d’Œdipe mais où il n’avait
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qu’une seule phrase à dire, sur les quatre heures de spectacle.Il avait lu tout ce qui s’était écrit sur Œdipe, de Sophocle à Freud. Au moment de prononcer sa phrase, il l’avait oubliée…
Alceste est drôle sans être ridicule, le Bourgeois gentilhomme est ridicule sans cesser d’être sympathique, et Dorante, qui est lucide, est odieux. Les Femmes savantes sont attachantes, malgré leurs défauts. Cette subtilité n’est-elle pas au cœur du génie de Molière?
Rien de ce qui est humain ne lui est étranger : au lieu d’imposer une vision
DE LA CAMÉRA AUX PLANCHES ? Si Fabrice Luchini a endossé l’habit
de M. Jourdain dans le Molière de Laurent Tirard (ci-dessus), il n’a jamais joué Molière au théâtre. Son rêve? Mettre en scène ses différents personnages en un seul spectacle.
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idéaliste et didactique, il révèle tous les aspects de la nature, même la plus négative.Il désarme nos partis pris. Au moins tant que le metteur en scène nous épargne ses propres messages. Ses comédies ne sont pas là seulement pour être drôles,elles sont là pour nous renseigner sur la nature humaine.
Vous n’avez jamais joué Molière au théâtre : aimeriez-vous le faire?
Molière, c’est difficile à jouer, compliqué, même. J’aimerais beaucoup jouer Les Femmes savantes, il faudrait que j’aie le courage de le mettre en scène. Contrairement à ce que les gens disent, ces femmes sont merveilleuses, elles veulent s’élever à un haut niveau. Seulement, ce sont les Bouvard et Pécuchet du XVIIe siècle, elles sont fanatisées par le savoir. Mais il y a quelque chose dans la convention du théâtre de l’époque qui me paraît usé : le notaire qui arrive à la fin de la pièce,et qui annonce que la maison a brûlé, que le maître est ruiné… Ce qui me plairait, ce serait de mettre en scène les dialogues de Molière,en jouant les différents personnages. Montrer à quel point Molière a su voir les gens, les analyser. J’avais un projet avec Laurent Terzieff, qui ne voulait pas monter du classique, et ne souhaitait pas toucher à autre chose qu’au théâtre contemporain. Un soir, au sortir d’une représentation, il m’a dit : « Je pourrais te mettre en scène dans tous les dialogues amoureux de Molière. » Je serais aussi très tenté de refaire d’une autre manière ce qu’on a fait avec Alceste à bicyclette : tenir 1 h 40 avec deux vieux cabots réunis à l’île de Ré et qui se battent pendant tout le film sur une scène.Une seule scène,mais sublime.J’ai aimé l’idée de ce personnage qui ne jouera jamais Alceste tellement il aime Le Misanthrope. C’était une belle idée de dire ces derniers vers, sur la plage, vers qu’il ne dira jamais au théâtre. !
Tous en scène!
PAR MATHILDE BRÉZET
Maîtres et valets, ingénues et précieuses, petits marquis et parvenus, les personnages de Molière forment la plus savoureuse des comédies humaines. Leurs types ont traversé les siècles.
CATHOS ET MAGDELON L
ES PRÉCIEUSES RIDICULES
Ces deux cousines sont impayables. Fraîchement débarquées à Paris – c’est-à-dire au pays des merveilles –, elles rêvent de se faire une place dans ce lieu où poussent les madrigaux et les marquis. Pompeusement renommées Aminte et Polyxène, elles s’appliquent à faire de leur vie une vaste carte du Tendre : pour cela, elles se pommadent beaucoup et cherchent à recevoir des beaux esprits – on leur envoie Mascarille. Elles le reçoivent en battant des mains. Au fond, elles sont victimes de la province et de leurs lectures : leur vie rêvée est une longue suite de visites en chaise, de rubans et de quatrains. Quelle surprise quand on leur révèle la véritable condition de leur joli marquis – et quelle humiliation… Elles finissent consignées dans leur chambre, histoire de réfléchir un peu sur les fausses valeurs et les vrais ridicules. On ne leur souhaite pas plus de mal. Elles sont bonnes filles au fond, un peu bécasses seulement – de toute façon mal taillées pour le rôle. Il peut en coûter beaucoup d’être une femme à la mode. Demandez à Célimène.
MASCARILLE L
ES PRÉCIEUSES RIDICULES C’est un de ces personnages-instruments que Molière sait si bien créer : il est là pour combler la passion des précieuses en lui donnant un objet, et exposer leur folie. Mascarille, c’est un coup monté, une mascarade de marquis ourdie par des amants jaloux pour ridiculiser leurs amantes infectées par l’air de Paris, une parodie de bel esprit couverte de rubans, babillant quatrains et épigrammes. Le ridicule fonctionne dans les deux sens d’ailleurs, puisque le valet s’installe pour de bon dans ses habits de marquis au point de mépriser ses semblables, sans se rendre compte que derrière le beau langage qu’il adopte, on entend sonner la langue des tripots et des Halles… Bref, un mécanisme théâtral à double détente parfaitement réussi, une esquisse éloquente, un geste insolent – à l’image de cette pièce en un acte, légère et enlevée, pied de nez aux précieuses ridicules, aux faiseurs et aux snobs de tous les temps.
Profil d’une œuvre
© ADOC-PHOTOS. © MP/LEEMAGE. © JOSSE/LEEMAGE. © AKG-IMAGES.
ARNOLPHE
L’ÉCOLE DES FEMMES Arnolphe est un cas à part chez Molière : c’est à la fois un despote et un obsessionnel. Son obsession à lui n’est pas la dévotion ou l’argent, c’est le cocuage : se donnant comme grand spécialiste de la nature humaine, il voit des cornes et des cocus partout, et les raille bien peu charitablement. Mais le présomptueux pense avoir trouvé le remède, la fameuse martingale, celle qui vous protège des cornes à vie, et s’est mis en tête de se marier… Il a donc enlevé une enfant pour la faire élever dans l’ignorance la plus crasse : il la veut soumise, dépendante, bien bête surtout : selon lui, cette innocente fera une parfaite épouse – jusque-là il la tient sous clé. Mais malgré ses précautions carcérales, Agnès rencontre Horace, qui lui plaît; et sa naïveté n’y résiste pas. Voilà Arnolphe joué par sa pupille, et perpétuel confident de son rival. Molière commente : «Ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse et par un étourdi qui est son rival ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.» Tout est dit, il y a là l’essence du drame d’Arnolphe et de son ridicule. Son despotisme est puni. Il se met à supplier Agnès de l’épouser – il en est un peu amoureux. Mais il ne sait ni se faire aimer ni émouvoir; il voudrait être touchant, on le trouve grotesque. C’est le lot des barbons, avec qui l’amour est cruel. Et après tout, «si n’être point cocu vous semble un si grand bien / Ne vous point marier en est le vrai moyen».
AGNÈS L’É
COLE DES FEMMES
On la présente souvent comme une ingénue, mais qu’est-ce que cela signifie au juste? Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas beaucoup de cervelle, et encore moins de connaissances – l’éducation que lui a préparée Arnolphe a veillé à cela. Mais dans sa simplicité, elle est tout à fait désarmante, et sa voix forme un contraste délicieux avec celle d’Arnolphe et toutes les bêtises qu’il lui sert sur le mariage et les femmes en général. C’est un esprit brut, mais elle est loin d’être stupide et quand elle vous regarde avec ses grands yeux en murmurant «Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir?», on se dit qu’elle laisserait désemparé le plus grand philosophe du monde… Agnès inquiète aussi, car l’indifférence totalement dénuée de compréhension qu’elle oppose au désespoir amoureux d’Arnolphe fait songer qu’un amour à sens unique est une chose bien cruelle. Enfin, elle enthousiasme, car c’est un des rares personnages de Molière à connaître un véritable changement, une progression même. «Croit-on que je me flatte, et qu’enfin dans ma tête / Je ne juge pas bien que je suis une bête?» : son amour naissant pour Horace lui ouvre les yeux et développe chez elle un désir de s’élever éminemment louable. «L’amour est un grand maître» : voilà la véritable école des femmes; c’est la leçon d’Agnès.
COMÉDIE DE MŒURS
De gauche à droite : Magdelon et Cathos; Préville dans le rôle de Mascarille, par Carle Van Loo, vers 1760 (Paris, Comédie-Française); Molière dans le rôle d’Arnolphe de L’Ecole des femmes, costume de la Comédie-Française par Hippolyte Lecomte (17811857); Agnès. Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée (acte I, 3), par Henri Allouard in Œuvres complètes de Molière, 1885.
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La Comédie-Française
Molière en héritage PAR ISABELLE SCHMITZ
Molière n’a jamais joué ni vécu dans ce qu’on appelle sa «Maison». Le Théâtre-Français lui est pourtant indissociable.
© BRIGITTE ENGUERAND/DIVERGENCE.
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a scène est passée à la légende. Le 17 février 1673, lors de sa quatrième représentation du Malade imaginaire au Théâtre du Palais-Royal, Molière peine à donner sa dernière réplique. Il agonise. Quelques heures plus tard, il trépasse chez lui, rue de Richelieu. La troupe est bouleversée, mais reprend, vaille que vaille, le 24 février, les représentations du Malade imaginaire et du Misanthrope. Les rivalités parisiennes sont féroces, entre le Théâtre du Palais-Royal, celui du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne. Le Roi-Soleil va décider d’y mettre fin : il ordonne aux comédiens du Théâtre du Marais de rejoindre la troupe de Molière. La nouvelle troupe se produit à partir du 9 juillet 1673, à l’hôtel Guénégaud, rue Mazarine, Lully s’étant emparé de la scène du Palais-Royal. En 1680,
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c’est au tour de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne d’être annexée : une lettre de cachet signée de Louis XIV et de Colbert décrète sa fusion avec la troupe de l’Hôtel Guénégaud, dans le but de «rendre les représentations de comédies plus parfaites». La «Comédie-Française» (ainsi surnommée par opposition à la Comédie-Italienne) reçoit le monopole des représentations théâtrales en français à Paris et dans les faubourgs. Elle est administrée par La Grange, comédien pour lequel Molière avait écrit ses rôles de jeune premier. «Il n’est pas dit que Molière eût été enchanté de ce contrôle royal, qui enrayait l’émulation existant entre les troupes», observe Agathe Sanjuan, conservateur-archiviste de la bibliothèquemusée de la Comédie-Française. Enchanté ou pas, Molière est en tout
cas honoré, depuis plus de trois siècles, dans ce que l’on a coutume d’appeler sa «Maison», même s’il n’y vécut et n’y joua jamais. Dès la fondation de la troupe, les vingt-sept acteurs qui la constituent ont obligation de défiler sur scène, à l’issue de chaque représentation du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme. En 1822, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Molière, on instaure un hommage encore plus explicite : tous les 15 janvier, date anniversaire de son baptême, à l’issue de la représentation de l’œuvre théâtrale du moment, tous les comédiens qui composent la troupe (cette année, vingt-trois pensionnaires et trente-neuf sociétaires, choisis parmi les pensionnaires après au moins un an de présence) montent sur scène en costume et
viennent donner une réplique du génial dramaturge. Sa figure tutélaire se manifeste par la présence du célèbre buste par Houdon dans le foyer du public, de ses portraits au long des murs de l’illustre théâtre, du fauteuil du Malade imaginaire de 1673, qui trône en vitrine. Mais c’est surtout au cœur du répertoire, et dans la conception même d’un théâtre vivant, que l’esprit de Molière souffle toujours. « Culturellement, Molière reste le patron », affirme Patrick Belaubre, secrétaire général de la ComédieFrançaise. Il est l’auteur le plus joué. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec près de 33600 représentations à la Comédie-Française depuis 1680, Molière est très loin devant Racine, Corneille, Musset, Marivaux… Les classiques représentent l’essentiel
Profil d’une œuvre
PHOTOS : © COSIMO MIRCO MAGLIOCCA. © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/WIKISPECTACLE.
L’ÉTERNEL COMÉDIEN
d’un répertoire qui se renouvelle pourtant chaque année, intègre de nouveaux auteurs et de nouvelles pièces, d’Aristophane à Jean-Luc Lagarce et Saadallah Wannous. L’administrateur général les propose au vote du comité de lecture, composé de comédiens et de personnalités littéraires. «L’entrée au répertoire est en réalité un pari que nous faisons : qu’une pièce soit encore jouable dans un siècle ou deux», explique Patrick Belaubre. Voltaire était persuadé de passer à la postérité comme auteur dramatique. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas souvent joué aujourd’hui.» Si les pièces de Molière connurent, aux XVIIIe et XIXe siècles, une traversée du désert et un désamour
du public (Musset écrit, en 1840 : «J’étais seul, l’autre soir, au ThéâtreFrançais, / Ou presque seul; l’auteur n’avait pas grand succès, / Ce n’était que Molière.»), l’engouement renaquit avec de nouvelles mises en scène, notamment de Dom Juan, en 1847, qui n’avait jamais été repris dans sa version originale depuis sa création, et de nouvelles interprétations du Misanthrope et du Tartuffe, plus romantiques et plus sombres. Le tricentenaire de la naissance de Molière, en 1922, fut célébré par une éclatante intégrale de ses pièces à la Comédie-Française, un appel d’air dont la dynamique ne s’est pas enrayée depuis. Elle a pris les formes les plus diverses : créations radiophoniques, invitations de metteurs
en scène étrangers à travailler avec la troupe, mises en scène contemporaines et contrastées des grandes comédies de Molière, captations cinématographiques des pièces, films de fiction réalisés à partir du texte original des œuvres classiques. Administrateur général de la troupe depuis 2006, Muriel MayetteHoltz, y est entrée comme pensionnaire en 1985, et en fut nommée sociétaire en 1988. Soucieuse de transmettre au public le plus large, et en particulier aux jeunes, « la parole des anciens», «l’amour des textes et leur nécessité», elle a créé un service éducatif afin d’expliquer les œuvres, de faciliter leur découverte par des moyens pédagogiques, notamment un parcours-promenade Molière à travers Paris, et enfin par des tarifs abordables. Les fruits sont prometteurs : les spectateurs de moins de vingt-huit ans ont doublé depuis 2006, ils représentent aujourd’hui près d’un quart du public
La salle Richelieu de la Comédie-Française (ci-dessus) accueillera cette saison les deux pièces jouées par la troupe de Molière au moment de sa mort : Le Misanthrope, dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger qui privilégie une lecture sociologique de la pièce et veut «raconter cet entre-soi de l’aristocratie plutôt que de raconter une époque» (page de gauche), et Le Malade imaginaire, mis en scène par Claude Stratz, avec Gérard Giroudon en Argan et Denis Podalydès en M. Diafoirus (ci-contre).
de la Comédie-Française. Ils pourront découvrir, cette saison, les deux pièces qui étaient jouées par la troupe au moment de la mort de Molière : une création du Misanthrope, dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger qui privilégie une lecture sociologique et psychologique de la pièce, contemporanéisée; et la reprise du Malade imaginaire, mis en scène par Claude Stratz, qui triomphe depuis 2001. ! Renseignements sur les spectacles, visites-conférences, activités sur www.comedie-francaise.fr et au 0825 10 1680 (billetterie) / 01 44 58 13 16 (bibliothèque-musée, visites et parcours).
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Cinéma
Si Molière m’était conté
PAR MARIE-NOËLLE TRANCHANT
La vie et l’œuvre de Molière ont inspiré au cinéma nombre de fictions. Leur large palette exprime l’intemporalité de son génie. Molière a fait ses débuts à l’écran en 1909, avec un film de Léonce Perret tourné à Berlin. Il passe aussi chez Sacha Guitry, dans Si Versailles m’était conté… (1954), sous les traits de Fernand Gravey et dans Si Paris nous était conté (1956), joué par Gilbert Gil. On le retrouve interprété par Tchéky Karyo dans Le roi danse de Gérard Corbiau (2000), film consacré à Lully. Mais c’est Ariane Mnouchkine qui a offert à Jean-Baptiste Poquelin ses plus beaux habits de cinéma.
MOLIÈRE, D’ARIANE MNOUCHKINE (1978)
Avec sa troupe du Théâtre du Soleil, et Philippe Caubère dans le rôle-titre, Ariane Mnouchkine réalise une biographie fleuve de plus de quatre heures, emportée par une ardeur fougueuse. De l’enfant attiré par le monde des saltimbanques au Molière de la cour de Louis XIV, c’est le génie même du théâtre que le film célèbre. Le voici rejoignant la troupe de Dufresne dans le Midi toulousain. Un vent à décorner les bœufs emporte la scène ambulante, avec ses acteurs et ses rideaux qui volent. Des moutons forment une écume autour du bizarre véhicule, qui file droit vers un ravin. Tragédie! Mais la course s’arrête à temps, et aussitôt le couple rescapé, sur la roulotte, se lance dans une scène de ménage. Comédie! Tout cela dans un même mouvement, superbe, qui unit la nature, le spectacle, la condition foraine des acteurs et les émotions
populaires qu’ils soulèvent. On retrouvera ce puissant élan de la caméra dans la scène de la mort de Molière, où sa troupe lui fait un long cortège bouleversé, ponctué par un crescendo musical funèbre, et traversé par une carriole en flammes. C’est pour de telles visions que le film captive. Comme le théâtre, le vent, le feu, l’eau ont tantôt leur déchaînement naturel tantôt leur éclat civilisé à la cour du Roi-Soleil. Superproduction aux cent vingt acteurs, aux décors et costumes magnifiés par de très beaux éclairages, le Molière d’Ariane Mnouchkine est une magistrale rêverie historique. Si on a pu lui reprocher de négliger l’auteur profond du Misanthrope et de Dom Juan, ou de montrer un Louis XIV moins protecteur qu’il ne le fut, la réalisatrice atteint son ambition de faire un grand récit populaire, roman de formation, aventures picaresques, fresque sociale baroque, et portrait vivant d’un génie à l’esprit sombre, illuminé par la passion de jouer.
Profil d’une œuvre MOLIÈRE, DE LAURENT TIRARD (2007)
En 1664, Molière (Romain Duris) a vingt-deux ans et s’obstine sans succès à jouer la tragédie. Criblé de dettes, il est jeté en prison. Alors apparaît un certain M. Jourdain (Fabrice Luchini), qui le fait libérer à une condition : l’aider à écrire une comédie pour séduire la coquette Célimène (Ludivine Sagnier), dont le salon est le rendez-vous des précieux. Afin de ne pas éveiller la jalousie de sa femme, Elmire (Laura Morante), Jourdain fait passer Molière pour un dévot nommé Tartuffe. On voit l’idée : réaliser une fantaisie qui mêle l’illustre auteur à ses personnages. Lesquels sont eux-mêmes des mixtes de diverses figures : il y a de l’Orgon en M. Jourdain et de la Philaminte en Célimène. Malheureusement le film se contente d’assembler à la diable morceaux choisis et citations bateau, sans aucune vision de l’œuvre ni hiérarchie des personnages. C’est la faute à Shakespeare ! Laurent Tirard (futur réalisateur du Petit Nicolas) s’est autorisé du succès de la comédie de John Madden Shakespeare in Love pour tenter des effets acrobatiques entre vie et théâtre. Mais Molière s’y réduit à un tragédien raté que tout ramène au comique. Ce ressort unique est vite répétitif. Quelques scènes plaisantes, comme l’arrivée des huissiers, et la présence de bons acteurs n’y peuvent rien.
© RUE DES ARCHIVES/AGIP. © COLLECTION CHRISTOPHEL. © JEAN MARIE LEROY/RUE DES ARCHIVE. © MYRIAM TOUZÉ/UNIFRANCE FILMS.
ALCESTE À BICYCLETTE, DE PHILIPPE LE GUAY (2013)
Serge Tanneur (Fabrice Luchini), acteur de théâtre las des bassesses de la comédie sociale, a trouvé sur l’île de Ré le refuge écarté où d’être homme d’honneur il ait la liberté. Mais voilà que vient troubler sa retraite son vieux copain Gauthier Valence (Lambert Wilson), devenu une star de la télévision grâce à son rôle de médecin dans une pitoyable série à succès. Trench-coat blanc et brushing séducteur, il débarque dans la maison délabrée de Serge avec une idée derrière la tête : se refaire une réputation d’acteur de valeur en interprétant Le Misanthrope avec lui. Pas question de remonter sur les planches, ronchonne ce dernier. Il consent néanmoins à répéter la scène 1 de l’acte I pendant quelques jours avec Gauthier, avant de rendre sa réponse définitive. Entre deux répétitions, parfois houleuses, les deux partenaires se promènent à bicyclette sur l’île, et voisinent avec une belle Italienne (Maya Sansa). Qui les transforme bientôt en rivaux… Avec deux acteurs de haut vol, Philippe Le Guay signe des variations pleines de charme sur le thème de Molière. Lambert Wilson compose avec panache un snob sympathique, gentiment bellâtre, face à l’intransigeance ironique et à la mélancolie mordante de Fabrice Luchini. L’antagonisme de Philinte et d’Alceste quitte la pièce (délibérément réduite à une scène) pour envahir les rapports quotidiens des deux hommes, sur une île de Ré déserte, parcourue à vélo. Cette façon de rouler à côté de Molière, à distance modeste, donne à la comédie son élégance et sa liberté. C’est cocasse, tendre, amer, vif, léger, cinglant, désenchanté.
MOLIÈRE EN DVD ■ Les éditions Montparnasse ont édité un coffret de 17 DVD «Molière, la collection» (100 €), composé de captations théâtrales à la Comédie-Française. ■ On peut aussi rappeler le Dom Juan réalisé par Marcel Bluwal pour la télévision (1965), avec Michel Piccoli dans le rôle-titre et Claude Brasseur en Sganarelle (DVD, INA, 12 €). Dernier voyage d’un dom Juan qui rompt toutes les amarres avant de se suicider, sous un ciel vide. Une vision très nihiliste, servie par une réalisation puissante, en décors naturels.
hors-série
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