Figaro Horss-série Rodin

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A U G U S T E

RODIN

La sculpture au cœur



Editorial

© C. POURCLO.

par Michel De Jaeghere

Soudain, il avait eu le sentiment d’avoir tout dit. Exploré toutes les formes que peut inspirer la nature, donné aux visages de ses personnages tout le répertoire des expressions, sculpté le corps humain dans toutes les positions. Il avait illustré la colère et le rêve, la prière et l’angoisse, la tendresse, le désir et la reconnaissance, la tristesse de l’adieu, la plénitude de la chair, l’ivresse de la danse, le désespoir, la faim. Représenté toute la beauté humaine en faisant vibrer les corps de leurs plus secrètes pulsions. Joué des attitudes et des nuances des sentiments par la souveraineté d’un art capable d’imprimer à la matière les plus infimes variations, de l’animer d’un mouvement perpétuel, comme les vagues de la mer. Il n’avait jamais été un intellectuel. Toujours, il s’était laissé guider par la forme, donnant ensuite, comme au petit bonheur, un nom à des statues qu’il avait modelées pour le plaisir de pétrir la glaise, de faire jaillir par la puissance de ses mains mille et une représentations du corps humain en mouvement. Un soldat inconnu lui avait donné l’occasion de manifester la virtuosité de sa technique du nu. Il ne symboliserait la dureté de la condition humaine que parce qu’il lui fallait un titre pour figurer au Salon : ce serait L’Age d’airain. Une étude oubliée pour son Saint JeanBaptiste devient, raboutée, agrandie, L’Homme qui marche : ce corps sans bras ni tête émerveille le public par sa puissance d’évocation de l’humanité en route vers son destin. Rodin n’avait jamais été admis à l’Ecole des beaux-arts. Il professait que cela avait été, pour lui, une chance. Parce que cela avait préservé la naïveté qui faisait sa force. L’avait détourné des procédés, des trucs par quoi ses contemporains tentaient, au même moment, de suivre les traces des anciens, de parfaire leur métier par les disciplines nées de l’imitation, au risque d’en adopter les tics et les routines, les conventions, les mensonges. Lui s’était mis, d’emblée, à l’école de la nature. Il n’en avait pas seulement tiré un sens aigu de l’anatomie, une capacité hors du commun à représenter le corps humain. Il avait excellé à reproduire la vibrationmêmedelachair,lemouvementnédel’expression,lecaractère illimité de ce que donne à voir une vie d’homme. A la fin des années 1880, et plus encore après le triomphe de l’exposition de 1900, qui l’avait célébré comme le sculpteur national, l’homologue de Victor Hugo dans les arts, il avait peu à peu ralenti la production de figures originales pour se consacrer à des recompositions des œuvres qui étaient déjà sorties de ses mains. Paolo poursuivait pour toujours l’amour fuyant de Francesca sur La Porte de l’Enfer. Redressé, bras levés, suppliants, vers le Ciel, il était devenu L’Enfant prodigue. Renversé, tête en bas, doté d’ailes, il figurerait La Chute d’Icare. La Femme accroupie se retrouve dans les bras de L’Homme qui tombe. La rencontre, prodigieuse, vient illustrer un poème de Baudelaire. Le coup de foudre fait naître Je suis belle. Le procédé renouait avec les usages des ateliers des siècles d’or de l’art occidental : en démultipliant les coiffures de ses Vénus au charme vénéneux, aux hanches étroites, Cranach

n’avait pas agi autrement. Il visait à satisfaire la clientèle (il fallait vivre) en même temps qu’à donner à sa création le caractère abstrait d’un jeu de l’esprit, d’une exploration toute conceptuelle des significations multiples de l’univers des formes. N’empêche : il avait quelque chose d’une pratique de marchand. Il faut avoir ouvert, dans le pavillon de la villa des Brillants, à Meudon, l’un des tiroirs où étaient entreposés, côte à côte, les bras droits, les bras gauches, toutes sortes de mains, conservés en réserve afin de pourvoir à de nouvelles commandes, pour prendre la mesure de cette technique de fabricant. Au titan insatiable, il fallait autre chose. Il aspirait à s’inscrire dans l’histoire de l’art comme un géant de la Renaissance. Un nouveau Michel-Ange. Lui qui jamais n’avait taillé la pierre, déléguant à des praticiens la charge de reproduire dans le marbre les statues qu’il avait modelées dans la terre glaise avant d’en faire tirer un exemplaire en plâtre, prendrait, devant la caméra de Sacha Guitry, maillet et ciseau pour feindre d’attaquer un bloc de marbre : illusion nécessaire à un public imprégné de l’image du génie solitaire dégageant ses figures de leur gangue de pierre. On aurait tort de s’arrêter à cette supercherie, pourtant. Car, de cette filiation, son œuvre porte un témoignage autrement éclatant. Ce qui fait le caractère unique des collections auxquelles la rénovation du musée Rodin vient aujourd’hui offrir, cent ans après sa création, un magnifique écrin, c’est, en effet, l’ampleur de l’entreprise à laquelle l’avait conduit cette naïve ambition de s’imposer, au tout premier rang, dans l’histoire. Sa Porte de l’Enfer lui avait donné l’occasion de multiplier les figures, les groupes composant son Jugement dernier et auxquels il avait offert, sous d’autres formats, une vie autonome sans attendre son achèvement. Lors de son moulage en plâtre, et alors qu’on s’apprêtait à la surcharger avec les personnages qu’il avait sculptés pour sa décoration, il fut suffoqué par la force qui émanait de ses panneaux mutilés de leur ornementation. Il décida de les montrer tels quels. C’était franchir une nouvelle étape vers l’abstraction à laquelle tendait désormais ce maître de la figuration. Le miracle est qu’à l’image de sa Main de Dieu surgissant de la pierre pour modeler, à son imitation, l’univers, il soit parvenu à l’atteindre sans renoncerjamaisàlabeautéplastiquedelareprésentation subliméedu réel. Qu’amoureux de la statuaire antique jusqu’à lui jalouser la poésie des ruines, il présente des œuvres ébréchées, amputées, comme si elles avaient traversé les siècles, ou qu’au contraire il fasse émerger ses visages de la matière brute, comme s’il était en train de les extraire d’une carrière de marbre ; qu’il modèle des figures partielles, simplifiées, qui ne paraissent avoir d’autre personnalité que leur vie même, ou qu’il expose, ailleurs, ses plâtres sans effacer les cicatrices qui conservaient la trace de leur moulage, c’est en définitive le même projet fou qu’a poursuivi Rodin : celui de mettre en scène et de donner à voir en un seul regard l’œuvre d’art et la geste de la création.


© AGENCE PHOTO MUSÉE RODIN-JÉROME MANOUKIAN.


A U G U S T E

RODIN

Rodin en toutes lettres Refait à neuf, mais avec le cachet de l’ancien hôtel Biron, le musée Rodin propose une nouvelle présentation des chefsd’œuvre du maître, évocatrice de son atelier et de son univers artistique. Rainer Maria Rilke, Camille Mauclair, Gustave Geffroy et tant d’autres ont célébré en son œuvre le mouvement même de la vie, la pesanteur de l’âme humaine.

L’Age d’airain, par Rodin, 1877, dans les salles rénovées du musée Rodin.


« Il en va de même de certaines petites sculptures de Rodin. En leur donnant beaucoup d’endroits, infiniment d’endroits parfaits et précis, il les grandit. L’air est autour d’elles comme autour de rochers. S’il y a en elles un mouvement vers en haut, il semble aussitôt que les cieux en soient soulevés, et la fuite de leur chute entraîne les étoiles. Peut-être est-ce à cette époque qu’a vu le jour cette Danaïde qui, hors de ses genoux, s’est jetée dans sa chevelure liquide. On éprouve une impression merveilleuse à faire seulement le tour de ce marbre : le long, le très long chemin autour de la courbe de ce dos, richement déployée, vers le visage qui se perd dans la pierre comme dans un grand sanglot, vers la main qui, pareille à une dernière fleur, parle encore une fois doucement de la vie, au cœur de la glace éternelle du bloc. » Auguste Rodin, de Rainer Maria Rilke, 1903. La Danaïde, par Rodin, marbre, 1889.

© MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA).

ONDE SENSUELLE



© MUSÉE RODIN (PHOTO BEATRICE HATALA).

SAISISSEUR D’ÂMES

« Toute son œuvre est l’histoire de l’âme désespérée, crispée pour s’évader du corps, et choisissant pour s’en évader la seule route que le corps lui offre ; l’amour physique. Toute son œuvre est une étreinte, toutes ses mains s’accrochent, tous ses visages se tendent, amaigris et fiévreux, vers un invisible au seuil duquel expire leur sursaut de bronze ou de marbre. Si quelque fou prenait un marteau et brisait d’un coup ces torses et ces fronts, une âme peut-être jaillirait ; nous entendrions un cri de délivrance : l’âme bouillonne, c’est son expansion qui gonfle ou creuse ces modelés vivants. (…) la vie est enclose en eux, et l’homme, saisisseur d’âmes, s’est hâté de jeter sur elles une enveloppe de plâtre ou de métal, afin de les tenir captives. » L’Œuvre de Rodin, de Camille Mauclair, 1900. Fugit Amor, par Rodin, plâtre, avant 1887.



9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN TITAN

13 novembre 1883 PROMÉTHÉE DÉCHAÎNÉ

Désormais reconnu, Rodin fréquente les salons parisiens. Les commandes de portraits affluent, mais c’est La Porte de l’Enfer qui l’occupe tout entier.

© MUSÉE RODIN (PHOTO JEAN DE CALAN). © RMN-GRAND PALAIS/FRANÇOIS VIZZAVONA/REPRODUCTION RMN.

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dèle et Anna Abruzzesi déambulent, nues, dans l’atelier du Dépôt des marbres dont Auguste Rodin dispose depuis trois ans. Les deux Italiennes sont non seulement lesmodèlesfavorisdusculpteur,maiségalementsesmaîtresses. En voyant la poitrine opulente d’Adèle, l’inspecteur général des Beaux-Arts est devenu cramoisi. Chargé de rendre compte de l’avancée des travaux de Rodin pour la porte monumentale du futur musée des Arts décoratifs, Roger-Ballu a été un des chefs de file de la coterie qui avait accusé Rodin de surmoulage pour L’Age d’airain. De son rapport dépend le versement des avances que le sculpteur demande pour poursuivre son travail sur La Porte de l’Enfer. L’inspecteur est tout miel. Il ne songe plus à nuire à un homme qui fréquente désormais les salons à la mode. La première fois que Rodin, en frac et tube, s’est présenté chez Juliette Adam, les domestiques l’ont pris pour un extra. Il en a été marri. Mais depuis, il est devenu un familier des dîners où Juliette accueille tous les mandarins de la vie politique et littéraire. Il est également reçu chez Mme Liouville, la fille du Dr Charcot, épouse d’un député républicain. Qui pourrait aujourd’hui reconnaître en Rodin la « poire molle » qui faisait le désespoir de son père ? A quarante-trois ans, l’homme, de courte taille, est solidement charpenté, ses cheveux sont coupés en brosse et sa barbe héroïque fascine. Lui-même se sent Prométhée déchaîné. Il le dit aux journalistes avec lesquels il dîne. Avec un sourire modeste. Pour les désarmer. Le dimanche, il ne se promène plus que rarement avec Rose, car il se rend à Sèvres dans la villa de Léon Cladel, auteur de romans naturalistes. On y voit, sous les tilleuls, Mallarmé, Verhaeren, Henri deRégnier.Conscientdenepasavoirl’espritassezdéliépourparticiper à leurs propos spirituels, Rodin reste le plus souvent silencieux,maisilritvolontiersd’unbonmot,s’iln’estpasàsesdépens. Dans son atelier, Rodin parle peu également. Il a acquis sur ses assistants une autorité qu’ils ne songent pas à contester. Car Rodin peut se montrer cassant. Voire brutal. Il est plus câlin avec ses modèles. Rose n’ignore rien des inconstances de son compagnon. Souvent, il disparaît pendant plusieurs jours, lui envoyant juste une carte postale pour lui donner quelques instructions. Auguste s’est également rendu à Londres chez son ami Alphonse Legros, qui y enseigne à la Slade School of Fine Art. Legros, qui fut l’élève favori de Lecoq de Boisbaudran à la Petite Ecole, lui a présenté toute sorte de personnalités dont le jeune William Ernest Henley, devenu directeur du Magazine of Art et un de ses plus ardents zélateurs. Auguste a acquis une solide réputation de portraitiste et, depuis qu’il a réalisé le buste

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de Victor Hugo, non sans mal car le grand homme a refusé de poser, tout le monde veut mettre sur sa cheminée sa propre effigie, en bronze ou en marbre, signée par Rodin. Mais c’est La Porte qui préoccupe surtout Auguste. Il avait convaincu Edmond Turquet en 1880 qu’elle devrait s’inspirer de La Divine Comédie de Dante. A Florence, Rodin avait longuement observé la porte du baptistère réalisée par Ghiberti. Il entend l’égaler. Des centaines de figurines et de croquis s’entassent dans son atelier. Il les a montrés à sa nouvelle élève, Camille Claudel. Elle est bien jolie, cette petite, avec ses cheveux qui lui descendent jusqu’à la taille, ses yeux bleus et sa bouche gourmande. Elle est également très douée et son jugement est sûr. C’est Alfred Boucher qui s’occupait de Camille, ainsi que des deux amies anglaises qui partagent avec elle un atelier près du domicile des Claudel. Avant de partir pour Rome, Boucher avait prié Rodin de le remplacer auprès de ses protégées. Entre deux cours, Rodin a demandé à Camille de poser pour lui. Maintenant, il veut lui proposer de travailler avec lui au Dépôt des marbres. Mais lorsqu’il a eu l’imprudence de le dire à Rose, cette dernière est tout de suite montée sur ses ergots. Elle avait déjà vu Camille rue de l’Université. Et remarqué l’éclat du regard d’Auguste lorsqu’il s’attardait sur son élève. Un feu s’y était allumé. Le feu de l’enfer. I. de C.

L’ANTRE DU MAÎTRE

Page de droite : vue de l’atelier de Rodin au Dépôt des marbres, rue de l’Université. Y trône La Porte de l’Enfer. Entrepôt de blocs de marbre pour les sculpteurs, le Dépôt comptait aussi des ateliers que l’Etat mettait à la disposition des artistes auxquels il avait passé commande. A gauche : Autoportrait de Rodin, vers le 11 novembre 1898 (Paris, Petit Palais).



9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN TITAN

26 mai 1889 LE CIEL ET LA GÉHENNE

Elle est tout à la fois sa muse et sa folie. Camille a investi sa vie, son esprit, mais Rodin se refuse à abandonner Rose.

PHOTOS : © MUSÉE RODIN.

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ans le grand salon de la Folie-Neubourg, Rodin montre la maquette des chevaux d’Apollon qu’il a conçue pour le monument de Claude Lorrain à Roger Marx, un Nancéien, et au paysagiste Louis Français. Tous deux avaient entraîné le jury qui a attribué la commande de la ville de Nancy à Auguste. Camille ne doit pas se montrer. Elle en a assez d’être obligée de se cacher. Les bras croisés, sa jolie tête relevée en manière de défi, elle se promet de partir, comme elle l’avait fait en 1886 quand elle avait rejoint en Angleterre son amie Jessie Lipscomb. Rodin n’avait cessé de lui écrire. Il était même venu à Londres, mais la « divinité malfaisante », comme il aimait à l’appeler, avait rechigné à le voir. Lorsqu’elle est revenue à Paris, Rodin a juré, croix de bois, croix de fer, que non seulement il n’aurait plus d’amitié pour aucune autre femme qu’elle, mais qu’ils allaient partir pour l’Italie et qu’à leur retour, Camille serait sa femme. A jamais. Pour toujours. Mais que valent les promesses de Rodin ? C’est un Moloch ! Camille se sent dévorée par son amant. Il lui prend tout, sa jeunesse, ses idées, son corps ! Or, elle n’est pas faite pour la soumission. A la maison, elle a toujours commandé, et son père, sa mère, son petit frère Paul cédaient. Elle a obtenu que sa famille déménage à Paris parce qu’elle voulait étudier la sculpture ! Entrée à l’Académie Colarossi, elle n’a eu de cesse que son père lui loue un atelier. Mais Rodin est coriace ! C’est un roc. Un triton, comme le dit Léon Daudet. Sa sculpture d’ailleurs ressemble à ces rochers que la mer érode, leur donnant la forme inachevée d’un colosse ou d’un faune. Lorsque Camille a quitté sa famille en 1888, car elle ne supportait plus de vivre face à sa mère devenue si hostile, elle s’est installée dans un atelier boulevard d’Italie. Auguste, lui, a loué la Folie-Neubourg. C’est un hôtel particulier entouré d’un jardin à l’abandon où Alfred de Musset et George Sand avaient caché leurs amours. Auguste et Camille aussi s’y aiment à l’abri des indiscrets. Oh, Camille le sait, Paris cancane sur l’intimité du maître avec son élève-assistante. Il n’y aura bientôt plus que ses parents pour l’ignorer. Ils ont reçu plusieurs fois à déjeuner Rodin avec sa compagne, Rose. Rose ! Elle vient parfois jusqu’à la Folie-Neubourg pour insulter Camille et faire une scène à Auguste ! Quand abandonnerat-il enfin cette vieille peau ! Roger Marx et Louis Français viennent de partir. Rodin a aussitôt rejoint Camille. Il veut la prendre dans ses bras. Elle se dérobe. Alors, une fois de plus, il promet tout ce qu’elle veut. Et

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pour commencer qu’ils vont s’échapper en Touraine. Au château de l’Islette, la maîtresse de maison, qui reçoit des hôtes payants, sera aux petits soins pour eux. Ils visiteront des églises. Ils se baigneront, nus, dans l’étang et ils feront l’amour avant de dîner aux chandelles. Rodin le jure. Il n’ira plus aux dîners des Bons Cosaques qu’organise Octave Mirbeau, ni aux autres banquets que Camille déteste. Il n’approchera plus jamais aucun de ses modèles. Il lui dit, lui répète, qu’elle est sa « féroce amie », son indispensable conseillère, sa muse, son tourment. Rose ? Ah mais pourquoi Camille ne peut-elle laisser Rose là où elle est, dans sa cuisine à mitonner un bon petit plat paysan comme Rodin les aime, dans l’espoir qu’il viendra souper avec elle ? Rose, c’est un peu comme une vieille gouvernante. Elle veille sur lui. Camille, elle, est sa folie. Son ciel et sa géhenne. Il se met à genoux devant son beau corps. Il lui dit qu’elle a de l’or dans ses mains. Et puis, tout soudain, il proteste. De quoi Camille se plaintelle ? Auguste l’a aidée à exposer au Salon de 1883. Et l’année dernière, elle y a figuré avec Sakountala. Rodin, lui, a dû attendre dix ans avant de pouvoir accéder au Salon ! Et il ne s’est jamais plaint quand pendant des années il a été tâcheron, a réalisé longtemps des œuvres que d’autres signaient ! La vie d’un sculpteur est ainsi faite ! Les femmes veulent tout, tout de suite ! Si on n’y prend pas garde, elles vous détruisent ! Mais Rodin, ma jolie, personne ne peut se l’approprier. Il est le Minotaure ! Viens, viens plus près de moi ma « divinité malfaisante », afin que je te le prouve ! I. de C.

« FÉROCE AMIE »

Page de droite : Camille Claudel, vers 1884. La rencontre de Rodin avec cette « superbe jeune fille, dans l’éclat triomphal de la beauté et du génie », comme la décrit son frère Paul, avait eu lieu deux ans plus tôt, alors qu’elle partageait avec quelques amies un atelier au 117 rue Notre-Dame-des-Champs (cicontre, Jessie Lipscomb et Camille, à gauche, y travaillant à Sakountala, vers 1886).



Voyage au bout de l’enfer PAR JEAN-MARIE TASSET

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NIMALE Femme accroupie, par Rodin, terre cuite, vers 1881-1882. Modelée pour le tympan de La Porte de l’Enfer (à la droite du Penseur), cette figure à la sensualité primitive se présente comme un bloc compact. Sa pose crue, animale, lui valut d’être qualifiée de « grenouille » et de « batracienne » par Octave Mirbeau, Gustave Geffroy et Edmond de Goncourt.

© MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA).

Ce devait être la porte d’entrée du futur musée des Arts décoratifs. Celui-ci ne vit finalement pas le jour, mais La Porte de l’Enfer, première commande publique passée à Rodin, constituera pour le sculpteur un inépuisable vivier de formes.



“Rodin donne à voir le monde sensible

© MUSÉE RODIN. © MUSÉE RODIN (PHOTO JEAN DE CALAN).

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LE DÉMIURGE

En haut : Rodin devant La Porte de l’Enfer se reflétant dans un miroir, photographié par William Elborne, en 1887. Pour préparer son travail pour La Porte, Rodin réalisa la fameuse série des « dessins noirs » inspirés par L’Enfer de Dante (ci-dessus, Le Cercle des amours, où apparaissent les figures enlacées de Paolo et Francesca).

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a sculpture de Rodin est à la fois la conclusion, l’aboutissement du romantisme et la naissance de l’art moderne. Plus lyrique que celle de Rude et plus puissante que celle de Carpeaux, elle est aussi réaliste que la peinture de Courbet. Elle s’apparente à Claude Monet par sa virtuosité instinctive à retenir l’instant le plus frémissant de la vie qui enfièvre les figures, au-delà du geste et du moment. Désormais unanimement reconnu, Auguste Rodin n’a cessé, tout au long de sa vie, de soulever les passions les plus extrêmes, dans la louange comme dans la calomnie. Sa sculpture, à l’opposé de l’académisme triomphant, heurtait cette France de la IIIe République qui fuyait le temps en adhérant à l’idée d’une beauté éternelle, déjà découverte, qu’il suffisait de reproduire. Une France qui vivait dans un académisme figé, puisqu’il étaitlui-mêmelafindel’Histoire.Sonœuvrehors du commun demeure éternellement vivante alors que le monde qu’elle évoque est depuis longtemps rentré dans l’ombre du passé. Elle témoigne de la volonté obstinée du sculpteur d’arracher à l’univers les formes qui lui sont imposées pour les faire jaillir dans un autre univers dont il serait le créateur absolu. Jusqu’à trente ans, rien de ce que fait Auguste Rodin ne vaut pourtant la peine d’être retenu. Sa carrière, qui démarre lentement, s’accélère soudain quand il réussit à présenter enfin dans une exposition publique L’Age d’airain. Tollé général. Mais maintenant son nom est sur toutes les lèvres. Rodin sort de l’anonymat. Ses détracteurs sont nombreux, ses partisans se comptent, pour le moment, sur les doigts d’une main. Mais ses défenseurs sont parfois surprenants : on trouve parmi eux le sculpteur académique Alexandre Falguière. Ils seront fidèles et efficaces. Efficaces jusqu’à pousser le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts à passer à Rodin sa première commande publique, une porte monumentale pour le futur musée des Arts décoratifs, prévu sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui le musée d’Orsay. Le musée ne verra jamais le jour, mais la commande va faire prendre à l’œuvre de Rodin un tournant décisif. La porte, précise la commande d’Etat, devra être ornée de onze bas-reliefs illustrant La Divine

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Comédie de Dante. Ce sujet est très à la mode au XIXe siècle. Ingres, Delacroix, Carpeaux, ou encore le peintre officiel du second Empire et de la IIIe République, Alexandre Cabanel, ont puisé dans le poème de Dante, ce texte médiéval, le premier écrit en italien, et non plus en latin, considéré comme un des chefs-d’œuvre fondateurs de la littérature. Rodin a quarante ans. Il présente une tête puissante, au front large couronné d’une chevelure coupée en brosse, sa barbe longue et soignée, à poils gris, flotte au vent. Voici Moïse échappé des mains de Michel-Ange, emportant avec lui les secrets du créateur du tombeau de Jules II. Bientôt, il lui sera facile d’imposer une légende de demi-dieu olympien. Il a des appétits chaleureux de faune. Bouillonnant Dionysos, il séduit ses modèles. Mais Rodin vit comme un modeste petit-bourgeois, près de Rose Beuret, sa compagne vouée à n’être qu’une ombre. A l’évidence, il se sent bien près d’elle, il aime retrouver le soir cette admiration toujours silencieuse et éperdue. Enacceptantlacommandeofficielledelaporte du futur musée des Arts décoratifs, Rodin sait qu’il joue sa carrière. Seul l’Etat peut assurer à un sculpteur un revenu suffisant pour acheter tous les matériaux dont il a besoin et pour rémunérer les assistants nécessaires à l’exécution de ses œuvres. Mais il sait qu’il va devoir affronter le monde de la sculpture qui reste figé dans l’académisme alors que la peinture vient de subir une révolution sans précédent, avec Manet, Monet, Cézanne. Qu’il va devoir faire front à l’Académie des beaux-arts qui conseille l’Etat dans ses commandes. Problème, presque insurmontable, l’Académie défend une seule esthétique : le classicisme tel qu’Ingres, membre de l’Institut pendant plus de quarante ans, l’a fait triompher. Or il estimelui-mêmequec’estlàenfermerlemonde, le scléroser dans l’ennui, étouffer le cœur et l’âme, verrouiller tout horizon. Sous la IIIe République, Rodin ne l’ignore pas, on ne crée plus, on copie. En architecture, on imite tous les styles, des temples grecs aux églises byzantines. Jusqu’au second Empire, les classes dirigeantes, à chaque génération, ont inventé un style d’ameublement. Aujourd’hui,


L’ATELIER DE LA CRÉATION

en 1880, on meuble son appartement de buffets Henri II, de guéridons Empire, de vases japonais. Les plus audacieux collectionnent pourtant les verres de deux créateurs, Gallé ou Lalique. La sculpture de Rodin, au contraire, veut se faire mouvement. Où commence-t-elle, où finitelle ? Galvanisées par une force sauvage, toutes les émotions que le corps peut exprimer fusionnent sous sa main dans l’ivresse euphorique de la matière en fureur, éblouie de ses mirages. Ces sensations sont comme ces rumeurs qui viennent d’on ne sait où. Du fond des nuits ou des saisons, du fond de l’homme. C’est l’âme de Rodin qui nous parle. Rodin réussit la gageure de donner l’impression que la sculpture est sans cesse en train de s’élaborersousnosyeux.Pourparveniràceteffet spectaculaire, il débusque et exploite en virtuose l’accidentel,multiplieaussilesdéformationsetle non finito en exaltant au maximum l’expression de chaque fragment, pour y insuffler cette énergie, ce désespoir, cet épuisement, cette humanité à bout de nerfs, épaisse et lourde, lourde de sang, de jouissance ou de souffrance. Rodin sculpte aux limites du possible, quand la terre, le marbre et le bronze se font chair.

LE GRAND ŒUVRE DE RODIN

Prêt à attaquer Dante et sa Divine Comédie, Rodin pense tout d’abord s’inspirer de la porte du baptistère Saint-Jean-Baptiste à Florence, exécutée par Lorenzo Ghiberti, qu’il a longuement admirée lors de son voyage en Italie. Finalement, il abandonne cette idée. Cette porte viendra du plus profond de lui-même. Il s’est plongé dans la lecture de La Divine Comédie, et choisit de travailler sur les pages que Dante consacre à l’enfer. Guidé par le poète latin Virgile, Dante parcourt l’enfer. Celui-ci est structuré en neuf cercles qui rejoignent le centre de la Terre où se trouve Lucifer, l’archange déchu. Le poète rencontre des damnés qui subissent une peine correspondant à l’importance des péchés qu’ils ont commis. Et plus Dante progresse dans son voyage, plus les péchés sont graves. Rodin, dans un premier temps, multiplie les esquisses, les dessins, les ébauches. Il tâtonne,

tourne autour de la pensée du poète. Progressivement l’inspiration de Dante devient sa propre inspiration. Morceau par morceau, image par image. Soudain, La Porte de l’Enfer lui apparaît énorme, gigantesque. Il la voit surgir de son imagination, haute de plus six mètres, large de quatre, telle qu’on la découvre aujourd’hui au musée Rodin, à Paris. Pour la réalisation de ce projet titanesque, deux ateliers sont mis alors à sa disposition par l’Administration, 182, rue de l’Université, au Dépôt des marbres. Pendant vingt ans, d’abord avec une prodigieuse frénésie, puis avec une lassitude grandissante, le sculpteur s’enfonce au milieu des métamorphoses et des transmutations perpétuelles. Dans ce voyage au bout de l’enfer, il multiplie les figures qui se figent au zénith de l’indifférence divine. L’artiste modèle dans la terre chaque pièce et c’est dans la terre qu’il trouve les formesquinaissentsoussesdoigts.Jouraprèsjour, prendformeunmondepeuplédemortsensursis qui errent tous mélangés, pêle-mêle, au milieu de cet immense enfer. Dans cette création en éternel devenir qui ignore le temps et l’espace, la Terre s’ouvre pour rendre ses cadavres, le ciel se déchire pour révéler ses dieux. C’est le grand œuvre de Rodin qui n’explique rien et révèle tout.Ildonneàvoirlemondesensibleetl’au-delà en une seule vision, sans perspective ni durée. L’ouvrage, composé à la fois par l’imagination et l’observation, ne sera jamais terminé. La Porte de l’Enfer ne s’ouvrira jamais, et ne se refermera pas. Elle ne sera fondue en bronze qu’après la mort de Rodin. La Porte sera exposée une seule fois du vivant du sculpteur, lors de la grande rétrospective de 1900, au pavillon de l’Alma, mais dépouillée de presque toutes ses figures. Dans son atelier de la rue de l’Université, les quelques visiteurs qui ont le privilège de découvrir La Porte de l’Enfer sont stupéfaits du spectacle qui s’offre à leurs yeux. Rodin veut plonger son public jusqu’au cou dansledramequereprésentel’élaborationd’une sculpture. L’œil rampe sur La Porte, tétanisé par ledétail.Chaquecentimètrecarrédecetteœuvre colossale, aux mutations ininterrompues, a l’intention de nous dire quelque chose.

DAMNATION

© MUSÉE RODIN (PHOTO JEAN DE CALAN).

et l’au-delà en une seule vision.”

Ci-dessus : détail du pilastre gauche de La Porte de l’Enfer, 1880-vers 1890. Ce n’est qu’après la mort de Rodin que son chefd’œuvre, inachevé, auquel il aura travaillé avec acharnement des années durant, sera fondu en bronze. « Il fit porter à des centaines et des centaines de figures, à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices », s’enthousiasme Rilke.

hors-sérien

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La déchirure PAR VÉRONIQUE MATTIUSSI

L’ÉCLAT DE LA BEAUTÉ

Masque de Camille Claudel, par Rodin, vers 1884. C’est le deuxième portrait que le sculpteur fit de Camille. Le visage et le corps de la jeune femme hanteront son œuvre.

© MUSÉE RODIN (PHOTO ADAM RZEPKA).

Ils partageaient le même amour de la sculpture. Passion obsédante qui fut à l’origine de cette communion d’esprit qui les unit de façon fusionnelle et exaltée dans leur art. Talentueuse sentinelle de l’atelier de Rodin, Camille, à l’insolente beauté, irrigua l’œuvre du maître. Leur rupture marquera pour elle le début d’une lente descente aux enfers.


“Le bonheur d’être toujours compris,

© MUSÉE RODIN. © SELVA/LEEMAGE.

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LE MAÎTRE ET L’ÉLÈVE

C’est en 1882 que Camille (ci-dessus, photographiée par Etienne Carjat en toilette de ville, vers 1886) et Rodin (en haut, avec une veste tachée de plâtre, vers 1880) se rencontrent.

Responsable du fonds historique du musée Rodin, Véronique Mattiussi est auteur, avec Mireille Rosambert-Tissier, de Camille Claudel, itinéraire d’une insoumise (Le Cavalier Bleu).

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a rencontre en 1882 – éminemment artistique, incontestablement professionnelle – entre Rodin et Camille Claudel implique pourtant d’emblée une force d’attraction romanesque. Il a quarante-deux ans ; elle, dix-huit. Très vite, ils partagent l’amour du métier, passion exclusive de leur vie. La sculpture, que Camille Claudel n’envisagea jamais comme un supplément d’existence mais comme l’existence même, occupe une place centrale de leur histoire, à l’origine d’une connivence profonde et d’une proximité d’esprit. Elle fit de cet art son obsession, du travail son allié et de la prouesse son domaine de prédilection. Toutefois, son sens presque inné d’un modelé rodinien, vibrant et nerveux, renforcé par un apprentissage fructueux et douloureux à la fois, devait inexorablement ancrer la jeune artiste dans l’orbite de Rodin, alors même que, sentinelle de l’atelier, pourvoyeuse de talents, « joie de sa vie artistique » et témoin de ses plus belles années, elle irriguait l’art du sculpteur, et donner corps et sens à sa destinée. Au fil de leur relation, se dessine une dépendance affective évidente pour Rodin et une dépendance créative indéniable pour Camille Claudel. Lorsque Rodin franchit, en 1882, la porte de l’atelier de la jeune fille, à la demande de son ami Alfred Boucher, avec l’idée de lui prodiguer quelques conseils et de l’encourager, il jugea d’emblée l’œuvre prometteuse. Il venait d’obtenir, en 1880, la commande officielle de La Porte de l’Enfer, destinée au futur musée des Arts décoratifs. Désormais installé au 182 de la rue de l’Université, dans le VIIe arrondissement de Paris, dans les ateliers du Dépôt des marbres que l’Etat réservait aux « nouveaux génies » qu’il honorait de ses commandes, Rodin recrutait volontiers de nouveaux collaborateurs pour leur savoir-faire, mais capables aussi de savoir taire leur personnalité, leur propre esthétique afin de servir exclusivement celle du maître et de répondre à ses nouvelles commandes. Ainsi, dans l’insolence de sa jeunesse, sûre de son talent, indifférente au sort que la vie réserve mais confiante en un avenir qui augurait sa réussite, la belle et talentueuse Camille

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Claudel intégra en 1884-1885 cet univers poussiéreux mais fantasmé du créateur, pour y devenir inexorablement son élève, sa collaboratrice, sa maîtresse et sa muse. Poursuivant sa vocation sous l’œil attentif de Rodin, la jeune élève se révéla fort douée. Dans l’atelier, elle progressa rapidement, se familiarisant avec les rouages du métier et faisant fructifier son talent naturel par sa grande détermination. Ce fut pour elle une période intense de formation et de création. Son apparente facilité à manipuler la terre éblouit, à n’en pas douter, Rodin. Obstinée et attentive, elle maniait avec adresse les outils. Camille Claudel collabora dès lors et de fait intensément à tous les projets et commandes de l’Etat dont Rodin héritait. Elle travaille sur le morceau, se concentre essentiellement sur la représentation du corps, exécute des pieds, des mains, dessine sur le modèle et traque l’expression des visages tout en tentant de répondre à ses premières commandes. Auprès du maître, elle se consacre à la pratique, acquiert la technique et développe son sens de l’observation. Elle comprend l’importance de l’expression et du caractère, développe son intuition déjà profonde du modelé tout en se familiarisant avec la fameuse théorie des profils, chère à Rodin, héritée des Anciens et que la jeune génération lui réclamait souvent. Elle consistait à appréhender son modèle sous tous les angles et à faire d’innombrables retouches, par ajouts et soustractions successifs de matière, pour serrer et épurer les profils à l’infini, jusqu’à ce que le miracle opère et que se mêle à la ressemblance physique la psychologie de l’homme. Ces instants de partage et de gloire ne quittèrent jamais Rodin : « (…) il la consulte elle-même sur toute chose, se souvenait l’amateur d’art Mathias Morhardt. Sur chaque décision à prendre, il délibère avec elle, et ce n’est qu’après s’être mis d’accord qu’il se détermine définitivement. Ajouterai-je qu’elle a toujours été regrettée dans l’atelier qu’elle a quitté plus tard et que Rodin, dont l’admiration pour la jeune artiste n’a cessé d’augmenter, ne s’est jamais consolé de son départ. Le bonheur d’être toujours compris, de


L’ATELIER DE LA CRÉATION

voir son attente toujours dépassée a été, dit-il luimême, une des grandes joies de sa vie artistique. » Le modelé naturaliste éminemment rodinien de la jeune sculptrice, associé à la virtuosité extrême de sa technique en faisait une artiste accomplie. Camille Claudel disposait désormais de toutes les clés pour établir ses propres règles, se laisser conduire vers des voies plus fécondes et, plus que tout, s’affranchir. 1892 sonne le glas de la séparation. Moment de foudre suivi de rares échanges épistolaires où les restes d’une connivence passée mais profonde jalonnent les années jusqu’à la rupture ferme et définitive en 1898. Progressivement, Camille Claudel s’éloigne de celui qui l’altère et toujours souligne l’existence du manque… jusqu’à s’isoler complètement. Radicalement, elle s’oppose aux obligations d’une société de convenance, lucide aussi de ce que le succès comporte de méprise. Elle entend se consacrer exclusivement à sa carrière, tentant en vain d’oublier Rodin. Les débordements de son addiction au travail et sa propension à la rigueur la menèrent d’abord à amplifier ses intentions par le traitement sophistiqué des détails, et celles de la matière en soignant l’épiderme, ce qui la différenciait de son maître, dont le rendu final n’était pas le souci. Alors que Rodin se montrait avant tout instinctif et spontané, la jeune artiste, mipenseur, mi-artisan, entendait donner forme à l’idée par l’union sacrée de l’action et de la pensée, et par le biais de la performance la revêtir de ses couleurs les plus attrayantes pour confirmer sa différence, son ingéniosité, prouver sa dextérité sur ce parti pris de la difficulté. Nombreuses sont ses œuvres qui témoignent de son sens inné et entretenu du défi, signe de son indépendance artistique. Dans l’autarcie de sa création, Camille Claudel affirmait bien, et de plus en plus clairement, sa manière personnelle. Elle s’attacha aux chevelures, lourdes, épaisses, en chignon ou nattées, dont elle variait inlassablement les effets. Le traitement de la coiffe tentaculaire tout à jour et en écheveau de Clotho, remanié dans plusieurs de ses œuvres et entre autres dans un des marbres de La Petite Châtelaine ou dans une version de la

figure isolée de L’Implorante, signe la prouesse technique et crée chaque fois un effet décoratif saisissant. Au traitement particulier et complexe des chevelures s’ajoutent l’utilisation de matériaux infrangibles ou difficiles comme la pierre, le marbre, le marbre-onyx, et l’usage sophistiqué de sa polychromie qu’elle combine avec le bronze. Les Causeuses ou La Vague touchent au paroxysme de ce degré de dextérité dans le traitement de ces surfaces compliquées. La variété de tons qu’offrait la roche au grain plus ou moins serré, plus ou moins grossier, homogène et cristallin, lui permettait toujours de jouer de la matière et de ses nuances, de sa translucidité et de sa réflexion à la lumière. Toutefois, sa revanche tant désirée sur l’universalité du maître, ce « renégat » qui cumulait les honneurs et les distinctions en tout genre, se faisait attendre. Même dominée par l’unique préoccupation du travail, Camille Claudel pouvait difficilement échapper à son mentor, qui régnait sur le monde des arts dans le Tout-Paris et presque le monde entier. Revues artistiques et littéraires, petite et grande presse commentaient l’alpha et l’oméga de sa vie et de son œuvre. Bien malgré elle, la jeune femme nourrissait les commentaires – critiques ou laudateurs – d’une presse soucieuse d’arguer sa filiation directe et de la mesurer sans cesse à l’aune du grand maître. Quand bien même Camille Claudel voulût, dans son engagement exclusif pour son métier, se retirer dans l’apostolat de sa sculpture, oublier Rodin avec persévérance et obstination, affirmer son indépendance et s’en distinguer, tout et tous la ramenaient irrémédiablement à lui. De quoi souffrir de remontées acides à la simple évocation de son nom. Tous contribuèrent à esquisser progressivement la gloire de l’un – que l’on allait bientôt introniser dernier maître de la sculpture – et la descente aux enfers de l’autre, dont on connaît l’issue tragique. Afin de ne plus souffrir la comparaison, de s’émanciper définitivement de cette référence omniprésente et de cette tutelle écrasante, Camille Claudel prit le contre-pied de Rodin, exploitant avec succès les voies de la « miniaturisation ». A l’apogée de cette tendance nouvelle et de son art, elle réalisa

BAVARDAGE

© MUSÉE RODIN. © MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA).

de voir son attente toujours dépassée.”

Ci-dessus : détail des Causeuses, par Camille Claudel, 1895. Ce groupe de petit format, un des plus originaux de la sculptrice, sera exposé au Salon, cette année-là. Pour s’émanciper de la référence omniprésente à Rodin dont elle est séparée depuis trois ans, elle exploite avec succès les voies de la miniaturisation. En haut : Camille Claudel modelant le buste de M. Back, en 1893.

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LA SCULPTURE AU CŒUR

Musée Rodin, saison 2

ENTRETIEN AVEC CATHERINE CHEVILLOT,

© AGENCE PHOTO MUSÉE RODIN-JÉRÔME MANOUKIAN.

DIRECTRICE DU MUSÉE RODIN. PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SCHMITZ

Rénover le musée atypique installé par Rodin dans l’hôtel Biron en en préservant le charme tenait de la gageure. Au terme de trois ans et demi de chantier, l’improbable pari a pris la forme d’une vraie réussite. L’ESPRIT DES LIEUX

La rénovation du musée Rodin a été menée avec pour mot d’ordre de préserver l’atmosphère unique de cet hôtel particulier du XVIIIe siècle, véritable bijou de l’architecture rocaille. Ci-contre : L’Age d’airain (1877) et Saint Jean-Baptiste (1880) par Rodin.


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carrière et de ses inventions. A partir de la fin des années 1880 et du début des années 1890, il commence à fragmenter ses figures : à enlever un bras, une tête. Ensuite il fait des assemblages, chose dont on n’avait pas l’habitude non plus, et qui ne manque pas de heurter les contemporains. Il met aussi à la mode une façon particulière de traiter le marbre. Voyez, par exemple, le côté vaporeux de La Mort d’Adonis. C’est paradoxal dans du marbre. Il est ensuite imité par une multitude d’artistes, Alfred Boucher en tête, qui ont repris ces contrastes de finition du marbre. Ce qui fait de Rodin un des plus grands artistes de l’histoire de la sculpture, c’est à mes yeux sa capacité à se renouveler, à rebondir, à réinventer en fonction du contexte, des publics… L’une des caractéristiques les plus étonnantes de Rodin est que chaque génération a redécouvert certains aspects de son art, toujours différents. Son expressionnisme a inspiré Giacometti, Germaine Richier et plus récemment Anselm Kiefer, qui a été invité par le musée pour y organiser en 2017 une grande exposition. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont ses travaux d’assemblage qui ont particulièrement influencé les artistes.

● QUELLE IDÉE DU MUSÉE VOUS A-T-ELLE GUIDÉ DANS L’ÉLABORATION DE CE « NOUVEAU MUSÉE RODIN » ? Nous avons souhaité une innovation dans la continuité plutôt qu’une révolution. Notre but a été de redonner sa noblesse au musée pour affronter son « deuxième siècle », et lui permettre de célébrer dignement celui qui est considéré comme l’un des plus grands sculpteurs au monde. Nous avons voulu préserver une atmosphère unique, et donner un parcours le plus complet possible à travers l’œuvre de Rodin. Les œuvres n’y sont pas beaucoup plus nombreuses (nous en présentons six

© AGENCE PHOTO MUSÉE RODIN-JÉRÔME MANOUKIAN. © MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA).

Ancien conservateur en chef au musée d’Orsay dans la section sculpture, Catherine Chevillot dirige depuis 2012 le musée Rodin, à Paris. Elle publie cette année Le Musée de Rodin, dernier chef-d’œuvre du sculpteur (Artlys).

● LES ANNÉES QUE VOUS AVEZ PASSÉES AU MUSÉE D’ORSAY EN TANT QUE CONSERVATEUR EN CHEF DES SCULPTURES VOUS ONT DONNÉ UNE VUE PANORAMIQUE DE LA PRODUCTION CONTEMPORAINE DE RODIN. COMMENT CARACTÉRISERIEZVOUS SA SPÉCIFICITÉ DE SCULPTEUR ? L’appréciation que l’on retrouve chez tous les critiques et chez tous les jeunes artistes de son temps, c’est que Rodin a rendu la vie à la sculpture. Dès le début de sa carrière, il s’affirme comme un grand sculpteur, il se fond assez bien dans l’atmosphère naturaliste de l’époque, puis il évolue peu à peu vers un symbolisme et un expressionnisme de plus en plus affirmés… Ce qui apparaît chez lui dès sa phase naturaliste, et ce qui persiste au-delà de cette phase, c’est son attachement à l’expression des passions, donc à l’exagération. Il y a incontestablement, à son époque, une structure officielle qui prône et pratique un réalisme presque illusionniste, dans lequel s’inscrivent différents mouvements, dont le naturalisme. La destination des œuvres implique, elle aussi, des spécificités formelles : on ne sculpte pas pour un fronton comme on sculpte pour un salon… Ces différences sont intégrées à la formation des sculpteurs, à la pratique des ateliers. Ce qui différencie Rodin des grands sculpteurs relativement traditionnels, officiels, c’est sa liberté à l’égard des conventions. Le Christ et la Madeleine (1894), par exemple, est une œuvre impensable, de fait, chez un certain nombre d’auteurs. L’Académie, au sens strict du terme, avec son enseignement codifié, n’aurait jamais toléré cela. On aurait dit que cette création était choquante, son anatomie inexacte ou incompréhensible… Mais Rodin se fiche de cela. Son dédain, son mépris par rapport aux codes est certainement une marque de fabrique, qui s’affirme au fur et à mesure de sa


© AGENCE PHOTO MUSÉE RODIN-JÉRÔME MANOUKIAN.

LA SCULPTURE AU CŒUR

cent soixante et une, dont trois cent quatre-vingt-onze sculptures – contre quatre cent quarante-six œuvres auparavant –, réparties en dix-huit salles, sur mille mètres carrés), mais le parcours est enrichi, plus cohérent et plus complet. Nos bronzes posthumes ont été remplacés par des plâtres originaux réalisés du vivant de Rodin. Les œuvres ayant toutes été nettoyées et pour certaines restaurées, on les redécouvre… Rodin voulait que son musée serve aux artistes et permette de découvrir ce qu’est la sculpture. Notre souhait le plus cher est que cela continue. Nous avons donc tenu à conserver l’esprit de la présentation de Rodin, le sens pédagogique qui était le sien, en donnant des éléments de compréhension au visiteur : une trentaine d’œuvres font l’objet d’un commentaire écrit un peu plus développé dans les salles, et chacun pourra

LES ICÔNES

également enrichir sa visite avec un nouvel audioguide, et de courts films sur les techniques de la sculpture (comment on réalise un bronze ou un marbre), sur le déroulement du processus créatif de l’artiste, sur Rodin à l’hôtel Biron (avec notamment des extraits du film de Sacha Guitry), sur les travaux… Enfin, un beau travail de médiation a été mis en place sur Internet, qui permet de rassembler énormément de ressources, avec un vrai souci de formation et de pédagogie.

Page de gauche, en bas : Jeune fille au chapeau fleuri, par Rodin, vers 1865. Cette terre cuite porte la marque de l’influence de Carrier-Belleuse chez qui Rodin travailla, et en qui il admirait « quelque chose du beau sang du XVIIIe siècle ». Ci-dessus : Le Baiser, Les Trois Ombres et Le Penseur. Emblématiques de l’art de Rodin, ces sculptures étaient initialement prévues pour La Porte de l’Enfer.

● QUELLES SONT LES NOUVEAUTÉS DE CE MUSÉE RODIN VERSION 2015 ?

voulu jouer, autant que possible, sur une alternance entre mobilier moderne inspiré de l’atelier de Rodin et mobilier ancien hérité de Rodin, disposé dans des salles entièrement homogènes. Nous avions un parcours plutôt chronologique. Le nouveau parcours sera à la fois chronologique et thématique, avec des « zooms » sur certaines figures, certaines

Les liens entre les œuvres sont nouveaux. La mise en perspective est nouvelle. Deux salles explorent le processus créatif de Rodin, ce qui est une grande nouveauté. Nous reconstituons également une salle à l’identique de ce qu’elle était du vivant de Rodin… Nous avons

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CHEF-D’ŒUVRE À LA LOUPE

Honoré en robe de chambre PAR MARIE-LAURE CASTELNAU

Artiste solitaire, classique et romantique à la fois, Rodin parlait de l’art comme d’une formidable leçon de sincérité. Son Balzac en témoigne. Il fit scandale. «

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ette œuvre, dont on a ri, qu’on a pris soin de bafouer parce qu’on ne pouvait pas la détruire, c’est la résultante de toute ma vie, le pivot même de mon esthétique », avouait en juillet 1908 Auguste Rodin dans Le Matin, à propos de son Monument à Balzac. Une sorte de profession de foi dans le bien-fondé et l’importance de la statue présentée dix ans plus tôt au Salon de la Société nationale des beaux-arts. A l’époque très controversée, cette sculpture sera à ses yeux son « enfant chéri ». Le paradoxe ? Elle est pour lui le sommet de son art, mais restera pourtant un « chef-d’œuvre refusé ». Elle marque, quoi qu’il en soit, une charnière dans toute son œuvre mais aussi dans l’histoire de l’art, ouvrant la voie à la sculpture contemporaine : « Nous ne sommes ici en effet plus dans le registre de la représentation, mais dans celui de l’expression, commente Hélène Marraud, attachée de conservation, chargée des sculptures au musée Rodin.AvecsonBalzac,Rodinrenouvelleici la notion de monument “en hommage à”. » La Société des gens de lettres (SGDL) avait, à l’origine, passé commande de

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l’effigie du grand écrivain, mort quarante ans plus tôt, en 1850, au sculpteur Henri Chapu. Le malheureux meurt en avril 1891, ne laissant derrière lui que des esquisses. Président de la prestigieuse institution, Emile Zola souhaite confier à Rodin le projet de monument. Les autres membres n’y sont pas favorables, préférant un artiste plus classique : Marquet de Vasselot. Zola passe en force. Il ne connaît pas bien Rodin, mais il sait qu’il fera une effigie puissante. Et pour Balzac, à qui il voue une grande admiration, il n’en faut pas moins ! Rodin travaille déjà à cette époque sur le Monument à Victor Hugo et toujours sur La Porte de l’Enfer. Il accueille la nouvelle avec enthousiasme et s’engage à livrer la sculpture dans les dix-huit mois. Très investi, il s’imprègne de la figure de l’écrivain, pour comprendre « la dynamique de son modèle, le frémissement de sa vie ». Il fouille tous les portraits de Balzac, lit ses romans et enquête même auprès de son ancien tailleur. Mais Rodin a besoin de plus de temps. Il repousse son délai de livraison. La SGDL s’impatiente. Elle lui demande de rembourser une partie des avances. Pour retrouver sa liberté de création, le sculpteur accepte, et se lance dans un travail intense qui durera sept ans, et prendra parfois figure de calvaire. Il hésite, tâtonne, toujours en quête d’une nouvelle idée, d’un nouveau mouvement. Les études se succèdent. Sans cesse, il se corrige, épure. Ne pouvant travailler seulement à partir de photographies ou de documents littéraires, Rodin a besoin de s’inspirer d’un modèle vivant. Il se rend en Touraine, région natale de Balzac, pour chercher quelqu’un qui ait le même « air de race », la même physionomie que le romancier. De fait, il rencontre un conducteur de diligence du nom d’Estager, et réalise plusieurs études à partir desquelles, pour obtenir une effigie qui ressemble de plus en plus à l’écrivain, il ajoute moustaches,

sourcils, pommettes hautes et saillantes et une chevelure devenue une véritable crinière. Le corps est aussi l’occasion de recherchesinfinies:desnus,desjambesécartées ou serrées, des tentatives de multiples drapés avec robe de chambre ou redingote. Rodin hésite à représenter Balzac en tenue de ville ou dans celle que l’écrivain préférait pour travailler : une robe de chambre inspirée de la robe de bure des chartreux, dans laquelle il a écrit La Comédie humaine. Dans ce costume, « je me transforme en bourreau de travail, en galérien des lettres », confiait le romancier. Rodin fait plusieurs essais. Il plonge un manteau dans du plâtre et l’installe au milieu de son atelier. Il n’entend pas représenter Balzac comme un écrivain lambda, habillé en costume contemporain, une plume à la main. Il veut un Balzac saisi dans le vif de l’énergie créatrice pour mettre en scène la puissance du génie littéraire. Montrer qu’il est « avant tout un créateur, et c’est l’idée que je souhaiterais faire comprendre dans ma statue », écrit-il en décembre 1891. En janvier 1892, Rodin propose trois maquettes au comité de la SGDL. Qui préfère un Balzac en robe de moine plutôt qu’en redingote. Le sculpteur en convient et pense même que ce sera un atout car l’habit masquera les formes disgracieuses du corps de Balzac, champion de tous les excès. Rodin réalise plusieurs études de nu dont une « au gros ventre » pour laquelle il aurait fait poser une femme enceinte. Un clin d’œil, comme si Balzac était en gestation de sa Comédie humaine. Le comité chargé de l’érection de la sculpture, horrifié, refuse cette étude inconvenante et réclame un Balzac plus svelte. Rodin propose alors un modèle dit « en athlète » : basculé en arrière, les mains jointes sur le sexe en érection pour évoquer la puissance créatrice, ce modèle vigoureux a beaucoup plus d’allure. Les maquettes vont se succéder pour tendre,


© MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA). PHOTOS : © MUSÉE RODIN.

de plus en plus, à la simplification et aboutir au modèle agrandi du Balzac monumental. Un long travail bien mal récompensé. Exposée au Salon de la Société nationale des beaux-arts en 1898, l’œuvre provoqua en effet un véritable scandale et déchaîna les sarcasmes, avant d’être refusée par ses commanditaires qui s’adressèrent alors à un troisième sculpteur « bien comme il faut » : Falguière. La critique fut assassine, qualifiant l’œuvre tantôt « d’étrange monolithe », tantôt de « statue de sel » ou de figure tartinée d’une cervelle. La SGDL se refusait à reconnaître Balzac dans la statue. Il y avait peu de ressemblance physique, certes. Aucun élément qui permette de l’identifier : ni plume, ni costume d’époque, ni allégorie. « Personne ne comprit que Rodin avait délibérément abandonné l’approche réaliste au profit d’une interprétation, non plus de l’homme, mais du titan créateur du vaste monde de La Comédie humaine, commente Hélène Marraud. Ce monument était une véritable allégorie de la puissance du génie. » Il faut dire que le combat artistique se doublait d’un combat politique : l’affaire Dreyfus battait alors son plein. Tout se mélangeait : la haine contre Zola, l’instigateur du monument, qui avait pris fait et causepourlecapitaineDreyfus,etl’opprobre jeté sur l’artiste qui faisait litière des normes académiques. Les dreyfusards soutenaient le Balzac de Rodin, ce qui contrariait le sculpteur, puisqu’il avait toujours mis un point d’honneur à rester en marge de la politique. L’œuvre tant décriée fut tout de même défendue par certains sculpteurs, peintres, hommes de lettres, critiques, amis de l’artiste comme Gauguin, Oscar Wilde ou même Camille Claudel qui écrira un mot desoutienàsonancienamantalorsmême qu’elle essayait d’échapper à tout prix à son influence. Il n’empêche ! Rodin est meurtri.

UN PETIT AIR DE RESSEMBLANCE Pour

son Monument à Balzac (ci-contre, l’étude finale en plâtre de 1897, qui sera exposée au Salon de 1898), commandé par la Société des gens de lettres en juillet 1891, Rodin se met en quête d’un modèle vivant. Convaincu de la permanence locale des types physiques, il se rend en Touraine, la patrie de l’écrivain. Il trouvera là en Estager (ci-dessus), un conducteur de diligence, le parfait sujet. Ci-dessous : Honoré de Balzac, par Rodin, probablement vers 1891.


© THE ESTATE OF EDWARD STEICHEN/ADAGP, PARIS, 2015 © MUSEE RODIN (PHOTO JEAN DE CALAN).

« J’ai reçu une bordée qui est pareille à celle que vous avez eue autrefois quand il était de mode de rire de l’invention que vous aviez eue de mettre de l’air dans les paysages », écrit-il à Monet. « Jamais statue ne me causa plus de soucis et de travail (…). Et, cependant, ai-je été calomnié, injurié ! », confiera-t-il aussi au critique d’art Gustave Coquiot. Pour lui, ce scandale est un choc, même s’il ne doute cependant pas de son œuvre. Il retire la statue du Salon, l’emporte dans sa villa de Meudon. Et annonce par voie de presse qu’elle « ne sera érigée nulle part ». Lui-même bourreau de travail, le sculpteur se retrouvait un peu dans l’écrivain : le Monument à Balzac deviendra presque un autoportrait de Rodin, qui d’ailleurs se fera plusieurs fois photographier devant lui. Dans ces clichés, une sorte d’osmose apparaît entre la statue et son sculpteur : ils ont la même monumentalité, le même visage carré, les mêmes sourcils qui se prolongent l’un l’autre. En 1908, un jeune photographe américain, Edward Steichen, fasciné par le travail de Rodin, prend des photos magnifiques du monument dans le jardin de Meudon, la nuit. The Silhouette, éclairée par la lune, s’élance vers le ciel. En les découvrant, Rodin remercie le photographe d’avoir sorti sa sculpture de la clandestinité et surtout de l’avoir compris. L’artiste ne verra cependant jamais son Balzac édité en bronze. Ce n’est qu’en 1939 que fut inauguré le fameux

monument qui s’élève à l’angle des boulevards Raspail et Montparnasse à Paris. Aujourd’hui encore, telle une figure de proue, il domine le flot des passants de sa forte stature. 3 A lire : Balzac, le souffle du génie, d’Hélène Marraud, Hermann/Editions du musée Rodin, 192 pages, 19 €.

LE FANTÔME DE MEUDON En haut : Balzac, Towards the Light, Midnight,

par Edward J. Steichen, 1908. Le jeune photographe américain réalisa à la demande de Rodin une série de clichés de son Balzac « à la lumière de la lune ». Au vu des tirages, le sculpteur, encore meurtri par le scandale suscité par son œuvre dix ans plus tôt, s’enthousiasma : « Vos photographies feront comprendre au monde mon Balzac. » Ci-contre : Balzac en robe de moine, par Rodin, 18911892. Cette maquette répondait à la requête de la Société des gens de lettres qui souhaitait voir l’écrivain représenté dans le vêtement qu’il avait l’habitude de porter pour travailler. Ci-dessus : Rodin dans son atelier de Meudon vers 1902.

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La tête

Il existe une trentaine d’études de tête de Balzac. Une chaîne qui illustre le processus de création de l’artiste. Rodin part du réel, puis caractérise certains aspects du visage pour lui donner plus d’expression. Car ce n’est pas tant un portrait de Balzac qu’il veut effectuer qu’un portrait de son caractère. Le visage du romancier concentre toute la lumière. La falaise du front frappe la corniche des sourcils. Le nez proéminent s’avance en tirade. Le menton large semble s’écraser. Toutes les parties du visage portent le sceau de la grandeur. Avec sa chevelure léonine, la tête, elle aussi, énorme, renvoie au génie littéraire, à la puissance créatrice du maître. Rodin veut également faire ressortir le côté observateur, scrutateur de l’écrivain : lorsqu’on parlait avec Balzac, ses yeux étaient, dit-on, tellement vivants et expressifs qu’on en oubliait sa physionomie. Le sculpteur accentue certains de ses traits jusqu’à le faire ressembler à un aigle avec un bec de rapace et un regard perçant. Ainsi, le buste penché en arrière, le visage un peu relevé, Balzac scrute-t-il l’horizon, avec un œil sans concession, fouillant la comédie humaine. Dans un carnet de croquis de Rodin conservé au musée de Philadelphie, il existe d’ailleurs une tête de Balzac auquel l’artiste a donné la forme de celle d’un aigle. Très épais, un peu comme un goitre, le cou de la statue a quant à lui été comparé à celui d’un taureau : pour Rodin, cette partie du corps est le lieu de passage entre les pulsions animales et l’intelligence.

PHOTOS : © MUSÉE RODIN (PHOTO CHRISTIAN BARAJA).

La robe de chambre

Le sculpteur François Pompon, à l’époque chef d’atelier de Rodin, raconte l’avoir vu plonger sa pelisse dans une bassine de plâtre et en habiller son étude de nu, qui faisait ainsi office de portemanteau. Le manteau a ensuite été rigidifié et isolé pour ne pas accrocher dans le moule. Puis, le corps du modèle a été éliminé à l’exception des pieds, peut-être même au cours du moulage. La genèse de cette œuvre reste en réalité assez énigmatique. Ce qui en fait la beauté, ce sont les manches flottantes, vides, sans bras ou main

apparente. Cette absence physique du corps a une portée symbolique. Elle accentue l’idée d’enveloppe que représente ce manteau, surnommé « le manteau du génie ». Cette seconde peau, habit d’ascèse, à peine posée sur les épaules de Balzac, évoque aussi la liberté de l’écrivain. Il n’en est pas prisonnier, il est indépendant et peut à tout moment l’enlever. Comme un lutteur dans son peignoir ou un aigle prêt à s’envoler… Cette version finale de la Robe de chambre, exposée désormais à l’hôtel Biron, est aujourd’hui considérée comme une œuvre à part entière, unique et emblématique par son audace et sa modernité. Elle est comme « un bloc, un rocher, un monolithe » (Gustave Geffroy, 1898), dont les lignes verticales nous entraînent vers le visage.

Les pieds

Les pieds peuvent sembler proportionnellement trop gros par rapport à l’échelle du corps, mais ils ont manifestement été largement recouverts de couches de plâtre lors des multiples opérations de moulage et de stabilisation, ce qui augmente leur volume. Le pied droit, en avant, un peu massif, apparaît sous la robe de chambre. Rodin ne veut pas que sa statue soit figée. Il veut signifier que Balzac est un génie en marche. Qui n’a pas fini de créer et continue d’avancer. Cette attitude donne un mouvement, un dynamisme à sa sculpture. Devant les critiques déchaînées, les caricaturistes s’en sont donné à cœur joie et n’ont pas manqué d’imagination. C’est un « crapaud dans un sac », « C’est un échappé du Bazar de la charité ! », « C’est un phoque ! », « C’est à hurler ! » « Ce n’est pas fini ! » : les commentaires devant l’œuvre exposée au Salon vont bon train, comme le rapporte Gaston Leroux dans Le Matin du 1er mai 1898. Reprenant la comparaison avec le phoque, Hans Stoltenberg Lerche réalisera une sculpture appelée Un pas en avant où le Balzac de Rodin sera caricaturé en animal polaire.

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