Fragonard amoureux

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Fragonard

UN LIBERTIN AU LUXEMBOURG

Amoureux



Editorial par Michel De Jaeghere

Watteau avait peint l’amour comme un rêve enchanté, une aurore ; il avait su saisir la part d’éternité qui se révèle dans un regard furtif, le froissement d’une étoffe, la grâce d’un pas de danse à peine esquissé. Boucher avait célébré des plaisirs plus concrets, une joie de la chair affichée sans complexe dans un ballet de Vénus callipyges qui avaient jeté leurs tuniques, leurs robes, par-dessus les bosquets en quittant les toiles de Rubens pour s’ébattre sans voiles sous la caresse de son pinceau. Fragonard crut pouvoir tenir les deux bouts de la chaîne. Associer le raffinement d’une civilisation portée à la pointe ultime de son élégance avec des voluptés de courtisanes aux joues en feu. On a tôt fait de réduire sa peinture à quelques productions coquines, quelques facilités. Certains de ses contemporains lui reprochèrent d’avoir abandonné le grand genre : celui de la peinture d’histoire, dans laquelle il avait fait une entrée

introduisant le mouvement, l’humour, la psychologie, le suspense, par le jeu subtil des regards, la combinaison des accessoires cryptés, le dynamisme de compositions conçues comme autant de figures d’un ballet. Il fut le peintre d’une douceur de vivre telle que, nous dit Talleyrand, nous sommes incapables depuis la fin de l’Ancien Régime de nous l’imaginer. Le portraitiste aux touches rapides d’une bourgeoisie émerveillée d’accéder enfin aux affaires ; d’adopter, avec elles, les mœurs longtemps inaccessibles d’une aristocratie enviée. L’auxiliaire complaisant de l’amoralisme d’une société désœuvrée. Le peintre préromantique d’une nature efflorescente et pourtant domestiquée, à quoi ne manquent que les ombres mélancoliques de Julie d’Etange et de Saint-Preux. Ses personnages se meuvent dans le plus luxuriant des jardins à l’anglaise, en même temps que le plus charmant des déshabillés. Galants et ingénues se font de

© BLANDINE TOP.

Galants et ingénues se font de fausses confidences remarquée avec son spectaculaire Corésus et Callirhoé. Ils auraient trouvé, de sa part, plus noble qu’il s’impose comme le créateur de grandes compositions baroques et édifiantes, le successeur de Le Brun et de Carle Van Loo, en attendant que David vienne prendre le relais pour peupler ses architectures à colonnes de héros de Plutarque et de guerriers musculeux. On accusa Fragonard d’avoir cédé au goût du lucre, quand Louis Sébastien Mercier témoigne au contraire de la naïveté avec laquelle il se faisait gruger par certains de ses commanditaires, assurant que sans la vigilance de sa femme, il n’aurait bientôt plus eu de chemise à se mettre sur le dos. La vérité est que les circonstances, plutôt qu’un choix délibéré (le roi avait été plus prompt à acheter son Corésus qu’à le lui payer : il fallait vivre), le conduisirent à consacrer son art à des productions galantes et décliner la gamme du vocabulaire amoureux. Elle est surtout que, loin de s’y adonner en petit maître, il allait profondément renouveler le genre en s’appuyant sur les conventions les plus éculées, les quiproquos et les ficelles qui faisaient les délices de la littérature libertine pour lui donner une dimension nouvelle, en y

fausses confidences, tandis que se brouillent les frontières entre maîtres et valets. Par la fenêtre du salon de musique, on entend s’égrener au clavecin une pièce de Rameau. Mais ce qui rend l’art de Fragonard incomparable est qu’à l’école de La Fontaine ou de Laclos, chacun de ses tableaux est en même temps un conte moral dont la lucidité, la pointe, ne le cèdent en rien à la fraîcheur de l’instantané. Il y a du Valmont dans L’Abbé de Saint-Non, botté à l’espagnole. Et Cécile de Volanges n’est déjà plus une oie blanche lorsqu’elle se fait voler Le Baiser à la dérobée. L’héroïne de L’Escarpolette n’a pas levé la jambe à l’insu de son plein gré. Almaviva joue de la mandoline sous le balcon de Rosine tandis que Figaro se fait entremetteur pour lui passer ses billets. Il lui donnera la plus délicieuse des Leçons de musique, mais on soupçonne déjà qu’il lui fera plus tard des infidélités. Le monde de Fragonard, à leur image, semble bien avoir perdu son innocence. Ses jeunes filles ne fuient les jouvenceaux qui les poursuivent que pour le plaisir d’en être rattrapées. Elles n’ont accepté de jouer à Colin-Maillard qu’après avoir discrètement soulevé leur bandeau.


© PHILADELPHIA MUSEUM OF ART/SP.

DOMINANTE Ci-dessus : L’Heureux Moment ou La Résistance inutile, par Fragonard, vers

1770-1778, lavis de bistre sur préparation à la pierre noire, rehauts d’aquarelle (Philadelphie, Philadelphia Museum of Art). Caractéristique du style de Fragonard, le lit défait occupe les trois quarts de la composition, et épouse les corps entrelacés du couple. Mais pour une fois, ce n’est pas l’homme qui poursuit la femme de ses ardeurs, mais celle-ci qui semble dominer son amant. Guillaume Faroult y voit illustrée « la suprématie du désir féminin ».

© BRIDGEMAN IMAGES.

L’ŒIL INDISCRET

Ci-contre : Les Curieuses, par Fragonard, vers 1775-1780, huile sur bois (Paris, musée du Louvre). Tout l’intérêt de cette petite peinture méconnue réside dans le savant jeu des regards. Qui observe qui ? Le spectateur devient lui-même une curiosité, observée par ces deux jeunes filles malicieuses. Page de droite : Le Colin-Maillard, par Fragonard, vers 1754-1756, huile sur toile (Toledo Museum of Art). Tout ici n’est que tromperie. Le jeune homme et le petit garçon tentent d’induire en erreur la bergère quant à la direction à suivre. Mais cette dernière les dupe également par son œil ouvert sous le bandeau qu’elle a légèrement remonté : elle connaît ainsi le chemin, et dirige déjà sa tête vers celui qui pourrait être l’élu de son cœur.


© TOLEDO ART MUSEUM/SP.


EN CASCADE Fragonard rentre d’Italie en 1761, après quatre années de pensionnat à l’Académie de France à Rome. Comprenant rapidement que la peinture d’histoire seule ne lui apportera pas la notoriété à laquelle il aspire, il se tourne vers le genre érotique dont il connaît le caractère lucratif. Ces nudités trahissent l’influence de son maître, François Boucher (1703-1770), et l’étude d’œuvres de Rubens (1577-1640). Il puise également son inspiration dans les œuvres des maîtres italiens, qu’il a pu observer et copier durant son séjour romain : le drapé et la vivacité des couleurs peuvent évoquer Pierre de Cortone (1596-1669) ou le Guerchin (1591-1666), le dynamisme des corps, quant à lui, rappelle le Corrège (1489-1534) et Giambattista Tiepolo (1696-1770). Rose tendre, blanc et vert cendré se mêlent dans un délicat jeu chromatique, qui exalte la carnation laiteuse de ces beautés voluptueuses. Fragonard joue sur l’érotisme du drap rose qui dissimule avec grâce le sexe féminin autant qu’il attire notre regard à sa rencontre. Les Baigneuses, par Fragonard, vers 17651770, huile sur toile (Paris, musée du Louvre).

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/DANIEL ARNAUDET/SP.

BEAUTÉS



9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN PEINTRE

22 décembre 1756 L’ADIEU AUX LARMES

Après avoir parfait son métier et sa culture générale à l’Ecole royale des élèves protégés, Fragonard part enfin pour Rome. Il est ébloui.

© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © ARTOTHEK/LA COLLECTION.

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on prix de Rome en poche, Fragonard garde la tête froide. Ce grand dissipé dans la vie a une parfaite maîtrise de son art. Il a joué le jeu de la peinture d’histoire, et il a réussi. Ce tempérament heureux et insouciant, en apparence, ne se laisse pas non plus étourdir par la commande qu’il vient de recevoir de la confrérie du Saint-Sacrement de Grasse, sa ville natale. Ce sera Le Sauveur lavant les pieds à ses apôtres, qui se trouve toujours dans la cathédrale de la cité méridionale. Si Fragonard s’est coulé dans le moule académique avec une stupéfiante aisance, il sait qu’il doit absolument se détacher de son maître, Boucher. Il doit démontrer qu’il n’est plus son élève et son imitateur. Il doit parfaire son métier et sa culture générale. Les jeunes artistes désignés pour aller à Rome doivent compléter leurs connaissances en séjournant à l’Ecole royale des élèves protégés, installée dans une maison de la cour du vieux Louvre. Fragonard y entre le 20 mai 1753. Le gouverneur de l’Ecole est alors Carle Van Loo, un excellent pédagogue. L’enseignement ne comprend pas seulement la peinture, la sculpture et le dessin, mais aussi l’histoire et la géographie et l’étude des textes d’Ovide, d’Homère, d’Hérodote, de Tite-Live… Enfin Fragonard part pour Rome et y arrive le 22 décembre 1756. L’Académie de France est installée au palais Mancini. Elle est dirigée depuis quelques mois par Charles Natoire, célèbre décorateur, auteur de grands cycles mythologiques et historiques. Grâce à son abondante correspondance avec le marquis de Marigny, le puissant surintendant des Bâtiments (le ministre de la Culture aujourd’hui), frère de la marquise de Pompadour, nous savons comment vivent les lauréats du prix de Rome, les travaux qu’ils exécutent, les copies qu’ils réalisent de Raphaël, de Caravage, de Michel-Ange, de Tiepolo, des Carrache, nous connaissons leurs progrès mais aussi leurs difficultés et même leurs frasques. De 1756 à 1761, Fragonard séjourne à l’Académie de France. Il est ébloui par Rome. Ce ne sont pas seulement la ville et ses monuments antiques et de la Renaissance qui l’émerveillent, mais le mouvement et le fourmillement de la rue, et surtout la lumière. Cette lumière qui lui rappelle son enfance à Grasse. Il rencontre le peintre Jean-Baptiste Greuze, avec lequel il sympathise, mais il se lie surtout d’amitié avec Hubert Robert, célèbre pour ses paysages de ruines et avec l’abbé de Saint-Non, qui l’emmène tout l’été de 1760 travailler à Tivoli, dans cette fameuse villa d’Este aux jardins enchanteurs. Jean-Baptiste Claude Richard de Saint-Non, fringant et aimable dilettante, âgé de trente-deux ans, fait partie des sept cents

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abbés de France, tous gens du monde, riches, cultivés, souvent libertins, auxquels leurs abbayes servent de copieux revenus. Passionné de peinture et de musique, il peint et grave. Il est arrivé à Rome bien décidé à avoir une existence des plus agréables, fort éloignée de la prêtrise qu’il n’ambitionne guère. Tout de suite c’est le coup de foudre. Saint-Non reconnaît le talent du jeune peintre. Mieux, il apprécie sa personnalité. L’abbé conspue les gens à visage de carême, les hypocrites, les austères et ceux qui s’éternisent dans l’admiration du passé. Il raille l’érudition sans esprit,lavanitésentencieuseetguindée.Ilsemoquedetousceux qui hellénisent à bouche distendue et des cuistres gonflés de Cicéron. Fragonard, jeune, gai, primesautier, toujours d’humeur égale, n’est-il pas le compagnon idéal ? Une grande amitié s’instaureentrel’abbéetl’artiste.Unecomplicité,même.L’unregarde l’autre dessiner et peindre à Tivoli (les Cascatelles de Tivoli, appelées encore La Grande Cascade de Tivoli). L’autre s’enthousiasme dedécouvrirlasensibilitédecethommequiincarnel’amateurdu siècle des Lumières. Saint-Non achètera à son « petit camarade », comme il dit, un grand nombre d’œuvres qu’il copiera. Il restera pour Fragonard un admirateur inconditionnel. Après bien des promenades dans Rome et à la villa d’Este, l’abbé fait découvrir au peintre Naples. Au printemps 1761, les deux hommes regagnent Paris en passant par Florence, Bologne, Venise, Vérone, Parme et Gênes. En retrouvant la capitale française, Fragonard n’est plus un élève mais un artiste accompli. J.-M. T.

L’ADMIRATEUR

A gauche : Portrait de l’abbé de SaintNon, par Fragonard, 1769 (Paris, musée du Louvre). Les deux hommes se rencontrèrent à Rome en 1760, nouant alors les liens d’une amitié qui ne se démentira pas. Page de droite : La Grande Cascade de Tivoli, par Fragonard, 1761-1762 (Paris, musée du Louvre).



9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN PEINTRE

30 mars 1765 LE SACRE DE L’ACADÉMIE

Adoubé par l’Académie, et alors qu’une carrière de peintre d’histoire s’offre à lui, Fragonard préfère répondre aux commandes privées qui affluent.

© MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/GEORGES PONCET. © THE WALLACE COLLECTION, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE WALLACE COLLECTION.

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ragonard est encore tout étourdi par son séjour à Rome et son voyage en Italie. Il a du mal à se réinsérer dans le milieu parisien et à s’imposer. S’il est connu des amateurs, le jeune peintre,quiestarrivéàParisle26septembre1761,n’apasencore reçu la consécration. Et celle-ci ne peut venirque del’Académie.Il faut donc qu’il s’attelle à une grande composition classique dont il fera son morceau de réception. Mais quel thème choisir ? Fragonard hésite, tarde, tergiverse. Finalement, il trouve son sujet. Ce sera le finale d’un opéra à la mode, Callirhoé. De quoi s’agit-il ? La peste, envoyée par les dieux, dépeuple Athènes. Il faut trouver une victime à sacrifier. Le sort désigne alors une jeune fille, Callirhoé. Le grand prêtre de Dionysos, Corésus, doit l’exécuter. Mais il aime la jeune fille et, plutôt que de l’immoler, il se tue à sa place. En mars 1765, Fragonard présente aux académiciens un immense tableau d’où surgit, dans un festival de gesticulations emphatiques et de minauderies larmoyantes, Callirhoé qui s’évanouit aux pieds du grand prêtre agonisant. La scène est encadrée de lourdes colonnes décorées de draperies tandis que vole dans les nuées un génie brandissant un poignard et une torche enflammée. Les académiciens retiennent leur souffle. Ils sont subjugués par l’éclairage de cette scène mélodramatique. La lumière tombe brutalement sur le grand prêtre qui se poignarde et sur la jeune fille évanouie, tandis que le ballet des flammes détache les figures et les modèle de lueurs fantastiques. L’enthousiasme est à son comble. « C’est Rembrandt chez Ruggieri », s’écrieront bien plus tard les Goncourt. Le 30 mars 1765, Fragonard est agréé « avec applaudissements » à l’Académie. La même année, son Corésus et Callirhoé, exposé au Salon, remporte un immense succès auprès du public. Diderot, lui-même, s’exclame : « Oh ! le beau tableau que Fragonard a fait ! » Dans la foulée, le peintre obtient un atelier au Louvre et le roi lui achète pour 2 400 livres sa gigantesque composition. Un grand peintre d’histoire est né. Est-ce si sûr ? L’aimable et sensuel Fragonard renâcle devant ces grandes machineries. Il préfère exécuter les commandes que lui passent maintenant de riches amateurs. L’un d’eux, le receveur général du clergé de France, M. de Saint-Julien, l’invite chez lui, lui présente sa maîtresse : « Je désirerais que vous peignissiez madame sur une escarpolette qu’un évêque mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et mieux même, si vous voulez égayer davantage votre tableau… » L’auteur triomphant de Corésus et Callirhoé ne croit pas que la grandehistoireluiinterdisedes’intéresseràd’aussijoliesjambes. Fragonard répond point par point au désir de M. de Saint-Julien.

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Dans un roucoulement de verdure, gonflée de sève voluptueuse, se balance une jeune femme vêtue de roses moutonneux. Elle laisse voir à son admirateur les jambes les plus nacrées de Paris. Un escarpin s’envole. De main de maître, le pinceau court, rapide, fluide, lumineux d’un bout à l’autre du tableau. Brusquement Fragonard se réveille, émerveille. Tout Paris adore Les Hasards heureux de l’escarpolette. Tout le monde adore L’Escarpolette ? La voix d’un grincheux s’élève. Frédéric Melchior, baron de Grimm, critique allemand d’expression française, ancien ami de Rousseau, qui règne sur les cercles parisiens, joue les moralistes. Selon lui, Fragonard est « du genre lascif et malhonnête qui plaît à notre jeunesse libertine ». Fragonard s’en moque. Il sait sourire de la cruauté des autres. Les commandes affluent. Sur la lancée de L’Escarpolette, le peintre multiplie ces petits tableaux de boudoirs. Fragonard flirte avec ses spectateurs. Ses jeunes femmes, tour à tour effrontées, boudeuses ou alanguies, viennent encore de chez Watteau et de Boucher, mais le jeune académicien ajoute sa note personnelle, avec sa touche de sensualité, jamais vulgaire, même lorsque l’allusion érotique est directe (Le Feu aux poudres, La Chemise enlevée). Il peint comme il crayonne, tout naturellement, avec la légèreté du dimanche. Fragonard se fait un nom. Mieux, une réputation. J.-M. T.

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IÈCE MAÎTRESSE Ci-dessus : Le grand prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé, par Fragonard, 1765 (Paris, musée du Louvre). Cette toile théâtrale est le morceau d’agrément de l’artiste à l’Académie. Page de droite : Les Hasards heureux de l’escarpolette, par Fragonard, 1767 (Londres, The Wallace Collection).



Les facéties d’un enfant du siècle PAR CAROLE BLUMENFELD

Parfois présenté comme un génie marginal, perle rejetée par le ressac d’un siècle qui l’avait mal compris, Fragonard fut en réalité l’un des plus fidèles témoins des aspirations de son temps.


La Fête à Saint-Cloud, par Fragonard, vers 17771780 (Paris, hôtel de Toulouse, siège de la Banque de France).

© RMN-GRAND PALAIS/G. BLOT.

LE BONHEUR EST DANS LE PRÉ


© THE WALLACE COLLECTION, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE WALLACE COLLECTION.

L’HEUREUX ÉLU

Le Concours musical, par Fragonard, vers 17541755 (Londres, The Wallace Collection). Œuvre de jeunesse de Fragonard, cette toile est largement inspirée des pastorales de Boucher dont il a alors quitté l’atelier depuis peu.


Le rose et le noir PAR BRUNO DE CESSOLE

De Crébillon fils à Sade, de Watteau à Fragonard, en littérature et en peinture, le XVIIIe fut le siècle du libertinage. Sous les dorures du décor et l’élégance de l’écriture, le désordre des sens ouvrait la voie à une révolution des esprits.


CHEF-D’ŒUVRE À LA LOUPE

Le Verrou

PAR MARIE-LAURE CASTELNAU

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n disait qu’il faisait « inlassablement voler les chemises ». « C’est un maître en libertinage », « l’homme (…)desdéshabillésfripons,(…)etdesalcôves éclairées d’une nudité de femme », « le Chérubin de la peinture érotique », poursuivaient les frères Goncourt. Dans l’imaginaire collectif, cette image réductrice et caricaturale de Fragonard perdure. Or, pour qui se penche attentivement sur sa peinture, Fragonard n’est pas cet artiste futile. « C’est un homme bien plus cultivé qu’on ne pouvait l’imaginer, tient à préciser Pierre Rosenberg, ancien président-directeur du musée du Louvre, et qui, au-delà de l’atmosphère d’une époque dont il se montre le brillant interprète, a su illustrer et traduire la pensée et les goûts de son siècle : entre plaisir et raffinement artistique. » Très simple à première vue, le célèbre Verrou, peint par Fragonard vers 17771778, se révèle, au fur et à mesure que le regard court, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, empli de symboles, illustrant le visible et l’invisible, « à la croisée d’une réalité palpitante et d’un rêve voluptueux », écrit Pierre Rosenberg. Dans cette composition, le peintre provençal s’affirme comme un créateur et un poète inspiré, un conteur de génie, rival des écrivains de son temps. Par son sens de la mise en scène, il se situe sur le terrain de la narration, peignant une scène d’action d’une histoire à suivre. On s’attend à un coup de théâtre. La toile représente un couple dans une chambre à coucher. Le jeune homme pousse du bout des doigts le verrou de la

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porte ; la jeune fille, vêtue d’une robe de satin doré, s’efforce de l’en empêcher, la tête renversée, entre abandon et (molle) protestation. La scène se passe auprès d’un lit dont le désordre suscite des interrogations. L’acte d’amour aurait-il été déjà consommé ? Pourquoi l’homme verrouille-t-il la porte ? S’agit-il d’une scène d’amour ou d’un viol ? Plusieurs indices vestimentaires et la disposition des objets dans la pièce permettent de reconstituer l’histoire. Le jeune homme a probablement entraîné la jeune femme dans la chambre, ou peut-être y a-t-il surgi ? Il est grand, musclé aussi. Le réalisateur Alain Jaubert, dans sa série Palettes, émit l’hypothèse qu’il n’appartenait donc peut-être pas au même monde qu’elle. Il a jeté rapidement sa veste sur la chaise, a dénoué les cheveux de sa compagne et l’a entraînée sur le lit. Le désordre des coussins et des draps témoigne de leurs premiers enlacements. Le garçon s’est ensuite débarrassé de ses chaussures et de son pantalon. La jeune femme a gardé sa robe. Elle entend du bruit, prend peur ou peut-être commence à regretter son imprudence : elle veut s’enfuir. Elle bondit vers la porte. Sa robe traîne encore sur le lit. La chaise se renverse. Le vase roule et le bouquet finit à l’autre bout de la pièce. Tout en continuant à enlacer sa compagne, l’homme repousse le verrou. Elle tend le bras pour l’en empêcher. Que va-t-il se passer ? Quelqu’un va-t-il les surprendre ou vont-ils retourner à leurs ébats ? « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la

© PHOTO RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/DANIEL ARNAUDET/SP.

Loin du peintre léger auquel il sera parfois comparé, Fragonard fut le brillant interprète de la pensée et des goûts de son siècle : entre plaisir et raffinement artistique. Le Verrou en est une magnifique illustration.

vérité », écrit Nietzsche. Le génie de la toile est de ne pas répondre à toutes nos questions. La peinture est scindée en deux. A droite, dans la lumière, le couple ; à gauche, dans la pénombre, le lit et ses grands rideaux cramoisis. Si dans l’utilisation du clair-obscur Fragonard rend hommage à Rembrandt, il simplifie la composition, la dépouille de tout détail superflu, la réduit à une grande diagonale, soulignée par la lumière, qui relie le verrou à la pomme et effleure les visages. Le bras de l’homme tendu vers le verrou suit cette même ligne et renforce la tension générale de la scène. « Si [Fragonard] n’oublie ni Rubens ni Boucher, s’il garde cette vitalité, cet élan qui lui sont


propres, il tente de modifier sa conception artistique et donne à sa création un poids, un sérieux et une émotion auxquels il ne nous avait guère habitués », commente encore Pierre Rosenberg. Le coup de pinceau est rapide, énergique. Il fait jaillir les couleurs (rouge, jaune) et ruisseler la lumière pour mieux souligner la fougue des amants. Rien n’est jamais figé dans les tableaux de « Frago ». Par sa touche légère, il introduit le mouvement, fait bruisser les draps de soie et les étoffes. La composition apparut pour la première fois dans un dessin de Fragonard passé en vente en 1777. Elle fut popularisée par la gravure réalisée en 1784 par Maurice Blot. Le tableau aurait été

composé entre ces deux dates. Une biographie du peintre raconte que Le Verrou aurait été peint à la demande du marquis de Véri, pour servir de pendant à un autre tableau réalisé deux ans plus tôt par Fragonard, l’une de ses rares peintures religieuses : L’Adoration des bergers. Selon Alexandre Lenoir, « l’artiste, croyant faire preuve de génie, par un contraste bizarre, lui fit un tableau libre et rempli de passion ». Le rapprochement est étrange. Il faut peut-être y voir une variation sur l’opposition classique entre amour sacré et amour profane. L’innocence de la Vierge et de l’Enfant nouveau-né serait ainsi opposée à la passion amoureuse des amants.

CONSENTEMENT ?

Le Verrou, par Fragonard, vers 1777-1778 (Paris, musée du Louvre). La résistance de la jeune femme est-elle sincère ou bien feinte ? Il est difficile de trancher. Commandée par le marquis de Véri pour en faire le pendant de L’Adoration des bergers que Fragonard venait de réaliser pour sa collection, cette toile semble, selon Guillaume Faroult, conservateur en chef au musée du Louvre, « mettre en exergue les ambiguïtés de la sociabilité libertine du désir ».

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Les deux toiles, qui n’ont de commun que leur format et leur gamme chromatique, furent séparées dès la vente réalisée après la mort du marquis, en 1785, et ce jusqu’en 1988, date à laquelle L’Adoration fut offerte au musée du Louvre. Le Verrou est connu pour son parcours tumultueux. Il passa de main en main et fut déclaré disparu durant l’époque révolutionnaire. Esquisses et gravures contribuèrent alors à sa notoriété. N’étant pas signé, il ne fut pas attribué à Fragonard. C’est seulement post mortem qu’il fut vendu sous l’étiquette « attribué à Fragonard » puis « école de Fragonard ». Un doute subsistait sur l’auteur du tableau. En 1969, le marchand François Heim acheta aux enchères la toile, la restaura et parvint à établir son authenticité. Belle affaire ! Le Louvre se porta acquéreur en 1974 pour cinq millions de francs, grâce à une subvention exceptionnelle du ministère des Finances, dirigé alors par Valéry Giscard d’Estaing, surnommé à cette occasion « le pigeon de la rue de Rivoli ». Une vive polémique éclata dans la presse sur la provenance de la toile et

son attribution. Le tableau était-il l’original ? L’examen de l’œuvre par réflectographie infrarouge et sa confrontation avec L’Adoration des bergers calmèrent la polémique. Les anciens propriétaires demandèrent l’annulation de la vente. Sans succès. Les interprétations sur l’œuvre divergent. Selon l’historien de l’art Daniel Arasse, Le Verrou et L’Adoration sont complémentaires en tant qu’illustration de la force de l’amour et du désir, dans leurs dimensions humaine, spirituelle et physique. Pour Jacques Thuillier, autre spécialiste de la peinture française, en revanche, les deux tableaux opposent l’amour profane et l’amour sacré, la Faute et la Rédemption. « Le thème profane s’oppose au thème religieux, la passion amoureuse à l’innocence de l’enfant (…). Le parallèle, loin de diminuer l’œuvre, pourrait bien en révéler le sens profond », écrit-il en 1974. Décrivant le tableau dans ses Histoires de peintures, Daniel Arasse cite une formule d’un spécialiste de Fragonard : « à droite le couple, et à gauche, rien ». Mais ce vide, composé de drapés et de plis aux

multiples formes suggestives, serait en fait l’objet du désir. Quel que soit le sens qu’on lui prête, le tableau traduit l’évolution sensible de la manière de peindre de Fragonard. A partir de 1774, tant le choix des couleurs que l’utilisation du clair-obscur, les compositions comme les conceptions du peintre évoluent dans des voies qui ont pu surprendre. Le choix de carrière de Fragonard, qui décida alors de tourner le dos au parrainage artistique officiel pour voler de ses propres ailes et travailler avec une clientèle privée qui affectionnait les sujets galants et payait fort cher, avait déchaîné la critique : « Il perd son temps et son talent ; il gagne de l’argent », raillait-on. Fragonard vécut donc dès lors à l’écart des honneurs, mais non de la célébrité. Sa réputation oscilla entre gloire et mépris, admiration et oubli. Il n’empêche : sans atelier, sans commande ni protection royale, sans spécialité, il créa une œuvre à part entière. Il n’eut ni soucis matériels ni contraintes sociales. En réalité, il fut libre autant que libertin. 3

« FRAGONARD AMOUREUX » Musée du Luxembourg, du 16 septembre 2015 au 24 janvier 2016. Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais en partenariat avec le musée du Louvre. COMMISSAIRE : Guillaume Faroult, conservateur en chef, en

charge des peintures françaises du XVIIIe siècle et des peintures britanniques et américaines du musée du Louvre. SCÉNOGRAPHIE : Jean-Julien Simonot. OUVERTURE : Tous les jours de 10 h à 19 h, nocturne le lundi et le vendredi jusqu’à 21 h 30. Les 24, 31 décembre et 1er janvier, de 10 h à 18 h. Fermeture le 25 décembre. PRIX D’ENTRÉE : 12 €, plein tarif ; 7,50 €, tarif réduit (16-25 ans, demandeurs d’emploi et famille nombreuse). Gratuit pour les moins de 16 ans, bénéficiaires des minima sociaux.

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ACTIVITÉS PÉDAGOGIQUES :

● Visites guidées du 21 septembre 2015 au 22 janvier 2016. Durée : 1 h 15. Tarif : de 15 € à 19 €. ●Soirée Carnet de dessin : mercredi 18 novembre, 19 h-22 h (étudiants en art, gratuit sur réservation). ●Soirée autour des contes licencieux de Jean de La Fontaine : mercredi 20 janvier, 19 h-21 h 30 (réservée aux étudiants). ●Mise en scène de La Nuit et le Moment de Crébillon fils, par Clément Hervieu-Léger de la Comédie-Française : lundi 18 janvier 2016, 20 h (auditorium du Louvre). Renseignements sur www.museeduluxembourg.fr et au 01 40 13 62 00. 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris.


Z PHOTOS : © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/DANIEL ARNAUDET/SP.

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Le verrou

Peint de manière excentrée, en haut à droite de la toile, il invite le spectateur, selon Olivier Deshayes, « à endosser le rôle d’un voyeur indélicat ». Le verrou est un objet qui peut se trouver dans deux positions : ouverte ou fermée. Ici, il semble poussé vers la droite, éliminant toute possibilité d’échappatoire. Il permet d’une certaine manière aux amants de suspendre le temps. Le verrou est censé garantir la sécurité des femmes. Il est même une image de la vertu. Mais ici, le verrou protège surtout le séducteur contre les importuns qui pourraient venir l’interrompre dans son entreprise. L’élimination par l’homme du danger extérieur accroît pour la femme le danger intérieur. Rompre le verrou, faire sauter le verrou, l’instrument appelle des images de viol. Certains se sont amusés à imaginer que Fragonard avait choisi ce terme plutôt qu’un autre, car dans ce mot on entend « vers où », vers où vont ces amants ? Et « vrai ou » laissant un doute sur la possibilité d’une alternative à la vérité.

Le lit, théâtre du monde

Le lit occupe la moitié de la surface du tableau. Fragonard s’est fait le chantre du lit. Il l’explique dans une trentaine de toiles et dans d’innombrables dessins. Rideaux, oreillers, polochons, matelas prennent des formes équivoques, deviennent seins, fesses, bouches, et enfantent ce lieu magique, théâtre de tous les théâtres : tout y aboutit, tout y commence. Ici, le tableau montre les deux amants l’un contre l’autre. La lumière est posée sur eux comme un projecteur. Mais, peut-être, en fin de compte, n’ont-ils pas le premier rôle ? Non plus que le verrou, qui bien qu’il donne son titre au tableau ne serait qu’un accessoire. Avec ses formes anthropomorphiques, à la fois féminin, avec ses plis

de chairs rouges et ses oreillers aux formes pointues allusives, et masculin, avec le rideau de velours vermillon tendu posé sur deux formes rondes suggestives et son relief pointé en pleine lumière, peut-être le lit, comme le suggère Daniel Arasse, est-il l’acteur principal de la scène ! Les grandes tentures du baldaquin accentuent cette impression de scène théâtrale.

La pomme, la cruche et la chaise

La présence de cette pomme, de la cruche et de la chaise renversées n’est nullement fortuite. La pomme – ici en évidence sur la table – fait évidemment allusion à la tentation d’Eve dans le jardin d’Eden. C’est le fruit du péché originel. A l’instigation du démon, Eve l’offre à Adam. Croquer la pomme, c’est commettre le péché de chair. A l’amour sacré, l’artiste a voulu juxtaposer l’amour profane. Le vase renversé a une forme longue et étroite. Dans la mystique chrétienne ou dans la poésie érotique, le vase est une métaphore du sexe féminin. Il gardera ce sens en argot. La cruche fêlée ou cassée dans les compositions du XVIIIe siècle prend ainsi un sens trivial. Dans Le Verrou, le vase n’est que renversé mais la vertu de la jeune fille ne tient plus qu’à un fil. Même symbolisme dans les fleurs qui dans l’iconographie chrétienne comme dans le folklore européen symbolisent la virginité des filles. Protéger sa fleur ou sa rose doit être le principal souci de la jeune fille bien élevée. Enfin, la chaise renversée se voit souvent dans les scènes de séduction. Parce qu’elle a les pieds en l’air, elle évoque les ébats amoureux.

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