Picasso

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LES HABITS NEUFS DU MUSÉE PICASSO

Dans l’antre du démiurge



Editorial

© BLANDINE TOP.

par Michel De Jaeghere

Il avait voulu être tout à la fois Lautrec et Van Gogh, et Cézanne, et Watteau. Allier la frontalité des primitifs à la mélancolie des fêtes galantes.Réconcilier la brutalité de l’art nègre avec la fantaisie des costumes de la commedia dell’arte. Ne pas choisir pour tout embrasser avec un appétit toujours renouvelé. Dessiner un visage de face, en même temps que de profil. S’imposer comme le plus élégant des peintres figuratifs,en même temps que le plus audacieux des dynamiteurs de formes. Pratiquer le cubisme autant que le surréalisme, l’expressionnisme, le néoclassicisme, sans jamais s’y fixer plus longtemps qu’à Odette, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise ou Jacqueline. Reprendre à son compte les modèles de Cranach,Grünewald,Greco,Vélasquez,Poussin,Goya,Ingres, Delacroix, Degas, Gauguin, Manet pour leur imposer, à la hussarde, sa manière.Ce minotaure était un cannibale,et de l’espèce des plus voraces. Il ne se sentait lui-même qu’après avoir tout avalé. Il suscite aujourd’hui une admiration quasi unanime, et la réouverture du musée que Paris lui a consacré est certes l’occasion de mesurer une nouvelle fois la place immense, indiscutable, qu’il occupe dans la révolution qui a marqué l’histoire de l’art au XXe siècle, de souligner son rôle irremplaçable dans ce qu’Anne Baldassari, qui a conçu le nouvel accrochage de ses toiles dans le splendide hôtel Salé, a désigné comme l’« intense travail de corruption des signes qui fonde l’art moderne ». Le reconnaître ne peut pourtant nous condamner à ne saluer l’importance de cette collection que par l’hommage respectueux au maître de l’irrespect,la louange convenue de l’adversaire de toute convention ;à garder,devant ses faiblesses,la réserve contrainte de qui veut échapper à l’accusation de blasphème contre un ennemi des lois promu à la condition de totem, de fétiche sacré de la modernité. Nul ne discutera, bien sûr, son formidable brio. Il avait su tout dessiner,tout peindre,épouser tous les styles.N’empêche : ce qui frappe qui parcourt l’incroyable rétrospective qu’offre désormais la visite du musée Picasso,ce sont moins ses dons indéniables que l’impression d’être en présence d’un génie virtuel, dissipé dans la jonglerie,la faconde ;détourné de son cours par le sentiment d’être arrivé trop tard dans un monde trop vieux et dès lors acharné à détruire un idéal que les malheurs du temps lui avaient rendu inaccessible, comme pour conjurer un désir éternellement insatisfait. En lui,Jean Clair a discerné avec une lucidité sans pareille une virtuosité insincère, qui lui fit refuser de prendre à bras-le-corps son sujet, de s’y brûler les ailes,d’y engager son âme,et qui se traduisit,dès lors, par une froideur,une extériorité surmontées à grand-peine au moyen des continuels changements de pied par quoi il s’efforça, au moins, de nous surprendre et de nous provoquer.Rien de moins empathique, de fait, en dépit des protestations que suscite une admiration réglementée par décret, que les silhouettes absurdes et convulsives de

Guernica : face au scandale de la guerre et de la souffrance humaine, il choisit un symbole dont ne sourd aucune émotion véritable. Cette indifférence atteint son sommet dans ses compositions figuratives. Ses élégantes sont engoncées dans une raideur glacée où l’on chercherait en vain la fureur de vivre des Années folles. Ses pierrots impavides semblent atones.Son portrait de Staline est gris comme la pierre, alors même qu’il fait profession de le révérer. Comme si s’imposaient à lui, enfin, des distances, par le seul fait que l’assassin était devenu un sujet. Mais ce qui lui donne,dans notre histoire de l’art,son importance décisive est d’un autre ordre, et d’une autre portée. Il avait prétendu, en démiurge,faire mieux que la nature en réordonnant jusqu’aux formes du corps humain selon son arbitraire,sa fantaisie propre.«Un Picasso, avait proclamé Apollinaire,étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.» Force est de constater qu’il n’était parvenu,in fine, à redonner vie à ceux qu’il avait étudiés qu’après les avoir entièrement dépecés. Aux impassibles arlequins de la «période rose» répondent en écho des visages recousus à la diable,des corps en pièces détachées. Plus qu’au scalpel du légiste,on songe à un enfant qui aurait cassé ses jouets en s’efforçant en vain d’en trouver le ressort caché. Son admiration proclamée pour les maîtres n’est pas elle-même exempte d’ambiguïtés.Ses variations sur Les Ménines, Le Déjeuner sur l’herbe ou les Femmes d’Alger tiennent de la séance d’équarrissage. En reprenant leurs thèmes et leurs modèles, c’est bien leur harmonie qu’il s’était ingénié à désarticuler. Ses dernières toiles relèvent du jeu de massacre. Parce qu’à l’âge de douze ans, plutôt que de produire d’informes gribouillages, il dessinait, dit-il, comme Raphaël, il voulut, devenu peintre officiel de la modernité triomphante,faire admirer par un public désormais inconditionnel la plus approximative de ses improvisations sur un billet de banque ou la nappe d’un restaurant. Rien là qui tienne pourtant à l’épuisement de sa verve : l’abondance de son œuvre est là pour témoigner de sa maîtrise technique, de sa capacité, parfois, à démontrer un admirable faire, de son imagination jamais prise en défaut. Le projet correspond bien plutôt à ce que Roger Caillois avait identifié comme « un sursaut contre [la] nature des choses ». Une volonté consciente de disloquer le réel pour faire passer la création derrière le créateur et sa performance. De produire une œuvre qui ne visait plus ni à émouvoir ni à plaire, moins encore à donner à méditer, à penser. Qui ne cherchait plus qu’à bluffer, à surprendre, quitte à excommunier ceux qui auraient le front de rester insensibles à la prouesse. Picasso s’affirme,par là,comme un «contemporain capital». Le pionnier et le maître d’un art enfermé dans la liquidation et le saccage, la réduction à l’état de « convention superstitieuse », qu’il appartiendra à chaque créateur de dépasser, de ce qui avait été depuis des siècles le ressort de toute la création occidentale : la recherche tâtonnante, incertaine, exaltante, de la beauté.

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FORCE VITALE

LA VOLUPTÉ D’ÊTRE

A droite : Nu couché, 4 avril 1932, huile sur toile, 130 x 161,7 cm. « Comme un point d’orgue à l’extraordinaire séquence des peintures chantant les formes de Marie-Thérèse, ce grand nu (…) est somptueux par la liberté d’orchestration des formes, dont Picasso s’est plu à souligner les reliefs, et par les contrastes de couleurs », affirme Pierre Daix dans son Nouveau dictionnaire Picasso.

© RMN-GRAND PALAIS/JEAN-GILLES BERIZZI. © ARTOTHEK/LA COLLECTION. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.

Ci-dessous : Tête d’homme barbu, 1938, huile sur toile, 55 x 46 cm. Comment ne pas rapprocher cette tête d’homme du thème du Minotaure qui apparaît en 1928, peu après la rencontre avec Marie-Thérèse, et qui en vint à s’épuiser au cours de l’année 1938 ?

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PLÉNITUDE

Ci-dessus : Portrait de Marie-Thérèse, 6 janvier 1937, huile sur toile, 100 x 81 cm. Picasso a alors rencontré Dora Maar depuis déjà un an. Il continue pourtant à vivre avec Marie-Thérèse, peignant tour à tour ces deux modèles. Quelques mois avant Guernica, Picasso livre ce portrait de celle qui restera, selon les mots de leur fille, Maya, « sa préférée ».


31 juillet 1907

AU BONHEUR DES DEMOISELLES

Au Bateau-Lavoir, Picasso commence à se faire un nom. Mais ses Demoiselles d’Avignon, qui dynamitent la peinture, suscitent un tollé.

© RMN-GRAND PALAIS/FRANCK RAUX. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.

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mportant douze tableaux qu’il a payés faire comprendre d’Ambroise Vollard.Pablo marmille deux cents francs, Ambroise chande sans vergogne. Non pas qu’il soit avare, Vollard vient de quitter l’atelier que mais il ne veut pas être roulé. Et puis Fernande Pablo Picasso occupe au Bateauest si dépensière ! Comment lui en vouloir après Lavoir. Avant de partir, le marchand a tant d’années de vaches enragées ? jeté un regard aux Demoiselles d’Avignon et il Elle commence à le lasser parce qu’elle s’ema secoué la tête. Comme le faisait jadis don José bourgeoise, mais il n’est pas encore rassasié de quand il trouvait que son fils en prenait trop à son corps majestueux. Il continue à avoir envie son aise avec la réalité. de le représenter. Elle se plaint souvent : « Tu Pablo sourit et allume une cigarette. Personne me désorganises ! » Fernande ne comprend pas ne semble aimer sa toile. Mais, lui, il sait qu’un grand-chose à la peinture,pour ne pas dire rien. jour, dans un an ou peut-être dans dix, Les Qu’importe ! Il a maintenant Georges Braque Demoiselles seront célèbres. Et les collectionpour en parler. Derain aussi. Et Matisse, son aîné neurs se l’arracheront. de douze ans, qui a triomphé au Salon des indéNul ne voulait de ses tableaux où le bleu, qui pendants en 1906 avec son Bonheur de vivre. s’est imposé à lui après le suicide de Carles Avec lui, surtout, Pablo se sent d’instinct en Casagemas, dominait, et surtout pas Ambroise concurrence.Toutes les rivalités sont stimulanVollard. Après lui avoir ouvert sa galerie en 1901, tes. Elles obligent à ne jamais se contenter de RUPTURE il lui a même battu froid. ce qu’on vient de réaliser et à tenter de nouA droite : Les Demoiselles Obstiné, Pablo revenait tous les ans à Paris. Il velles expériences picturales. C’est un mouved’Avignon, 1907 tirait le diable par la queue. Il a été hébergé par ment sans fin.Où les conduira-t-il? Parfois, André (New York, MoMA), Max Jacob, un doux rêveur, dans son minuscule Derain s’effraie de cette dérive vers l’art pour ont été précédées studio. Pablo y travaillait la nuit à la lueur d’une l’art, qu’il qualifie d’« égoïsme absolu ». de nombreuses études bougie.Lorsqu’il s’est définitivement installé à Paris Pablo est revenu se planter devant Les Demoi(ci-dessus, Petit nu en 1904, il a eu froid et faim dans l’atelier qu’il a selles. Au commencement,il avait appelé sa toile de dos aux bras levés, loué au Bateau-Lavoir. Mais il n’était plus seul. Mon bordel. Car le projet initial se situait dans mai 1907, Paris, Fernande,sa compagne,dormait recroquevillée sur une maison de passe. Il y avait un marin et un musée Picasso). le vieux sommier. Une chaise, une malle servant étudiant. Tout a volé en éclat lorsque Pablo a de fauteuil ont longtemps été leur seul mobilier. visité au Louvre l’exposition des arts ibériques Max Jacob, Charles Morice, un critique d’art, avant la conquête romaine. l’ambassadeur d’Espagne et Paco Durrio étaient les seuls à En réalité, l’effet produit sur lui par les sculptures celtibél’encourager. Et puis un jour, la chance a tourné. Un amateur riques a mis du temps à influencer sa main. Il était parti avec d’art moderne, Leo Stein, et sa sœur, Gertrude, ont frappé à Fernande à Gósol. C’est dans ce village que Pablo s’est sousa porte. Gertrude a tout de suite accepté que Pablo fasse un dain senti soulevé par une gigantesque vague venue du tréportrait d’elle. Quant à Leo, il a choisi plusieurs tableaux et fonds des âges. Le primitivisme a réveillé une violence qu’il lui a laissé huit cents francs sur la malle. Une fortune ! portait en lui et il s’est abandonné à cette sauvagerie. Le Pablo a également rencontré Guillaume Apollinaire qui l’a marin, l’étudiant, le bordel n’avaient plus de raison d’être. entraîné dans son sillage à travers brasseries et bastringues fréNe sont restées que les femmes dont les visages sont des masquentés par les artistes. Apollinaire,fantasque,toujours amouques et les corps, une géométrie. reux, souvent dans la lune, perpétuellement en quête de nouEn voyant le tableau,Georges Braque est resté interloqué : «Ta veauté, lui a ouvert des portes. Avec lui, Pablo a même un peu peinture, c’est comme si tu nous faisais manger de l’étoupe et amélioré son français. En réalité, il baragouine toujours, mais boire du pétrole pour cracher du feu!» Pablo l’aurait embrassé. ne s’en soucie plus. Il en sait bien assez aujourd’hui pour se N’est-ce pas ce qu’il recherche? Embraser les cimaises.I. de C.

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9 journÊes de la vie d’un peintre


9 journées de la vie d’un peintre

26 avril 1937

GUERNICA

Les bombes ont pulvérisé Guernica. Picasso, dans une toile manifeste réalisée en à peine un mois, crie l’horreur que lui inspire la guerre civile.

© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER/DROITS RESERVES. © MUSEO NACIONAL CENTRO DE ARTE REINA SOFIA.

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’est une fièvre qui vient de le Aussitôt que le général Franco avait soulevé saisir en apprenant que la ville l’armée contre le gouvernement du Frente basque de Guernica, bombarPopular, Picasso avait pris fait et cause pour dée par l’aviation,n’est plus que les républicains. Ils l’ont nommé symboruines et cendres.Pablo Picasso liquement directeur du Prado et lui ont s’est jeté sur ses fusains pour esquisser, à commandé un tableau qui doit représenter grands traits, une silhouette tenant un fanal. l’Espagne à l’Exposition internationale qui Près de lui,penchée sur son épaule,une jeune ouvre à Paris à la fin du mois de mai 1937. femme brune de vingt-neuf ans s’exalte déjà. Pablo en avait esquissé quelques projets. Fille d’un architecte croate et d’une FranSans se décider. Mais aujourd’hui, il sait ce çaise,Dora Maar est ainsi faite qu’elle prend qu’il doit peindre.L’horreur que lui inspire vite feu et flammes.Pour les surréalistes,pour la guerre civile. Travaillant sans relâche,tanGeorges Bataille qui fut son amant avant dis que Dora photographie toutes les étaqu’elle ne rencontre Picasso,pour toutes les pes du panneau qui prend forme, Picasso révoltes, toutes les transgressions. dès le 11 mai peut passer à sa composition PASIONARIA Dora et Pablo se sont rencontrés dans un grandeur nature et, au mois de juin, la toile Ci-dessus : Picasso entre sa maîtresse Dora Maar (à gauche) café de Saint-Germain-des-Prés. Elle jouait est accrochée sur toute la longueur d’un et la photographe Lee Miller, avec un couteau qu’elle plantait entre ses mur du pavillon espagnol. à Mougins en 1937. Cette annéedoigts. Fasciné, Pablo a emmené Dora en Elle ne suscite guère l’enthousiasme des là, Dora Maar photographia les vacances à Saint-Tropez.Il ne lui a rien caché camarades du parti communiste.Ils auraient étapes successives de la création de son existence entre sa femme Olga,dont préféré un appel aux armes.Ils font la grimace de Guernica (détail à droite, il est séparé mais qui vit avec leur fils Paulo devant cette œuvre surréaliste avec un cheMadrid, Museo Reina Sofía). au château de Boisgeloup, et sa maîtresse val blanc,un taureau,une mère qui tient dans Marie-Thérèse qui lui a également donné un ses bras son enfant mort et toute sorte de enfant, la petite Maya, née en 1935. symboles auxquels ils ne comprennent rien. Ni l’une ni l’autre ne sont négociables. Il a passé un accord En Espagne,les villes tombent les unes après les autres.Bientôt avec Olga afin de ne pas être contraint à un partage douloules troupes franquistes sont aux portes de Barcelone. Pablo reux de ses « trésors ». Il ne quittera jamais Marie-Thérèse qu’il pense à sa mère, à sa sœur, à ses amis. En janvier 1939, il va a aimée et pour laquelle il ressent toujours une infinie tendresse. apprendre la mort de dona María, mais il ne prendra pas le risElle habite avec leur fille dans une jolie maison du Tremblayque d’aller à ses obsèques dans la capitale catalane de crainte sur-Mauldre et il entend continuer à passer ses fins de semaid’être retenu, condamné peut-être. nes auprès d’elles. Marie-Thérèse fut et reste sa part de « soleil Pablo n’est pas fait pour se battre. Du moins avec des vraies au ventre ». Dora ? Elle est sa part de Saturne, sa part du diable. armes. Il n’a jamais envisagé de rejoindre les Brigades internaDe tempérament possessif et jaloux,Dora a tout accepté avec tionales en Espagne. Il se contente d’apporter une aide finanbravade. Comme on se jette à soi-même un défi. Pablo a loué cière à la « cause » et d’accueillir, rue des Grands-Augustins, les avec elle un nouvel atelier rue des Grands-Augustins.Il n’hésite réfugiés qui commencent à refluer de la péninsule. pas à l’afficher comme une compagne officielle.Marie-Thérèse, Mais l’été venu, comme tous les ans, il part pour la Côte il en est convaincu, n’en saura jamais rien. d’Azur avec Dora, tandis que Marie-Thérèse est envoyée en Blonde,sportive et rieuse,elle ne connaît pas les amis de Pablo. vacances avec Maya à Royan.La mobilisation partielle surprend Marie-Thérèse ne s’intéresse ni à l’art moderne ni à la politique. Picasso à Mougins. En toute hâte, Pablo revient à Paris pour Elle aurait peut-être pleuré en apprenant le bombardement de mettre ses œuvres à l’abri dans un coffre et remplit une malle Guernica, parce qu’elle a du cœur, mais elle n’aurait pas comde liasses de billets de banque. Pour ne pas manquer. Pour pris ce que signifie pour Pablo la destruction de cette cité. ses cigarettes. I. de C.

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© PHOTO BY GJON MILI/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES. SIGNATURE : © SUCCESSION PICASSO.


DANS L’ANTRE DU DÉMIURGE « Les autres parlent, moi je travaille. » L’œuvre colossale et déroutante du maître espagnol s’est abreuvée aux sources des anciens, des autres civilisations et des bouleversements du sanglant XXe siècle. Cet infatigable chercheur a mis fin à un monde, et instauré le règne de l’art contemporain. Picasso, photographié par Gjon Mili, réalisant un dessin spatial au crayon lumineux, à Vallauris, en 1949.


VARIATIONS

Entre filiation revendiquée et opposition brutale, le rapport de Picasso aux maîtres est fait de continuité et de rupture. Dans une œuvre tout entière marquée du sceau de la déréliction.

© AKG-IMAGES/ALBUM/RAMON MANENT.

« Ce sont nous, les peintres, les vrais héritiers (…). Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez… », clama Picasso. Ci-contre : Les Ménines, 17 août 1957 (Barcelone, Museu Picasso), une des quarante-quatre interprétations que Picasso réalisa du chef-d’œuvre de Vélasquez, ici traitée en grisaille.

Picasso et les maîtres

PAR PAULIN CESARI

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x nihilo nihil. » Qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, qu’il le combatte ou non, tout artiste digne de ce nom s’inscrit dans une histoire et une tradition. Picasso en était parfaitement conscient, qui confiait à Mercedes Guillén : «Ce sont nous, les peintres, les vrais héritiers, ceux qui continuent à peindre. Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez, Cézanne, Matisse. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant.»

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Filiation revendiquée, héritage assumé, hommage rendu aux maîtres, la phrase de Picasso dit tout cela. Double paradoxe tant ce peintre est considéré par ses contempteurs ou ses hagiographes comme un homme de la rupture, un destructeur d’idoles, un briseur de formes, un apôtre de la révolution permanente en art. Ces paradoxes ne sont qu’apparents. Etre fidèle à l’esprit des maîtres, c’est en effet se souvenir qu’à leur époque, ils ont également remis en question leur

héritage. Que par eux aussi, et surtout, le scandale est arrivé. Et certes, le scandale ne suffit pas. Il faut l’épreuve du temps pour séparer le bon grain de l’ivraie et le consacrer. Picasso en a une très nette conscience qui dira : « Dans les musées (…), ce que nous prenons maintenant pour des œuvres “maîtresses”, ce sont celles qui s’éloignèrent le plus des règles dictées par les maîtres de l’époque.» Or, c’est précisément ainsi que Picasso se situe luimême dans l’histoire de l’art. Son

rapport aux maîtres est à la fois fait de continuité et de rupture : dans un dialogue avec Kahnweiler au sujet des Femmes d’Alger, il s’imagine disant à Delacroix : «Vous, vous pensiez à Rubens et vous faisiez du Delacroix. Ainsi, moi, pensant à vous, je fais autre chose.» Comme le souligne très justement Anne Baldassari : «Picasso regarde Manet regardant Goya regardant Vélasquez.» Filiation revendiquée donc, mais aussi opposition brutale ainsi exprimée : «Je peins contre les


© MUSEO NACIONAL CENTRO DE ARTE REINA SOFIA. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DE L'ORANGERIE)/HERVÉ LEWANDOWSKI.© AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ.

tableaux qui comptent pour moi, mais aussi avec ce qui [leur] manque (…). Faites bien attention! C’est tout aussi important. Il faut faire ce qui n’y est pas, ce qui n’a jamais été fait.» Ainsi posé, le rapport entre Picasso et les maîtres semble être d’un classicisme achevé. Il exprime une vision dialectique de l’histoire et de la tradition qui permet de distinguer « les vrais héritiers » de ceux qui se borneront à reproduire servilement ou à ignorer benoîtement les inventions de leurs grands prédécesseurs. Il n’est donc pas surprenant que la vie et l’œuvre de ce peintre soient hantées par les maîtres, tels Grünewald, Cranach, le

INSPIRATION

L’infante des Ménines de Vélasquez, 1656 (à droite, Madrid, Prado) a inspiré la toilette de La Femme en bleu, 1901 (ci-dessus, Madrid, Museo Reina Sofía). Ci-dessus, à droite : Les Adolescents, 1906 (Paris, musée de l’Orangerie), font écho aux Baigneurs de Cézanne.

Greco, Rembrandt, Delacroix, Manet… Ces jalons furent posés très tôt. Fils d’un peintre professeur de dessin et conservateur de musée, l’Espagnol a baigné dans une culture classique. A quatorze ans, il découvre Zurbarán, Goya et Vélasquez dont il réalise des copies. La même année, lorsqu’il est brillamment admis aux Beaux-Arts de Barcelone, c’est dans la section «Art classique et nature morte». Sa précocité et ses dons sont déjà reconnus. Parlant des enfants,


Dans la tête de Pablo CADÉMIE : L’enseignement figuratif. Toutes choses nous appa- composition pour devenir, dans le D’Académie A académique de la beauté est faux. raissent sous forme de figures. tableau, une réalité en compétition à Vocation, en On nous a trompés, mais si bien Même en métaphysique les idées avec la nature. Nous avons essayé de trompés qu’on ne peut plus retrou- sont exprimées par des figures, nous débarrasser du trompe-l’œil passant par ver pas même l’ombre d’une vérité. alors vous pensez combien il serait pour trouver le «trompe-l’esprit». Comprendre, Les beautés du Parthénon, les absurde de penser à la peinture Françoise Gilot et Carlton Lake, op. cit. Vénus, les Nymphes, les Narcisses, sans les images des figures. Dieu, sont COLLECTIONNEUR : autant de mensonges. L’art Christian Zervos, op. cit. Photographie n’est pas l’application d’un canon de Dire que je n’ai jamais pu faire un A RTISTE : Que croyez-vous tableau Je commence dans une beauté, mais ce que l’instinct et le ou Vérité, cerveau peuvent concevoir indé- que soit un artiste? Un imbécile qui idée, et!puis ça devient tout autre abécédaire de pendamment du canon. n’a que des yeux s’il est peintre, chose. Qu’est-ce au fond qu’un Christian Zervos, « Conversation avec des oreilles s’il est musicien, ou peintre ? C’est un collectionneur la pensée du Picasso », in Cahiers d’art, 1935. une lyre à tous les étages du cœur qui veut se constituer une collection maître. Colorée s’il est poète, ou même, s’il est en faisant lui-même les tableaux LLÉGORIE : Mon œuvre boxeur, seulement des muscles ? qu’il aime chez les autres. C’est et piquante. A n’est pas symbolique. Mon Guernica Bien au contraire, il est en même comme ça que je commence, et

Jerome Seckler, « Picasso explains », in New Masses, 1945.

ART : Nous savons tous que l’art

n’est pas la vérité. L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité, du moins la vérité qu’il nous est donné de pouvoir comprendre. Marius de Zayas, interview de Picasso, The Arts, 1923.

ART

ABSTRAIT

:

Il n’y a pas d’art abstrait. Il faut toujours commencer par quelque chose. On peut ensuite enlever toute apparence de réalité; il n’y a plus de danger, car l’idée de l’objet a laissé une empreinte ineffaçable. C’est lui qui a provoqué l’artiste, a excité ses idées, mis en mouvement ses émotions. Christian Zervos, op. cit.

ART

FIGURATIF

: Il n’y

a pas, non plus, d’art figuratif et non

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temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image. Simone Téry, « Picasso n’est pas officier dans l’armée française », in Les Lettres françaises, 1945.

AUTOBIOGRAPHIE :

Je peins comme d’autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal, et en tant que telles, elles sont valables. L’avenir choisira les pages qu’il préfère. Ce n’est pas à moi de faire le choix. Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso, 1965.

CANON DE BEAUTÉ :

Quand on aime une femme, on ne prend pas des instruments pour mesurer ses formes, on l’aime avec ses désirs et, cependant, on a tout fait pour introduire le canon même dans l’amour. Christian Zervos, op. cit.

COLLAGE : Le but du papier collé était de montrer que des matériaux différents pouvaient entrer en

puis ça devient autre chose.

Daniel-Henry Kahnweiler, «Huit entretiens avec Picasso», in Le Point, 1952.

COMPRENDRE : Tout le

monde veut comprendre la peinture. Pourquoi n’essaie-t-on pas de comprendre le chant des oiseaux ? Pourquoi aime-t-on une nuit, une fleur, tout ce qui entoure l’homme, sans chercher à les comprendre ? Tandis que pour la peinture, on veut comprendre. Qu’ils comprennent surtout que l’artiste œuvre par nécessité ; qu’il est, lui aussi, un infime élément du monde, auquel il ne faudrait pas prêter plus d’importance qu’à tant de choses de la nature qui nous charment mais que nous ne nous expliquons pas. Christian Zervos, op. cit.

COURAGE : Quand on regarde dans une exposition les tableaux des autres, on sait qu’ils sont mauvais, on ne leur trouve pas d’excuses, ils sont franchement mauvais. Mais ses propres tableaux, on connaît toujours les raisons de leurs faiblesses, alors ils ne sont pas tellement mauvais. Gertrude Stein, Picasso, 1938.

© WW.BRIDGEMANIMAGES.COM.

est la seule toile qui soit symbolique. Dans ce cas, il s’agit d’une allégorie, c’est pourquoi j’ai choisi le taureau, le cheval, etc. Cette peinture est l’expression précise et la solution d’un problème, d’où mon utilisation du symbolisme.


Todo sobre Picasso

DESTRUCTION : Aupa- GRAFFITI : J’en ai laissé ravant, les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi, un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis. Mais à la fin du compte, rien n’est perdu ; le rouge que j’ai enlevé d’une part se trouve quelque part ailleurs.

Christian Zervos, op. cit.

DIEU : Dieu n’est qu’un artiste

comme les autres. Il a inventé la girafe, l’éléphant, le chat. Il n’a pas vraiment de style. Il continue à expérimenter. C’est la même chose pour le sculpteur. D’abord, il travaille d’après nature ; puis il s’essaie à l’abstraction. Pour finir, il ne fait plus rien, il caresse ses modèles.

PHOTOS : © RMN-GRAND PALAIS/GÉRARD BLOT.

Françoise Gilot et Carlton Lake, op. cit.

EXPOSITION : Un tableau bon au milieu de tableaux mauvais devient un mauvais tableau. Et un tableau mauvais au milieu de bons tableaux finit par devenir bon. Une exposition, comme un tableau, bien ou mal « arrangée », cela revient au même. Ce qui compte, c’est l’esprit de suite dans les idées. Et quand cet esprit existe, comme dans les plus mauvais ménages, tout finit par s’arranger. Tériade, « En causant avec Picasso », in L’Intransigeant, 1932.

beaucoup sur les murs de la Butte… Un jour, à Paris, j’attendais dans une banque. On était en train de la rénover. Alors, entre les échafaudages, sur un pan de mur condamné, j’ai fait un graffiti… Les travaux achevés, il avait disparu… Quelques années après, à la faveur de je ne sais quel remaniement, mon graffiti est réapparu. On l’a trouvé curieux et on a appris qu’il était de… Picasso. Le directeur de la banque a arrêté les travaux, a fait découper ma gravure comme une fresque avec tout le mur autour pour l’incruster dans le mur de son appartement. Brassaï, Conversations avec Picasso, 1964.

GUERNICA : Quelquefois, il

y avait des Boches qui venaient chez moi sous prétexte d’admirer mes tableaux : je leur distribuais des cartes reproduisant ma toile Guernica, et je leur disais : « Emportez. Souvenir! Souvenir!» Simone Téry, op. cit.

IMITATION : On doit prendre son bien où on le trouve, sauf dans ses propres œuvres. J’ai horreur de me copier, mais je n’hésite pas, lorsqu’on me montre par exemple un carton de dessins anciens, à y prendre tout ce que je veux. Christian Zervos, op. cit.

INDIGESTION : Le peintre

subit des états de plénitude et d’évacuation. C’est là tout le secret de l’art. Je me promène dans la forêt de Fontainebleau. J’y attrape une indigestion de vert. Il faut que j’évacue cette sensation sur un tableau. Christian Zervos, op. cit.

LUMIÈRE : Je n’ai pas copié cette lumière, je n’y ai pas prêté une attention particulière. Je fus

simplement baigné par elle ; mes yeux l’avaient vue et mon subconscient a enregistré leur vision; ma main a fixé mes sensations. Christian Zervos, op. cit.

MASOCHISTES : Les gens veulent tout. Pour aimer ma peinture, il faut vraiment qu’ils soient masochistes… Il y a des jours où je me dis que, dans toutes ces recherches, j’ai traîné mon talent dans la boue. Il se trouve que mes tableaux sont jolis ou qu’on les trouve tels. Tant mieux.

TERRE D’ÉLECTION

De gauche à droite : La Femme (Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine) ; Assiette décorée d'un petit visage central et de feuilles stylisées, 19 février 1957 (Paris, musée Picasso) ; Vase décoré de baigneuses, mai 1929 (Paris, musée Picasso).

Geneviève Laporte, Si tard le soir, le soleil brille, 1973.

MATISSE : La peinture n’est pas une question de sensibilité; il faut usurper le pouvoir; on doit prendre la place de la nature et ne pas dépendre des informations qu’elle vous offre. C’est pour cela que j’aime Matisse. Il sait toujours faire un choix intellectuel entre les couleurs. Qu’il soit ou non proche de la nature, il sait toujours remplir complètement une étendue avec un ton, uniquement parce qu’il s’accorde avec les autres tons de la toile (…). Je n’aime pas Bonnard. Ce n’est pas vraiment un peintre moderne ; il obéit à la nature, il ne la transcende pas. Cette façon de surpasser la nature est activement poursuivie dans l’œuvre de Matisse.

Françoise Gilot et Carlton Lake, op. cit.

hors-série

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